Le Socialisme agraire et le régime de la propriété en Europe

Le Socialisme agraire et le régime de la propriété en Europe
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 32 (p. 76-114).
LE
SOCIALISME AGRAIRE
ET LE
REGIME DE LA PROPRIETE

I. Zémlevladênié i zemledêlié v Rossii i drougikh evropeiskikh gosoudarsvakh (La propriété et l’agriculture en Russie et dans les autres états européens, par le prince A. Vasiltchikof). — II. Rousskii dilettantism i obchtchinoé zémlevladênié (Le dilettantisme russe et la propriété commune, par MM. V. Guerrier et B. Tchitchérine).

Nous vivons à une époque de confusion intellectuelle et d’anarchie morale. Jamais peut-être, sauf aux premiers siècles du christianisme, il n’a circulé dans un âge sceptique, à côté d’idées troubles et de rêves désordonnés, autant de prétentions dogmatiques, autant de croyances contraires et de systèmes ennemis dont chacun revendique impérieusement pour soi la foi des hommes et la domination du monde. Sous ce rapport, les peuples de l’Europe ont peu de chose à s’envier les uns aux autres. A travers toutes les diversités religieuses, politiques, sociales, les mêmes conflits d’opinions et de tendances nous assaillent des bords du Tage aux bords du Volga, en sorte que dans cette confusion même l’Europe moderne témoigne de l’unité de sa civilisation. En chaque pays cependant les idées et les systèmes prennent une forme et une couleur différentes, selon les mœurs et le tempérament national. La Russie offre à cet égard plusieurs caractères particuliers ; l’un c’est que les vues les plus hardies, les thèses les plus téméraires ou les plus excentriques y rencontrent moins de faveur dans le peuple et les classes ignorantes que dans les classes plus cultivées. La société russe ressemble par là à notre société française du XVIIIe siècle. A Saint-Pétersbourg et à Moscou, comme dans le Paris d’avant la révolution, le beau monde aime fort à jouer avec les idées, et la bonne compagnie se plaît parfois encore à jongler avec les plus inflammables ou les plus explosibles, comme si dans le nord il n’y avait aucun danger de les voir éclater ou comme si sur la terre russe il n’y avait aucune matière combustible. Les derniers attentats, les troubles intérieurs et la propagande révolutionnaire ne semblent pas avoir entièrement guéri la société russe de son goût pour ce jeu périlleux. A beaucoup l’agitation stérile des artisans de révolution paraît trop superficielle et trop artificielle pour qu’on daigne s’en inquiéter ; d’autres cherchent au mal des remèdes qui ne nous paraîtraient pas toujours sans danger. Aussi rencontre-t-on encore parfois dans les hautes classes une sorte de dilettantisme radical, de dilettantisme socialiste surtout, dont le point de départ est d’ordinaire un optimisme national et une foi persistante à l’innocuité des idées révolutionnaires en Russie.

Ces réflexions nous sont suggérées par un récent ouvrage d’un des hommes les plus en vue et des esprits les plus cultivés de la haute aristocratie russe, le prince A. Vasiltchikof. Le succès du livre mérite d’attirer l’attention sur les idées de l’auteur. Le noble écrivain, déjà connu par un grand ouvrage sur le self-government (samo oupravlénié) a entrepris de comparer les conditions sociales des principaux états de l’Europe, de l’Allemagne, de l’Angleterre, de la France, à celles de sa patrie, et à l’aide de chiffres et de déductions de toute sorte, il se flatte d’avoir démontré scientifiquement, mathématiquement, que toutes nos riches sociétés occidentales, fondées sur la propriété individuelle et la liberté du travail, sont par leur principe condamnées à une ruine fatale. Ces vues, fort bien accueillies du public russe, sont pour nous beaucoup moins nouvelles que ne semblent le croire les compatriotes de l’auteur ; en dépit de leur brillant coloris et de tout leur appareil scientifique, ce que ces pages ont pour nous de plus curieux, c’est d’être sorties d’une plume aristocratique. L’ouvrage du prince Vasiltchikof nous offre cependant un double intérêt ; il nous permet de voir ce que pense de notre état social la plus jeune des nations européennes, et en même temps, il jette un jour singulier sur l’état mental d’une partie des hautes classes en Russie.

I

Le but de l’ouvrage du prince Vasitchikof est l’étude des rapports économiques et sociaux qui découlent de la propriété foncière, rapports qu’il désigne sous le nom de question agraire. Cette question, dit le prince, peut être examinée sous deux aspects différens : 1° au point de vue de l’état de la terre et de la culture, 2° au point de vue de la situation du peuple habitant le sol et le cultivant de ses mains. Or ces deux côtés de la question, on les sépare trop souvent en Europe. La science de l’Occident a donné beaucoup plus d’attention à la terre, à l’agriculture, aux droits de la propriété qu’à l’homme et à la force ouvrière qui met la terre en valeur. La propriété et l’agriculture ont été étudiées moins en vue des avantages et des besoins de la population des campagnes, de sa subsistance et de son entretien, qu’en vue de l’économie rurale et de l’agriculture envisagées objectivement, dans la supposition qu’avec l’amélioration des procédés d’exploitation et avec l’accroissement de la production s’amélioreraient proportionnellement l’état du peuple et le bien-être de toutes les classes. C’est d’après ce principe que toute l’Europe occidentale a été conduite à affermir les droits de la propriété, et à la débarrasser de toutes les entraves du moyen âge, tandis que les intérêts des habitans des campagnes n’étaient pris en considération qu’autant qu’ils ne faisaient pas obstacle à l’amélioration matérielle du sol et au développement de la richesse générale. De là cette double conséquence : les terres se sont amendées, la culture s’est perfectionnée, la production a décuplé, la place des cabanes enfumées et des maigres pâturages a été prise par de confortables maisons de fermiers et des champs fertiles ; la richesse nationale, en un mot, a crû dans des proportions inespérées et ne cesse de croître encore ; mais, pour arriver à ce haut degré de culture, il a fallu sacrifier une partie du peuple, sacrifier les habitans originaires de ces riches campagnes. Le paysan a été dépouillé de sa terre à la plus grande gloire de la production.

On voit quel est le point de départ de cette théorie, d’après laquelle il y aurait opposition entre l’intérêt de l’agriculteur et l’intérêt de l’agriculture, entre la richesse du sol et le bien-être de l’homme. L’auteur cite à l’appui de sa thèse, plus ou moins renouvelée des socialistes de l’Occident, Rome dans l’antiquité et l’Angleterre de nos jours. D’après ses calculs, plus de la moitié de la population rurale de l’Europe, a ainsi été graduellement spoliée de ses terres et chassée de ses demeures vers l’enceinte des villes, vers les fabriques et les usines. Voilà où conduisent les leçons de la science économique, de cette science pour laquelle la liberté de la propriété et la liberté personnelle du travailleur sont le dernier mot du progrès, et qui, pour développer la richesse générale, ne demande aux sociétés modernes que de garantir à tous et à chacun cette pleine liberté de la propriété et du travail.

L’Europe occidentale a suivi les enseignemens de l’économie politique, et depuis lors l’Europe a vu sa richesse nationale s’élever toujours et grossir sans fin ; mais à quel prix ont été achetés tous ces succès ! La classe des paysans propriétaires a entièrement disparu de certains états ; dans les autres, elle a diminué de moitié et plus encore, pour faire place à un peuple de prolétaires. L’agriculture a tiré un admirable parti de cette expropriation du peuple ; en passant des mains des pauvres, privés de capital, aux mains des riches et des capitalistes, la terre s’est prodigieusement améliorée, tandis que l’industrie et le commerce s’épanouissaient dans les villes, grâce à l’affluence des travailleurs expulsés des campagnes. Tout a réussi, tout a prospéré en apparence, et les savans de l’Europe paraissaient fondés à prédire le retour prochain de l’âge d’or, lorsque du fond des masses déshéritées et longtemps oubliées par la libérale Europe se sont élevés de sourds murmures, puis des voix été plus en plus distinctes et impérieuses, des plaintes de plus en plus sonores et retentissantes.

Dépouillé de ses terres depuis des générations, vivant d’un travail salarié, d’un travail mercenaire, ce peuple de prolétaires avait perdu jusqu’au souvenir de ses titres de propriété. Au lieu de réclamer le bien de ses ancêtres, il s’est plaint du bas prix du travail, il a demandé la diminution du nombre des heures de la journée, il a soulevé en un mot toutes les questions compliquées qui sont d’habitude réunies son le nom de question ouvrière. Dans toutes ces revendications des masses se cache par malheur un profond et inévitable malentendu, car il est évident que toutes les discussions sur le prix du travail n’ont pas d’issue, qu’elles ne sauraient aboutir à une entente et que toutes les transactions conclues à cet égard ne sont que des trêves entre deux ennemis. Pourquoi cela ? C’est que la question a été mal posée ; désormais le débat doit être porté sur un autre terrain. En regardant au fond de toutes les contradictions et de tous les désordres de l’Europe contemporaine, il est impossible de ne pas reconnaître que sous le masque de la question ouvrière s’en cache une autre essentielle, la question agraire. Ce que demandent ostensiblement les masses qui s’efforcent d’améliorer leurs conditions d’existence n’est point ce qu’elles ont réellement en vue. Ce qu’elles entendent réclamer, ce n’est point l’organisation du travail à gages, du salariat sur d’autres bases, c’est autant que possible la réduction, la suppression de ce mode de travail ; ce qu’elles poursuivent parfois inconsciemment, c’est la propriété, c’est un domicile fixe et une exploitation libre. Toutes les libertés et les droits politiques que le XIXe siècle lui a si généreusement prodigués, le peuple de l’Occident est prêt à les échanger contre un morceau de terre.

Ainsi, pour le prince économiste, la question ouvrière se résout en une question agraire. Tous les désordres, toutes les souffrances des peuples de l’Occident ont leur principe dans ce fait que la majorité des habitans est dénuée de terres. Élevé dans un empire encore tout agricole et presque tout rural, le noble auteur semble n’avoir regardé l’Occident qu’à travers ses idées et ses habitudes de gentilhomme russe, pour lequel il n’y a d’autre richesse que la terre, d’autre travailleur que le paysan. De notre état social et de notre civilisation si complexes, il n’aperçoit qu’une face, et, quand il veut traiter des questions sociales, il n’en considère qu’un côté, et le côté de beaucoup le plus simple et le moins obscur. A des pays industriels et commerçans, à population dense et à grandes agglomérations urbaines, le philosophe moscovite semble vouloir appliquer des théories faites surtout pour un état agricole et pour un pays à population rare. Aux maux de nos sociétés industrielles, il présente doctrinalement un spécifique emprunté aux campagnes de son pays natal, et qui, dans les états même comme l’Angleterre, où il semblerait le plus utile, ne saurait être qu’un palliatif ou un remède partiel, local, nullement une panacée infaillible, capable de guérir tous les maux de la vieille Europe. Pour assurer en Occident le succès de lois agraires du genre de celles que semble prôner l’auteur, pour y reconnaître à tout habitant le droit de propriété, le droit à la terre, la première condition serait de raser nos usines, de détruire nos villes et de chasser de nos états occidentaux la moitié ou les deux tiers de la population.

Quand il examine quels sont les faits à l’appui de sa thèse, le prince Vasiltchikof en découvre un qui à ses yeux renverse toutes les affirmations de nos économistes touchant les progrès du bien-être chez les classes populaires. Ce phénomène caractéristique, ce symptôme morbide qui aux yeux de notre auteur est un signe indéniable du malaise des peuples de l’Occident, c’est l’émigration. Pour lui, la cause première de l’émigration chez les peuples modernes, c’est la mauvaise répartition de la propriété foncière, c’est la disproportion entre le nombre des habitans et le nombre des propriétaires. Ce que l’Allemand, l’Anglais, l’Irlandais, l’Italien, vont chercher en Amérique ou en Australie, c’est la terre, c’est la propriété. Il y a dans ce point de vue une part de vérité et une part d’exagération ; mais, si l’économiste russe considère l’émigration comme un indice certain de souffrance et de perturbation sociale, comment n’a-t-il pas réfléchi que, pour rendre son système agraire applicable à l’Occident, il faudrait y transformer l’émigration en une sorte d’exode jusqu’à ce que la population de l’Europe fût assez réduite pour que chacun pût y être aisément propriétaire et y vivre sur sa propriété ?

A l’appui de sa théorie sur l’expropriation du peuple grâce à nos lois et à notre fausse science économique, le prince Vasiltchikof examine l’état de la propriété et la situation du peuple des campagnes dans trois des principaux pays de l’Occident, l’Angleterre, la France, l’Allemagne. L’Angleterre, dit-il, est reconnue de tous comme la patrie de la grande propriété aristocratique, la France est regardée d’ordinaire comme un pays de petite propriété démocratique. Quant à l’Allemagne, elle se distingue à ce point de vue, comme au point de vue social, par l’organisation corporative, les terres, tout comme les habitans, y étant dans beaucoup de provinces divisées par classes. Il y a des terres nobles (Rittergut), aussi bien que des terres de paysans (Bauernland). Ces domaines grands ou petits se distinguent de la propriété française en ce qu’en Allemagne, dans la plus grande partie des contrées foncièrement allemandes du moins, les biens des paysans, comme les domaines nobiliaires, ne sont pas sujets aux partages et constituent une sorte de majorât, selon le système préconisé chez nous par M. Le Play et son école. Il semblerait que de principes aussi différens devraient découler des conséquences économiques et des rapports sociaux fort divers, mais pour notre auteur cette diversité est plus apparente que réelle. Toutes ces différences locales qui servent de thème aux discussions sur les mérites comparatifs de la grande et de la petite propriété, de la grande et de la petite culture, sont loin d’être aussi profondes qu’on le suppose d’ordinaire, et n’ont qu’une très faible influence sur la vie sociale et le bien-être du peuple.

Pour expliquer cette étrange anomalie, il faut qu’entre ces types de propriété au premier abord si dissemblables il y ait une secrète affinité, il faut que tous ces peuples de l’Occident, extérieurement sains et robustes, aient un secret vice de complexion. Ce défaut organique, le diagnostic du médecin russe l’a découvert, c’est encore et toujours l’irrégulière distribution de la propriété territoriale entre les diverses classes d’habitans. Dans toute la vieille Europe, la moitié au moins de la nation a été expropriée par l’autre. Et d’où vient ce mal commun à tout l’Occident ? Il vient en partie de l’ordre primitif établi par la conquête qui dans toute l’Europe occidentale a été le point de départ de la propriété[1], il vient ensuite des usurpations successives de la force ou du capital, usurpations consacrées par les principes juridiques et les théories scientifiques en vigueur.

Cette thèse, il en fallait démontrer la vérité par l’examen des faits. En Angleterre, la patrie de l’entail et des substitutions, la patrie des grands domaines et des riches farmers, l’auteur a beau jeu, et dans maintes de ses observations et de ses critiques il se rencontre avec les écrivains de l’Occident et les écrivains mêmes de la Grande-Bretagne. Le prince Vasilichikof ne diffère guère de ces derniers que sur un point, mais ce point est capital. Aux yeux de l’observateur russe, l’Angleterre, avec sa propriété concentrée en quelques mains aristocratiques, semble le type le plus complet de la propriété européenne, de la libre propriété individuelle et héréditaire en honneur en Occident. De tous les pays de l’Europe c’est celui où les résultats de notre mode de tenure du sol sont le mieux accusés, celui où ils sont arrivés à leur dernier terme, à l’entière expropriation du paysan. Dans cette théorie, l’exception se change en règle, le régime de la grande propriété anglaise devient le modèle dont les états du continent sont condamnés à se rapprocher de plus en plus. On voit immédiatement l’exagération et le paradoxe[2].

Qui ne sait que ce n’est pas la liberté de la propriété, que ce ne sont pas les principes de l’économie politique ni même les bills d’inclosure, mais bien les lois et les usages particuliers de la Grande-Bretagne, le droit d’aînesse, les majorais et plus encore les mœurs aristocratiques qui de génération en génération ont diminué le nombre des freeholders, supprimé les anciens yeomen, renversé les bornes des champs et concentré la plus grande partie du sol de la Grande-Bretagne dans les mains de dix mille landlords, dont l’héritage, pouvant toujours grossir sans presque jamais se partager, croît d’une manière constante et démesurée à la façon des biens de mainmorte ? Des deux mouvemens naturels de concentration et de division de la propriété, de composition et de décomposition des domaines agricoles, le premier, favorisé artificiellement par les lais et par les mœurs, a une prédominance disproportionnée, en sorte qu’entre les deux procédés d’agglomération et de division du soi qui devraient se balancer en alternant, il y a manque complet d’équilibre. Avec de tels usages, alors que tout favorisait ainsi la formation et l’arrondissement des grands domaines, il est évident que la propriété personnelle et héréditaire devait fatalement aboutir à un véritable privilège ; il est certain que la suppression des terres communales et les bills d’inclosure devaient tourner au profit exclusif des grands domaines et de la grande propriété. Cette observation n’est point une découverte nouvelle, elle a maintes fois été faite par les Anglais mêmes[3] Avec le mode de succession en usage dans les lies britanniques, le seul moyen de retenir aux mains du peuple, aux mains du laboureur, une partie du sol, c’eût été de conserver les terres communales. Il n’en est pas moins acquis qu’en Angleterre l’agglomération de la propriété tient aux lois et aux mœurs des insulaires plus qu’à l’appropriation personnelle du sol, et que l’entière liberté de la terre et de la propriété, grâce à la suppression des substitutions et du droit d’aînesse, accroîtrait au lieu de le diminuer le nombre des propriétaires. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à regarder l’Amérique du Nord et les colonies anglaises, où avec des lois et des mœurs différentes, un régime de propriété analogue produit des effets fort divers.

Il est vrai que, pour obvier à l’accaparement des terres par quelques milliers de familles, il ne suffirait probablement pas dans la Grande-Bretagne d’abolir légalement les substitutions et le droit d’aînesse. Selon une remarque fort juste du prince Vasiltchikof, les mœurs sont aussi aristocratiques que la loi. La suppression du droit de primogéniture aurait peu d’effets pratiques tant que subsisterait l’entière liberté testamentaire. Les reproches ainsi faits au nom des masses populaires à notre mode d’appropriation du sol se retourneraient avec plus de justice contre les lois de succession de la Grande-Bretagne, contre le droit de tester, que pour cette raison sans doute beaucoup d’états ont jugé prudent de limiter. Le partage de la succession paternelle pourrait ainsi être considéré comme le correctif de l’appropriation individuelle et héréditaire du sol, comme le plus sûr moyen de mettre obstacle à l’accaparement des terres par quelques familles et d’empêcher la propriété foncière de se transformer en monopole. Si des lois dans ce sens doivent être regardées comme une restriction au droit de propriété, cette restriction peut ne pas toujours sembler inutile, et en fait elle existe dans la plupart des états du continent, malgré les attaques d’une école qui au moyen de la pleine liberté testamentaire tend à rétablir indirectement le droit d’aînesse.

En Allemagne, la situation de la propriété est moins nette, moins tranchée qu’en Angleterre ; la répartition du sol varie singulièrement, selon les états et les provinces. L’émancipation des serfs y est encore fort récente, et la Prusse par exemple, suivant le système adopté depuis en Russie, n’a émancipé le paysan qu’en lui concédant une portion de la terre qu’il cultivait pour son ancien seigneur. Les bienfaits de cette grande réforme, commencée au lendemain d’Iéna par Stein, sont trop visibles pour être complètement niés et ne sont pas assez anciens pour avoir encore disparu. L’esprit de système a parfois une singulière manière de voir les choses ; pour le prince Vasiltchikof, cette émancipation des serfs ainsi dotés de terre se transforme en une expropriation des paysans dépouillés au profit de leurs anciens seigneurs de la meilleure part des champs par eux cultivés[4]. Des reproches identiques ont été adressés par certains Russes à l’émancipation des serfs en Russie qui s’est faite dans des conditions fort analogues. Dans une pareille liquidation entre le seigneur et le serf, qui tous deux ont des prétentions et des droits sur le sol, il est difficile de faire assez exactement la part de chacun pour qu’il n’y ait de plainte d’aucun côté. En Prusse comme en Russie, les deux parties ont pu souvent en même temps se croire toutes deux lésées ; mais le fait de la dotation territoriale des paysans n’en subsiste pas moins. Dans beaucoup de contrées de l’Allemagne, le bauer possède encore aujourd’hui la moitié, parfois beaucoup plus de la moitié du sol, et cette nombreuse classe de paysans aisés et satisfaits est une des principales forces sociales de nos voisins[5].

Ce qui caractérise la situation agraire de l’Allemagne, c’est le partage du sol entre deux classes, entre deux ordres de propriétaires, l’ancien seigneur et l’ancien serf ; à ce point vue, l’Allemagne n’est point sans quelque analogie avec la Russie. En Allemagne, cette répartition du sol a été maintenue par les lois ou les mœurs qui, dans certaines parties de la Prusse et de plusieurs autres états allemands, ont employé à la conservation des terres du paysan les moyens légaux et les restrictions au droit de propriété ailleurs mis exclusivement au service de la noblesse. Le paysan et le noble ont l’un et l’autre leurs domaines propres qu’ils ne peuvent morceler ; le sol se trouve divisé en deux catégories de terres, les terres nobles ou seigneuriales et les terres de paysans, le Frohnhof et le Bauernhof. Dans les deux classes, le mode de transmission est le même, avec cette différence qu’en certains villages de l’Allemagne, comme dans quelques parties de la Suisse, le bien du père passe au dernier né et non à l’aîné des enfans ; le majorât devient alors minorat[6]. Droit d’ultimogéniture ou droit de primogéniture ont du reste les mêmes effets. Dans les contrées où existent l’un et l’autre, le paysan a échappé sans peine à l’expropriation de ses terres, car il combat à armes égales avec la Ritterschaft, la petite propriété se trouvant non moins protégée que la grande et étant couverte du même rempart légal. Aussi bien dans un pays où prévaudrait chez les hautes classes le droit d’aînesse, il n’y aurait d’autre moyen sûr de maintenir aux mains du cultivateur une partie du sol que de lier sa propriété des mêmes entraves[7].

Il semble qu’un tel mode de protection légale dût trouver grâce aux yeux de l’adversaire de la libre propriété et du défenseur des droits des paysans. Il n’en est rien. Le prince Vasiltchikof reproche à ce système de petits majorats ce qui à d’autres yeux en fait le principal avantage : il l’accuse de nouer entre le noble et le paysan, entre le Rittergut et le Bauernhof, des liens trop étroits et une regrettable solidarité. Ainsi unies par les mêmes privilèges, les deux classes de propriétaires sont toutes deux intéressées à la destruction et à l’envahissement des terres communales au profit de leurs domaines héréditaires. Un autre reproche fait avec plus de raison peut-être aux majorats de paysans, c’est qu’en transmettant la propriété à un seul héritier, de tels usages en excluent naturellement la majeure partie des habitans. Les paysans sont ainsi subdivisés en deux classes radicalement différentes par les intérêts comme par la situation économique. Grande ou petite, la propriété devient une sorte de monopole. Si une partie des hommes qui cultivent le sol de leurs mains en gardent la propriété, le plus grand nombre des travailleurs ruraux en est absolument dépouillé et, grâce au mode de transmission des terres, n’a presque aucune chance d’y jamais parvenir.

En dépit des restrictions qui dans plusieurs contrées s’opposent à la division des terres et tendent à conserver à chaque exploitation, à chaque petit domaine une certaine étendue, une certaine unité, Le morcellement du sol est déjà très grand et peut-être même extrême dans beaucoup de régions du nord et du sud de l’Allemagne. En dehors même des provinces rhénanes qui vivent sous le régime du code Napoléon, dans plusieurs parties de la Prusse proprement dite, dans la Bavière, dans le Wurtemberg surtout, le parcellement du sol a été poussé fort loin. En Bavière, sur 4,600,000 habitans, on comptait déjà il y a une vingtaine d’années près d’un million de propriétaires et dans le Wurtemberg 449,000 propriétaires sur 1,600,000 habitans[8].

L’Allemagne montre ainsi, tout comme l’Angleterre, que, si une grande partie de la population des campagnes est exclue de la propriété territoriale, la faute n’en est point au mode de propriété, mais bien plutôt au mode de succession, aux privilèges de classe, aux mœurs aristocratiques.


II

En France, la propriété offre un tout autre spectacle qu’au delà du Rhin ou de la Manche. Là, plus de majorats du noble ou du paysan, plus de précautions de l’état ou de la famille pour conserver une part du sol à telle classe ou à telle autre. De tous les grands états de l’Europe, la France est celui où la terre a été le plus complètement affranchie de tous les liens de la féodalité, le plus complètement dégagée de toutes les entraves légales, celui où la mobilisation du sol a été le plus facilitée par la loi et le plus largement pratiquée par les mœurs. Si cette liberté de la terre et cette mobilisation de la propriété mènent naturellement à l’expropriation des cultivateurs, en aucun pays cette expropriation ne devrait être plus avancée, en aucun le prolétariat rural ne devrait être plus nombreux. Le capital, aux envahissemens duquel ni la loi ni les mœurs ne mettent aucun obstacle, devrait déjà s’être emparé de la totalité du sol aux dépens des mains qui le mettent en œuvre.

Or chacun sait qu’il est loin d’en être ainsi, et que de tous les états de l’Europe la France est au contraire celui qui compte le plus grand nombre de petits propriétaires. Il y aurait dans ce fait seul de quoi renverser tout le système d’un théoricien moins convaincu que le prince Vasiltchikof, mais l’esprit de système ne se laisse pas rebuter par les dénégations des faits. Pourquoi la France semble-t-elle ainsi échapper aux conséquences fatales de ses lois économiques ? À cette prétendue anomalie il serait facile de trouver une explication spécieuse dans la grande révolution, la confiscation des terres d’église et des biens d’émigrés, la vente et le partage des biens nationaux ; mais l’écrivain russe est assez au courant des dernières études historiques pour savoir que chez nous l’extrême morcellement du sol est fort antérieur à la révolution. A ses yeux comme à ceux de certains de nos écrivains, la révolution a même moins profité au paysan qu’à la classe moyenne. D’où peut donc provenir cet extrême fractionnement de la propriété ? Il vient précisément de ce que la classe moyenne et le capital ont presque seul bénéficié de la vente des biens nationaux, qu’ils n’ont cessé d’augmenter l’étendue de leurs acquisitions aux dépens de la noblesse, de l’église et des biens communaux, en sorte que le paysan, réduit aux petits lots de terre qu’il possédait avant la révolution, n’a eu d’autres ressources avec l’accroissement de la population que de diviser et subdiviser ses terres en découpant son héritage en minces lanières. Grâce au régime de succession, le nombre des propriétaires augmentait démesurément sans qu’augmentât la part du sol en possession des cultivateurs, de façon que les terres des paysans finissaient par se réduire en poussière et que les anciens propriétaires cultivateurs se transformaient petit à petit en prolétaires, en ouvriers à gages ne détenant plus que des parcelles insignifiantes des champs possédés par leurs ancêtres.

Peu importent du reste les causes du morcellement du sol ; ce qui serait intéressant, ce serait, par l’examen de la répartition des terres dans notre pays, de découvrir que, contrairement à l’opinion reçue, la propriété y est beaucoup moins divisée, beaucoup moins démocratique qu’on ne le suppose d’ordinaire. Cette découverte, l’auteur russe l’a faite d’après nos propres documens et nos propres écrivains. En France sa thèse n’est pas aussi neuve qu’elle en a l’air, mais à l’étranger cette partie de son livre a dû sembler un des plus curieuses. Beaucoup de lecteurs y ont pu voir une véritable révélation.

Quand on parle de la division de la propriété en France, on se fonde d’ordinaire sur le grand nombre de propriétaires et de cotes foncières sans le plus souvent s’informer de l’étendue de la plupart des propriétés. C’est ainsi qu’on trouve en France douze ou treize millions de cotes foncières (plus de quatorze millions même en 1870) et sept ou huit millions de détenteurs du sol ; mais, quand on parle d’un pareil nombre de propriétaires, n’est-on pas dupe des mots et des apparences ? Si l’on y regarde de près, on voit que la plupart de ces prétendus propriétaires fonciers ne vivent point de la culture de leurs terres et n’en sauraient vivre, que le plus grand nombre ne possède que des parcelles trop petites et trop dispersées pour se prêter à une exploitation régulière. L’on compte, dit-on, cinq ou six millions de propriétaires ruraux ; mais sur ce nombre, la plus grande moitié, plus de trois millions et demi, sont exempts de l’impôt foncier à cause de l’exiguïté de leurs domaines dont beaucoup même n’ont pas assez de valeur pour que la vente en puisse payer les frais de liquidation après décès. En fait un grand nombre de ces propriétaires sont sinon des indigens, au moins de vrais prolétaires, et en France comme en Angleterre ou en Allemagne, la plus grande partie de la population ne doit sa subsistance qu’à un travail mercenaire. De la propriété elle n’a guère que le titre, et cette propriété presque nominale ne l’empêche pas d’être obligée de vivre du travail à gages tout comme l’ouvrier agricole de la Grande-Bretagne.

Cette vérité, le prince Vasiltchikof prétend la démontrer au moyen de statistiques et de chiffres plus ou moins bien établis et empruntés à des écrivains ou à des documens qui ne sont pas toujours d’accord entre eux[9]. Nous ne le suivrons pas dans ses calculs souvent arbitraires sur l’étendue du sol que peut cultiver une famille, étendue qui constitue ce que notre auteur appelle la propriété normale du paysan, comme si la variété des terres et la diversité des cultures permettaient de fixer, même approximativement, la part du sol qui peut être mise en œuvre par un chef de famille sans le secours d’aucun bras mercenaire[10]. Aux yeux niveleurs du prince russe, tout ce qui est au-dessus ou au-dessous de ce lot soi-disant normal d’une exploitation de famille est défectueux. Or, en mesurant notre propriété foncière à cette sorte de lit de Procuste, on la trouve doublement vicieuse.

Ainsi par exemple il y aurait en France, — nous n’élèverons aucune contestation à propos des chiffres, quelque discutables qu’ils puissent nous sembler, — il y aurait en France près de 4 millions de propriétaires (3,600,000) possédant en moyenne 3 hectares de terre, c’est-à-dire un lot d’ordinaire insuffisant à l’emploi des bras et à l’entretien de la famille. A côté de ces propriétaires incomplets, si j’ose ainsi parler, il y aurait la grande propriété détenant encore de 15 à 18 millions d’hectares partagés entre 50,000 familles. Entre ces deux extrêmes se placerait enfin un demi-million de propriétaires moyens, possédant chacun de 30 à 62 hectares et en détenant ensemble plus de 20 millions, soit près de la moitié du sol cultivable et plus que tous les petits propriétaires réunis. Pour le prince Vasiltchikof, c’est cette classe, dont la prépondérance s’accroît sans cesse, qui donne à la propriété française son caractère propre. La France n’est point, comme on le dit vulgairement, la patrie de la petite propriété, c’est la patrie de la propriété moyenne, de la propriété bourgeoise, comme s’exprime avec un double dédain le noble démocrate russe. C’est à cette classe moyenne seule qu’a réellement profité la révolution et tout l’ordre politique et social qui en est issu.

En France aussi bien qu’en Angleterre, le laissez-faire et le laissez-passer de nos économistes a produit ses fruits ; il a permis au capital de s’emparer du sol aux dépens des mains qui le cultivaient. Entre les deux états, la grande différence, c’est que dans l’un l’expropriation du paysan est achevée et qu’elle s’est faite au profit d’une oligarchie de quelque dix mille familles, et que dans l’autre l’œuvre de spoliation menée par le capital est simplement eu voie d’accomplissement et se fait au profit d’un demi-million de bourgeois. Pour les masses populaires, les résultats n’en sont pas moins fort analogues ; en dépit du grand nombre de cotes foncières, le gros des paysans français est un peuple de prolétaires condamnés à l’exploitation du capital.

Dans ces appréciations, il y a un singulier mélange d’erreur et de vérité, de remarques justes et de déductions outrées, hors de toute proportion avec les faits. Il est très vrai que, lorsque nous parlons de huit ou neuf millions, voire même de cinq ou six millions de propriétaires en France, nous nous payons souvent de mots[11]. Un grand nombre de ces propriétaires n’ont d’autre bien qu’un insignifiant lopin de terre dont ils sont obligés d’abandonner la culture à autrui, beaucoup même ne possèdent qu’une maisonnette avec un petit jardin. Mais, quand la propriété de plusieurs millions de Français se réduirait à une maison avec un jardin, cela seul serait un avantage immense pour le peuple et le pays. Dans les états à population dense, et en grande partie industrielle et urbaine comme nos états de l’Occident, l’on pourrait peut-être dire qu’une habitation avec un petit jardin constitue la propriété normale, s’il est permis d’accepter un terme aussi vague et arbitraire, la seule propriété que l’on puisse espérer voir aux mains du plus grand nombre. Ce n’est pourtant point aujourd’hui la seule du paysan français.

Il faut d’abord penser qu’en France, avec la culture de la vigne par exemple ou avec la culture maraîchère, une famille peut souvent trouver sa subsistance sur un lot de terre qui serait manifestement insuffisant dans les vastes plaines du nord. Aussi, quand on estime le nombre des propriétaires indépendans à une sorte d’oligarchie bourgeoise de cinq cent mille familles, on joue manifestement avec les chiffres ou l’on ignore toutes les conditions de la vie rurale chez nous. Pour approcher de la vérité, qu’en pareille matière l’on ne saurait se flatter d’atteindre, il faudrait, croyons-nous, au moins quadrupler ou quintupler ce chiffre[12]. Deux millions de propriétaires ruraux indépendans vivant sur leur propre sol, un million de fermiers ou de métayers et deux millions de serviteurs à gages, pour la plupart, comme les fermiers ou métayers, propriétaires eux-mêmes ; telle semble encore en gros, ainsi que l’estimait naguère M. de Lavergne, la répartition de notre population rurale. Certes, si par propriété démocratique on entend un régime de tenure tel que chaque famille ou chaque habitant ait une part sensiblement égale du sol, la propriété en France n’est point démocratique, et elle ne saurait l’être avec la liberté des transactions, avec la liberté de l’homme et de la terre. Une pareille propriété niveleuse n’est possible que sous le régime de la communauté, c’est-à-dire avec l’abrogation même de la propriété telle que la connaît l’Occident au profit d’une simple jouissance temporaire et de partages périodiques du sol.

Veut-on prouver que l’inégalité est le fruit naturel de la liberté, il n’est pas besoin d’entasser les chiffres et les argumens. La liberté ne saurait aller sans la responsabilité, la responsabilité sans l’inégalité. De ce qu’avec la liberté de l’homme et de la terre il est aussi impossible d’établir ou de maintenir une égale répartition du soi qu’un partage égal des capitaux, s’ensuit-il que la liberté ait pour résultat d’organiser artificiellement l’inégalité aux dépens des masses et au profit du petit nombre, aristocratie ou bourgeoisie ? Nullement ; loin d’être démontrée par la situation agraire de la France, cette vieille thèse des socialistes de toutes les écoles est manifestement contredite par les faits et l’exemple même de la France. Est-ce que depuis la révolution le paysan cultivateur a été exproprié par le capital ? S’il ne possède pas tout le sol, comme on se l’imagine parfois à tort, c’est que la liberté n’a pas encore tourné à son profit exclusif. Le régime de la liberté de la terre n’a détruit ni la grande, ni la moyenne, ni la petite propriété, il les a laissées subsister côte à côte selon les régions, la nature du sol, la nature des cultures, et à ce point de vue la France ne mérite pas plus les reproches ou les dédains des partisans de la petite propriété que les reproches et la pitié des apologistes de la grande propriété et de la grande culture. En somme, il est sorti de notre régime de propriété et de nos lois de succession tout ce qu’on en pouvait attendre théoriquement. Dans la distribution des biens fonciers, la liberté a introduit la plus grande variété, faisant naturellement passer la terre aux mains qui en tirent le meilleur parti. Au-dessus de millions de petits propriétaires, il s’en rencontre quelques milliers de grands, et entre les deux extrêmes se placent des centaines de mille de propriétaires moyens, avec des gradations insensibles des uns aux autres, de façon qu’entre eux il est impossible de marquer une limite quelque peu précise.

La liberté, disons-nous, a laissé subsister simultanément en France différens types de propriété, comme différens modes de tenure du sol ; mais, si l’on demande qui chez nous profite le plus aujourd’hui de cette émancipation des terres et de cet affranchissement des transactions, assurément ce n’est pas la grande propriété. Sur ce point, l’esprit de système, s’appuyant sur des documens anciens ou incomplets, a fait tomber le prince Vasiltchikof dans une erreur des plus graves. L’auteur de la Propriété et l’agriculture nous représente le capital comme étant, depuis 1825 et 1830, en train de recomposer partout les grands domaines, ou mieux les fermes bourgeoises aux dépens des petits cultivateurs. Depuis un demi-siècle, la part du paysan dans le sol aurait sans cesse décru. La bourgeoisie ou la propriété moyenne, qui presque seule « avait gagné à la grande loterie de la révolution, » qui presque seule avait profité de la vente des biens d’église et des biens communaux, la bourgeoisie et le capital poursuivraient leur œuvre d’usurpation et d’accaparement. On prétend prouver ce mouvement de concentration de la propriété au moyen de chiffres empruntés aux cotes foncières, aux droits de succession, aux mutations de la terre. D’après les calculs du prince russe, le chiffre des mutations par exemple est chez nous si élevé qu’en une douzaine d’années elles semblent embrasser le total des terres du pays. De là se tire une curieuse remarque qui, pour être empreinte d’une forte exagération, n’est peut-être pas cependant aussi paradoxale qu’elle en a l’air. Il se trouverait qu’en France, sous le régime de la propriété personnelle et héréditaire, la terre change presque aussi souvent de mains qu’en Russie sous le régime de la propriété collective et des partages périodiques.

De ces nombreuses mutations ou des variations des cotes foncières, peut-on conclure à l’arrondissement continu des domaines ruraux ? Certes, il peut s’être produit ou se produire encore çà et là un mouvement d’agglomération de la propriété au bénéfice de la culture, parfois entravée par l’exagération du morcellement du sol. Qu’on s’en réjouisse au point de vue de la production ou qu’on le déplore au point de vue social, cette recomposition des domaines agricoles est loin d’être un fait général et sans contre-partie. Sous le régime du laissez-faire, la répartition de la propriété se modifie sans cesse dans les deux sens opposés simultanément, ici se concentrant, là se subdivisant, selon les contrées ou les cultures, selon les familles ou les individus. S’il y a eu depuis 1870 une légère diminution dans le nombre des cotes foncières, arrivées au chiffre énorme de 14 millions, ce n’est qu’aux dépens de ces minces parcelles de terre trop petites pour être aisément exploitées. Tout nous fait croire au contraire que le nombre des propriétaires cultivateurs va sans cesse en augmentant et croîtra encore pendant longtemps aux dépens de la moyenne et surtout de la grande propriété[13] Un fait qui ne peut s’expliquer autrement, c’est que depuis longtemps, en France, les petites propriétés foncières ont une valeur vénale relativement supérieure à la valeur des grandes, en sorte que la façon la plus lucrative de vendre les grands domaines, c’est de les couper et fractionner en parcelles que se disputent les paysans. Plusieurs faits nouveaux témoignent visiblement dans le même sens. Il n’est pas besoin d’être bien au courant des conditions actuelles de l’agriculture française, pour savoir combien, depuis un certain nombre d’années, elles semblent devenir de moins en moins favorables à la grande propriété. C’est sur celle-ci que retombent surtout le renchérissement de la main-d’œuvre et les frais de culture qui s’élèvent sans cesse alors que, grâce à la concurrence des pays neufs des deux mondes, le prix des principales denrées agricoles, des céréales au moins, reste stationnaire[14]. Le loyer des terres devient pour cette raison de plus en plus difficile ; les baux, qui jadis suivaient une progression régulièrement ascendante, ont pour la plupart cessé de monter ou commencent à baisser déjà ; en beaucoup de régions, le fermage semble entrer dans une période de décadence. Plus nous allons et plus augmente le nombre des terres qui paraissent ne pouvoir être cultivées avec profit que par celui qui les possède et qui, pour les mettre en valeur, n’emploie que ses bras et ceux de sa famille.

Grâce aux relations internationales et à l’élargissement des moyens de production, les faits les plus récens ont pour longtemps démenti la fameuse et sinistre théorie de Riccardo, de Mill et des économistes anglais sur la rente de la terre. Inventée pour un marché restreint où la production des denrées alimentaires ne pourrait augmenter aussi vite que les besoins d’une population toujours croissante, cette théorie, reprise par les socialistes, se trouve radicalement fausse pour un marché ouvert et international. Tant qu’il restera dans l’un ou l’autre hémisphère de vastes surfaces de terres fertiles et désertes ou faiblement peuplées, tant qu’il y aura des pays comme les deux Amériques, l’Australie ou la Russie, produisant bien au de la de leurs besoins de consommation, la rente de la terre ne pourra reprendre sa marche ascendante du commencement, du siècle. Pour la lui rendre, il faudrait relever artificiellement autour de nos frontières toutes les vieilles barrières fiscales ; un protectionnisme agricole allant presque jusqu’au prohibitionnisme pourrait seul assurer chez nous à la propriété foncière le monopole que lui reprochent les socialistes[15].

Dans certains pays de l’Occident, en France au moins, les placemens en biens-fonds ont, depuis plusieurs années, été une opération d’ordinaire peu avantageuse. Aussi, loin de tendre à l’accaparement du sol, le capital montre de moins en moins de goût pour les immeubles ruraux, de plus en plus de goût pour les valeurs mobilières. Une preuve incontestable de cette nouvelle disposition du capital en France, c’est que depuis quelques années, depuis vingt ans, dix ans surtout, la différence du taux de capitalisation entre les terres et les bonnes valeurs mobilières a été s’effaçant de plus en plus au détriment des premières. La valeur vénale des biens-fonds, et surtout des grands domaines, reste stationnaire, souvent même elle est en baisse fort sensible, alors que les rentes, les actions et les obligations de premier choix ne cessent de monter à des prix de plus en plus élevés. Un tel phénomène de dépréciation, d’avilissement relatif ou absolu de la propriété foncière, ne montre-t-il pas combien chimérique est chez nous toute crainte d’usurpation et d’accaparement du sol par les classes les plus riches ? S’il devait y avoir expropriation lente de l’un par l’autre, l’expropriation semblerait devoir plutôt profiter à l’ouvrier rural, au cultivateur, qu’au capitaliste et à la bourgeoisie.

La liberté de la terre et la liberté des transactions, attaquées par les socialistes comme tournant exclusivement au profit du capital, tournent ainsi de plus en plus au profit du travail, dans les campagnes plus encore peut-être que dans les villes. Pour apprécier du reste les effets de notre régime économique, il faut se garder de considérer uniquement la terre et la propriété foncière. En France et dans toute l’Europe occidentale, la terre n’est plus, comme en Orient ou en Russie, la seule propriété du peuple, la seule richesse accessible au grand nombre. La fortune mobilière a pris chez nous une importance de plus en plus considérable, et pas plus que les biens-fonds, les biens mobiliers ne sont en France concentrés entre les mains d’une aristocratie ou d’une bourgeoisie. Le grand-livre de la dette publique en fait foi ; si nous avons des millions de propriétaires, nous comptons autant de millions de rentiers, c’est-à-dire des millions de petits capitalistes. Pour avoir une juste idée de la situation du paysan français, il faut se souvenir que fort souvent il est propriétaire et rentier à la fois, en sorte que les détracteurs de notre régime social sont mal fondés à estimer tout son revenu au mince produit d’une étroite parcelle de terre.

Dans le domaine de la richesse mobilière, le régime de la liberté a eu les mêmes effets que dans celui de la propriété territoriale. La fortune publique, sous ses deux formes, s’est trouvée répartie entre un nombre de mains de plus en plus considérable ; la richesse territoriale ou mobilière s’est de plus en plus démocratisée ; mais des deux, c’est celle oubliée par le prince Vasiltchikof, c’est la propriété extra-territoriale dont la diffusion doit être la plus rapide et la plus générale. A ce point de vue en effet, la richesse mobilière a sur la propriété foncière un double avantage : le premier, c’est qu’elle est élastique, qu’elle peut s’agrandir et s’étendre indéfiniment, et qu’un plus grand nombre de familles y peut avoir part sans que pour cela la part de chacun en soit rapetissée ; — le second, c’est que par cela même le morcellement de la propriété mobilière n’a aucun des inconvéniens du morcellement du sol ; l’extrême fractionnement n’en saurait diminuer la productivité. Aussi dans des pays à population dense, chez des états trop peuplés pour qu’aucune loi agraire, aucun partage du sol y puisse donner à chaque habitant assez de terre pour qu’il vive dessus, la richesse mobilière est naturellement la seule accessible à toutes les classes de la nation, la seule ouverte à toutes les ambitions.

A tous les faits prouvant chez nous la diffusion de la propriété, on oppose une objection tirée de notre histoire. Si la France compte tant de millions de propriétaires et tant de millions de rentiers, si la richesse sous ses deux aspects y est déjà aux mains du plus grand nombre, comment expliquer que depuis prés d’un siècle la France ait été troublée par tant de révolutions ? Comment se fait-il que des insurrections de Paris et de Lyon, sous la monarchie de juillet, jusqu’aux journées de juin 1848 et à la commune de 1871, la France ait été seule en Europe à passer périodiquement par de vraies guerres sociales, pour ne pas dire des guerres serviles ? Dans le système du prince Vasiltchikof, rien de plus facile à comprendre ; l’écrivain russe a même à ce sujet une théorie aussi ingénieuse que logique.

A l’en croire, toutes les commotions, tous les bouleversemens périodiques de la France sont la conséquence indirecte de notre situation agraire. La plus grande partie de notre population rurale se trouvant reléguée à l’extrême limite de la propriété, sur les confins du prolétariat, les jeunes gens les plus entreprenais de chaque village quittent chaque année le maigre champ de leurs pères, vendent leur part d’un insignifiant héritage, et, renonçant à cette propriété dérisoire, quittent la campagne et avec elle l’agriculture. Ainsi grossit incessamment, de génération en génération, la population urbaine aux dépens du peuple des campagnes, et avec la population des villes grossit le prolétariat urbain. En d’autres pays, dans la Grande-Bretagne, en Allemagne, le manque de terre a poussé les paysans des villages dans les villes, et des villes dans les pays d’outre-mer. Contre les dangers du prolétariat, ces nations ont ainsi un double dérivatif : le travail industriel des villes et l’émigration à l’étranger. En France, ce dernier remède, d’ordinaire le plus efficace, fait presque complètement défaut. Tout le mouvement d’émigration se passe à l’intérieur des campagnes et des régions éloignées dans les villes, dans les grands centres surtout. Ainsi s’explique comment c’est le pays de l’Occident qui compte relativement le moins de prolétaires, où le prolétariat s’est jusqu’ici montré le plus turbulent, le plus dangereux, où il a causé le plus de bouleversemens et de révolutions. L’anomalie n’est qu’apparente ; c’est qu’avec les mêmes gaz explosibles, les mêmes vapeurs incompressibles, la France, en n’usant point de l’émigration, s’est privée de la soupape de sûreté qui jusqu’ici a fait la sécurité de ses voisins.

Je laisserai au lecteur le soin de séparer dans ces spécieuses théories la vérité de l’erreur ; il y aurait trop à dire sur un pareil sujet. Je me contenterai d’une seule remarque. Les révolutions modernes ont, quoi qu’on en dise, des causes multiples ; l’inégale répartition des biens de ce monde et les prétentions du prolétariat n’en sont pas encore l’unique raison. Comment expliquer, dans l’hypothèse contraire, que le pays de l’Europe qui, par sa situation agraire, qui par tout son état social, paraît le plus exposé aux révolutions, en ait jusqu’ici été presque le seul exempt ? Quelque avantage que l’on puisse attribuer à l’émigration, cette soupape de sûreté n’eût pas suffi au salut de l’aristocratique et marchande Angleterre. Certes, l’existence de classes ouvrières presque entièrement privées de propriété, dénuées au moins de tout patrimoine et concentrées en masses compactes dans les villes, est pour notre état politique et pour toute notre civilisation une difficulté qui grossit avec l’agrandissement même de nos centres industriels, avec le renversement de l’ancien équilibre entre la population urbaine et la population rurale. Le nier serait puéril ; mais, s’il y a là un réel danger, il ne le faut point grandir démesurément : la France, en tout cas, est loin d’être le pays le plus sérieusement menacé. Pour que dans un état il y ait de fréquentes révolutions, il n’est nullement besoin d’imaginer que la majorité des habitans se croie intéressée à transformer l’état social. Chez un peuple comme le nôtre, dépourvu de toute tradition politique, et depuis près d’un siècle vainement à la recherche d’un gouvernement stable, une minorité peut très bien, à la faveur de telle ou telle circonstance, faire des révolutions politiques ; ce qu’elle ne saurait faire, c’est une révolution sociale. Toutes les tentatives dans ce sens, quelque propice que parût le moment, en 1871 comme en 1848, ont absolument et rapidement échoué. Et cela, pourquoi ? Parce que la grande majorité des habitans, dans les campagnes surtout, au lieu de se croire intéressés au renversement de l’ordre social actuel, se sentent intéressés à sa conservation.

La diffusion de la propriété peut seule expliquer toute notre histoire contemporaine, expliquer la stabilité de notre régime social en face de la fragilité de tous nos gouvernemens et au milieu de toutes nos commotions politiques, expliquer le prompt rétablissement de l’ordre matériel après chaque révolution dans un pays moralement si troublé. C’est cette diffusion de la propriété foncière ou mobilière qui fait en France la force avec la raison d’être du suffrage universel, c’est elle qui en modère les écarts et en tempère les entraînemens, elle, en un mot, qui jusqu’ici a servi de frein à la souveraineté populaire. Un état où la propriété eût été le privilège d’une faible minorité, aristocratique ou bourgeoise, n’eût pu se gouverner trente ans avec le suffrage universel. Si aujourd’hui la république a des chances de s’implanter définitivement dans notre sol, cela tient toujours à la même raison. La propriété sous ses deux formes et avec elle la richesse ou le bien-être semblent déjà assez démocratisés pour que la France ose se donner des institutions démocratiques, car partout le gouvernement et l’ordre politique tendent fatalement à se modeler sur les lois civiles et l’ordre social.


III

Après avoir étudié la répartition du sol et les conditions de la propriété, le prince Vasiltchikof, dans son second volume, tourne son attention vers l’homme, vers le travailleur. Cet examen lui fournit les élémens d’une thèse déjà présentée en Occident, sous des formes bien diverses. Jusque-là le prince moscovite avait cherché à procéder par induction et passé des faits habilement groupés à des généralisations plus ou moins légitimes ; ici il change subitement de méthode, procède hardiment par a priori et pose comme aphorisme un principe d’où il déduit toute une théorie sociale, sauf à en démontrer après coup la vérité à l’aide d’exemples plus ou moins bien choisis.

Le travail de l’homme, dit notre auteur, peut être appliqué à deux sortes de propriétés, à son bien propre ou au bien d’un étranger, ou d’une façon plus générale, l’homme peut travailler pour soi ou pour autrui. Le premier cas est le seul où le travail soit dans des conditions normales, par opposition au travail salarié, qui ne peut jamais être regardé comme pleinement libre. Les mots si souvent alliés chez nos savans de libre travail salarié renferment en eux-mêmes une contradiction, un contre-sens. L’ouvrier, le mercenaire, qui travaille pour autrui, est dans la dépendance du maître. Que cette dépendance dure la vie entière ou qu’elle dure seulement des années, des mois, des journées, tant qu’il est aux gages d’un de ses semblables l’homme a perdu sa liberté. Entre le serf, entre l’esclave dont toutes les forces appartiennent à un maître, et l’ouvrier qui a temporairement loué les siennes à un patron, la grande différence est dans la durée de la dépendance et du service. On a beau l’avoir légalement affranchi du servage, l’émancipation de l’ouvrier salarié est plus apparente que réelle. Sa liberté est toute nominale, car ses besoins ne lui permettent d’en user que pour l’aliéner au profit d’autrui. Il n’y a de vraiment libre que l’homme qui travaille pour soi, et c’est pour échapper à ce servage moderne du salariat que chaque année les ouvriers quittent par centaines de mille les plages de l’Europe. Ce qu’ils vont chercher au de la des mers, c’est moins le bien-être que la liberté et la propriété, qui seule peut leur donner la vraie liberté.

Le travail du maître, le travail pour soi est le seul vraiment libre et aussi le seul pleinement productif, car l’homme qui travaille pour lui-même est le seul qui jouisse entièrement des fruits de son travail, le seul intéressé à tirer de ses forces tout le parti possible, parce que personne n’en partage le produit avec lui. Il en est autrement de l’ouvrier salarié, du serviteur à gages, du journalier qui est obligé de partager avec un maître le produit de ses efforts. Entre les deux modes de travail, la différence de productivité sera presque aussi grande qu’entre le travail libre et le travail servile si souvent et si justement opposés l’un à l’autre par les économistes.

Cette double thèse sur la servitude et l’improductivité relative du travail salarié n’est qu’un emprunt à des doctrines fort en vogue en Occident. L’écrivain russe n’est guère ici que l’écho de nos socialistes ou des écoles nouvelles qui, avec les kathedersocialisten, inclinent plus ou moins à un socialisme mitigé[16]. Ces théories ont été si souvent reproduites en France ou en Allemagne, elles y ont été si souvent discutées, qu’il nous semble oiseux de montrer ce qu’ici encore il y a de vrai dans le point de départ et de faux dans les déductions. Nous préférons faire connaître les conclusions qu’en tire le réformateur moscovite ; aussi bien est-ce un moyen de le laisser se réfuter lui-même.

« Le travail étant ainsi classé en deux catégories opposées, le travail du maître ou travail normal, seul vraiment libre et pleinement productif, et le travail à gages ou salariat, il est évident que la prospérité relative des différens états doit dépendre de la prédominance de l’un ou l’autre mode de travail. L’agriculture en particulier sera d’autant plus productive qu’il y aura dans un pays un plus grand nombre de propriétaires cultivateurs. » Au milieu de ses déductions les plus téméraires, l’écrivain russe garde en effet trop de bon sens pour croire que dans une civilisation aussi complexe que la nôtre le travail à gages puisse jamais être entièrement supprimé. Ce qu’il réclame dans l’intérêt individuel comme dans l’intérêt public, c’est la prédominance d’un mode de travail sur l’autre, déclarant impossible de reconnaître comme bien ordonnées des sociétés où « la plus grande partie des habitans est durant la plus grande partie de l’année » obligée d’aliéner sa liberté en louant ses bras à autrui.

Or nous savons déjà que, d’après les calculs de l’auteur, en Angleterre, en Allemagne, en France même, le travail vraiment libre et productif est l’exception et non la règle. Au point de vue de la liberté humaine comme au point de vue de la production du sol, la constitution de la propriété est donc, dans tous ces florissans états, radicalement défectueuse. L’Occident, si fier de ses richesses et de ses progrès, si plein de foi dans sa propre supériorité, l’Occident est ainsi convaincu d’impuissance et de vice organique. Il n’y a en Europe, et peut-être au monde, qu’un grand état où la propriété soit constituée d’une manière normale et où le travail soit d’ordinaire entièrement libre et pleinement productif ; ce pays, nous n’avons pas besoin de le nommer, c’est la Russie, la vieille Moscovie surtout, où dans la commune des paysans s’est conservée intacte jusqu’à nos jours la propriété collective, et où, grâce au mir et aux partages périodiques, chaque paysan ayant sa part du sol, chacun travaille pour soi et jouit seul du fruit de son labeur.

Le parallèle entre la Russie et l’Occident tourne ainsi, comme on devait s’y attendre, à la glorification de la Russie, qui se trouve déductivement proclamée comme le pays du monde où l’homme est le plus libre et le travail le plus fécond. C’est à cette conclusion, aussi singulière que patriotique, qu’aboutit l’auteur russe, oubliant qu’au début de son ouvrage il avait reconnu l’impulsion donnée à l’agriculture européenne par le régime de la propriété privée et de la liberté de la terre. Dans son premier volume, le prince Vasiltchikof reprochait à l’Europe occidentale d’avoir partout sacrifié le travailleur à l’intérêt de la production et le cultivateur aux progrès de l’agriculture, pour enrichir une oligarchie aristocratique ou bourgeoise. Dans le second volume, au contraire, il prétend démontrer que le mode de propriété et le mode de travail en usage dans l’Europe occidentale ne peuvent qu’entraver la productivité du sol et du travail de l’homme. Il semblerait qu’en se heurtant à une conclusion aussi en désaccord avec les faits, aussi en divergence avec ses propres affirmations, l’écrivain russe ait voulu lui-même prouver par l’absurde l’inanité de la thèse dont il s’est fait l’avocat. S’il s’est ainsi laissé prendre au piège de la contradiction, la faute n’en est ni à son intelligence, ni à ses connaissances, elle est tout entière à l’esprit de système, aux spéculations sociales, qui, à travers toutes leurs divagations, sont condamnées à se retourner contre elles-mêmes. La contradiction est le terme naturel de toutes les théories de ce genre, et à cet égard le savant patricien russe n’est ni plus heureux, ni moins habile que ses émules plébéiens ou bourgeois de France et d’Allemagne.

Ce qu’il y a de singulier, c’est que la thèse de l’auteur sur la productivité du travail du maître, du travail de chacun pour soi, peut aisément se retourner contre le mode même de propriété qu’il préconise. Avec la propriété collective en effet telle qu’elle existe chez les paysans de la grande Russie, telle qu’on l’offre souvent à notre admiration, il n’y a réellement pas de cultivateurs-propriétaires, il n’y a que des usufruitiers temporaires. Or c’est là précisément un des côtés faibles de la commune russe et de la propriété collective, l’un de ceux par lesquels l’une et l’autre ont le plus souvent été attaquées en Russie comme au dehors. On reproche précisément à la commune russe ce que l’écrivain russe reproche à la propriété européenne et au travail salarié : on l’accuse de ne pouvoir donner le maximum de travail et le maximum de production. Comment, disent les adversaires du mir moscovite, le moujik qui ne détient un champ que pour quelques années, qui sait qu’au prochain partage des terres communales il devra lui échoir un lot différent, comment ce détenteur temporaire qui se sent à demi étranger sur le sol qu’il laboure, aurait-il pour un champ qu’il n’ose appeler sien et qu’il doit bientôt laisser à un autre le même amour et les mêmes soins qu’un paysan français ou allemand pour un champ qu’il sait être tout entier à lui, et qu’il est sûr de transmettre à ses enfans ? Dans lequel des deux cas le travail du laboureur devra-t-il être appelé pleinement productif ? et s’il est vrai que l’intérêt personnel, l’intérêt de l’homme travaillant à son compte, pour soi et pour sa famille, est le plus énergique des stimulans, lequel de ces deux cultivateurs français ou russe est le plus sûr de jouir de tous les fruits de son labeur, le plus sûr de profiter seul de toute la plus-value que ses sueurs peuvent donner au sol ?

C’est ainsi que la thèse sur l’improductivité relative du travail salarié et la supériorité du travail du maître, thèse mise en avant pour attaquer la propriété privée dans l’Occident, fournit contre la propriété collective une arme des plus redoutables. Avec cette théorie même du travail normal, du travail pleinement productif, il serait facile de renverser toute l’argumentation du prince russe et des socialistes dont il s’est fait l’allié. Avec des déductions analogues aux leurs et tout aussi rigoureuses, nous pourrions leur démontrer que la propriété individuelle et héréditaire est la seule pleinement productive, puisque c’est la seule qui garantisse à l’homme tout le produit de son travail. Et si nous soumettions cette théorie à l’épreuve des faits, nous aurions l’avantage de la voir pleinement confirmée par l’exemple des peuples les plus riches et des pays les plus féconds des deux mondes.

À cette argumentation on pourrait répondre que, dans les états de l’Occident où règne la propriété individuelle, tout le sol est loin d’être cultivé par des propriétaires. Cela est certain, mais avec la propriété collective la terre ne serait nulle part cultivée par ceux qui la possèdent. L’on peut objecter encore qu’en reculant les époques du partage le paysan du mir russe s’assurerait une assez longue jouissance pour être intéressé à consacrer à son champ temporaire toute son activité et toutes ses forces. Cela est possible, et pour notre part nous sommes loin d’y contredire. Nous avouerons même volontiers que cette infériorité relative de productivité n’est pas à nos yeux une raison suffisante pour condamner définitivement la propriété collective et le mir russe, si on leur trouve d’ailleurs des avantages économiques, sociaux ou politiques. L’usufruitier temporaire d’une partie du champ communal est à cet égard dans une situation analogue à celle des fermiers ; et nous savons qu’avec de longs baux l’agriculture peut fort bien prospérer sous le régime des fermages. L’Angleterre en est la preuve vivante, mais le régime du fermage est précisément celui qui inspire le plus de répulsion à notre réformateur russe, celui qu’il attaque le plus au point de vue de l’homme comme au point de vue de la terre, sans voir que le mir moscovite, tant prôné par lui, fait en réalité du paysan une sorte de fermier de la commune. Au fermage le prince Vasiltchikof reproche d’être un mode d’exploitation irrationnel qui appauvrit fatalement le sol, et, avec son dédain et sa défiance de la liberté individuelle, doublés du penchant russe pour l’intervention gouvernementale, il conjure l’état d’interdire ou de restreindre par des lois cette pernicieuse coutume de l’Occident afin d’en préserver l’agriculture nationale. La thèse, chez nous devenue banale, sur la non-liberté dû travail salarié nous offre chez le noble auteur russe une autre des contradictions les plus fréquentes des écoles socialistes. Cet adversaire de la liberté économique, cet homme qui tout à l’heure condamnait le laissez-faire et le laissez-passer comme le principe de tous les maux des classes populaires, qui au nom de l’intérêt des masses réprouvait hautement la liberté dans toutes ses manifestations et ses conséquences, dans le droit de propriété, dans la division du sol, dans les transactions et les contrats, dans la concurrence, cet homme qui dans nos libertés civiles ou politiques ne voyait qu’un leurre pour le peuple, se révolte contre le travail salarié au nom de cette liberté dont il semblait faire si bon marché. Ici encore la contradiction n’est pas le fait de l’écrivain, mais le fait des doctrines dont il s’est fait l’apôtre.

Le nom de liberté est naturellement doux aux oreilles de l’homme, les réformateurs sociaux ne la sauraient condamner dans ses formes actuelles et vivantes, sans en laisser entrevoir de loin le fantôme aux yeux du peuple. La proscrivant dans toutes ses manifestations concrètes, ils la relèguent dans le domaine abstrait, dans la sphère insaisissable de l’idéal ; la dédaignant dans ce qu’elle a de possible et de pratique, ils en poursuivent une réalisation chimérique en ce monde de lutte et dans cette vie de labeur. En quoi, selon les socialistes et les adversaires du salariat, consiste cette pleine liberté du travail qui n’est pas dans le choix du genre d’ouvrage, dans le choix de la profession ou du métier le plus agréable ou le plus avantageux ? Si l’on y regarde de près, on voit qu’elle consiste au fond dans la liberté de la paresse ou du repos, dans le droit de ne rien faire et de repousser les conditions naturelles du travail telles qu’elles s’offrent à l’homme et à l’ouvrier. Assurément, en un certain sens, on peut dire qu’il n’y a de vraiment libre, de vraiment indépendant, que l’être placé au-dessus de tous les besoins et de toutes les nécessités de la vie ; mais cette liberté idéale, cette liberté métaphysique est en contradiction avec toutes les conditions de l’existence réelle. La richesse, l’opulence même, sont impuissantes à l’assurer entièrement à quelques individus : comment la société pourrait-elle la procurer à tous ? Pour cela il faudrait supprimer tous les besoins de l’homme, supprimer le corps et la vie elle-même, et alors, ayant détruit dans son principe la nécessité du travail, on n’aurait que des hommes pleinement libres. Toute l’argumentation contre le servage du travail salarié n’est au fond qu’une insurrection contre les nécessités de la vie, qu’une révolte contre l’ordre naturel et l’esclavage du travail, dont l’homme peut adoucir le poids, mais dont il ne saurait jamais s’affranchir.

Si, laissant de côté le fond de cette théorie, nous essayons d’en faire l’application à la propriété commune et spécialement au mir russe, nous trouvons un exemple singulier de ce que peut être dans la pratique cette liberté théorique offerte au travail émancipé par la plupart des réformateurs sociaux. Lequel est le plus libre de notre paysan, maître de quitter son village quand bon lui plaît, maître de porter ses bras et ses services où bon lui semble, ou bien du moujik russe, plus ou moins enchaîné au lot de terre qu’il tient de sa commune, et ne le pouvant quitter qu’après avoir racheté sa liberté et avoir obtenu l’autorisation de l’assemblée communale ? Je sais que cette dépendance réciproque des membres de la commune est une suite de la solidarité des impôts directs. Je crois même, pour ma part, qu’il ne serait pas impossible de supprimer cette solidarité devant le fisc, tout en conservant à la commune la propriété des terres[17], et pour ce motif je ne me permets pas de condamner le mir rosse et la propriété collective, mais je n’en saurais oublier l’essence et les conditions naturelles. Si réduite et réglementée qu’elle puisse être, si lâches qu’en soient les liens, toute communauté est une chaîne pour ceux qu’elle associe, elle les tient forcément dans une dépendance mutuelle, et si la propriété collective a des avantages sur la propriété personnelle, ce n’est certes point celui de mieux garantir la liberté individuelle.


IV

Le nouvel apologiste de la propriété collective fait de la commune russe une longue et minutieuse étude qui, malgré la partialité de l’auteur et malgré des erreurs historiques scrupuleusement signalées par ses savans compatriotes[18], reste pour nous la portion la plus instructive de son grand ouvrage. En célébrant le mir du moujik comme l’arche sainte de la Russie et de la civilisation slave, le prince Vasiltchikof a le soin de déclarer que, loin d’avoir aucune parenté réelle avec le communisme prêché en Occident, la vieille institution moscovite est en opposition avec lui. Le mir russe n’admet ni la jouissance commune des terres ni le partage des fruits du sol ; s’il attribue à chaque famille, ou mieux à chaque tiaglo, à chaque couple de travailleurs, un lot de terre communale, c’est pour lui en abandonner tous les fruits et laisser à chacun le produit de son travail. Ainsi sous ce régime agraire se trouve respecté le principe de la responsabilité individuelle, et dans cette organisation, qui nous semble de loin toute socialiste, le premier ressort de l’activité reste l’intérêt personnel. C’est une observation que nous avions déjà faite nous-même. Si le mir russe a vécu tant de siècles, c’est que, malgré les apparences, ce n’est point un système rigoureusement communiste, c’est un régime d’appropriation du sol par groupe de familles, c’est une propriété corporative où, le fonds demeurant à la communauté, la jouissance des parcelles reste à l’individu.

Nous ne voulons pas examiner aujourd’hui quelles sont les conditions d’existence et les conditions de durée, les avantages et les inconvéniens de la commune russe. Cette étude, nous l’avons faite ici même avec autant de soin que d’impartialité[19]. Si précieux qu’en soient les renseignemens, l’ouvrage du prince Vasiltchikof ajoute peu de chose à ce que nous savions et ne modifie en rien nos conclusions[20]. Un esprit non prévenu ne saurait, pensons-nous, se prononcer encore sur le destin de cette institution tant vantée des uns, tant attaquée des autres. Pour notre part, n’ayant aucun esprit de système, nous ne serons pas aussi sévère pour la propriété collective que le prince russe l’est pour la libre propriété privée. A notre avis, le plus prudent est encore de laisser au mir le temps de montrer s’il se peut adapter aux conditions nouvelles de notre civilisation et aux besoins de l’agriculture. La Russie, grâce à ses usages et à l’étendue de son territoire, est le seul pays de l’Europe, le seul pays du monde, qui puisse faire concurremment l’épreuve des deux modes de propriété, de la propriété privée, de la propriété commune. C’est là une expérience qui doit être menée avec d’autant plus de précaution, je dirai même avec d’autant plus de patience, qu’une fois abandonnée elle ne saurait être reprise sans bouleversemens.

Quand en Russie la propriété collective, suivant le type du mir, sortirait victorieuse de l’épreuve présente, pourrait-elle se transplanter sur le sol de notre vieille Europe, dont elle a presque partout été extirpée depuis des siècles ? A cet égard, le prince Vasiltchikof ne se fait aucune illusion, il ne croit pas que son institution favorite puisse jamais s’acclimater en Occident, et, n’apercevant point pour les nations modernes d’autres moyens de salut, il déplore que nous soyons inféodés par notre passé à un mode de propriété radicalement vicieux, qui tôt ou tard doit entraîner la chute de nos états les plus florissans.

A ses yeux en effet, la propriété collective est le seul moyen d’échapper à l’antagonisme des classes, qui, en dépit de l’aveuglement de nos historiens, a été la principale cause de la chute de tant de puissans états anciens et modernes. Si les peuples de l’Occident avaient tiré quelque enseignement de la civilisation classique, ils en auraient appris que partout la concentration des biens-fonds entre les mains des hautes classes, la grande propriété et l’oligarchie financière ont été les signes précurseurs et les agens les plus actifs de la dissolution des sociétés. C’est ce qui dans l’antiquité a perdu Sparte et a perdu Rome, ce qui au temps de leur plus grande splendeur a fait la débilité et la précoce caducité de l’Italie de la renaissance et de l’Espagne de la maison d’Autriche. Grâce à ce vice incurable, la civilisation classique telle que l’ont comprise les peuples de l’antiquité, telle que l’ont empruntée d’eux les nations germano-latines, la civilisation classique qu’on prétend ériger en modèle universel, loin de faire le bonheur des peuples, s’est partout et toujours fondée au détriment des basses classes, au profit du petit nombre. La Russie, grâce à son isolement géographique et historique, est demeurée jusqu’ici à l’abri de cette contagion occidentale. Loin de chercher à imiter l’Europe, elle doit travailler à fonder chez elle une civilisation nouvelle, originale, exempte des vices de la civilisation classique, une civilisation également profitable à toutes les classes du peuple. Mais en dehors de la libre propriété et en dehors du salariat, qui jusqu’à présent lui ont servi de moyen et de véhicule, la civilisation est-elle possible ? Le prince Vasiltchikof n’en désespère point. Il croit que la Russie en possède le secret dans son passé, qu’elle n’a qu’à demeurer fidèle à son histoire et à sa commune rurale pour donner naissance à une société aussi brillante, aussi prospère et autrement harmonieuse et solide que celles d’Occident, à une société dégagée des luttes de classes et délivrée de tous les principes morbides qui menacent les nations de l’Europe d’une précoce décomposition.

Que vaut cette prétention de fonder à l’aide d’un autre régime agraire une nouvelle société, une nouvelle civilisation, exempte des plaies de nos sociétés occidentales ? Au fond, toute cette argumentation aboutit à cette question : peut-il y avoir une haute civilisation, une haute culture sans grande industrie, sans grand commerce, sans grandes villes ? Peut-il y avoir dans l’avenir, en Russie ou ailleurs, une société prospère et indéfiniment progressive, où, comme dans la Russie contemporaine, l’élément urbain reste à perpétuité relativement peu considérable et toujours subordonné ? Si, à l’aide de la propriété collective et du mir, il est possible d’édifier une société nouvelle à’ base plus large et plus solide que les nôtres, ce ne peut être en effet qu’une société exclusivement agricole et essentiellement rurale.

Ainsi que nous le remarquions ici même avant l’apparition de l’ouvrage du prince Vasiltchikof, veut-on voir dans la propriété collective du mir russe une solution du problème social, ce ne peut être que dans un pays primitif encore tout rural et agricole, comme l’a été longtemps la Russie. Chez les peuples modernes, avec la division du travail entre l’agriculture et l’industrie, entre les campagnes et les villes, il n’en saurait être de même. Quel lot de terre donner aux millions d’habitans de nos capitales ? Où prendre une dotation foncière pour les familles entassées dans nos grandes villes, qui, grâce à l’industrie et au commerce, grâce au développement même de l’aisance, iront toujours en attirant dans leurs murs une plus notable partie de la population ? Ce dont souffre surtout l’Europe occidentale, ce dont souffre presque uniquement la France, c’est un prolétariat manufacturier, un paupérisme urbain, et ce que certains Russes nous offrent pour remède, comme une sorte de panacée sociale, n’est qu’une recette villageoise, tout au plus bonne pour les campagnes.

Et pour la vie rurale, pour les campagnes mêmes, est-ce bien là un remède certain, un spécifique infaillible ? Laissons de côté l’intérêt de la production qui a bien son importance, comment ne pas voir que, pour posséder toute son efficacité, le régime de propriété en usage dans les campagnes russes a besoin de larges espaces ? Pour reconnaître à chaque habitant, à chaque couple adulte, une sorte de droit à la terre, il faut avant tout avoir des terres et des terres libres. Les communes russes, celles au moins qui sont assez bien dotées territorialement, ont à cet effet des réserves qu’elles gardent pour les nouveaux partageans. C’est là en effet le seul moyen de satisfaire tous les ayans droit au fur et à mesure de leur apparition sur la scène du travail, mais un tel système exige des vides dans la population ou des vacances dans les terres cultivées. Au banquet de la propriété foncière il est facile à un pays neuf de convier tous les nouveaux venus ; mais tôt ou tard il devient malaisé de faire place aux arrivans sans gêner les premiers, assis au festin. Le nombre des convives augmentant toujours sans que la table commune s’élargisse, ne finiront-ils point par se trouver tous à l’étroit et par n’avoir chacun qu’une maigre et insuffisante portion ?

En restreignant les terres disponibles et en rétrécissant le lot de chaque famille, tout accroissement de la population tend à diminuer la facilité des partages et le bien-être des copartageans. C’est là pour l’avenir ce qui menace peut-être le plus la propriété collective du moujik. Une chose avérée en effet et facile à comprendre, c’est que le régime du mir sollicite à l’accroissement de la population aussi bien qu’au mariage, chaque famille ayant droit à une part du sol d’autant plus grande qu’elle compte plus de bras et de travailleurs. Au lieu de diminuer, en le divisant, le champ paternel, une nombreuse progéniture l’agrandit. Sur ce point la propriété collective est en opposition avec la propriété personnelle héréditaire. Dans l’une et l’autre, le même mobile, l’intérêt individuel, produit des effets contraires. La propriété personnelle, sous le régime du partage égal du moins, tend à limiter dans chaque famille le nombre des enfans qui doivent partager le domaine paternel. A notre sens, ce serait peut-être là le plus sérieux reproche qu’on lui puisse faire. Au-dessous de la question de la propriété, nous découvrons ainsi le problème de la population[21].

A cet égard, les deux modes de propriété ont des effets inattendus et presque également outrés en sens inverse. Il n’y a pas encore un siècle qu’Arthur Yung écrivait qu’avec notre régime de propriété la France deviendrait bientôt une garenne de lapins. Les faits ont montré combien ces craintes de multiplication excessive étaient vaines, ils ont également démenti une autre prophétie du même genre. En limitant l’accroissement de la population, notre régime agraire tend à mettre des bornes au morcellement même du sol qu’on l’accusait de devoir porter à l’infini. Entre l’étendue et la production de la terre d’un côté et le nombre des habitans ou leurs besoins de l’autre, notre mode de propriété et notre mode de succession semblent établir une sorte d’équilibre. Il en est tout autrement de la propriété collective ; en stimulant la reproduction de la population, elle restreint sans cesse la part du sol attribuable à chacun, elle coupe et morcelle de plus en plus les terres, en sorte qu’à la longue elle tend à se rendre elle-même impossible ou illusoire.

Si faible qu’y soit la densité de la population, dans les gouvernemens mêmes les plus peuplés, les effets de cette loi naturelle se font déjà sentir dans beaucoup de contrées de la Russie. Dans nombre de communes, les paysans se trouvent déjà à l’étroit, les lots accordés au moujik lors de l’émancipation sont déjà notablement réduits, et à chaque partage ils deviennent plus exigus ; le mal s’aggrave avec les années et la population. Le parcellement du domaine communal aboutit dans certaines régions à un fractionnement sans fin, à un véritable émiettement du sol, et comme, grâce à l’instabilité de la jouissance, la propriété collective est peu favorable à la culture intensive, l’extrême morcellement a plus d’inconvénient avec elle qu’avec la tenure personnelle héréditaire. Déjà de nombreux paysans attendent en vain durant des années qu’on leur puisse attribuer un lot insuffisant à l’entretien de leur famille. S’il en est ainsi moins de trente ans après l’émancipation, après la dotation territoriale dès paysans, que sera-ce dans un ou deux siècles[22] ?

Le prince Vasiltchikof reconnaît le mal, mais il a un remède tout prêt, l’émigration, la colonisation intérieure de l’empire. Ici encore nous rencontrons une des nombreuses et fatales contradictions des théoriciens sociaux. L’écrivain qui nous a représenté l’émigration comme le symptôme indéniable des souffrances engendrées chez les peuples de l’Occident par la mauvaise distribution de la propriété, nous montre maintenant dans cette même émigration l’auxiliaire béni, le complément naturel de la propriété collective. Ce qui en Occident, sous notre régime de propriété, lui paraissait une condamnation de notre état social, lui apparaît en Russie, sous un autre mode de tenure du sol, comme une ressource normale et un bienfait pour le peuple. Ce qui était plaie hideuse en Occident devient remède précieux en Russie, et cependant sous l’un et l’autre mode de propriété, émigration et colonisation ont toujours au fond mêmes causes et même but. Entre le paysan allemand qui quitte les bords de la Baltique faute de terres libres dans sa gemeinde, et le paysan russe qui abandonne sa commune natale faute de lot de terre suffisant, l’analogie est grande. La différence est que les émigrans d’Occident sont obligés de traverser les mers, tandis que les Russes peuvent au dedans même de leur immense empire, dans les steppes de l’Europe ou les déserts de l’Asie, émigrer sans changer de maître ou de patrie. Ce peut être là un avantage pour l’état russe, pour l’individu ; pour le peuple, cela ne change presque rien aux causes et aux conséquences économiques de l’émigration[23].

Dans un empire comme la Russie, où il y a des centaines, des millions d’hectares inoccupés, où il y a de vastes solitudes entièrement inhabitées, l’on ne saurait, s’écrie le prince Vasiltchikof, s’inquiéter du manque de terres. Dans un tel état, il est aisé de réparer toutes les injustices de la nature ou de la société, aisé de résoudre le problème, insoluble pour les vieux états de l’Occident, d’une équitable répartition du sol et de la richesse. En Russie, il y a assez de place et assez de richesses naturelles pour égaliser autant que possible les inégalités sociales, pour supprimer le prolétariat sans attenter aux droits de la propriété individuelle, des communes rurales ou du trésor.

La Russie ressemble en effet à l’une de ses riches communes bien dotées de terres, qui possèdent pour les nouvelles générations de vastes réserves territoriales. Si grandes qu’elles soient, ces réserves s’épuiseront pourtant un jour, et peut-être beaucoup plus tôt que ne le supposent les patriotes qui s’en laissent imposer par l’immensité des surfaces comprises dans l’empire. Quelque éloigné que semble le jour où la plus grande partie des terres seront occupées, ce jour viendra en Russie avec la propriété collective, comme en Amérique avec la propriété individuelle, et ce jour-là les deux modes de tenure du sol resteront en présence avec leurs avantages et leurs inconvéniens intrinsèques, sans que ni l’un ni l’autre puisse appeler à son secours l’émigration. Alors, si sa vie se prolonge jusque-là, sonnera l’heure critique pour la propriété collective mise de plus en plus à l’étroit par les progrès des générations. Compter sur une colonisation indéfinie pour faire vivre un mode de propriété, ce n’est au fond que reculer la difficulté. Quel que soit le mode de tenure du sol, les hommes ne sauraient tous être largement pourvus de terres que là où il y a beaucoup de terres et peu d’habitans.

Tout en faisant en Occident le procès de la propriété individuelle, le noble réformateur est prêt à la tolérer dans sa patrie, sinon pour le moujik, du moins pour le propriétaire foncier, le pomêchtchik, l’ancien seigneur de serfs. Ici la contradiction est peut-être plus apparente que réelle. A la noblesse ou au capital, le prince Vasiltchikof permet le mode de propriété aristocratique ou bourgeois, après que, grâce au mir, le patrimoine du peuple a été mis à l’abri de toutes les usurpations. L’écrivain russe se flatte qu’en conservant le domaine communal du paysan à côté du domaine héréditaire du noble où du marchand, la Russie échappera aux luttes de classes qui troublent l’Occident. C’est là pour beaucoup de Russes une sorte d’axiome incontesté, mais sur ce point encore nous craignons qu’ils ne se fassent illusion. S’il n’y a point aujourd’hui de luttes de classes en Russie, d’antagonisme entre le propriétaire et l’ouvrier, entre le travail et le capital, cela tient moins à l’existence du mir qu’à l’état social, religieux, intellectuel, du peuple russe. Le jour où les semences révolutionnaires que tant de jeunes mains travaillent à répandre sur le sol russe viendront à lever, ce jour-là le mode de propriété tant vanté des slavophiles serait un bien faible palladium pour la société russe. Le mir, tel qu’il existe aujourd’hui en Russie, avec toute une classe de propriétaires fonciers en dehors de lui, a en effet un grave inconvénient social, l’inconvénient de séparer la population rurale, comme la propriété, en deux catégories ou deux classes nettement tranchées. Tandis qu’en France il y a, du plus grand au plus petit détenteur du sol, une chaîne continue et graduée de propriétaires de tout rang et de toute fortune, en Russie le grand propriétaire, le pomêchtckik, qui demeure en dehors du mir, est entièrement séparé des communes de paysans, et par là même il est en quelque sorte désigné à leur jalousie et peut-être un jour à leurs convoitises. L’un des défauts de la commune russe, qu’on nous représente comme le plus sûr obstacle à la division de la société en classes hostiles, c’est précisément de la partager ostensiblement en deux classes ayant des intérêts différens, si ce n’est opposés.

Ce serait là un véritable danger pour l’avenir, si, grâce aux achats de terre faits par les paysans, il ne se formait peu à peu entre le pomèchtchik, le propriétaire foncier et le moujik des communes, une classe intermédiaire de petits propriétaires tenant à la fois à l’un et à l’autre. Ces paysans, qui sont en même temps membres du mir et, en dehors du mir, propriétaires individuels comme l’ancien seigneur et le marchand des villes, ces paysans, qui dans leur personne réunissent les deux modes de propriété, pourront servir de lien entre les deux classes séparées par la tenure du sol. Sans ce groupe intermédiaire qui devient d’année en année plus nombreux, la Russie ne saurait, croyons-nous, échapper longtemps à l’antagonisme des deux modes de propriété et aux luttes de classes que les révolutionnaires s’efforcent d’exciter chez elle.

En Russie, nous dit-on, il y a place pour tous les droits et les intérêts ; mais lorsque le paysan se trouvera à l’étroit dans le domaine communal, êtes-vous sûr de l’empêcher de jeter un œil de convoitise sur les domaines privés voisins ? Si des salons de Moscou ou de Pétersbourg, les spécieuses théories du prince Vasiltchikof sur l’appropriation du sol et sur le servage du salariat descendaient dans le peuple des campagnes, le paysan n’aurait pas de peine à démontrer à ses mondains instituteurs qu’en Russie, tout comme en Occident, la propriété personnelle héréditaire est un mal et une iniquité et que le sol national doit tout entier appartenir à ceux qui le cultivent de leurs bras. De telles idées sont encore d’ordinaire étrangères au moujik ; elles se sont cependant déjà rencontrées sous une forme plus ou moins vague chez quelques-unes des sectes populaires et elles sont fort répandues parmi les hommes qui s’attribuent vis-à-vis du peuple une sorte d’apostolat révolutionnaire ; c’est par là qu’ils espèrent avoir prise sur lui, et c’est pour cela qu’ils se présentent à lui avec la devise de terre et liberté (zemlia i volia). Et de fait, si le socialisme, si la révolution a jamais quelque chance de se faire accueillir du moujik, ce sera sous le couvert de la commune ; au lieu de fermer à jamais aux révolutionnaires la porte de l’izba du villageois, le mir pourrait un jour la leur ouvrir. Ce sera au nom du mir, qu’on nous représente comme la sauvegarde de la société, que le paysan sera invité à s’arrondir et à faire rentrer toutes les terres dans le domaine communal. La commune russe telle qu’elle existe dans l’ancienne Moscovie est en effet un facile moyen de s’emparer du sol au profit des masses, c’est le seul procédé pratique encore connu pour appliquer à la terre les théories du partage égal sans voir l’inégalité renaître du partage même. Ailleurs le plus grand obstacle à toute tentative communiste de ce genre est dans les mœurs ; or, grâce au mir, les mœurs du peuple russe n’y font point obstacle ; aussi oserons-nous dire que s’il doit y avoir quelque part une révolution agraire, elle ne saurait trouver un champ mieux préparé que la Russie.

Pour nous, cette vérité est si évidente que nous n’y insisterons pas davantage ; nous souhaitons seulement que les faits ne la rendent jamais trop manifeste. Les Russes se plaisent à nous représenter le mir et la propriété collective comme un remède souverain, un spécifique infaillible contre le socialisme et le communisme ; cela peut être vrai ; mais, si le mir a cette vertu, c’est conformément à la méthode qui, pour préserver d’une maladie, l’inoculait. On pourrait dire qu’avec la commune russe, le communisme, ou mieux le socialisme agraire, a été inoculé à la Russie, et que, grâce au mir, il circule inconsciemment dans ses veines et dans son sang. Le virus, à cette dose, restera-t-il toujours inoffensif ? Sera-ce un préservatif contre la contagion du dehors, ou, au contraire, déterminera-t-il un jour dans l’organisme social des désordres inattendus et des troubles graves ? L’avenir nous l’apprendra. En attendant, c’est là pour les sociétés un mode de traitement dont les gens prudens n’oseraient leur conseiller l’essai, de peur de leur faire prendre le mal dont elles voudraient se défendre.


V

Pourquoi une telle institution est-elle représentée par des hommes instruits et éclairés comme l’ancre de salut des sociétés humaines ? Est-ce toujours uniquement pour son mérite intrinsèque ? Non, assurément ; dans tous leurs panégyriques de la propriété collective, les écrivains russes ont une autre raison qui, à leur insu, est souvent la principale : c’est qu’il s’agit là d’une institution nationale, russe, slave, ou du moins considérée comme telle[24]. Ainsi s’explique le pieux enthousiasme, l’espèce de religieuse ferveur qu’inspire la tenure collective du sol à tant des écrivains les plus distingués de la Russie, aux Samarine, aux Kavéline, aux Vasiltchikof ; chez ce dernier, selon l’ingénieuse image d’un compatriote, sous la blouse ouvrière du socialiste on aperçoit le caftan de velours du boïar moscovite. C’est le besoin d’exalter le mir du moujik qui entraine involontairement et presque inconsciemment tant de Russes, de penchans d’ailleurs fort divers, à des conclusions ou à des spéculations à demi socialistes. Dans ce mélange des lieux communs du socialisme occidental et des traditions slavophiles, les premiers ne sont souvent pour les secondes qu’un ornement d’un goût douteux, une parure voyante destinée à leur attirer l’attention et l’admiration du vulgaire. En associant leurs institutions communales à des idées sophistiques et paradoxales, certains Russes oublient trop qu’aux yeux des esprits sobres, ils compromettent le mir au lieu de le recommander.

Ce bizarre accouplement, assez fréquent en Russie, de l’esprit slavophile et des rêveries socialistes, n’est pas aussi contre nature qu’il le semble au premier abord. La dangereuse séduction qu’exercent parfois sur l’austère slavophilisme russe les grossiers appâts du socialisme moderne a été admirablement expliquée par MM. Tchitchérine et Guerrier[25]. Entre ces deux directions au fond si opposées, entre le novateur socialiste essentiellement cosmopolite et sans patrie, qui rêve la destruction des frontières nationales aussi bien que le renversement des bornes privées, et le slavophile conservateur et orthodoxe, épris des traditions nationales, qui se montre partout jaloux de la gloire de son pays et défiant du dehors, il y a un lien caché : c’est le dédain de la civilisation moderne, c’est une commune aversion pour la société européenne, que l’un attaque au nom d’un avenir d’utopies irréalisables, l’autre au nom d’un passé presque aussi chimérique. Là est le terrain sur lequel se rencontrent socialiste et slavophile, quand tous deux frappent de leurs anathèmes la science bourgeoise de l’Occident. Ainsi s’explique comment, dans leur joie de rencontrer chez cet Occident si redouté un ennemi intérieur, des conservateurs russes font parfois au socialisme de si singulières avances et parfois même semblent prendre à tâche de lui préparer les voies, tout en déclarant doctrinalement que la Russie n’a rien à redouter de l’ennemi domestique de l’Occident. Il semble cependant que les désordres des dernières années aient dû démontrer aux plus optimistes que les traditions slaves et la propriété collective ne sont point un préservatif assuré contre la contagion révolutionnaire.

Tous les peuples éprouvent à certains momens de leur histoire le besoin de croire en eux-mêmes, en leur force, en leur mission, le besoin de s’affirmer, de se glorifier vis-à-vis de l’étranger. La Russie est depuis la dernière guerre dans un de ces momens de fièvre et d’exaltation patriotique, où tout ce qui paraît national est par cela seul passionnément applaudi. Aussi le slavophilisme, qui n’est autre chose que l’apothéose de la nationalité russe, le slavophilisme qui, avant 1877, était endormi ou languissant, est-il redevenu tout à coup plus vivant et plus fort que jamais. Il avait pour sa part contribué à entraîner la nation et le gouvernement dans la campagne d’Orient, et cette campagne, en partie provoquée par lui, lui a momentanément rendu une vigueur qu’il n’aurait pu puiser dans la paix. La guerre au profit des Slaves du Balkan a naturellement tourné au profit des prophètes et des croyans du slavophilisme moscovite. Les grands événemens du dehors ont eu leur contre-coup à l’intérieur, les batailles livrées pour les Bulgares ont au nord du Pruth remis en honneur tout ce qui de nom ou d’apparence est slave, comme en Allemagne la lutte contre Napoléon avait remis à la mode tout ce qui semblait germanique. La dernière guerre d’Orient a eu pour la Russie de nombreuses et multiples conséquences ; l’une des moins prévues peut-être, c’est qu’elle a, temporairement au moins, consolidé le mir du moujik. Ainsi s’explique en partie le grand succès de l’ouvrage du prince Vasiltchikof ; sans être précisément slavophile, le brillant écrivain caressait dans ce qu’il avait de plus sensible l’amour-propre de ses compatriotes.

Le slavophilisme était né, sous le règne de Nicolas, d’une violente et légitime révolte contre le long servage intellectuel du XVIIIe siècle. En rendant à la Russie le respect et le goût de son histoire et de ses antiquités nationales, en ramenant l’attention et l’affection des hautes classes sur le moujik et le peuple des campagnes, en servant de contre-poids aux copistes systématiques de l’Occident, ou aux novateurs de la bureaucratie pétersbourgeoise, les slavophiles ont rendu à leur patrie un incontestable service. Grâce à eux la Russie a recouvré sa conscience nationale qui menaçait de s’oblitérer sous un vain et stérile cosmopolitisme. À son heure, le slavophilisme a pu être pour la vie russe une utile et salutaire réaction du dedans contre le dehors, mais, comme tout mouvement de ce genre, il risque par son triomphe de devenir un inconvénient et un danger. Pour les peuples plus encore que pour l’individu, le sentiment de la personnalité et l’estime de soi-même sont une grande force, mais à la condition que le sentiment national surexcité ne dégénère pas en une sorte de chauvinisme intellectuel ou de protectionnisme moral, à la condition que l’orgueil patriotique ne devienne pas, comme en Chine, au lieu d’un stimulant à l’activité, un soporifique qui alanguit l’esprit public et engourdit la société. Quand il va jusqu’à l’insouciance ou au dédain de l’étranger, le sentiment national devient pour les peuples, quelque grands qu’ils soient, le plus mauvais des conseillers ; mais, dans aucun pays, cette admiration exclusive de soi-même, cette propre apothéose ne saurait être plus pernicieuse qu’en Russie. Dans ses aberrations les plus outrées, le slavophile le moins mesuré n’est pas plus ridicule que le patriote allemand qui, dans le vaste monde moderne, n’aperçoit que la culture allemande, la science germanique, l’influence teutonique ; mais, des deux, le slavophile est certainement le plus mal inspiré pour son pays, car en prêchant le mépris de l’Occident et des peuples d’où sont sortis l’art, la science et toute la civilisation moderne, il risque d’apprendre à la Russie le dédain de la science, de la liberté, de la civilisation et du progrès même.

Les excès du slavophilisme prêtent à une observation d’un autre genre par laquelle nous terminerons. Quand, sous prétexte de mettre en lumière l’originalité méconnue de leur patrie, les Russes ne se contentent point d’accentuer les traits réels de leur individualité nationale, quand ils prétendent mettre l’histoire et la culture russes, le génie et la société slaves en complète opposition, en antagonisme radical avec la civilisation européenne, ils en viennent sans y prendre garde à la même thèse, aux mêmes conclusions que leurs adversaires et leurs contempteurs du dehors. Le slavophile de Moscou donne alors la main aux russophobes de Londres ou de Pesth qui représentent le Moscovite comme foncièrement étranger à la civilisation européenne et aussi incapable de se l’approprier que l’Ottoman de Stamboul. A force d’exagération dans la louange ou dans le dénigrement, les deux extrêmes opposés en viennent ainsi à se toucher. Un tel rapprochement n’a pas, croyons-nous, de quoi flatter le patriotisme bien entendu des Russes, car la civilisation occidentale a traversé assez de crises, elle a pris assez de force jusqu’au milieu de ses révolutions pour n’avoir guère à redouter les dédains de ceux qui prétendent lui demeurer étrangers, que de pareilles prétentions viennent de Stamboul, de Pékin ou d’ailleurs.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. MM. Guerrier et Tchitchérine, Rousskii dilettantism, ont fort bien montré ne que soutenait d’erreur cette théorie démodée, encore fort répandue en Russie.
  2. Si restreint qu’il soit, le nombre des propriétaires fonciers dans les Iles britanniques est en réalité plus grand qu’on ne le supposait naguère. D’après les returns officiels publiés en 1876, il y aurait dans les trois royaumes, en dehors du district de la métropole, 1,173,600 personnes ayant part à la propriété foncière. Sur ce nombre, il est vrai, plus de 852,000 possédaient moins de 1 acre (40 ares 46 centiares) et n’avaient chacune en moyenne que 8 ares et demi, soit le terrain d’une maison et d’un jardin. Les landowners, les propriétaires ruraux, ne dépassaient pas le chiffre de 321,000, et parmi eux 10,000 environ détenaient à eux seuls les deux tiers de la surface totale.
  3. Voyez par exemple : Systems of Land tenure in various countries (publication du Cobden-Club), the Land Laws of England.
  4. MM. Guerrier et Tchitchérine ont fort bien rétabli a cet égard la vérité historique dans leur Rousskii dilettantism, p. 131-140. Voyez aussi Sugenheim : Geschichte der Aufhebung der Leibeigenschaft, et dans les Systems of Land tenure in various countries, the agrarian legislation of Prussia.
  5. D’après les chiffres donnés par le prince Vasiltchikof même (t. I, p. 264) dans la Prusse, le pays classique de la Ritterschaft, sur 100 millions de morgen de terres utiles comprises dans le royaume avant 1866, les Rittergutsbesitzer n’en possédaient pas 28 millions, et les communes de villageois, les Landgemeinden, en possédaient 53 millions. Le reste appartenait à l’état, aux villes, à des propriétaires non nobles, etc.
  6. Un usage analogue se rencontre, croyons-nous, dans certaines communes du sud de l’Irlande. Dans le comté de Kent, la seule région de l’Angleterre où prévaut encore la coutume du partage égal, le plus jeune fils avait un privilège pour la maison paternelle. En d’autres pays se retrouvent encore des traces de ce droit des derniers nés qui est peut-être plus naturel que le droit de primogéniture, car les aînés sont les premiers en état de se suffire et de travailler à leur compte.
  7. C’est du reste à peu près ce que proposent M. Le Play et son école dans leurs plans de réforme sociale.
  8. Ces chiffres, dont nous ne prenons pas la responsabilité, sont ceux admis par le prince Vasiltchikof lui-même ou par les auteurs cités par lui.
  9. L’auteur cite particulièrement M. Léonce de Lavergne dans son Économie rurale de la France, et M. A. Legoyt dans son livre sur la France et l’étranger (1863), et entre ces deux écrivains, dont les calculs sont presque également anciens, le prince Vasiltchikof s’appuie de préférence sur M. Legoyt parce que les chiffres donnés par ce dernier se prêtent le plus aisément à ses vues.
  10. Pour la France, l’auteur fixe cette espèce d’étalon de la propriété entre dix et quinze hectares par famille, selon les régions, soit en moyenne trois hectares par tête d’habitant en donnant, comme lui, à la famille française une moyenne de 3,83 âmes, en gros quatre personnes.
  11. Le nombre des exploitations agricoles est en effet fort inférieure au nombre des propriétaires fonciers. Dans la Statistique de la France (1875), t. ii, chap. xii, M. Maurice Block comptait 3,225,800 exploitations agricoles qui se divisaient selon l’étendue de la façon suivante :
    De 0 à 5 hectares 1,815,000 De 20 à 30 hectares 176,000
    De 5 à 10 — 620,000 De 30 à 40 — 95,000
    De 10 à 20 — 364,000 Au-dessus de 40 h. 154,000


    Le recensement de 1876 qui inscrit pour l’agriculture 3,905,000 patrons et chefs d’emplois semble, il est vrai, relever notablement le chiffre des exploitations agricoles.

  12. D’après les documens officiels (Statistique de la France : Résultats généraux du dénombrement de 1862), il y avait 3,799,000 propriétaires fonciers dont 3,740,000 cultivateurs. Sur ce nombro, 1,751,000, soit près de la moitié, ne cultivaient que leurs propres terres, 850,000 affermaient en outre des terres d’autrui et 1,134,000 seulement, soit beaucoup moins du tiers, travaillaient aussi comme ouvriers à gages. D’après les documens les plus récens (Statistique de la France : Résultats généraux du dénombrement de 1876. Paris, 1878), la population agricole totale s’élevait à 18,968,000 individus se répartissant ainsi :
    1° Propriétaires cultivant eux-mêmes leurs terres, 10,620,000 soit 56 p. cent.
    2° Fermiers, colons et métayers, 5,708,000 soit 30 —
    3° Professions agricoles diverses (vignerons, bûcherons, maraîchers, etc.) 2,639,000 soit 13 —


    Pour la population agricole active, le même recensement de 1876 inscrit 3,905,000 patrons ou chefs d’emplois, 136,000 employés, 967,000 ouvriers et 1,626,000 journaliers des deux sexes, ce qui d’après la statistique officielle donne près de 59 pour cent de patrons contre 2 et demi pour cent d’employés et seulement, 39 pour cent de salariés, ouvriers ou journaliers. Il est vrai que cette proportion ne nous parait pas exacte parce qu’on l’a établie en dehors des domestiques des deux sexes (1,325,000) compris dans la population agricole inactive.

  13. En Belgique, où le régime de la propriété est le même qu’en France, l’augmentation croissante du nombre des propriétaires a été mise en lumière par la statistique officielle. L’on comptait dans le royaume, en 1846, 5,500,000 parcelles et 758,000 propriétaires ; en 1865, 6,207,000 parcelles et 1,069,000 propriétaires ; en 1876, 6,447,000 parcelles et 1,131,000 propriétaires.
  14. D’après les calculs de M. de Foville (Économiste français, année 1876), le salaire d’une journée d’homme dans les campagnes, qui en moyenne n’était vers 1840 que de 1 fr. 30 cent, et vers 1852 de 1 fr. 42 cent., était déjà en 1875 de 2 francs.
  15. A cet égard, les vues et les calculs du prince Vasiltchikef sa trouvent en contradiction avec les faits les plus récens. Selon loi, le prix des immeubles progresse dans l’Europe occidentale beaucoup plus rapidement que le taux des salaires ; or, si cela a pu être vrai durant la première moitié du siècle, en France, cela est depuis longtemps faux. C’est le contraire qui est la vérité.
  16. M. Émile de Laveleye, par exemple, a dit dans une belle étude sur la propriété belge, écrite pour le Cobden-Club : La propriété est le complément essentiel de la liberté. Sans propriété l’homme n’est pas libre, quelques droits que lui confère la constitution politique. Homme libre politiquement, il n’est socialement qu’un serf (a bondsman). — Systems of Land tenure in various countries, page 237.
  17. Voyez la Revue du 15 novembre 1876.
  18. MM. Guerrier et Tchitchérine, Rousskii dilettantism, chapitre IX.
  19. Voyez la Revue du 15 novembre 1876.
  20. Nous croyons savoir que l’écrivain russe prépare en ce moment, sur l’économie rurale en Russie, un ouvrage nouveau où, n’étant plus gêné par l’esprit de système, il sera plus à l’aise pour nous faire part de ses connaissances spéciales et de ses observations personnelles.
  21. On sait qu’on a vu là, non sans raison, une des causes qui rendent la population de la France presque stationnaire. Le même phénomène peut se signaler en d’autres pays dans des circonstances analogues. En Belgique, par exemple, M. E. de Laveleye a remarqué que les deux provinces du royaume où la propriété est la plus divisée, les Flandres, sont celles où l’accroissement de la population est le moins rapide. La Suisse donnerait lieu à des observations du même genre.
  22. Avec le temps, on pourrait voir on Russie ce qui se voit déjà à Java avec un régime de terre analogue. Voyez l’ouvrage de M. E. de Laveleye sur la Propriété et ses formes primitives.
  23. La chose est si manifeste que le prince Vasiltchikof propose d’appliquer à la colonisation russe les règles adoptées en pareille matière par les Anglais et les Américains. Oubliant tous ses principes, il engage le gouvernement impérial à vendre les terres libres du Caucase ou de l’Oural à des particuliers, au risque de livrer toutes ces colonies russes à l’exploitation du capital et à l’oligarchie foncière en même temps qu’à la propriété privée héréditaire. Pour sauver dans le présent la Russie européenne du prolétariat et des maux inséparables de notre mode de tenure du sol, il sacrifie la Russie d’Asie et l’avenir de l’empire.
  24. Le prince Vasiltchikof s’efforce longuement de prouver que le mode de propriété en usage dans le mir russe est propre aux Slaves et en même temps qu’il a été général chez tous les peuples de cette race qui ont échappé à l’influence germanique. MM. Guerrier et Tchitchérine (p. 165-170) ont montré de nouveau combien ces deux opinions semblent peu fondées scientifiquement.
  25. Rouskii dilettantism i obchtchînoé zemlevladénié.