Le Sicilien ou l’Amour peintre
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Scène I - Scène II - Scène III - Scène IV |
Personnages
Adraste, gentilhomme françois, amant d’Isidore.
Dom Pèdre, Sicilien, amant d’Isidore.
Isidore, Grecque, esclave de Dom Pèdre.
Climène, sœur d’Adraste.
Hali, valet d’Adraste.
Le Sénateur.
Les Musiciens.
Troupe d’esclaves.
Troupe de Maures.
Deux laquais.
Scène I
modifierHali, Musiciens
Hali, aux Musiciens.
Chut… N’avancez pas davantage, et demeurez dans cet endroit, jusqu’à ce que je vous appelle. Il fait noir comme dans un four : le ciel s’est habillé ce soir en Scaramouche et je ne vois pa s une étoile qui montre le bout de son nez. Sotte condition que celle d’un esclave ! de ne vivre jamais pour soi, et d’être toujours tout entier aux passions d’un maître ! de n’être réglé que par ses humeurs, et de se voir réduit à faire ses propres affaires de tous les soucis qu’il peut prendre ! Le mien me fait ici épouser ses inquiétudes ; et parce qu’il est amoureux, il faut que, nuit et jour, je n’aie aucun repos. Mais voici des flambeaux, et sans doute c’est lui.
Scène II
modifierAdraste et deux laquais, Hali
Adraste
Est-ce toi, Hali ?
Hali
Et qui pourroit-ce être que moi ? A ces heures de nuit, hors vous et moi, Monsieur, je ne crois pas que personne s’avise de courir maintenant les rues.
Adraste
Aussi ne crois-je pas qu’on puisse voir personne qui sente dans son cœur la peine que je sens. Car, enfin, ce n’est rien d’avoir à combattre l’indifférence ou les rigueurs d’une beauté qu’on aime : on a toujours au moins le plaisir de la plainte et la liberté des soupirs ; mais ne pouvoir trouver aucune occasion de parler à ce qu’on adore, ne pouvoir savoir d’une belle si l’amour qu’inspirent ses yeux est pour lui plaire ou lui déplaire, c’est la plus fâcheuse, à mon gré, de toutes les inquiétudes ; et c’est où me réduit l’incommode jaloux qui veille, avec tant de souci, sur ma charmante Grecque et ne fait pas un pas sans la traîner à ses côtés.
Hali
Mais il est en amour plusieurs façons de se parler ; et il me semble, à moi que vos yeux et les siens, depuis près de deux mois, se sont dit bien des choses.
Adraste
Il est vrai qu’elle et moi souvent nous nous sommes parlé des yeux ; mais comment reconnoître que, chacun de notre côté, nous ayons comme il faut expliqué ce langage ? Et que sais-je, après tout, si elle entend bien tout ce que mes regards lui disent ? et si les siens me disent ce que je crois parfois entendre ?
Hali
Il faut chercher quelque moyen de se parler d’autre manière.
Adraste
As-tu là tes musiciens ?
Hali
Oui.
Adraste
Fais-les approcher. Je veux, jusques au jour, les faire ici chanter, et voir si leur musique n’obligera point cette belle à paroître à quelque fenêtre.
Hali
Les voici. Que chanteront-ils ?
Adraste
Ce qu’ils jugeront de meilleur.
Hali
Il faut qu’ils chantent un trio qu’ils me chantèrent l’autre jour.
Adraste
Non, ce n’est pas ce qu’il me faut.
Hali
Ah ! Monsieur, c’est du beau bécarre.
Adraste
Que diantre veux-tu dire avec ton beau bécarre ?
Hali
Monsieur, je tiens pour le bécarre : vous savez que je m’y con nois. Le bécarre me charme : hors du bécarre, point de salut en harmonie. Ecoutez un peu ce trio.
Adraste
Non : je veux quelque chose de tendre et de passionné, quelque chose qui m’entretienne dans une douce rêverie.
Hali
Je vois bien que vous êtes pour le bémol ; mais il y a moyen de nous contenter l’un l’autre. Il faut qu’ils vous chantent une certaine scène d’une petite comédie que je leur ai vu essayer. Ce sont deux bergers amoureux, tous remplis de langueur, qui, sur le bémol, viennent séparément faire leurs plaintes dans un bois, puis se découvrent l’un à l’autre la cruauté de leurs maîtresses ; et là-dessus vient un berger joyeux, avec un bécarre admirable, qui se moque de leur foiblesse.
Adraste
J’y consens. Voyons ce que c’est.
Hali
Voici, tout juste, un lieu propre à servir de scène ; et voilà deux flambeaux pour éclairer la comédie.
Adraste
Place-toi contre ce logis, afin qu’au moindre bruit que l’on fera dedans, je fasse cacher les lumières.
Scène III
modifierChantée par trois musiciens
Premier musicien
Si du triste récit de mon inquiétude
Je trouble le repos de votre solitude,
Rochers, ne soyez point fâchés.
Quand vous saurez l’excès de mes peines secrètes,
Tout rochers que vous êtes,
Vous en serez touchés.
Second musicien
Les oiseaux réjouis, dès que le jour s’avance,
Recommencent leurs chants dans ces vastes forêts ;
Et moi j’y recommence
Mes soupirs languissants et mes tristes regrets.
Ah ! mon cher Philène.
Premier musicien
Ah ! mon cher Tirsis.
Second musicien
Que je sens de peine !
Premier musicien
Que j’ai de soucis !
Second musicien
Toujours sourde à mes vœux est l’ingrate Climène.
Premier musicien
Cloris n’a point pour moi de regards adoucis.
Tous deux
O loi trop inhumaine !
Amour, si tu ne peux les contraindre d’aimer,
Pourquoi leur laisses-tu le pouvoir de charmer ?
Troisième musicien
Pauvres amants, quelle erreur
D’adorer des inhumaines !
Jamais les âmes bien saines
Ne se payent de rigueur ;
Et les faveurs sont les chaînes
Qui doivent lier un cœur.
On voit cent belles ici
Auprès de qui je m’empresse :
A leur vouer ma tendresse
Je mets mon plus doux souci ;
Mais, lors que l’on est tigresse,
Ma foi ! je suis tigre aussi.
Premier et second musicien
Heureux, hélas ! qui peut aimer ainsi !
Hali
Monsieur, je viens d’ouïr quelque bruit au dedans.
Adraste
Qu’on se retire vite, et qu’on éteigne les flambeaux.
Scène IV
modifierDom Pèdre, Adraste, Hali
Dom Pèdre, sortant en bonnet de nuit et robe de chambre, avec une épée sous son bras.
Il y a quelque temps que j’entends chanter à ma porte ; et, sans doute, cela ne se fait pas pour rien. Il faut que, dans l’obscurité, je tâche à découvrir quelles gens ce peuvent être.
Adraste
Hali !
Hali
Quoi ?
Adraste
N’entends-tu plus rien ?
Hali
Non. (Dom Pèdre est derrière eux, qui les écoute.)
Adraste
Quoi ? tous nos efforts ne pourront obtenir que je parle un moment à cette aimable Grecque ? et ce jaloux maudit, ce traître de Sicilien, me fermera toujours tout accès auprès d’elle ?
Hali
Je voudrois, de bon cœur, que le diable l’eût emporté, pour la fatigue qu’il nous donne, le fâcheux, le bourreau qu’il est. Ah ! si nous le tenions ici, que je prendrois de joie à venger sur son dos tous les pas inutiles que sa jalousie nous fait faire !
Adraste
Si faut-il bien pourtant trouver quelque moyen, quelque invention, quelque ruse, pour attraper notre brutal : j’y suis trop engagé pour en avoir le démenti ; et quand j’y devrois employer…
Hali
Monsieur, je ne sais pas ce que cela veut dire, mais la p orte est ouverte ; et si vous le voulez, j’entrerai doucement pour découvrir d’où cela vient. (Dom Pèdre se retire sur sa porte.)
Adraste
Oui, fais ; mais sans faire de bruit ; je ne m’éloigne pas de toi. Plût au Ciel que ce fût la charmante Isidore !
Dom Pèdre, lui donnant sur la joue.
Qui va là ?
Hali, lui faisant de même.
Ami.
Dom Pèdre
Holà ! Francisque, Dominique, Simon, Martin, Pierre, Thomas, Georges, Charles, Barthélemy : allons, promptement, mon épée, ma rondache, ma hallebarde, mes pistolets, mes mousquetons, mes fusils ; vite, dépêchez, allons, tue, point de quartier.
Scène V
modifierAdraste, Hali
Adraste
Je n’entends remuer personne. Hali ? Hali ?
Hali, caché dans un coin.
Monsieur.
Adraste
Où donc te caches-tu ?
Hali
Ces gens sont-ils sortis ?
Adraste
Non : personne ne bouge.
Hali, en sortant d’où il étoit caché.
S’ils viennent, ils seront frottés.
Adraste
Quoi ? tous nos soins seront donc inutiles ? Et toujours ce fâcheux jaloux se moquera de nos desseins.
Hali
Non : le courroux du point d’honneur me prend ; il ne sera pas dit qu’on triomphe de mon adresse ; ma qualité de fourbe s’indigne de tous ces obstacles, et je prétends faire éclater les talents que j’ai eus du Ciel.
Adraste
Je voudrois seulement que, par quelque moy en, par un billet, par quelque bouche, elle fût avertie des sentiments qu’on a pour elle, et savoir les siens là-dessus. Après, on peut trouver facilement les moyens…
Hali
Laissez-moi faire seulement : j’en essayerai tant de toutes les manières, que quelque chose enfin nous pourra réussir. Allons, le jour paroît ; je vais chercher mes gens, et venir attendre, en ce lieu, que notre jaloux sorte.
Scène VI
modifierDom Pèdre, Isidore
Isidore
Je ne sais pas quel plaisir vous prenez à me réveiller si matin ; cela s’ajuste assez mal, ce me semble, au dessein que vous avez pris de me faire peindre aujourd’hui ; et ce n’est guère pour avoir le teint frais et les yeux brillants que se lever ainsi dès la pointe du jour.
Dom Pèdre
J’ai une affaire qui m’oblige à sortir à l’heure qu’il est.
Isidore
Mais l’affaire que vous avez eût bien pu se passer, je crois, de ma présence ; et vous pouviez, sans vous incommoder, me laisser goûter les douceurs du sommeil du matin.
Dom Pèdre
Oui ; mais je suis bien aise de vous voir toujours avec moi. Il n’est pas mal de s’assurer un peu contre les soins des surveillants ; et cette nuit encore, on est venu chanter sous nos fenêtres.
Isidore
Il est vrai ; la musique en étoit admirable.
Dom Pèdre
C’étoit pour vous que cela se faisoit ?
Isidore
Je le veux croire ainsi, puisque vous me le dites.
Dom Pèdre
Vous savez qui étoit celui qui donnoit cette sérénade ?
Isidore
Non pas ; mais, qui que ce puisse être, je lui suis obligée.
Dom Pèdre
Obligée !
Isidore
Sans doute, puisqu’il cherche à me divertir.
Dom Pèdre
Vous trouvez donc bon qu’on vous aime ?
Isidore
Fort bon. Cela n’est jamais qu’obligeant.
Dom Pèdre
Et vous voulez du bien à tous ceux qui prennent ce soin ?
Isidore
Assurément.
Dom Pèdre
C’est dire fort net ses pensées.
Isidore
A quoi bon de dissimuler ? Quelque mine qu’on fasse, on est toujours bien aise d’être aimée : ces hommages à nos appas ne sont jamais pour nous déplaire. Quoi qu’on en puisse dire, la grande ambition des femmes est, croyez-moi, d’inspirer de l’amour. Tous les soins qu’elles prennent ne sont que pour cela ; et l’on n’en voit point de si fière qui ne s’applaudisse en son cœur des conquêtes que font ses yeux.
Dom Pèdre
Mais si vous prenez, vous, du plaisir à vous voir aimée, savez-vous bien, moi qui vous aime, que je n’y en prends nullement ?
Isidore
Je ne sais pas pourquoi cela ; et si j’aimois quelqu’un, je n’aurois point de plus grand plaisir que de le voir aimé de tout le monde. Y a-t-il rien qui marque davantage la beauté du choix que l’on fait ? et n’est-ce pas pour s’applaudir, que ce que nous aimons soit trouvé fort aimable ?
Dom Pèdre
Chacun aime à sa guise, et ce n’est pas là ma méthode. Je serai fort ravi qu’on ne vous trouve point si belle, et vous m’obligerez de n’affecter point tant de la paroître à d’autres yeux.
Isidore
Quoi ? jaloux de ces choses-là ?
Dom Pèdre
Oui, jaloux de ces choses-là, mais jaloux comme un tigre, et, si voulez : comme un diable. Mon amour vous veut toute à moi ; sa délicatesse s’offense d’un souris, d’un regard qu’on vous peut arracher ; et tous les soins qu’on me voit prendre ne sont que pour fermer tout accès aux galants, et m’assurer la possession d’un cœur dont je ne puis souffrir qu’on me vole la moindre chose.
Isidore
Certes, voulez-vous que je dise ? vous prenez un mauvais parti ; et la possession d’un cœur est fort mal assurée, lorsqu’on prétend le retenir par force. Pour moi, je vous l’avoue, si j’étois galant d’une femme qui fût au pouvoir de quelqu’un, je mettrois toute mon étude à rendre ce quelqu’un jaloux, et l’obliger à veiller nuit et jour celle que je voudrois gagner. C’est un admirable moyen d’avancer ses affaires, et l’on ne tarde guère à profiter du chagrin et de la colère que donne à l’esprit d’une femme la contrainte et la servitude.
Dom Pèdre
Si bien donc que, si quelqu’un vous en contoit, il vous trouveroit disposée à recevoir ses vœux ?
Isidore
Je ne vous dis rien là-dessus. Mais les femmes enfin n’aiment pas qu’on les gêne ; et c’est beaucoup risquer que de leur montrer des soupçons, et de les tenir renfermées.
Dom Pèdre
Vous reconnoissez peu ce que vous me devez ; et il me semble qu’une esclave que l’on a affranchie, et dont on veut faire sa femme…
Isidore
Quelle obligation vous ai-je, si vous changez mon esclavage en un autre beaucoup plus rude ? si vous ne me laissez jouir d’aucune liberté, et me fatiguez, comme on voit, d’une garde continuelle ?
Dom Pèdre
Mais tout cela ne part que d’un excès d’amour.
Isidore
Si c’est votre façon d’aimer, je vous prie de me haïr.
Dom Pèdre
Vous êtes aujourd’hui dans une humeur désobligeante ; et je pardonne ces paroles au chagrin où vous pouvez être de vous être levée matin.
Scène VII
modifierDom Pèdre, Hali, Isidore (Hali faisant plusieurs révérences à Dom Pèdre.)
Dom Pèdre
Trêve aux cérémonies. Que voulez-vous ?
Hali
(Il se retourne devers Isidore, à chaque parole qu’il dit à Dom Pèdre, et lui fait des signes pour lui faire connoître le dessein de son maître.)
Signor (avec la permission de la Signore), je vous dirai (avec la permission de la Signore) que je viens vous trouver (avec la permission de la Signore), pour vous prier (avec la permission de la Signore) de vouloir bien (avec la permission de la Signore)…
Dom Pèdre
Avec la permission de la Signore, passez un peu de ce côté.
Hali
Signor, je suis un virtuose.
Dom Pèdre
Je n’ai rien à donner.
Hali
Ce n’est pas ce que je demande. Mais comme je me mêle un peu de musique et de danse, j’ai instruit quelques esclaves qui voudroient bien trouver un maître qui se plût à ces choses ; et comme je sais que vous êtes une personne considérable, je voudrois vous prier de les voir et de les entendre, pour les acheter, s’ils vous plaisent, ou pour leur enseigner quelqu’un de vos amis qui voulût s’en accommoder.
Isidore
C’est une chose à voir, et cela nous divertira. Faites-les-nous venir.
Hali
Chala bala… Voici une chanson nouvelle, qui est du temps. Ecoutez bien. Chala bala.
Scène VIII
modifierHali et quatre esclaves, Isidore, Dom Pèdre (Hali chante dans cette scène et les esclaves dansent dans les intervalles de son chant.)
Hali chante.
D’un cœur ardent, en tous lieux
Un amant suit une belle ;
Mais d’un jaloux odieux
La vigilance éternelle
Fait qu’il ne peut que des yeux
S’entretenir avec elle :
Est-il peine plus cruelle
Pour un cœur bien amoureux ?
Chiribirida ouch alla !
Star bon Turca,
Non aver danara.
Ti voler comprara ?
Mi servi a ti,
Se pagar per mi ;
Far bona coucina,
Mi levar marina,
Far boller caldara.
Parlara, parlara :
Ti voler comprara ?
C’est un supplice, à tous coups,
Sous qui cet amant expire ;
Mais si d’un œil un peu doux
La belle voit son martyre,
Et consent qu’aux yeux de tous
Pour ses attraits il soupire,
Il pourroit bientôt se rire
De tous les soins du jaloux.
Chiribirida ouch alla !
Star bon Turca,
Non aver dànara.
Ti voler comprara ?
Mi servir a ti,
Se pagar per mi :
Far bona coucina,
Mi levar matina,
Far boller caldara.
Parlara, parlara ;
Ti voler comprara ?
Dom Pèdre
Savez-vous, mes drôles,
Que cette chanson
Sent pour vos épaules
Les coups de bâton ?
Chiribirida ouch alla !
Mi ti non comprara,
Ma ti bastonara,
Si ti non andara.
Andara, andara,
O ti bastonara.
Oh ! oh ! quels égrillards ! Allons, rentrons ici : j’ai changé de pensée ; et puis le temps se couvre un peu. (A Hali, qui paraît encore là.) Ah ! fourbe, que je vous y trouve !
Hali
Hé bien ! oui, mon maître l’adore ; il n’a point de plus grand desir que de lui montrer son amour ; et si elle y consent, il la prendra pour femme.
Dom Pèdre
Oui, oui, je la lui garde.
Hali
Nous l’aurons malgré vous.
Dom Pèdre
Comment ? coquin…
Hali
Nous l’aurons, dis-je, en dépit de vos dents.
Dom Pèdre
Si je prends…
Hali
Vous avez beau faire la garde : j’en ai juré, elle sera à nous.
Dom Pèdre
Laisse-moi faire, je t’attraperai sans courir.
Hali
C’est nous qui vous attraperons : elle sera notre femme, la chose est résolue. Il faut que j’y périsse, ou que j’en vienne à bout.
Scène IX
modifierAdraste, Hali
Hali
Monsieur, j’ai déjà fait quelque petite tentative ; mais je…
Adraste
Ne te mets point en peine ; j’ai trouvé par hasard tout ce que je voulois, et je vais jouir du bonheur de voir chez elle cette belle. Je me suis rencontré chez le peintre Damon, qui m’a dit qu’aujourd’hui il venoit faire le portrait de cette adorable personne ; et comme il est depuis longtemps de mes plus intimes amis, il a voulu servir mes feux, et m’envoie à sa place, avec un petit mot de lettre pour me faire accepter. Tu sais que de tout temps je me suis plu à la peinture, et que parfois je manie le pinceau, contre la coutume de France, qui ne veut pas qu’un gentilhomme sache rien faire : ainsi j’aurai la liberté de voir cette belle à mon aise. Mais je ne doute pas que mon jaloux fâcheux ne soit toujours présent, et n’empêche tous les propos que nous pourrions avoir ensemble ; et pour te dire vrai, j’ai, par le moyen d’une jeune esclave, un stratagème pour tirer cette belle Grecque des mains de son jaloux, si je puis obtenir d’elle qu’elle y consente.
Hali
Laissez-moi faire, je veux vous faire un peu de jour à la pouvoir entretenir. Il ne sera pas dit que je ne serve de rien dans cette affaire-là. Quand allez-vous ?
Adraste
Tout de ce pas, et j’ai déjà préparé toutes choses.
Hali
Je vais, de mon côté, me préparer aussi.
Adraste
Je ne veux point perdre de temps. Holà ! Il me tarde que je ne goûte le plaisir de la voir.
Scène X
modifierDom Pèdre, Adraste
Dom Pèdre
Que cherchez-vous, cavalier, dans cette maison ?
Adraste
J’y cherche le seigneur Dom Pèdre.
Dom Pèdre
Vous l’avez devant vous.
Adraste
Il prendra, s’il lui plaît, la peine de lire cette lettre.
Dom Pèdre lit.
Je vous envoie, au lieu de moi, pour le portrait que vous savez, ce gentilhomme françois, qui, comme curieux d’obliger les honnêtes gens, a bien voulu prendre ce soin, sur la proposition que je lui en ai faite. Il est, sans contredit, le premier homme du monde pour ces sortes d’ouvrages, et j’ai cru que je ne pouvois rendre un service plus agréable que de vous l’envoyer, dans le dessein que vous avez d’avoir un portrait achevé de la personne que vous aimez. Gardez-vous bien surtout de lui parler d’aucune récompense ; car c’est un homme qui s’en offenseroit, et qui ne fait les choses que pour la gloire et pour la réputation.
Dom Pèdre, parlant au François.
Seigneur François, c’est une grande grâce que vous me voulez faire’; et je vous suis fort obligé.
Adraste
Toute mon ambition est de rendre service aux gens de nom et de mérite.
Dom Pèdre
Je vais faire venir la personne dont il s’agit.
Scène XI
modifierIsidore, Dom Pèdre, Adraste et deux laquais
Dom Pèdre
Voici un gentilhomme que Damon nous envoie, qui se veut bien donner la peine de vous peindre. (Adraste baise Isidore en la saluant, et Dom Pèdre lui dit:) Holà ! Seigneur François, cette façon de saluer n’est point d’usage en ce pays.
Adraste
C’est la manière de France.
Dom Pèdre
La manière de France est bonne pour vos femmes ; mais, pour les nôtres, elle est un peu trop familière.
Isidore
Je reçois cet honneur avec beaucoup de joie. L’aventure me surprend fort, et pour dire le vrai, je ne m’attendois pas d’avoir un peintre si illustre.
Adraste
Il n’y a personne sans doute qui ne tînt à beaucoup de gloire de toucher à un tel ouvrage. Je n’ai pas grande habileté; mais le sujet, ici, ne fournit que trop de lui-même, et il y a moyen de faire quelque chose de beau sur un original fait comme celui-là.
Isidore
L’original est peu de chose:mais l’adresse du peintre en saura couvrir les défauts.
Adraste
Le peintre n’y en voit aucun ; et tout ce qu’il souhaite est d’en pouvoir représenter les grâces, aux yeux de tout le monde, aussi grandes qu’il les peut voir.
Isidore
Si votre pinceau flatte autant que votre langue, vous allez me faire un portait qui ne me ressemblera pas.
Adraste
Le Ciel, qui fit l’original, nous ôte le moyen d’en faire un portrait qui puisse flatter.
Isidore
Le Ciel, quoi que vous en disiez, ne…
Dom Pèdre
Finissons cela, de grâce, laissons les compliments, et songeons au portrait.
Adraste
Allons, apportez tout.
(On apporte tout ce qu’il faut pour peindre Isidore.)
Isidore
Où voulez-vous que je me place ?
Adraste
Ici. Voici le lieu le plus avantageux, et qui reçoit le mieux les vues favorables de la lumière que nous cherchons.
Isidore
Suis-je bien ainsi ?
Adraste
Oui. Levez-vous un peu, s’il vous plaît. Un peu plus de ce côté-là ; le corps tourné ainsi ; la tête un peu levée, afin que la beauté du cou paroisse. Ceci un peu plus découvert. (Il parle de sa gorge.) Bon. Là, un peu davantage. Encore tant soit peu.
Dom Pèdre
Il y a bien de la peine à vous mettre ; ne sauriez-vous vous tenir comme il faut ?
Isidore
Ce sont ici des choses toutes neuves pour moi ; et c’est à Monsieur à me mettre de la façon qu’il veut.
Adraste
Voilà qui va le mieux du monde, et vous vous tenez à merveilles. (La faisant tourner un peu devers lui.) Comme cela, s’il vous plaît. Le tout dépend des attitudes qu’on donne aux personnes qu’on peint.
Dom Pèdre
Fort bien.
Adraste
Un peu plus de ce côté ; vos yeux toujours tournés vers moi, je vous en prie ; vos regards attachés aux miens.
Isidore
Je ne suis pas comme ces femmes qui veulent, en se faisant peindre, des portraits qui ne sont point elles, et ne sont point satisfaites du peintre s’il ne les fait toujours plus belles que le jour. Il faudroit, pour les contenter, ne faire qu’un portrait pour toutes; car toutes demandent les mêmes choses : un teint tout de lis et de roses, un nez bien fait, une petite bouche, et de grands yeux vifs, bien fendus, et surtout le visage pas plus gros que le poing, l’eussent-elles d’un pied de large. Pour moi, je vous demande un portrait qui soit moi, et qui n’oblige point à demander qui c’est.
Adraste
Il seroit malaisé qu’on demandât cela du vôtre, et vous avez des traits à qui fort peu d’autres ressemblent. Qu’ils ont de douceurs et de charmes, et qu’on court de risque à les peindre !
Dom Pèdre
Le nez me semble un peu trop gros.
Adraste
J’ai lu, je ne sais où, qu’Apelle peignit autrefois une maîtresse d’Alexandre, et qu’il en devint, la peignant, si éperdument amoureux, qu’il fut près d’en perdre la vie : de sorte qu’Alexandre, par générosité, lui céda l’objet de ses vœux. (Il parle à Dom Pèdre.) Je pourrois faire ici ce qu’Apelle fit autrefois ; mais vous ne feriez pas peut-être ce que fit Alexandre.
Isidore
Tout cela sent la nation ; et toujours Messieurs les François ont un fonds de galanterie qui se répand partout.
Adraste
On ne se trompe guère à ces sortes de choses ; et vous avez l’esprit trop éclairé pour ne pas voir de quelle source partent les choses qu’on vous dit. Oui, quand Alexandre seroit ici, et que ce seroit votre amant, je ne pourrois m’empêcher de vous dire que je n’ai rien vu de si beau que ce que je vois maintenant, et que…
Dom Pèdre
Seigneur François, vous ne devriez pas, ce me semble, parler ; cela vous détourne de votre ouvrage. Adraste
Ah ! point du tout. J’ai toujours de coutume de parler quand je peins ; et il est besoin, dans ces choses, d’un peu de conversation, pour réveiller l’esprit, et tenir les visages dans la gaieté nécessaire aux personnes que l’on veut peindre.
Scène XII
modifierHali, vêtu en Espagnol, Dom Pèdre, Adraste, Isidore
Dom Pèdre
Que veut cet homme-là ? et qui laisse monter les gens sans nous en venir avertir ?
Hali
J’entre ici librement ; mais, entre cavaliers, telle liberté est permise. Seigneur, suis-je connu de vous ?
Dom Pèdre
Non, seigneur.
Hali
Je suis Dom Gilles d’Avalos, et l’histoire d’Espagne vous doit avoir instruit de mon mérite.
Dom Pèdre
Souhaitez-vous quelque chose de moi ?
Hali
Oui, un conseil sur un fait d’honneur. Je sais qu’en ces matières il est malaisé de trouver un cavalier plus consommé que vous ; mais je vous demande pour grâce que nous nous tirions à l’écart.
Dom Pèdre
Nous voilà assez loin.
Adraste, regardant Isidore.
Elle a les yeux bleus.
Hali
Seigneur, j’ai reçu un soufflet : vous savez ce qu’est un soufflet, lorsqu’il se donne à main ouverte, sur le beau milieu de la joue. J’ai ce soufflet fort sur le cœur : et je suis dans l’incertitude si, pour me venger de l’affront, je dois me battre avec mon homme, ou bien le faire assassiner.
Dom Pèdre
Assassiner, c’est le plus court chemin. Quel est votre ennemi ?
Hali
Parlons bas, s’il vous plaît.
Adraste, aux genoux d’Isidore, pendant que Dom Pèdre parle à Hali.
Oui, charmante Isidore, mes regards vous le disent depuis plus de deux mois, et vous les avez entendus : je vous aime plus que tout ce que l’on peut aimer, et je n’ai point d’autre pensée, d’autre but, d’autre passion, que d’être à vous toute ma vie.
Isidore
Je ne sais si vous dites vrai, mais vous persuadez.
Adraste
Mais vous persuadé-je jusqu’à vous inspirer quelque peu de bonté pour moi ?
Isidore
Je ne crains que d’en trop avoir.
Adraste
En aurez-vous assez pour consentir, belle Isidore, au dessein que je vous ai dit ?
Isidore
Je ne puis encore vous le dire.
Adraste
Qu’attendez-vous pour cela ?
Isidore
A me résoudre.
Adraste
Ah ! quand on aime, on se résoud bientôt.
Isidore
Hé bien ! allez, oui, j’y consens.
Adraste
Mais consentez-vous, dites-moi, que ce soit dès ce moment même ?
Isidore
Lorsqu’on est une fois résolu sur la chose, s’arrête-t-on sur le temps ?
Dom Pèdre, à Hali.
Voilà mon sentiment, et je vous baise les mains.
Hali
Seigneur, quand vous aurez reçu quelque soufflet, je suis homme aussi de conseil, et je pourrai vous rendre la pareille.
Dom Pèdre
Je vous laisse aller sans vous reconduire ; mais, entre cavaliers, cette liberté est permise.
Adraste
Non, il n’est rien qui puisse effacer de mon cœur les tendres témoignages…
(Dom Pèdre, apercevant Adraste qui parle de près à Isidore.)
Je regardois ce petit trou qu’elle a au côté du menton, et je croyois d’abord que ce fût une tache. Mais c’est assez pour aujourd’hui, nous finirons une autre fois. (Parlant à Dom Pèdre.) Non, ne regardez rien encore ; faites serrer cela, je vous prie. (A Isidore.) Et vous, je vous conjure de ne vous relâcher point, et de garder un esprit gai, pour le dessein que j’ai d’achever notre ouvrage.
Isidore
Je conserverai pour cela toute la gaieté qu’il faut.
Scène XIII
modifierDom Pèdre, Isidore
Isidore
Qu’en dites-vous ? ce gentilhomme me paroît le plus civil du monde, et l’on doit demeurer d’accord que les François ont quelque chose en eux de poli, de galant, que n’ont point les autres nations.
Dom Pèdre
Oui ; mais ils ont cela de mauvais, qu’ils s’émancipent un peu trop, et s’attachent, en étourdis, à conter des fleurettes à tout ce qu’ils rencontrent.
Isidore
C’est qu’ils savent qu’on plaît aux Dames par ces choses.
Dom Pèdre
Oui ; mais s’ils plaisent aux Dames, ils déplaisent fort aux Messieurs ; et l’on n’est point bien aise de voir, sur sa moustache, cajoler hardiment sa femme ou sa maîtresse.
Isidore
Ce qu’ils en font n’est que par jeu.
Scène XIV
modifierClimène, Dom Pèdre, Isidore
Climène, voilée.
Ah ! seigneur cavalier, sauvez-moi, s’il vous plaît, des mains d’un mari furieux dont je suis poursuivie. Sa jalousie est incroyable, et passe, dans ses mouvements, tout ce qu’on peut imaginer. Il va jusques à vouloir que je sois toujours voilée ; et pour m’avoir trouvée le visage un peu découvert, il a mis l’épée à la main, et m’a réduite à me jeter chez vous, pour vous demander votre appui contre son injustice. Mais je le vois paroître. De grâce, seigneur cavalier, sauvez-moi de sa fureur.
Dom Pèdre
Entrez là dedans avec elle, et n’appréhendez rien.
Scène XV
modifierAdraste, Dom Pèdre
Dom Pèdre
Hé quoi ? seigneur, c’est vous ? Tant de jalousie pour un François ? Je pensois qu’il n’y eût que nous qui en fussions capables.
Adraste
Les François excellent toujours dans toutes les choses qu’ils font ; et quand nous nous mêlons d’être jaloux, nous le sommes vingt fois plus qu’un Sicilien. L’infâme croit avoir trouvé chez vous un assuré refuge ; mais vous êtes trop raisonnable pour blâmer mon ressentiment. Laissez-moi, je vous prie, la traiter comme elle mérite.
Dom Pèdre
Ah ! de grâce, arrêtez. L’offense est trop petite pour un courroux si grand.
Adraste
La grandeur d’une telle offense n’est pas dans l’importance des choses que l’on fait : elle est à transgresser les ordres qu’on nous donne ; et sur de pareilles matières, ce qui n’est qu’une bagatelle devient fort criminel lorsqu’il est défendu.
Dom Pèdre
De la façon qu’elle a parlé, tout ce qu’elle en a fait a été sans dessein ; et je vous prie enfin de vous remettre bien ensemble.
Adraste
Hé quoi ? vous prenez son parti, vous qui êtes si délicat sur ces sortes de choses ?
Dom Pèdre
Oui, je prends son parti ; et si vous voulez m’obliger, vous oublierez votre colère, et vous vous réconcilierez tous deux. C’est une grâce que je vous demande ; et je la recevrai comme un essai de l’amitié que je veux qui soit entre nous.
Adraste
Il ne m’est pas permis, à ces conditions, de vous rien refuser ; je ferai ce que vous voudrez.
Scène XVI
modifierClimène, Adraste, Dom Pèdre
Dom Pèdre
Holà ! venez. Vous n’avez qu’à me suivre, et j’ai fait votre paix. Vous ne pouviez jamais mieux tomber que chez moi.
Climène
Je vous suis obligée plus qu’on ne sauroit croire ; mais je m’en vais prendre mon voile ; je n’ai garde, sans lui, de paroître à ses yeux.
Dom Pèdre
La voici qui s’en va venir ; et son âme, je vous assure, a paru toute réjouie lorsque je lui ai dit que j’avois raccommodé tout.
Scène XVII
modifierIsidore, sous le voile de Climène, Adraste, Dom Pèdre
Dom Pèdre
Puisque vous m’avez bien voulu donner votre ressentiment, trouvez bon qu’en ce lieu je vous fasse toucher dans la main l’un de l’autre, et que tous deux je vous conjure de vivre, pour l’amour de moi, dans une parfaite union.
Adraste
Oui, je vous le promets, que, pour l’amour de vous, je m’en vais, avec elle, vivre le mieux du monde.
Dom Pèdre
Vous m’obligez sensiblement, et j’en garderai la mémoire.
Adraste
Je vous donne ma parole, seigneur Dom Pèdre, qu’à votre considération, je m’en vais la traiter du mieux qu’il me sera possible.
Dom Pèdre
C’est trop de grâce que vous me faites. Il est bon de pacifier et d’adoucir toujours les choses. Holà ! Isidore, venez.
Scène XVIII
modifierClimène, Dom Pèdre
Dom Pèdre
Comment ? que veut dire cela ?
Climène, sans voile.
Ce que cela veut dire ? Qu’un jaloux est un monstre haï de tout le monde, et qu’il n’y a personne qui ne soit ravi de lui nuire, n’y eût-il point d’autre intérêt ; que toutes les serrures et les verrous du monde ne retiennent point les personnes, et que c’est le cœur qu’il faut arrêter par la douceur et par la complaisance ; qu’Isidore est entre les mains du cavalier qu’elle aime, et que vous êtes pris pour dupe.
Dom Pèdre
Dom Pèdre souffrira cette injure mortelle ! Non, non : j’ai trop de cœur, et je vais demander l’appui de la justice, pour pousser le perfide à bout. C’est ici le logis d’un sénateur. Holà !
Scène XIX
modifierLe Sénateur, Dom Pèdre
Le Sénateur
Serviteur, seigneur Dom Pèdre. Que vous venez à propos !
Dom Pèdre
Je viens me plaindre à vous d’un affront qu’on m’a fait.
Le Sénateur
J’ai fait une mascarade la plus belle du monde.
Dom Pèdre
Un traître de François m’a joué une pièce.
Le Sénateur
Vous n’avez, dans votre vie, jamais rien vu de si beau.
Dom Pèdre
Il m’a enlevé une fille que j’avois affranchie.
Le Sénateur
Ce sont gens vêtus en Maures, qui dansent admirablement.
Dom Pèdre
Vous voyez si c’est une injure qui se doive souffrir.
Le Sénateur
Les habits merveilleux, et qui sont faits exprès.
Dom Pèdre
Je vous demande l’appui de la justice contre cette action.
Le Sénateur
Je veux que vous voyez cela. On la va répéter, pour en donner divertissement au peuple.
Dom Pèdre
Comment ? de quoi parlez-vous là ?
Le Sénateur
Je parle de ma mascarade.
Dom Pèdre
Je vous parle de mon affaire.
Le Sénateur
Je ne veux point aujourd’hui d’autres affaires que de plaisir. Allons, Messieurs, venez : voyons si cela ira bien.
Dom Pèdre
La peste soit du fou, avec sa mascarade !
Le Sénateur
Diantre soit le fâcheux, avec son affaire !
Scène dernière
modifierPlusieurs Maures font une danse entre eux, par où finit la comédie.