Le Sexe faible
ThéâtreLouis Conard (p. 481-507).
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ACTE V.

Chez Paul Duvernier, appartement du second acte.



Scène première

VALENTINE, Mme DUVERNIER, Mme de GRÉMONVILLE, Mme de MÉRILHAC, toutes en toilettes de noce.
Madame de Grémonville.

Il n’est pas rentré ?

Valentine.

Non, maman, je l’attends.

Madame de Grémonville.

Et moi aussi ! (À part.) Sans en compter un autre ! mais celui-là ! (Comme pour dire : je m’en moque !)

Madame Duvernier.

Une bien triste fête, Mesdames.

Madame de Mérilhac.

Manquer au mariage de son ami intime et de sa belle-sœur !

Madame Duvernier.

Et son pauvre parrain qu’on n’a pas revu !

Madame de Grémonville.

Jugez donc ! un coup de cette force à son âge ! lui qui aimait Paul comme son fils ! Il y a de quoi le tuer.

Madame de Mérilhac.

Surtout s’il n’a pas pu encore l’arracher aux séductions de cette… misérable !

Madame de Grémonville, à Mme Duvernier.

Un vieillard qui succombe, une femme délaissée, une orpheline, voilà l’œuvre de M. Paul, Madame !

Madame Duvernier.

J’en souffre plus que vous, moi, sa mère !

Madame de Grémonville.

Je suis mère aussi, permettez !

Madame Duvernier.

Sans doute ! et quand j’aurais des excuses à apporter…

Madame de Grémonville.

Lesquelles, s’il vous plaît ?

Madame Duvernier.

Car enfin, vous l’avez abandonné un peu vite, comtesse ?

Madame de Mérilhac.

Dites qu’il s’est abandonné lui-même ! Devant un scandale qui arrive à ces proportions…

Madame de Grémonville.

C’est juste ! et peut-être Mme Duvernier comprend-elle maintenant où mène une éducation… trop… libérale.

Madame Duvernier.

Parfaitement ! surtout quand elle vient se heurter à une cohabitation imprudente !

Madame de Grémonville.

Oh ! il avait déjà ses petits projets.

Madame Duvernier.

Tout le monde ne peut avoir votre perspicacité, Madame !

Madame de Grémonville.

Elle n’a pas suffi toutefois à défendre ma fille chérie ! Cette pauvre enfant, la première victime, qu’a-t-elle fait, je vous le demande ?

Madame de Mérilhac.

Rien, à coup sûr ! et au lieu de vous accuser mutuellement d’un malheur dont vous êtes innocentes l’une et l’autre, mieux vaudrait nous unir pour en empêcher le retour.

Madame Duvernier.

Volontiers.

Madame de Grémonville.

Tout de suite.

Madame de Mérilhac.

Mais si nous consultions M. des Orbières ? il reviendra tout à l’heure. Mme de Grémonville.) Son petit cadeau de noces ! vous savez ?

Mme de Grémonville lui répond par un signe d’intelligence.
Madame Duvernier.

N’importe ! nous pourrions, dès maintenant, commencer.

Madame de Grémonville, à part, regardant la pendule et agitée.

Un retard inexplicable… pas de lettres ! rien !

Madame de Mérilhac.

Je crois donc que la première chose à faire serait…

Valentine, en sursaut.

Lui !



Scène II

Les Mêmes, PAUL.
Paul, sur le seuil.

Tout le monde au mariage ! je m’en doutais ! Valentine !…

Il fait un pas vers elle.
Madame de Grémonville, lui barrant le passage, sévèrement.

Vous vous trompez, Monsieur !

Paul, interdit.

Vous, Madame !

Madame de Mérilhac, s’approchant, dédaigneusement.

Vous vous trompez !

Paul, éperdu.

Comtesse !

Madame Duvernier s’avançant, d’un ton solennel.

Vous vous trompez !

Paul, avec épouvante.

Ma mère ! (Cherchant avec anxiété.) Où est Amédée ? où est le général ? (À part, avec terreur.) Pas un homme ! pas un pan d’habit où me raccrocher !… et toutes ces crinolines amoncelées autour de moi comme des vagues !

Madame de Grémonville.

Vous auriez trouvé plus commode qu’elle fût abandonnée, n’est-ce pas ?

Paul.

J’avoue qu’une explication pareille, en public…

Madame de Mérilhac.

Si ma présence vous gêne ?

Madame Duvernier.

Restez, comtesse ! vous avez ici des droits, le fils a pu se jouer de vos bontés, la mère se fait un devoir de s’en souvenir.

Paul, allant vers sa femme.

Valentine !

Valentine détourne la tête et sanglotant.

Mon Dieu ! mon Dieu !

Madame de Grémonville

Vous ne comprenez donc pas qu’elle sait tout ?



Scène III

Les Mêmes, La Nourrice portant l’enfant et entrant par la gauche.
Paul va pour embrasser sa fille.

Celle-là, au moins !

Madame de Grémonville relève vivement le voile du maillot de manière à le couvrir tout entier.

C’est ma fille ! vos lèvres ne sont plus celles d’un père ! elle m’appartient plus qu’à vous, maintenant ! Peut-être sa petite âme comprend-elle déjà son malheur, et si sa faible bouche pouvait parler, elle vous jetterait votre condamnation à la face !

Paul, saluant profondément le maillot.

Oui ! vous avez raison, c’est une femme aussi, je m’incline.

Madame de Grémonville, à la nourrice.

Emportez l’enfant, nourrice !

La nourrice sort par la gauche.
Paul.

Je vous prie instamment de la suivre, Mesdames, j’ai à parler à ma femme.

Madame de Grémonville.

Bien, Monsieur ! nous allons réfléchir sur le parti qu’il faut prendre.

Valentine fait un mouvement pour suivre les trois dames,
Paul l’arrête par le bras.



Scène IV

PAUL, VALENTINE.
Valentine.

Laissez-moi, Monsieur, laissez-moi !

Paul.

Seulement deux mots !

Valentine.

Impossible ! on m’attend.

Paul.

Écoute-moi !

Valentine.

Après toutes les choses qui se sont passées !

Paul.

Continue ! je ne me défendrai pas ! tes torts, si tu en as eu, sont absorbés dans ma faute. Te rappelles-tu ce soir où tu refusas de m’accompagner au théâtre ? j’en ai honte : tout vient de là… Que veux-tu ? l’amour-propre blessé, un moment de dépit… j’étais fou !

Valentine.

Cette femme ! cette femme !

Paul.

N’en sois pas jalouse, j’ai trouvé mon premier châtiment dans la vulgarité de son âme… et peut-être me fallait-il cette épreuve pour comprendre moi-même jusqu’à quel point je t’adore.

Valentine.

Une épreuve terrible où l’on a brisé mon cœur sans retour.

Paul.

Ne dis jamais de ces mots-là, Valentine ! rien n’est brisé, rien n’est mort ! Me voilà sorti de ma folie comme d’un mauvais rêve, je me sens désormais assez de dévouement et de tendresse pour effacer dans ton âme jusqu’au souvenir de mon erreur.

Valentine, les yeux au ciel.

Comme s’il m’était possible de le croire, maintenant !

Paul, avec désespoir.

Que faut-il faire ? est-ce un éclat que tu demandes ? une séparation ? un scandale ? ou supposes-tu que notre raccommodement sera mieux cimenté par les autres que par nous-mêmes ? Non, n’est-ce pas ?… Détourne-toi ! réponds-moi ! nos mains pour s’étreindre n’ont pas besoin qu’on les pousse, et le pardon que j’attends de ma femme ne veut pas d’autre intermédiaire qu’un baiser.

Valentine, émue.

Mon Dieu !

Paul, s’agenouillant.

Valentine ! aimes-tu mieux que je meure, Valentine ?

Valentine, le regardant.

Paul !

Paul couvre sa main de baisers.



Scène V

Les Mêmes, THÉRÈSE, en toilette de mariée, AMÉDÉE, idem.
Thérèse.

Malheureuse ! le regarder ! lui parler ! (Se tournant avec un rire dépité.) Et moi qui accourais ici pour la plaindre !

Paul, dignement.

Ici, Madame ?

Thérèse.

Oh ! ne craignez rien, je me retire ; ouvrez la porte, Amédée !

Valentine court vers Thérèse, Amédée reste la main sur la porte.

Il voulait mourir, Thérèse !

Thérèse Pauvre tête ! (À Valentine, bas.) Mais tu ne comprends pas que c’est donner tort à ma mère et déshonorer tout ton sexe ?… Votre bras, Amédée ! (À Valentine, haut.) Tu devrais rougir, te dis-je ! tu es plus coupable que lui ! (À Paul.) Adieu, Monsieur !

Paul.

Est-ce pour toujours, Thérèse ?

Thérèse.

Mais rester plus longtemps, il me semble, ce serait encourager votre conduite…

Paul.

Ah ! vous oubliez un peu le service que je vous ai rendu ?

Thérèse.

Quel service ?

Amédée, s’avançant.

Oui, lequel.

Paul, après un long silence.

Il est considérable, je vous jure ; je dis bien : considérable. (Voyant que Valentine va sortir.) Valentine ! (À Thérèse, lui montrant la porte de droite par où vient de s’en aller Valentine.) Ne sortez pas, Madame, on délibère ici contre moi ; c’est votre place.

Thérèse, s’arrêtant.

Ces dames, peut-être ? Allons voir ! (À part.) Je ne suis pas fâchée de donner cet exemple à mon mari. (À Amédée.) À tout à l’heure, Amédée, je vous ménage une surprise… il y a là quelqu’un…

Amédée.

Qui donc ?

Thérèse.

Vous verrez ! vous verrez !

Elle sort.



Scène VI

PAUL, AMÉDÉE.
Amédée.

De qui veut-elle parler ?

Paul.

Je ne sais ! mais n’importe ! Écoute-moi, je suis un misérable, un enfant ! Veux-tu que je te demande pardon à genoux, Amédée ?

Amédée.

À moi ?

Paul.

Tu étais joyeux, tu étais libre ; à chacun de tes pas sur ta route on entendait sonner hardiment tes écus dans ta poche et tes fantaisies dans ta tête. Et moi, pour m’assurer une protection qui m’échappe, en vue d’un intérêt tout personnel, sais-tu ce que j’ai fait, Amédée ? je me suis embusqué sur ton chemin comme un traître, j’ai pris ta liberté dans une trappe, j’ai tendu un piège à loups sous ta joie.

Amédée.

Un piège à loups !

Paul.

Ce complot d’où est résulté ton mariage…

Amédée.

Il y avait… un complot ?

Paul.

Mais sans doute !

Amédée.

Et tu en étais ?

Paul, baissant la tête.

Oui !

Amédée.

Ah ! ce cher Paul !… ma reconnaissance…

Il lui saute au cou.
Paul, s’en débarrassant.

C’est de la générosité, je te remercie.

Amédée.

Pourquoi donc ?

Paul.

Après ce qui m’arrive ? quand tu as dans ma personne un échantillon des aménités qu’on te réserve ?

Amédée.

Ah ! distinguons !

Paul.

Distinguons quoi ?

Amédée.

Ah ! tu m’entends, j’ai beau être ton ami, il y a véritablement de ces choses…

Paul.

Quelles choses ?

Amédée.

Voyons, en bonne conscience, peux-tu espérer que je te donne mon approbation à ta… comment dirai-je ? je ne veux pas être amer… à ta conduite ?

Paul.

Tu me fais de la morale, toi, quand hier, cette nuit même…

Amédée, regardant autour de lui.

Chut ! on pourrait t’entendre ! j’étais encore garçon, cette nuit.

Paul.

Et ce matin ?

Amédée.

Mon Dieu, oui ! je me sens métamorphosé, je l’avoue ; cet acte solennel, la cérémonie, nos serments, l’orgue… Mes yeux se sont ouverts, j’ai dépouillé le vieil homme… Certaines positions exigent de nous certaines idées ; ce qui ne semblait la veille qu’une plaisanterie, peut prendre le lendemain des proportions colossales, et sans vouloir me poser en Don Quichotte de la vertu, je trouve franchement qu’il y a des bornes.

Paul, avec force.

Je crois bien ! (À Amédée.) Est-ce que tu me salueras encore dans la rue, Amédée ?

Amédée.

Es-tu bête ! certainement, mon vieux, ce n’est pas parce qu’un ami a eu le malheur de s’égarer… (lui serrant la main) Certainement !

Paul.

Que tu es bon ! (À part, avec amertume.) Lui aussi ! (Apercevant les dames qui entrent.) La cour !



Scène VII

PAUL, AMÉDÉE, Mme de GRÉMONVILLE, Mme DUVERNIER, Mme de MÉRILHAC, THÉRÈSE, VALENTINE.
Elles arrivent processionnellement, s’assoient en demi-cercle et après un long silence, Paul restant debout, seul, au milieu de la scène, et Amédée derrière le siège de sa femme.
Madame de Grémonville, à Mme de Mérilhac.

Vous avez la parole, Madame.

Madame de Mérilhac.

Madame Duvernier plutôt.

Madame de Grémonville, à Mme Duvernier.

Madame !

Madame Duvernier, à Mme de Grémonville.

Vous plutôt.

Madame de Grémonville, à Mme de Mérilhac.

Non, vous !

Madame de Mérilhac.

Non !

Madame Duvernier, à Mme de Grémonville.

Vous.

Madame de Grémonville.

Soit ! (À Paul.) Toute faute, Monsieur, doit être suivie d’une expiation, et malgré les objections que vous pourrez faire…

Paul.

Je n’en ferai aucune, Madame !

Madame de Grémonville.

Après les événements déplorables que je ne veux pas rappeler…

Amédée, à part.

Très bien !

Madame de Grémonville.

…et avant que ma fille ne recommence d’enchaîner sa destinée à la vôtre, il faudrait nous prouver, c’est le moins, la sincérité de votre repentir par une conduite à la fois morale et régulière.

Madame de Mérilhac.

Morale.

Madame Duvernier.

Régulière.

Amédée, à part.

Il y a, vraiment, dans cette juridiction de la famille, quelque chose qui empoigne.

Madame de Grémonville.

Nous vous exposerons d’abord le seul plan de vie qui puisse vous mener à l’accomplissement de nos vœux.

Madame Duvernier.

C’est cela. Continuez.

Madame de Grémonville.

J’ignore vos dettes, mais vos ressources personnelles sont insuffisantes désormais à vous faire tenir dans le monde un rang convenable ; vos deux familles y pourvoiront, Monsieur. Non pas, veuillez le croire, par des prodigalités dangereuses, source de tentations nouvelles, mais en mêlant leur existence à la vôtre, et sous la protection de deux mères. Oh ! vous serez bien entouré, cette fois !

Paul.

Comment, entouré ?

Madame Duvernier.

Sans doute ! dès demain, je m’établis chez vous (montrant Mme de Grémonville) avec Madame, car je ne laisserai pas souiller mon nom, le nom de votre père !

Madame de Grémonville.

Je n’abandonnerai point à la mobilité de vos passions le bonheur de mon enfant, et l’avenir de ma petite-fille.

Madame Duvernier.

Je n’en ai pas le droit.

Madame de Grémonville.

Ce serait de ma part un crime !

Madame de Mérilhac, aux dames.

Et moi, qui n’ai dans la famille qu’une autorité indirecte, je vous promets de veiller au dehors, et généralement, à toutes les phases de son existence.

Thérèse.

L’abondance de précautions ne peut nuire.

Amédée, avec un geste violent.

Bravo !

Thérèse, se retournant.

Tenez-vous donc tranquille ! on dirait que j’ai épousé un saltimbanque !

Amédée.

Un reste d’habitude, pardon, mon ange ! c’était pour montrer seulement que je me soumets d’avance à toutes les volontés de ma belle petite femme.

Paul, après avoir regardé Amédée, et baissant la tête.

Oh ! sexe faible !

Madame de Grémonville.

Enfin, Monsieur, comme vous avez découragé, par votre inexactitude (montrant Mme de Mérilhac) le plus bienveillant des patronages, et perdu sans retour un poste éminent, ce n’est plus dans ce genre d’occupations qu’il vous est permis de chercher une place ; mais comme, d’autre part, vous devez fuir l’oisiveté, cette mère de tous les vices… Voulez-vous prendre la parole, comtesse, puisqu’aussi bien c’est vous…

Madame de Mérilhac.

Nous avons donc pensé à des fonctions… obligatoires, sérieuses ; et j’espère que l’on trouvera, pour vous, quelque emploi dans un bureau.

Paul.

Un bureau ? jamais de la vie !



Scène VIII

Les Mêmes, M. des ORBIÈRES.
Monsieur des Orbières, à Mme de Mérilhac.

Voici, chère Madame, ce que vous avez désiré.

Il lui tend une grande enveloppe ministérielle.
Madame de Mérilhac, à Amédée.

Cela vous regarde, mon ami. Lisez-le.

Amédée.

Quel cachet ! (Il ouvre et parcourt des yeux.) « Inspecteur du degré d’avancement des commandes faites aux artistes par la Direction des Beaux-Arts : M. Amédée Peyronneau »… Moi ? oui ! moi ! inspecteur !

Paul, à M. des Orbières.

Comment ? après m’avoir destitué !

Monsieur des Orbières.

Eh ! que voulez-vous, cher Monsieur ? Des convenances, un peu exagérées peut-être, mais impérieuses, l’opposition qui est toujours là, à nous guetter, et puis… un homme qui vit dans le désordre après tout ! bref, il nous a fallu, bien malgré moi, vous retirer cette place.

Paul, désignant Amédée.

Et pour la donner à…

Monsieur des Orbières.

Du moment qu’elle était libre, mieux valait M. Peyronneau, votre ami, que le premier venu, convenez-en.

Madame de Grémonville.

D’autant plus qu’il est aussi capable.

Thérèse.

Il a même la vocation !

Amédée, obéissant au geste impératif de Thérèse.

Parbleu !

Madame de Mérilhac, mielleusement.

Et cela ne sort pas de la famille !

Monsieur des Orbières.

De cette façon, vous voyez, je satisfais tout à la fois aux exigences de l’amitié et… pardon du mot… à celles de la morale.

Paul.

La morale ? mais je l’ai servie ; le mariage de Thérèse ne se serait pas fait sans moi, et puisqu’on me force à parler de mon désintéressement, je m’exécute. Mme de Grémonville.) Oh ! vous avez beau me regarder, Madame, je ne suis pas plus fou qu’un autre, et monsieur votre mari, si on l’interroge, donnera là-dessus des renseignements.

Madame de Grémonville.

Vous pouvez vous-même lui parler, le voilà !



Scène IX

Les Précédents, M. de GRÉMONVILLE.
Monsieur de Grémonville.

Je m’excuse auprès de mon nouveau gendre d’avoir manqué la cérémonie ; j’avais pris dans la gare un train pour un autre, et je me suis réveillé à Mont-de-Marsan. Alors, forcément, j’ai été obligé de repasser par Toulouse.

Paul.

Qu’ai-je fait, moi, Monsieur, en venant vous voir à Toulouse ?

Monsieur de Grémonville.

Une chose très bien.

Madame de Grémonville.

Vous n’allez pas ennuyer la compagnie par des détails !

Monsieur de Grémonville.

Des détails ? non.

Paul.

Dites au moins…

Monsieur de Grémonville.

M. Duvernier m’a engagé à une chose… une chose…

Madame de Grémonville.

Que vous auriez faite de vous-même, mon Dieu !

Monsieur de Grémonville.

Que j’allais faire, moi-même… oui.

Paul.

Et qui est… Voyons ! précisez !

Monsieur de Grémonville, obéissant toujours au regard de Mme de Grémonville.

Qui est très bien… très bien… et cela m’étonne !

Paul.

De moi ?

Monsieur de Grémonville.

Oui, car tout à l’heure je viens d’apprendre par ma femme vos coupables égarements.

Paul, croisant les bras.

Vous la croyez ?

Monsieur de Grémonville.

Pourquoi pas ? et je vous blâme, je vous blâme, tout à fait !… On aurait dû me laisser à Toulouse plutôt que de me faire assister à de pareils… tableaux.

Paul.

Ah ! vous aussi ! tout le monde contre moi ! Eh bien, puisqu’on est à me marchander un pardon que j’implore et jusqu’à un amour qui m’appartient, je repousse net toutes les conditions qu’on m’impose. Assez de prières ! Mme de Mérilhac.) Je ne descendrai pas pour vivre au modeste emploi que vos bontés me destinaient, Madame… M. des Orbières.) Et j’espère pouvoir me passer de vous, Monsieur le Ministre !… Si deux maisons me sont fermées et la mienne devenue impossible, une autre va s’ouvrir : celle du général Varin des Ilots. Vous parliez de mes dettes ? rassurez-vous ! il les paye.

Madame de Grémonville.

Lui ?

Madame Duvernier.

Comment ?

Thérèse.

Quel exemple !

Madame de Mérilhac.

Une aberration !

Madame de Grémonville.

Un scandale !

Paul, à Mme de Grémonville.

Il n’a pas d’autre héritier que moi, Madame, je suis désespéré de vous l’apprendre. C’est un esprit juste, un bon cœur, sachant distinguer une faiblesse d’une infamie, assez sûr de lui-même pour être indulgent aux autres, et dont la fortune, je regrette mille fois de vous le dire, échappe complètement à l’influence salutaire du sexe le plus aimable et surtout le plus infaillible. (Prenant son chapeau.) J’ai bien l’honneur de vous saluer !



Scène X.

Les Mêmes, Le Général VARIN DES ILOTS.
Le Général.

Tout est réparé ! j’ai tout réparé !

Paul, se jetant à son cou.

Cher parrain !

Madame Duvernier.

Vous n’avez pas été indisposé ?

Le Général.

Pas le moins du monde !

Madame de Grémonville.

Votre absence au mariage…

Le Général.

Toutes ces affaires…

Madame Duvernier.

Je n’étais pas sans inquiétudes !

Madame de Grémonville.

Effectivement, si on savait le général bien entouré d’une famille…

Paul, à part.

Oh ! le serpent, qui veut l’attirer dans sa maison !

Madame de Grémonville.

Tandis qu’une personne, seule, d’un certain âge… livrée exclusivement à des domestiques mâles… sans ces mille petits soins qu’on ne peut espérer que des femmes…

Le Général.

C’est incontestable ! incontestable !

Paul, avec anxiété.

Que dit-il ?

Madame de Grémonville.

D’autant plus que vous êtes accoutumé à ces douceurs-là, général, et que la perte irréparable de cette bonne Gertrude…

Paul.

Allons, Madame, vous exagérez singulièrement les choses ; on peut trouver ailleurs quelqu’un de dévoué.

Madame de Grémonville.

Allons donc !

Le Général.

J’en ai une autre !

Madame Duvernier.

Une autre ?

Paul.

(À part.) Ah ! très fort, il a flairé le piège, je suis sauvé. (Haut, avec feu.) Et quand vous n’en auriez pas une autre, cher parrain, quand il serait impossible de rencontrer dans le monde connu une femme assez… phénoménale pour diriger convenablement votre maison, sachez que vous trouverez en moi non seulement un filleul, mais un fils. Jour et nuit, à toute heure, je serai fier de vous témoigner par mes soins l’éternelle reconnaissance que je vous dois.

Le Général.

Je te remercie.

Paul.

À compter d’aujourd’hui, plus d’obligations qui m’enchaînent ! je vous suis de ce pas, je vous appartiens corps et âme !

Le Général, étonné.

Que dis-tu ?

Paul.

J’habiterai chez vous, nous vivrons seuls, tous les deux !

Le Général, stupéfait.

Tu rêves !

Paul.

Ah ! sans doute ! vous ne savez pas, j’oubliais !… Malgré cette noble indulgence dont vous avez enveloppé toute ma folie, quand les autres ont pu connaître par votre exemple le chemin de la miséricorde et du pardon, ma femme me maudit, mes deux familles me repoussent ou du moins ne m’admettent qu’à des conditions trop basses pour qu’il me soit permis de les accepter. Vous voyez donc bien que je peux vous suivre.

Le Général.

Sacrebleu ! mon garçon, nous ne nous entendons pas du tout !… Donne-moi un fauteuil. (Il s’assoit.) J’ai absolument tout réparé ! comprends-tu ?

Paul.

Eh bien ?

Le Général.

Mais, mille tonnerres ! tu ne peux pas demeurer chez moi ! fais ta paix !

Paul, interdit.

Que je…

Le Général, avec résolution.

C’est impossible ! j’en suis bien fâché… Fais ta paix !

Madame de Grémonville, triomphante.

À la bonne heure ! voilà qui est parlé, général.

Paul, désespéré.

Ainsi, vous me refusez votre porte ?

Le Général, avec impatience.

Quand je te dis que j’ai trouvé une personne !

Paul, vivement.

Et… cette personne serait un obstacle ?

Le Général, avec force.

Je t’en réponds !

Madame de Grémonville, se frottant les mains.

Parfait !

Paul, abasourdi.

D’où vient cela ?

Le Général.

C’est Victoire !

Tous.

Ah !

Thérèse jette un regard courroucé à Amédée, qui a joint à son cri un soubresaut gymnastique, et qui retombe aussitôt dans son immobilité.
Madame de Grémonville, avec dégoût.

Cette fille ?

Le Général.

Cette pauvre fille, Madame, cette innocente… abusée…

Paul, avec violence.

Comment ?

Le Général, sévèrement.

Serais-tu assez hardi pour soutenir le contraire ? et t’imagines-tu qu’en soldant tes notes, j’aurai payé toute ta dette ?

Paul.

Quelle dette ?

Le Général, croisant ses bras.

As-tu, toi, homme marié, les moyens de réparer le tort que tu lui as fait ?

Paul, hors de lui.

Moi ?

Le Général.

Oui, toi, qui l’as arrachée à une existence honnête, et précipitée dans la honte, si l’on n’arrive à temps pour la sauver !

Paul, avec un rire amer.

Il faut que votre religion ait été étrangement surprise par cette fille !

Le Général, se levant tout à coup.

Plus de ces mots-là… je l’épouse !

Tous, dans des attitudes accablées.

Ah !

Amédée, à part, regardant le général.

Encore un de pincé ! et la succession avec ! il était temps ! (Très haut, et avec un geste extravagant.) Ah !

Thérèse, lui jetant un regard terrible.

Qu’est-ce qui vous prend donc ?

Amédée, avec un sourire.

Ma chérie ?

Paul, sortant tout à coup de son anéantissement et s’avançant le chapeau à la main vers Mme de Mérilhac.

Voulez-vous bien me dire où est ce bureau, Madame ?