Le Serpent et les Grenouilles

LE SERPENT ET LES GRENOUILLES.

Fable traduite de l’hitopadésa ; par M. Burnouf Fils.

Dans un jardin abandonné vivait un serpent nommé Mandavisarpa. Épuisé par l’âge et trop faible pour chercher sa nourriture, il se laissa un jour tomber au bord d’un marais. Une grenouille l’aperçut de loin, et s’approchant de lui, qui te fait, lui dit-elle, oublier le soin de te nourrir ? Laisse-moi, réplique le serpent, à quoi bon perdre ton tems à interroger un malheureux ? La grenouille, à ces mots, ressentit une joie maligne, et ne l’en pressa que plus de lui conter son infortune. Le serpent reprit ainsi :

« Un sage de Brahmapour, Koundinya, avait un fils âgé de vingt ans, doué de toutes les vertus. Un cruel destin voulut qu’il tombât sous ma dent venimeuse : il en mourut. À la vue de son fils Sousila étendu sans vie, le brahmane, pénétré de douleur, se précipite et se roule à terre. Aussitôt ses amis, ses parents, tous habitans de Brahmapour, accourent et se rassemblent autour de lui, mais un sage, nommé Kapila, s’approchant de lui : Eh ! quoi, dit-il, Kaundinya, quelle folie est la tienne, et où t’entraîne la douleur ?

« Dis-moi où sont allés ces rois du monde, avec leurs puissantes armées et leurs charriots redoutables ? Tout, sur la terre où ils ont régné, atteste encore aujourd’hui qu’ils ne sont plus[1].

Le corps périt d’une mort lente et insensible ; ainsi le vase d’argile, que le feu n’a pas séché, se dissout quand on le plonge dans l’eau.

La jeunesse, la beauté, la richesse, la puissance, la vie et la société de ce qui nous est cher ; tous ces biens ne durent qu’un jour : le sage ne leur doit pas un regret.

Comme deux planches, flottant sur le grand réservoir des eaux, se rencontrent, et après se séparent pour toujours ; de même ici-bas les hommes se rencontrent et se quittent pour jamais.

Le corps est un composé de cinq élémens ; pourquoi donc se lamenter, quand chacun de ces élémens retourne au principe d’où il émane ?

Autant l’homme se fait d’amis chers à son cœur, autant la douleur enfonce d’aiguillons dans son âme.

Car, tu le sais, la naissance est l’annonce d'une mort inévitable ; réunis un instant, nous sommes séparés pendant des milliers de générations.

Quand il faut rompre le lien d’une douce amitié, la séparation est aussi cruelle que le changement terrible qui prive l’homme de la lumière et le plonge dans les ténèbres.

Les torrens se précipitent vers les fleuves, rien ne peut en arrêter le cours ; ainsi s’enfuit la vie des mortels ; ainsi s’échappent les jours et les nuits.

Où goûter ici-bas le bonheur, si ce n’est dans la société de l’homme vertueux ? Bonheur fragile, dont le terme est la séparation et la douleur !

Aussi le sage fuit-il la société de ses semblables ; il sait qu’il n’est pas de remède pour le cœur blessé par le glaive de la séparation.

Sagara et d’autres puissans monarques se sont illustrés par de grandes actions ; ils sont morts, et leurs actions, toutes grandes qu’elles étaient, ne leur ont pas survécu davantage.

Quand la mort frappe nos enfans avant le tems, et que la douleur, comme un fer cruel, pénètre et déchire notre âme, le seul remède à ce malheur, c’est de n’y point penser. »

À ces mots Kaundinya se réveillant comme d’un long sommeil : Oui, s’écrie-t-il, je quitte cette fatale maison, j’y souffre les tourmens de l’enfer ; je veux me retirer dans la forêt. Mais Kapila reprenant :

« Le vice suit aussi le méchant dans la forêt, tandis qu’on peut dompter ses sens et se mortifier sans sortir de sa maison.

Celui qui évite le péché et qui sait fermer à son ame le chemin des passions, n’a pas besoin de se retirer dans la forêt ; sa maison est pour lui un lieu de pénitence.

Le malheureux remplira ses devoirs, quand il saura maintenir son ame dans une égalité parfaite, et se trouver bien en quelque lieu qu’il soit ; car tout lieu est bon pour l’accomplissement de la justice.

Ce n’est qu’en se détachant de ce monde, misérable jouet de la vie, de la mort, de la vieillesse, des maladies et de l’infortune, que l’on peut trouver le bonheur.

Que dis-je ? le bonheur n’est pas ; le malheur seul existe ; l’idée de bonheur est relative ; on ne la conçoit que par opposition au malheur. »

Hélas ! s’écrie le vieillard affligé, il n’est que trop vrai ! Et se retournant vers moi, il me maudit en ces termes : « Dès ce jour tu porteras sur ton dos des grenouilles. » Cependant les sages conseils de Kapila avaient, comme un doux nectar, éteint en son ame le feu de la douleur. Il se retira dans la forêt après avoir accompli les cérémonies voulues par la loi [2] ; et moi, infortuné que je suis, je reste ici, condamné, par la malédiction d’un brahmane, à porter des grenouilles. »

Le serpent avait à peine fini, que la grenouille va tout conter au roi du marais. Celui-ci accourt ; se présente au serpent, qui, docile, le reçoit sur son dos, et lui fait faire ainsi une longue et agréable promenade. Le lendemain le roi veut recommencer le jeu mais le serpent s’y prêtait avec peine. « D’où vient, lui dit le roi, que tu es aujourd’hui si lent à marcher ? — Seigneur, la faim a épuisé mes forces. — Mange des grenouilles, dit le roi, je te le permets. » Le serpent saisit avidement cette faveur ; les grenouilles disparurent les unes après les autres ; et quand l’étang fut dépeuplé, le serpent mangea le roi après les sujets.


  1. Je dois avertir que j’ai fait un choix parmi les nombreuses maximes que l’auteur met dans la bouche de Kapila. J’ai cru pouvoir, sans nuire à l’ensemble de la fable, retrancher celles qui ne sont que des répétitions de pensées déjà exprimées. Si je me suis écarté en deux ou trois endroits seulement du sens adopté par Jones et Wilkins, ce n’est qu’après avoir consulté M. Chesy, qui a eu la complaisance de revoir ce morceau, et de m’éclairer sur les passages qui pouvaient présenter quelque obscurité.
  2. Il y a dans le texte, il prit le bâton, conformément à ce qui est commandé par la loi ; c’est-à-dire qu’il renonça aux soins du monde pour mener la vie d’un brahma-tcharî (homme qui marche en Dieu). Les cérémonies qu’il faut pratiquer quand on prend le bâton sont longuement expliquées dans les lois de Menou, IIe. chapitre. Wilkins.