Éditions Jules Tallandier (p. 364-381).


CHAPITRE IX

LA MÉMOIRE D’ANTONIO


— Tu es bien certaine de tout cela, Nicliam ?

— Absolument certaine, señor Moralès.

— Alors, je tiendrais la vie de cette jeune fille entre mes mains ?

— Oui, señor. Ainsi que ta servante a eu l’honneur de te le dire, elle devait figurer ici la quatrième épouse du riche François Gravelotte. Un vœu terrible à la divinité des Battas. Si ce vœu n’est pas rempli, si le jeune cavalier, choisi par la señorita Daalia, était avisé de ce vœu, la señorita Daalia devrait mourir.

— De sorte que si je motive une indiscrétion, si je suis seul à la connaître…

— L’existence de la jolie Daalia dépendra d’un mot, que tu prononceras ou non.

— Laisse-moi, Nicliam.

La Chula qui conversait avec le chef rebelle se dirigea vers la porte. Elle était petite, ambrée de teint, conservant sous son costume aux couleurs voyantes le type accusé de la race malaise. Sur le seuil, elle s’arrêta une seconde :

— Señor, tu te souviendras de tes promesses à ta servante ?

— Mais oui, ma brave Nicliam. Te faire une part de la rançon de la señorita…

— Et ne jamais me renvoyer à Sumatra.

— Sois paisible… tu es devenue et tu resteras une bonne Philippine.

La fille sortit. Expédiée naguère à Manille, pour y tenir un comptoir ouvert par François Gravelotte, la Malaise Nicliam s’était unie à un métis de Luçon. Toute sa vie se partageait entre un désir et une crainte : désir d’être riche ; crainte de rentrer chez les Battas et d’y reprendre l’esclavage imposé aux femmes. Aussi, prévenue par Daalia qui lui avait confié le rôle de quatrième épouse, elle n’avait pas hésité à trahir ses maîtres. De là, provenaient les actions de Moralès.

Celui-ci demeura un instant rêveur, puis il secoua la tête :

— Allons ! c’est une chance unique que la Madone a fait passer à ma portée. Pour l’indépendance, je n’ai pas le droit d’hésiter.

Il frappa dans ses mains. Antonio parut.

— Le prisonnier est là ?

— Oui, bâillonné comme tu l’as ordonné.

— Bon ! Fais-le entrer. 

Le Philippin s’inclina, sortit et reparut presque aussitôt, poussant devant lui Albin Gravelotte, les poignets attachés, la bouche cachée sous un foulard de soie.

Un instant, Moralès considéra le Français ; puis, avec la bonne grâce d’un hôte empressé recevant un visiteur :

— Señor, vous m’entendez ?

Les lèvres closes par le bâillon, Albin répondit par la mimique expressive de ses sourcils froncés, de ses épaules haussées.

— Oh ! reprit le chef rebelle, ne vous irritez point. À cette heure, il n’est pas nécessaire que vous parliez, mais seulement que vos oreilles écoutent. Vous allez passer dans une pièce voisine. Vous assisterez invisible et muet à ma conversation avec une autre personne… ; puis, vous serez débarrassé des liens dont je ne vous ai fait charger qu’à mon grand regret.

Il s’interrompit, étendit le bras en un geste noble :

— Va, Antonio.

Le gardien du jeune homme l’entraîna aussitôt dans une pièce voisine, dont la porte demeura entrebâillée. À un anneau fixé dans le mur, il lia l’extrémité de la corde qui immobilisait les mains de Gravelotte. Après quoi, il dit rudement ;

— Regardez !

Dominé par le ton, Albin obéit.

Par l’ouverture ménagée entre le chambranle et le vantail de la porte, il apercevait Moralès assis sur une chaise grossière, semblant attendre avec une impatience non dissimulée.

Attendre quoi, le jeune homme n’eût su le dire, mais une angoisse inexprimable pesa soudain sur lui.

Il eut le pressentiment d’un malheur.

Et comme il cherchait à préciser cette intuition vague, il se sentit agité par un frisson.

Moralès venait de se lever, et, en face de lui, encadrée par deux révoltés, Daalia en personne était apparue.

D’un mouvement irréfléchi, le Français voulut s’élancer vers elle ; mais ses liens fixés à l’anneau scellé dans la muraille le rappelèrent à lui-même en lui meurtrissant les chairs.

Antonio murmura d’un ton menaçant :

— Écoutez, immobile et muet.

Au surplus, le chef rebelle s’inclinait courtoisement.

— Señorita Daalia, fit-il, permettez-moi tout d’abord de m’excuser des façons menaçantes que j’ai dû prendre pour vous attirer ici. Chef des braves qui combattent pour l’indépendance, je suis tenu de leur assurer des armes, des munitions. Les en laisser manquer serait les livrer au bourreau. Votre rançon nous assurera la possibilité de continuer longuement la lutte.

Avec un sourire ironique, la jeune fille murmura :

— Je me suis livrée… Négligez donc des préambules inutiles et venons au fait !

— Parfaitement raisonné.

— À combien évaluez-vous ma rançon ? reprit Daalia avec une nuance de hauteur.

— Vous êtes un pur diamant, señorita, une fortune seule peut me décider à me séparer de vous.

Plus dédaigneuse encore, Mlle Gravelotte continua :

— Les gens de Sumatra ne sont pas avides… ils laissent aux Tagals[1] l’amour de l’or. Parlez donc sans crainte. Vous m’avez fait dire : « Si vous ne vous rendez pas prisonnière, un de mes captifs, Albin Gravelotte, mourra. » Je n’ai même pas demandé à combien vous taxeriez ma liberté, je suis venue pour le sauver, car je ne veux pas qu’il meure.

Le Français fut étourdi par l’accent profond dont furent prononcées ces paroles. Pour la première fois, il entrevoyait je secret de l’âme de Daalia. Mais la conversation se poursuivait dans la pièce voisine, il fallait écouter.

— Dans quelle bizarre situation vous a mise votre vœu à M’Prahu ! venait de prononcer négligemment Moralès.

— Nicliam m’a trahie ; vous savez tout, fit la douce enfant.

— Ma foi, oui, señorita. Ne le regrettez pas, c’est l’indépendance d’un peuple qui profitera de la confidence.

Et, narquois :

— Elle m’a tout dit. Votre serment au dieu des Battas, vos deux cousins rivaux, l’histoire des huit fiancées qui n’ont jamais existé, en tant que fiancées du moins, que dans votre imagination. Et puis aussi votre sympathie pour un cousin de France, Albin Gravelotte, le désir de le voir sortir vainqueur des épreuves, et enfin votre crainte qu’il découvre la vérité ; car, s’il l’apprenait jamais, Oraï, sacrificateur des Battas, devrait vous immoler sur l’autel sanglant de son dieu redoutable.

Elle eut un cri d’effroi :

— Taisez-vous… Je ne veux pas mourir !

Dans son réduit, Albin s’appuyait au mur. Une commotion l’avait bouleversé tout entier. Le secret qu’il venait de surprendre pouvait coûter la vie à Daalia, à cette jeune fille que son cœur avait devinée.

La voix de Moralès s’éleva de nouveau :

— Deux points sont acquis, señorita : vous ne voulez pas périr ; vous souhaitez que le señor Albin vive.

— En ce cas, causons donc rançon.

Elle consentit d’un signe de tête, et le rebelle, souriant, reprit :

— Si j’étais seul en cause, vous verriez que les Tagals ne sont pas tous épris d’or. Par malheur pour ma courtoisie naturelle, je représente un peuple, un peuple à qui l’amour de la liberté fait une nécessité de la guerre.

Habitant une île, dont l’ennemi couvre les côtes de soldats, les mers circonvoisines de navires, nos ressources sont faibles et, quoique mon cœur en saigne, je dois dépouiller les individus au profit de la nation.

Un geste impatient de la prisonnière interrompit cet exorde :

— À quoi bon tout cela, señor ? Qu’exigez-vous ?

— La fortune de votre père.

— Vous dites ?

— La fortune de votre père, señorita… Toute la fortune. C’est la guerre de partisans assurée durant des mois.

Les yeux grands ouverts, Albin croyait rêver.

Daalia haussa les épaules.

— Je n’ai pas la disposition des biens de mon père.

— Certes non, déclara Moralès avec un sourire railleur. Mais il suffira de faire connaître la situation dangereuse où vous vous trouvez pour qu’il se dépouille.

— En êtes-vous certain ?

— Absolument.

Puis, lentement, comme pour faire mieux pénétrer ses paroles dans l’intellect de son interlocutrice :

— Vous êtes prudente, señorita, et ne vous rendez qu’à bon escient. Tant mieux, car il est de mon intérêt de jouer cartes sur table. Ou bien vous allez adresser au señor François Gravelotte la requête que je sollicite de votre grâce, ou bien le sacrificateur, Oraï, qui vous cherche dans Manille, sera conduit ici demain. En sa présence, votre secret sera dévoilé à Albin, votre cousin, et dès lors, une seule solution s’imposera : vous traîner en victime sur les autels de M’Prahu.

Le Français frissonna ; Daalia pâlit.

Un instant, le Tagal jouit du trouble de sa prisonnière. Après quoi, d’un ton détaché :

— Pensez-vous que, la situation posée en ces termes, votre père hésitera à donner son or, en échange de la précieuse existence de son enfant unique et chérie ?

Cette fois, Daalia resta sans voix. 

Une horreur l’étreignait à la gorge. Quoi ? Mourir ? Mourir alors que les épreuves avaient fait ressortir le courage, la bonne humeur, les qualités aimables de son cousin Albin !… Alors surtout que (Rana n’avait pas pu lui taire les incidents de Batavia) elle se savait chère au jeune Français !

Et comme les idées en désordre tourbillonnaient dans sa tête, Moralès frappa derechef dans ses mains.

Le claquement sec des paumes l’une contre l’autre inquiéta la captive. Elle promena autour d’elle un regard inquiet, et soudain, ses yeux devinrent fixes, son corps svelte se figea en une attitude raide, tout son être exprima la stupéfaction.

Une porte venait de tourner sur ses gonds avec un bruissement léger, et Albin bâillonné, garrotté, poussé par Antonio, pénétrait dans la salle.

— Lui, prononça-t-elle d’une voix étranglée !

— Lui-même, appuya le chef des rebelles. Lui, qui a entendu toute notre conversation. Lui qui connaît votre vœu mystérieux.

Il y eut un silence consterné.

La foudre tombant aux pieds des jeunes gens, employés l’un contre l’autre par le rusé Philippin, ne les eût pas stupéfiés davantage que cette mise en présence soudaine.

Moralès, lui, conservait tout son calme.

— Enlève le bâillon, Antonio.

D’un mouvement brusque, le métis débarrassa Gravelotte du foulard de soie qui comprimait ses lèvres.

— Mademoiselle, vous ! vous ! Vous retrouver ainsi, balbutia Albin.

Mais il se tut, Daalia marchait vers lui.

Elle s’arrêta à un pas, appliqua d’un geste confiant ses mains fuselées sur les épaules du jeune homme, et doucement :

— Votre âme m’appartient ?

— Oh ! fit-il avec ferveur, elle vous appartient toute.

Un nuage rose couvrit les joues de Mlle Gravelotte. Son cœur avait précipité ses battements. Il y avait en elle une émotion profonde.

— Vous avez entendu ce que m’a dit cet homme ?

Elle désignait Moralès.

— J’ai entendu, mademoiselle.

— C’est la ruine complète de mon père qu’il exige.

— Je l’ai compris.

— Cela ne changera-t-il pas votre âme ?

Il secoua la tête :

— Si vous-même, si mon oncle n’en éprouvaient point trop de peine, je serais heureux de cette ruine, car elle me permettrait de vous dire à tous deux…

— De nous dire ?…

— Votre richesse m’aurait fait hésiter ; votre pauvreté me rend toute ma confiance.

Acceptez-moi comme gendre, comme époux… ma joie sera de consacrer ma vie au travail opiniâtre pour vous refaire l’aisance. 

Un rayonnement joyeux mit une auréole au front des deux jeunes gens. 

Ils se reconnaissaient de même race.

Ils étaient de ceux qui placent l’affection au-dessus des capitaux, ils se sentaient le cœur noble, enthousiaste, dévoué.

Daalia tendit sa main au Français.

— Ma main est à vous ; mon père ratifiera mon choix.

Et doucement :

— C’est un mariage… de raison, car, vous venez de me le démontrer, nul n’aurait de mon bonheur un souci égal au vôtre. L’or, qui attire les autres, vous éloignait ; la pauvreté, elle, vous attire, et je ressens orgueil et plaisir à être assurée que votre tendresse est à moi, à moi seule.

Puis devenue grave :

— Soyez certain que je suis digne de votre affection. Vous aurez en moi l’épouse dévouée, qui pensera avec vous, n’aura d’autre désir que vous voir heureux, content d’elle.

Avec une adorable ingénuité, elle acheva :

— J’ai été élevée en personne très riche ; mais depuis longtemps déjà, — ne vous étonnez pas, je suis une petite sauvage de Sumatra, — depuis longtemps la fortune m’apparaissait comme un bien fugitif : la seule propriété stable, durable, est l’affection. En vous écoutant, je me suis sentie plus riche que je ne l’avais jamais été.

Et, se tournant vers Moralès.

— Señor, je suis prête à écrire à mon père dans les termes que vous me dicterez. Lui aussi sera sans regrets, car à la combinaison il gagnera. Nous serons deux à l’aimer.

Il y eut sur le visage de Moralès des expressions contradictoires : satisfaction, regret, mais cela fut rapide comme l’éclair. Le Philippin se ressaisit et, sur un signe de lui, les jeunes gens furent entraînés, chacun de son côté, par des insurgés qu’un signal du chef avait appelés.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Antonio était libre maintenant.

Quittant l’abri souterrain où se cachait la bande de Moralès, il s’était enfoncé dans la forêt. Pas bien loin, d’ailleurs.

À quelques centaines de mètres de la cabane, il s’était allongé sur le sol, et la tête appuyée sur ses bras repliés, il semblait endormi.

Apparence trompeuse, car au moindre bruit il soulevait son front, ses yeux vifs scrutaient les alentours, puis rassuré, il reprenait sa position première. En réalité, il rêvait.

À quoi ? à une reconnaissance éclose en son cœur fruste.

À demi sauvage, emporté par une haine instinctive contre quiconque entravait sa liberté, le métis avait passé sa vie à courir les buissons, faisant la guerre de partisans, naguère aux Espagnols, à présent aux Américains. Toujours traqué, environné d’embûches, sentant la main du bourreau sans cesse menacer sa joie, les émotions tendres avaient tenu peu de place dans son existence.

Et voilà que tout à coup, de même qu’une fleurette née sur l’arête d’un rocher, quelque chose de frais, de gracieux, de doux s’était éveillé en lui.

Daalia, cette belle jeune fille, avait intercédé pour lui au fort de Mariveles.

Elle n’était point une Européenne détestée. Elle venait de Sumatra. Elle avait l’épiderme doré des filles du soleil, les grands yeux de velours où gît le rêve de l’Orient. La grâce, la bonté étaient en elle.

À ce simple, à ce farouche batteur d’estrade, elle était apparue telle une incarnation de cette madone qu’enfant on lui avait appris à implorer, et qui, jusqu’à ce moment, n’avait été pour son intellect obscur qu’une conception vague, imprécise, au milieu d’un brouillard.

— Anton’ se souviendra, avait-il dit.

Et Anton’ se souvenait.

Un combat terrible se livrait au fond de l’abîme de la conscience de cet homme grossier, inhabile aux subtilités philosophiques, aux finesses raffinées des états d’âme.

Pour lui, deux devoirs se trouvaient en présence :

L’un, synthétisé par son serment de fidélité à Moralès, à la cause de l’Indépendance ;

L’autre, né de sa reconnaissance pour Daalia, pour la douce créature qui n’avait pas voulu qu’on le tuât.

Il ne pouvait pas se révolter contre la volonté du chef, cela était de toute évidence. D’autre part, il ne lui semblait pas permis de se désintéresser du sort de la jeune fille, qu’une décision du chef mettait en danger de mort, qu’elle ruinait à tout le moins.

Oui, pour la première fois, il pensait que Moralès avait fait montre d’une trop grande avidité.

Parbleu ! Exiger une rançon de la prisonnière ; exiger de l’or qui se transformerait en armes, en cartouches, en vivres ; rien de mieux.

Mais lui prendre tout ce qu’elle possédait, la réduire à la pauvreté, non, cela était trop, cela était injuste et sacrilège.

Moralès avait mal agi.

Mais alors que dirait-il de lui-même, Antonio, s’il permettait que la chose s’accomplît. Moralès, au moins, n’était en rien redevable à Daalia, tandis que lui était son débiteur. Sa vie, conservée par elle, lui appartenait, à elle.

Un pas, sonnant sur la route, interrompit un instant ses réflexions.

Le métis regarda.

Il reconnut un des compagnons de la troupe de Moralès. Cet homme marchait de ce pas « trotté » particulier à tous les gens de couleur d’Extrême-Orient, et, non sans surprise, Antonio remarqua que son camarade tournait le dos à la direction de Manille.

— Eh ! Lopez, cria-t-il.

Le marcheur s’arrêta, promena autour de lui un regard inquiet et distinguant enfin le métis :

— Ah ! c’est toi, Anton’, que veux-tu ?

— Savoir pourquoi tu te presses ; y a-t-il du nouveau ?

— Point ! je porte une lettre que m’a donnée le chef.

— Une lettre… Mais tu te trompes, la poste est à Manille et tu t’en éloignes.

— Je ne vais pas à Manille.

— Ah bah !

— Il paraît que le nom tracé sur l’enveloppe intéresserait trop les fonctionnaires américains.

— Quel nom ?

— François Gravelotte.

Antonio demeura muet. Il comprenait. Lopez était porteur de la lettre écrite par Daalia sur l’ordre de Moralès.

— Au revoir, Anton’, je n’ai pas le temps de m’arrêter.

Ces mots secouèrent le métis d’un frisson.

Cette lettre, c’était le message de misère, c’était l’avenir assombri pour la jeune fille.

Et, brusquement, le Philippin murmura :

— Il ne faut pas un nuage sur la vie de celle qui a eu pitié de toi.

Il se leva d’un bond.

— Je t’accompagnerai un peu, Lopez ?

— Si tu le veux.

— Je m’ennuie, et puis tu m’intrigues, par tous les saints !

Les deux partisans marchaient à présent côte à côte.

— Qu’est-ce donc qui t’intrigue ? reprit Lopez au bout d’un instant.

— C’est de savoir où se trouve le bureau de poste vers lequel tu te diriges. Je n’en connais pas de ce côté.

— Il y en a un cependant à la baie de San Benito.

— Tu plaisantes, je pense. Pas une habitation autour de la baie.

— Non, mais un navire. 

— Un navire ?

— Et de guerre encore. Un croiseur de la marine russe, le Varyag.

Le visage bronzé d’Antonio exprima une surprise évidente. Il considéra son compagnon et lentement.

— Ce Varyag prendra ta lettre ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Parce que le chef a tenu entre ses mains le capitaine du navire et qu’il l’a renvoyé sans rançon, parce que les Russes sont les alliés naturels de tous les opprimés. Alors l’officier reconnaissant a promis de recevoir à son bord et d’emmener loin de ce pays désolé ceux qui se présenteraient au nom de Moralès… Tu vois qu’il acceptera bien une lettre.

— Et il quitte son mouillage ?

— Demain matin, au jour.

Durant plusieurs minutes, les révoltés marchèrent en silence. Visiblement, Antonio réfléchissait.

Soudain il releva sa tête penchée.

— Et le chef approuve le capitaine du Varyag ?

Lopez eut un éclat de rire.

— S’il l’approuve, en quoi ?

— En ceci : Pour une dette de gratitude personnelle, il abriterait sous son pavillon des gens comme nous, en rébellion contre les États-Unis ?

— Il n’abritera qu’une lettre.

— Oui, mais à l’occasion, il recevrait à bord…

— Ceux d’entre nous qui le désireraient. Il l’a promis. 

— C’est pourquoi je te demande : Moralès l’approuve-t-il d’agir ainsi ? Qu’il se serve des bonnes dispositions de l’officier russe, rien de mieux ; mais trouve-t-il sa conduite correcte ?

— Parfaitement. Voici ce qu’il disait encore au moment de mon départ : Il y a plaisir à se montrer courtois à l’égard de gens qui ont une notion aussi élevée de la reconnaissance.

Le visage du métis s’épanouit.

— Oui, je comprends. Il estime que l’homme auquel on a conservé la vie doit user de tous les moyens en son pouvoir pour n’être pas ingrat.

— C’est aussi mon avis, fit sentencieusement Lopez. Ne serait-ce pas le tien, digne Antonio ?

— Si, si ; mais, dans ces choses de conscience, des scrupules me viennent, et je n’étais pas fâché d’appuyer mon sentiment sur d’autres opinions.

La route peu à peu avait diminué de largeur. À présent, ce n’était plus qu’une sente étroite courant entre les végétations luxuriantes de la forêt équatoriale. Antonio avait laissé passer son compagnon devant lui. Il le suivait de près réglant son allure sur la sienne.

Soudain, il se mit à psalmodier à haute voix :

— Seigneur, si la mort me surprend, recevez-moi en votre grâce.

Lopez se retourna et considéra Antonio avec inquiétude.

— Devines-tu un danger, Antonio que tu recommandes ton âme à Dieu ?

— Non, je me souviens seulement. Il y a bien longtemps, je voyageais avec un ami ; nous suivions une sente comme celle-ci. Soudain, un serpent idunea, à la couleur bleue, à la tête petite et effilée comme la pointe d’une flèche, se dressa, piqua mon compagnon au cou, près de l’oreille. Cinq minutes plus tard, le malheureux était mort. Depuis, je ne m’engage jamais en forêt sans réclamer la miséricorde du Tout-Puissant. Comme cela, si le trépas me surprend, je serai en règle avec le ciel.

Dans toutes les colonies espagnoles ou portugaises, on retrouve cette foi audacieuse et naïve. Les indigènes mêlent la divinité à toutes leurs petites affaires. Comme Louis XI demandant pardon aux figurines de plomb de son chapeau, avant d’envoyer un ordre mortel, les métis, par une bizarre tournure d’esprit, associent volontiers le ciel à leurs pires actions.

La religiosité d’Antonio n’était donc pas pour étonner Lopez.

Et, quand il ajouta :

— Vois-tu, Lopez, dans la forêt, le péril est partout. On ne regrette jamais d’avoir pris ses précautions.

Le messager de Moralès dessina un large signe de croix, baisa dévotieusement son pouce et répéta la courte oraison du métis.

Puis la marche fut reprise.

Mais les deux partisans avaient à peine parcouru cinquante mètres que Lopez poussait un cri sourd, étendait les bras en un geste désespéré et se renversait en arrière.

Antonio venait de lui enfoncer son long couteau entre les côtes.

Le métis regarda l’homme étendu à terre, le corps encore frémissant, la face effarée, les yeux grands ouverts.

Puis, froidement, il essuya sur une feuille la lame de son couteau.

Antonio se pencha sur le cadavre, le fouilla et se redressa aussitôt triomphant, brandissant une enveloppe.

Il en épela péniblement la suscription puis, certain de ne pas se tromper, il enflamma une allumette, brûla le papier et en dispersa les cendres.

Alors, il parut satisfait :

— Cette missive de misère n’apportera pas la tristesse chez la doña. J’ai sauvé sa fortune ; maintenant, il faut la sauver elle-même.

Ceci dit, il s’agenouilla auprès du corps de Lopez, s’absorba dans une fervente prière et, la conversation avec la divinité terminée, il saisit le cadavre par les épaules, le traîna dans l’épaisseur du fourré. Après quoi, il redressa soigneusement les herbes, les feuilles froissées durant cette funèbre opération ; enfin, sans tourner la tête, il s’éloigna, revenant sur ses pas.

Une heure après, il se présentait devant Moralès.

— Chef, dit-il, j’étais allé rôder vers Manille ; une chula mendiante m’a remis le bâton rouge.

Il présentait en même temps à son interlocuteur un fragment de branche d’épissena (sorte de pin de race naine) dont l’aubier, soigneusement dépouillé de son écorce, apparaissait rouge-brun, veiné de noir.

Moralès tressaillit :

— C’est un message de Pedrillo le Brave.

— Oui.

— Il a besoin que ma troupe se joigne à la sienne, la nuit prochaine.

— C’est bien là ce que signifie ce signal, chef.

— En quel endroit ?

— Au serao Dolo ; vois, le couteau a tracé trois raies sur le bois… Or, le rendez-vous n° 3 est le Dolo.

— C’est vrai, mais les prisonniers ?

Quelque chose comme un sourire passa sur la face sombre d’Antonio.

— Si tu le souhaites, je les garderai. Cela ne privera ta troupe que d’un homme, et cependant, tu seras tranquille, sachant que je veille.

Moralès tendit la main à son interlocuteur.

— Tout est bien ainsi. Au surplus, nos captifs ignoreront notre départ.

Sur ces répliques, les deux hommes se séparèrent.

À la nuit, des ombres sortirent une à une de la cabane située au bord de la route. Un espion, s’il s’en fût trouvé en cet endroit écarté, en eût compté cinquante-quatre. Toutes traversaient la chaussée et s’enfonçaient dans les broussailles.

Quand elles eurent disparu depuis quelque temps, une nouvelle silhouette humaine se profila sur le mur de la chaumière ; silhouette inquiète à coup sûr, car elle se courbait, rampait, semblant suivre une trace. Pliée en deux, elle traversa la route à son tour, disparut dans les buissons.

Seulement dix minutes ne s’étaient pas écoulées qu’elle reparaissait. À présent l’homme avait sans doute banni toute crainte, car il développait sa haute taille. La lune éclaira le visage d’Antonio.

— Tous partis au Dolo, bien partis, monologuait-il. Je suis maître de ma reconnaissance.

Dans le souterrain qui lui servait de prison, Daalia songeait à cette heure.

Ah ! sa fortune sacrifiée par la lettre écrite dans la journée, elle l’avait oubliée déjà. Son esprit était plein d’Albin, de ce cousin qu’à première vue elle avait deviné loyal et sincère, et qui venait de lui prouver qu’elle ne s’était pas trompée en lui disant :

— Riche, j’aurais hésité. Pauvre, je me sens le courage de vous affirmer que ma vie est à vous.

Ah ! béni soit le serment à M’Prahu qui lui vaut la certitude d’un dévouement absolu. Certes, Oraï, le grand prêtre Myria-Outan l’immoleraient sur l’autel du dieu Batta, s’ils savaient qu’Albin connaît aujourd’hui la vérité. Mais ils l’ignoreront toujours. Et alors… à quoi bon trembler, à quoi bon craindre ?

Soudain, elle sursauta.

La porte venait de s’ouvrir et Antonio se présentait sur le seuil.

— Doña, fit-il respectueusement, vous souvient-il du fort Mariveles ?

Elle répondit oui du geste, surprise par ce début.

— J’étais seul au milieu des tyrans de Luçon. Ils allaient me mettre à mort. Une voix, douce comme celle des anges, parla en ma faveur et on me laissa vivre.

— Vous tuer eût été un crime.

Le métis haussa insoucieusement les épaules.

— Oh ! les gens d’Europe n’hésitent pas à l’ordinaire à en commettre de semblables. Vous seule peut-être, dans ce pays désolé, pensez autrement que les envahisseurs. Ce jour-là, je me suis promis d’être votre serviteur, votre défenseur. J’ai commencé à tenir parole, je viens achever.

Elle le regarda sans comprendre. Il reprit lentement, comme s’il ne se rendait pas compte de l’énormité des paroles prononcées.

— Je n’ai pas voulu que la pauvreté jetât sur vous son linceul sombre. Tantôt j’ai tué mon camarade Lopez, chargé de porter la lettre que l’on vous avait contrainte à écrire. Sur son cadavre, j’ai repris cette lettre et je l’ai brûlée.

Daalia eut un cri d’épouvante :

— Malheureux, vous m’avez condamnée. Si mon père ne répond pas, votre chef préviendra…

— Le sacrificateur Oraï, rassurez-vous, Doña ; personne ne préviendra Oraï.

— Pourquoi ?

— Parce qu’au jour, ceux qui pourraient parler, seront morts.

Elle répéta en frissonnant :

— Morts ?

Lui poursuivait cependant :

— Nicliam ne trahira plus personne. Mon couteau l’a punie de sa trahison.

— Quoi, elle aussi ? bégaya la jeune fille.

Le dévouement sauvage d’Antonio lui faisait peur. Instinctivement, elle avait reculé d’un pas, ses yeux se fixèrent pleins d’épouvante sur le métis qui avouait, avec un cynisme inconscient, avoir tranché deux existences dans la journée.

— Moralès parlerait, reprit le partisan. Il serait sans pitié pour vous s’il apprenait qu’il a été joué. Mais ceux qui ont quitté la vie ne viennent jamais faire leurs confidences à ceux qui y sont encore engagés.

Les dents de Daalia s’entrechoquèrent :

— L’auriez-vous poignardé aussi ?

— Non… Les Américains se chargeront de ce soin.

— Les Américains, ?

— Oui. Par un faux signal, j’ai envoyé le chef et mes compagnons au mont Dolo. Les Américains, prévenus par moi, y sont en embuscade.

— Mais c’est d’un traître cela, murmura-t-elle, exprimant tout haut sa pensée.

Il inclina gravement la tête :

— C’est d’un traître, en effet. Mais je n’avais pas le choix. Vous m’avez conservé la vie ; je voulais sauver la vôtre. J’ai frappé, trahi, pour vous faire la route libre. Vous en sûreté, Antonio se punira.

Mais changeant de ton :

— Suivez-moi. Je vous guiderai vers un navire qui, à l’aube, vous emportera loin de cette terre sanglante.

Stupéfaite, pénétrée à la fois de reconnaissance et d’horreur, Daalia demeurait immobile, muette. Antonio la rappela à elle-même :

— Dépêchons, les minutes sont précieuses.

— Et mes compagnons ?

Un geste insouciant du métis la fit frémir.

— Je ne puis abandonner… les abandonner, corrigea-t-elle vivement.

Avec un sourire, le partisan modula, une inflexion tendre dans la voix :

— Oui, je Comprends, l’oiselle craint pour l’oiselet ; il y a des choses aimantes dans l’air que distillent les jeunes filles… Lui aussi, je l’emmènerai.

— Oh ! merci ! s’écria Mlle Gravelotte.

La promesse du métis avait chassé toutes ses terreurs. Fuir ses geôliers avec Albin, n’était-ce point dire adieu au danger, rentrer dans le bonheur ?

Seulement, le Philippin devait comprendre en ce jour que la chaîne des affections entraîne, tout autant que la filière du mal.

Gravelotte, mis au courant des bonnes dispositions d’Antonio, s’écria :

— Je ne saurais abandonner Morlaix.

Et de trois. À son tour Morlaix déclara :

— Je préfère rester prisonnier, si la pauvre Lisbeth ne s’évade pas en même temps que moi.

Puis Lisbeth intercéda pour son père ; son père pour Niclauss.

Antonio, hypnotisé par l’idée de sauver Daalia, consentit à emmener tout le monde. Et alors, Morlaix, Albin, Daalia s’avisèrent qu’il serait peu généreux de ne point tirer de peine Mistress Doodee et l’opulente Grace, lesquelles, après tout, avaient été les innocentes victimes du vœu romanesque de la mignonne fille de l’oncle François.

Tant et si bien qu’au milieu de la nuit, le métis, qui avait cru sauver une seule personne, quitta la retraite des rebelles escortant huit fugitifs.

Ah ! cette marche dans la nuit, parmi les vols de lucioles, les pépiements d’oiseaux effrayés, les glissements mystérieux des reptiles fuyant parmi les herbes !

Cette marche dans des ténèbres, traversées parfois d’un miaulement agacé, ou trouées par les étoiles phosphorescentes de regards de félins, avait quelque chose de fantastique et de troublant.

En vain Antonio rappelait qu’à Luçon, il n’existe aucun grand carnassier, disant avec affectation lorsqu’un fauve rôdait aux alentours :

— Chat sauvage. Chat sauvage.

Lisbeth, Eléna, Grace frissonnaient de terreur.

Cependant, on avançait. Maintenant, la petite troupe parcourait la sente resserrée, où Antonio avait, si religieusement et si cavalièrement à la fois, dépouillé Lopez de son message et de la vie. Là le partisan fit halte :

— Arrêtez-vous un instant, señores et señoritas, fit-il d’une voix grave. Arrêtez-vous et donnez une prière à un chrétien, qui est mort sans être tout à fait réconcilié avec le ciel.

Lui-même, à haute voix, prononçait une prière et son organe grave, convaincu, bourdonnant dans cette nuit cachant tant d’embûches, tant de dangers, donnait à son action une allure d’inquiétante grandeur.

Le coureur de buissons empruntait à sa foi barbare une réelle majesté.

Son oraison terminée, il donna le signal du départ.

Bientôt la sente s’élargit. Aux broussailles, aux arbustes, succédèrent des arbres géants, aux pieds desquels rien ne croissait.

— Sommes-nous bientôt arrivés ? demanda Albin, au bras de qui s’appuyait Daalia.

— Avant une heure nous aurons atteint la baie de San Benito.

Et, de nouveau, le partisan reprit la tête de la caravane.

Lisbeth avait profité de la liberté, résultant d’une promenade de nuit, pour marcher auprès de Morlaix. Elle était ravie maintenant. Rassurée par la présence du domestique ami, elle oubliait les chats sauvages et les serpents.

Puis, venaient les Anglaises, gémissantes et terrifiées, s’interrogeant mutuellement avec le fol espoir de parvenir à comprendre pourquoi, par quel enchaînement de circonstances, elles se voyaient sans cesse mêlées à des aventures inexplicables, et qu’elles avaient cru, jusque-là, susceptibles de se rencontrer seulement dans les romans appréciés de Daniel de Foë, de Walter Scott, de Fenimore Cooper ou de Mayne-Reid.

Fleck et Niclauss fermaient la marche. Eux aussi étaient préoccupés. L’apparition de Daalia, son entente subite avec Albin, l’ignorance des faits qui avait amené ce rapprochement, tout cela les inquiétait furieusement.

Ils se sentaient atteints dans leurs intérêts, et cette fois, l’homme d’affaires, si retors qu’il fût, n’entrevoyait aucun moyen de tourner la difficulté.

Il y a des heures où la duplicité elle-même fait trêve.

Tout à coup, les conversations s’interrompirent. La caravane venait de déboucher sur la grève de la baie San Benito, et, devant eux, les fugitifs apercevaient la mer calme, apaisée, que la lune partageait d’une large traînée d’argent.

  1. Tagals — peuple primitif des Philippines, dont les insurgés ont repris le nom, pour échapper à ceux des conquérants.