Éditions Jules Tallandier (p. 321-338).


CHAPITRE VII

LES REDOUTES DE MARIVELES


— Alors, miss Daalia vous êtes inquiète du sort de ces personnages ?

— On le serait à moins, capitaine.

— Je n’y contredis pas. Dans ce chien de pays, où tout indigène est un ennemi, je ne saurais blâmer votre anxiété.

Ces paroles résonnèrent sur le talus gazonné de la redoute de Mariveles qui défend la pointe nord du goulet de la baie de Manille.

De ce point élevé, on distinguait, en face, les batteries de l’île du Corregidor, jetée par la nature au milieu de la passe, et plus au sud, la pointe rocheuse de Ternate, couronnée, elle aussi, par des retranchements.

À droite, l’Océan s’étendait jusqu’à l’horizon.

À gauche, c’était la baie aux eaux bleues, échancrée par les estuaires d’innombrables ruisseaux, cerclée de hauteurs boisées au pied desquelles apparaissaient, tels les grains d’un collier, les villages, bourgades, cités de Naig, Santa Cruz, Novelata, Cavidad et Cavite à l’extrémité d’une étroite presqu’île, Bacoor, Esteros, Manille, San Jose de Navotas, Polo, Bulacan, Mabatan, Balanga, Pilar, Orion et Mariveles.

Mais les causeurs ne semblaient prêter aucune attention au paysage.

L’un était un officier, de l’armée américaine, le capitaine Stiggs, commandant des ouvrages défensifs du goulet, les deux autres étaient les invitées de Mrs. Stiggs, et Albin, s’il avait été là, eût reconnu en elles Daalia et Rana qui, de Batavia, avaient gagné Manille depuis quelques jours déjà.

La fille de l’oncle François semblait nerveuse, agitée.

— Oui, capitaine, reprit-elle, je vous ai conté, ainsi qu’à Mrs. Stiggs, par suite de cruel vœu stupide, je le reconnais, hélas, j’ai été amenée à quitter mon père, à gagner Batavia. Là, la fièvre m’a terrassée, ce jeune homme m’avait presque devinée…

Yes, sir Albin.

— Justement. S’il s’était trouvé en ma présence, je n’aurais pu lui mentir… et si je lui avais dit la vérité…

— Les prêtres battas vous eussent égorgée, ce qui, miss, permettez-moi de le constater respectueusement, aurait été tout à fait regrettable.

La vieille Rana gronda :

— Ils m’auraient tuée avant elle……

— Oh ! fit flegmatiquement l’officier, avant ou après, cela ne modifie pas le résultat final.

— Mais, continua Daalia, Oraï veillait sur moi. Comment s’y prit-il, je ne sais, mais il décida deux étrangères à se cacher sous nos coiffures américaines, à partir avec lui pour Djokjokarta, entraînant à leur suite mes cousins. Que s’est-il produit à Djokjokarta, cela aussi je l’ignore. Toujours est-il que, de Samarang, Oraï me câble ceci :

« Samarang.

« Darnaïl a trahi en partie le secret. Restez invisible jusqu’à mon arrivée par le Jacinto.

« signé : Oraï. »

— Vous nous l’avez fait lire à Mrs. Stiggs et à moi-même.

— Oui… trahi le secret… ; mais alors mon rêve s’écroule… ; que lui dire, à sir Albin, si je le rencontre… ?  Ô vœu ridicule et mortel !

Mais secouant la tête :

— Quelle égoïste je suis. Je me lamente sur moi-même alors que d’autres, que lui surtout est en danger de périr… Grâce à la surveillance que vous eûtes la bonté d’établir, nous avons su que mon cousin et ses rivaux étaient descendus du Toledad, qu’ils s’étaient installés à Washington-Hotel, et que, le lendemain matin, après avoir conféré avec un messager inconnu, tous étaient sortis, laissant leurs bagages, et n’avaient plus reparu.

— Oui, en effet.

— D’autre part, le comptoir ouvert par mon père, à Manille, est fermé. Nicliam, la jeune batta qui le dirigeait, a disparu, elle aussi. Aucun indice, aucune trace, je me débats dans l’ombre d’un incompréhensible mystère, et je tremble.

— Rassurez-vous. Le pays est tranquille en ce moment. Depuis notre dernière expédition, les Philippins semblent avoir compris qu’il ne fait pas bon se révolter contre les Américains.

— Je vous, crois, je veux vous croire. Mais si ce n’est pas des insurgés, qui a pu provoquer la disparition de ceux que je cherche ?

Sir Stiggs, ne répondit pas.

En effet, en dehors des rebelles, il ne voyait pas qui avait pu enlever ainsi tout un groupe de voyageurs.

Et si rebelles il y avait, la police américaine se trouvait en défaut, chose inadmissible, car la police américaine, comme l’industrie, américaine, comme tout ce qui est américain, atteint à la perfection.

Daalia, quelque peu ignorante des idées d’un Yankee pur sang, se préparait à insister, à renouveler sa question.

L’apparition d’un nouveau personnage l’en empêcha.

C’était une femme d’une quarantaine d’apnées, blanche de peau, mais affligée du type nègre le plus caractérisé, et aussi du goût noir, car elle se pavanait en un peignoir blanc strié de raies écarlates.

Sur sa tête aux cheveux crépus très noirs, elle avait jeté une sorte de reboso jonquille, ses mains étaient surchargées de bagues.

— Mon épouse, s’écria le capitaine.

— Mrs. Stiggs, exclamèrent Daalia et la vieille Rana.

L’interpellée salua en faisant onduler ses hanches à l’espagnole. Elle ouvrit pour sourire, une bouche grande, mais bien meublée de dents blanches et d’une voix chantante :

— Elle-même.

Et avec une œillade :

— Capitaine, ne vous demandez-vous pas pourquoi j’affronte le jour brûlant, pourquoi je mets en danger la délicatesse de mon teint.

La créole était coquette et elle tenait d’autant plus à sa peau blanche que ses traits rappelaient la beauté africaine.

Stiggs ne sourcilla pas. Ce guerrier était accoutumé sans doute à de telles questions.

— Chère femme, modula-t-il, je suppose qu’un motif grave a pu seul vous faire quitter l’ombre protectrice de vos appartements pour exposer au soleil meurtrier des teints de lis.

Sous le compliment, Mrs. Anita Stiggs se dandina comme une cane dont on gratte le crâne.

— Vous êtes un brillant officier, Ezechiel, un brillant, je le proclame, et le gouvernement de Washington vous devra de l’avancement. Oui, certes, le président Roosevelt ne pourra moins faire pour un capitaine aussi perspicace. Comprends ta femme, a dit notre grand Edgard Poë, et tu devineras l’univers. Vous comprenez votre douce compagne, donc vous êtes apte à tout.

On a beau être capitaine de l’armée fédérale des États-Unis, on n’en est pas moins accessible à la louange. Stiggs prit donc l’air le plus aimablement tendre pour questionner :

— Et ce motif grave, m’est-il permis de le connaître ?

— Je ne suis venue que pour cela.

— Alors, je vous écoute.

Discrètement Daalia fit mine de s’éloigner, mais Anita la retint :

— Non, non. Je parlerai devant vous. Donc, c’est un mulâtre qui sollicite la faveur de vous entretenir, Stiggs.

— Un mulâtre ?

— Oui, oui, un de ces gaillards de couleur qu’il vaut mieux rencontrer en ville que dans la brousse. Le drôle fait le bon apôtre, mais je jurerais sur mon salut que son nom figure sur les listes de ces enragés rebelles philippins.

— Vous croyez ?

— Je vous répète que j’en jurerais. Du reste, qu’attendre d’un homme de couleur ? Le ciel, en teignant leur épiderme, n’a-t-il pas voulu donner au blanc sans mélange un avertissement.

Comme on le voit, Mrs. Anita partageait le préjugé américain contre les gens de couleur.

— Enfin, consentez-vous à le recevoir ?

— Certes, c’est mon devoir.

— En ce cas, j’appelle pour qu’on vous l’amène.

Et retirant de sa ceinture deux palettes d’ivoire, elle les choqua l’une contre l’autre, produisant ainsi un bruit de castagnettes.

Deux minutes se passèrent, puis un soldat coiffé du salacco blanc, le torse serré dans une chemise de flanelle, son pantalon de treillis laissant passer des pieds chaussés d’espadrilles, apparut, escortant un grand diable efflanqué, couvert de loques, le crâne surmonté d’un chapeau déteint, troué, sous lequel tombaient les mèches rudes de cheveux noirs, brouillés avec le démêloir, encadrant d’une toison hirsute un visage maigre et basané.

Le soldat salua et se retira à quelque distance.

— Que veux-tu ? fit Stiggs d’une voix rude.

— Te voir, répondit l’homme sans s’émouvoir.

— Il me semble que le drôle me tutoie, grommela le capitaine fronçant les sourcils.

L’indigène haussa les épaules :

— Je fais comme toi, car il me semble que la politesse philippine doit se modeler en tout sur la politesse du grand peuple américain.

— Tais-toi.

Évidemment, l’audace du singulier visiteur contrariait l’officier. Bah ! le mieux était de passer outre.

— Tu souhaitais me voir, pourquoi ?

— Pour te parler.

— Mes oreilles sont ouvertes.

— C’est vers toi seul que je suis envoyé…

— Qui donc t’envoie ?

— Je le dirai à toi seul.

Stiggs frappa le sol du pied ; mais comprenant qu’il ne tirerait rien de son interlocuteur par la violence :

— Écoute. Celles qui sont ici n’ignoreraient rien de ton message. Tu connais déjà mon épouse…

— Oui, mais cette jeune fille…

— Reçoit notre hospitalité.

— Serait-ce la Doña Daalia Gravelotte ?

— Oui… Comment sais-tu ?…

L’homme ne répondit pas de suite. Une lueur avait flambé dans son regard pour s’éteindre aussitôt :

— Bon, dit-il, je parlerai devant les Señoras. Après tout, ma mission peut les intéresser.

Et avec un enthousiasme contenu :

— D’ailleurs, il est bon de leur montrer comme un Philippin méprise la vie.

L’exaltation soudaine avec laquelle il prononça ces derniers mots, fit tressaillir les assistants. Sir Stiggs lui-même se départit de son flegme :

— Où prends-tu que ton existence soit menacée ?

— Dans le souvenir du passé.

— De quel souvenir entends-tu parler ?

— De celui-ci. Les Américains n’ont jamais admis l’inviolabilité des parlementaires envoyés par les patriotes Philippins.

— Serais-tu un de ces parlementaires ?

L’officier s’était redressé. Tout son être menaçait. Mais le mulâtre ne baissa point le front. Ses yeux noirs se rivèrent audacieusement sur ceux de son interlocuteur et il répliqua d’un ton calme, sans forfanterie :

— Je suis, un de ceux-là.

Un silence suivit.

Stiggs réfléchissait. Quel motif poussait cet homme à venir défier la mort. Car il avait dit vrai. La qualité de parlementaire n’avait jamais protégé un indigène. Sous le prétexte que les envoyés représentaient des insurgés, des combattants irréguliers, un peloton d’exécution avait toujours éteint leur voix.

Et celui-ci venait, ironique et insouciant, chercher le sort sanglant de ceux qui l’avaient précédé.

— Cette fois, capitaine, vous ferez exception à la règle cruelle.

Stiggs, sa femme, se tournèrent vers Daalia. C’était la jeune fille qui venait de faire entendre la parole de clémence.

Elle avait admiré le courage du mulâtre ; elle s’était souvenue que dans ses veines coulait une part de sang batta, de ce sang soumhadryen si souvent versé dans les luttes contre les Hollandais, envahisseurs là-bas, comme les Américains ici. Une sorte de fraternité de souffrance l’avait attirée vers l’homme bronzé et, sans en avoir conscience, presque malgré elle, elle avait exprimé sa pitié. 

L’indigène en guenilles comprit-il ? Peut-être.

Un étonnement se peignit sur ses traits, puis quelque chose de doux passa sur la dureté du visage, et il murmura tout bas, pour lui seul :

— C’est elle qui défend Antonio, Anton’ se souviendra.

Cependant le capitaine expliquait :

— Un homme qui proclame ses attaches avec les rebelles doit périr.

— Non, quand il vient loyalement parmi ses ennemis.

— Mais l’impunité est un encouragement.

— La justice est une victoire.

Et suppliante, Daalia ajouta :

— Je vous en prie, capitaine, promettez à cet homme qu’il se retirera librement. Vous avez voulu que votre reconnaissante invitée assistât à l’entretien. Eh bien, accordez-lui la vie d’un pauvre diable qu’un sentiment de patriotisme, peut-être faux, peut-être déraisonnable ; mais à coup sûr respectable, a conduit dans cette redoute.

— Peuh ! les sentiments d’un homme couleur pain d’épices, persifla Mrs Stiggs.

Mais Daalia était si Jolie, des yeux implorants si irrésistibles, que le capitaine sourit :

— Bah ! une fois n’est pas coutume. Allons, Pain d’épices, tu rejoindras sans être inquiété tes coquins de camarades. Seulement remercie la señorita.

L’homme se redressa de toute sa hauteur.

— Je la remercierai, non parce que tu l’ordonnes, mais parce que j’honore la vraie bonté.

Et se découvrant, balayant le sol de son feutre troué avec l’élégance d’un hidalgo :

— Señorita, le Dieu tout-puissant vous a donné la beauté de ses anges, afin que les hommes reconnussent en vous une fille du ciel. Les remerciements d’Antonio sont peu de chose ; mais sa mission remplie, Antonio se souviendra ; Antonio veillera sur celle qui épargne l’existence des humbles ; et cela, dans l’île de Luçon, à une valeur.

Je serais heureux de vous le prouver, et cependant, je souhaite que la madone et tous les saints vous évitent le malheur qui me permettrait de m’acquitter.

Il y avait une grandeur réelle dans ce miséreux. Ni l’officier, ni la jeune fille ne songèrent à plaisanter la façon pompeuse, reste de l’occupation espagnole, dont il exprimait sa reconnaissance. Seule, Mrs. Anita eut un ricanement qui sonna faux.

Antonio ne daigna pas lui accorder un regard. Il fit un pas vers Stiggs :

— Veux-tu que je te remette le message dont je suis chargé ?

— Certes.

— Le voici.

Ce disant, le Philippin tira de sa poitrine un tube de roseau. Un papier était roulé à l’intérieur. Il le fit glisser en dehors et le tendit à l’Américain avec ces mots :

— J’attendrai ta réponse.

Puis il se porta au sommet du retranchement et là, les bras croisés, les yeux fixés vers la mer ; il parut oublier la présence des assistants.

Cependant l’officier déroulait le papier. Il regarda la signature :

— Albin Gravelotte, murmura-t-il.

— Albin, répéta d’une voix tremblante Daalia devenue pâle.

— Saheb Albin, fit en écho la nourrice Rana.

— N’est-ce point votre cousin, ce gentleman Albin, demanda la créole Anita ?

— Si, madame, si, en effet, lui qui a disparu, avec ses compagnons de l’hôtel Washington.

Et nerveuse, agitée :

— Mais lisez, capitaine, je vous en prie, lisez. Que je sache ce qu’il est devenu. Car s’il lui arrivait malheur, ce serait par ma faute… par ma faute, comprenez-vous mon anxiété.

Stiggs inclina la tête et d’un ton monotone, lut ce qui suit :

« Sous bois, je ne sais où.
« Honoré capitaine,

« Je regrette de me présenter à vous de façon aussi peu conforme aux usages de la civilité puérile et honnête ; mais quand on est captif, que l’on couche à la belle étoile, et que l’on vit d’une nourriture exécrable, en revanche fort rare, on passe outre à certains scrupules d’incorrection.

« Donc, je suis arrivé à Manille, il y a trois jours, par le Toledad, avec quatre personnes répondant aux noms de Morlaix, Fleck, Niclauss Gavrelotten et Mlle  Lisbeth Fleck.

« Le jour même de notre arrivée, Morlaix et Mlle  Lisbeth, au cours d’une promenade, tombèrent aux mains de… gentilshommes de la brousse, dont la profession exacte ne m’a pas encore été révélée. Sont-ce des patriotes, en lutte avec les conquérants, comme ils le prétendent ? Sont-ce des bandits ? À vous qui devez connaître le pays et ses habitants, je laisse le soin de décider.

« Donc, MM. Fleck, Niclauss et moi, attendîmes les deux jeunes gens toute la soirée et toute la nuit. Je ne récrimine pas pour le manque de sommeil, car les chambres de Washington-Hotel servent de refuge à tellement d’insectes parasites, que nous n’aurions pu trouver le repos, alors même que toute inquiétude nous eût été épargnée.

« Le jour revint.

« Non sans mélancolie, nous absorbions un chocolat comme je n’en ai jamais bu… heureusement, quand une fillette, les vêtements troués par un long usage ; le visage troué également, mais par de grands yeux noirs très vifs, nous apporta un message.

« Un fermier nous mandait que notre ami Morlaix s’était donné une entorse ; il nous priait de venir prendre le malade et la jeune fille qui l’accompagnait, afin de le ramener en ville, où il serait certes mieux soigné.

« Sans réfléchir, ce qui fut une faute, nous courûmes chez un loueur de voitures.

« Nous fîmes prix pour une carriole assez mal suspendue, et vingt minutes plus tard, la fillette nous servant de guide, nous partions aussi vite qu’il convenait à la mule attelée au véhicule.

« Nous sortons de Manille, nous traversons des champs, nous gravissons des pentes.

« À la plaine cultivée succède la forêt.

« — Au delà du bois, nous trouverons la ferme, nous déclare la diabolique gamine qui nous conduit. « Et nous de fouetter la mule.

« Patatras, obligés d’arrêter. Un arbre est tombé en travers de la route. Pas très gros, par bonheur. Nous pouvons déblayer le chemin.

« Nous sautons à terre ; nous nous glissons dans les branches, et ce mouvement détermine un incident inattendu.

« Un coup de sifflet strident ébranle la forêt. Des hommes émergent des buissons, fondent sur nous. Empêtrés dans les branchages, nous sommes saisis, réduits à l’impuissance, avant d’avoir pu nous mettre en défense.

« On nous jette pêle-mêle dans la carriole. Pêle-mêle n’est pas trop fort ; car j’avais sur moi M. Fleck, qui lui, est très fort et j’étouffais quelque peu. Dame, si la compression entre les deux plateaux d’une presse hydraulique est favorable à certaines denrées, on peut affirmer que cette situation est tout à fait contraire a la commodité de la respiration.

« La gamine aux yeux noirs prend la mule par la bride, et riant aux éclats, l’horrible petite mégère l’entraîne à travers bois.

« Durant… je n’oserais affirmer le nombre de minutes, car je n’étais pas en posture de consulter ma montre. De plus, à chaque cahot, M. Fleck bondissait d’un pied en l’air et me retombait sur les côtes. On eût cru qu’il était manœuvré par un paveur à la façon de ces pilons dénommés « dames » ou « demoiselles » et qui servent à enfoncer le pavage des voies publiques.

« pauvres pavés ! Mes côtes meurtries m’ont fait vous plaindre.

« Bref ! nous arrivâmes dans une clairière où l’on nous banda les yeux. On nous tira de voiture et nous nous sentîmes transportés à bras.

« J’aurais béni ce nouveau mode de locomotion qui me débarrassait du tamponnement répété de M. Fleck, si mes porteurs, dans le souci louable de ne pas me lâcher, ne m’avaient horriblement pincé.

« Cela dura le temps d’ajouter des meurtrissures pincées aux meurtrissures de choc dont j’étais déjà couvert. Enfin, on me déposa un peu rudement sur un sol pierreux. Le bandeau qui m’aveuglait me fut enlevé et…

« Et Je me prouvai dans une cave avec mes compagnons et, de plus, mon ami Morlaix et Mlle  Lisbeth.

« Comment tout cela a-t-il été conduit ?

« Comment nos geôliers sont-ils au courant de nos petites affaires ?

« C’est là une charade que je renonce à deviner.

« Toujours est-il que, ce matin, on me conduisit devant un jeune homme qui, nonobstant son teint cuivré, est un fort joli garçon. Il me considéra un instant, avec l’air profond d’un photographe.

« — Je suis Moralès l’insaisissable, me dit-il enfin.

« — Ah ! ah ! répondis-je. L’insaisissable, je voudrais bien être à votre place. »

À ce moment, Mrs. Stiggs se mit à agiter ses bras, à rouler ses yeux comme si elle était en proie à une véritable attaque de nerfs.

— Moralès, ce misérable, fit-elle d’une voix étranglée.

Quant au capitaine, il avait pâli, en adressant un mauvais regard à Antonio, toujours absorbé en apparence par la contemplation de la mer.

— Qu’est ce Moralès, interrogea curieusement Daalia ?

— Un chef rebelle qui nous échappe toujours, d’où le surnom dont il se pare.

— Un drôle, reprit Anita.

Et les dents serrées :

— Il m’a fait, la plus mortelle injure qu’un homme puisse infliger à une femme.

— Injure imméritée, susurra l’officier cherchant à câliner son irascible moitié.

— Je le sais bien.

— Alors, pourquoi ce courroux ?

— Parce qu’il m’a rendue la fable des chulas (femme du peuple) de Manille.

Et s’adressant à la fille de François Gravelotte, la créole continua :

— Figurez-vous qu’un jour, au début de notre séjour ici, nous avions fait une partie de campagne. Breaks militaires, femmes et filles d’officiers et de négociants. Mon cher mari était retenu par le service au fort, mais il m’avait gracieusement encouragée à être de la partie.

« Or, à cinq kilomètres de la ville, toute notre bande fut capturée par la troupe de ce coquin de Moralès.

« Les officiers présents furent pendus sous nos yeux. Moi qui ai les nerfs si sensibles, j’ai pensé mourir.

« Hélas ! cela n’était rien encore.

« Cette tuerie terminée, ce monstre (il nous connaissait tous, nom, prénoms, situation, rien ne lui était caché) :

« — Señores, señoras, nous dit-il, j’ai dû mettre à mort ceux qui combattent contre le peuple philippin. Pour vous, vous êtes, soit des négociants paisibles, soit de faibles femmes, il ne vous sera fait aucun mal. Seulement, nous qui tenons la campagne, nous que les oppresseurs retiennent loin des villes, nous avons besoin d’armes, de poudre, de plomb pour combattre le bon combat de l’indépendance. La cause est trop belle pour que je regrette de vous frapper d’un léger tribut, une légère rançon. C’est à la Liberté que vous en ferez hommage.

« Puis, passant près de chacun des prisonniers, notant les chiffres sur une feuille de papier :

« — Ah ! ah ! Bartolomeo Sanchez, Espagnol, méprisant les métis. Affaires de coton prospères… Bartolomeo, je vous impose de deux cents piastres, je suis modéré.

« À une autre, il disait :

« — Nathan Salmer… opium et thés… bonne maison, je vous frappe également de deux cents piastres comme commerçant… Comme Américain, nous ajouterons trois cents piastres, au total cinq cents.

« Puis, saluant cérémonieusement une jolie señorita :

« — Oh ! oh ! la señorita Carmen, la perle de Manille. Vous êtes fiancée au señor Doriado ; je dois lui demander beaucoup pour lui rendre un pareil trésor, sans cela il me jugerait dépourvu de goût et me garderait rancune. Voyons, mille piastres.

« Ainsi, il passa devant chacune et chacun. Il ne restait plus à taxer qu’une chula qui nous avait accompagnés pour le service, et moi-même.

« — Préparez les lettres utiles pour que votre rançon soit payée dans les vingt-quatre heures, ordonna Morales. Ces deux femmes les porteront à leur adresse.

« La chula se récrie aussitôt :

« — Ne te plains pas, petite, lui dit galamment le misérable. Tu es jolie comme un cœur. Riche, je te taxerais plus haut que toutes ces señoras ; mais tu es pauvre, et je te rends la liberté pour un joyau plus précieux que les piastres… pour un sourire.

« — Mais je suis riche, moi Anita Stiggs, m’écriai-je, espérant qu’à moi aussi, le bandit allait demander un sourire.

« Savez-vous ce qu’il a eu l’audace de me jeter à la face… Ceci :

« — Oh ! señora, garder la fortune et perdre la femme, votre mari serait trop heureux. Jamais Moralès ne travaillera au bonheur d’un Américain. Vous serez libre sous la condition d’être le… facteur de vos amis. Je vous avertis d’ailleurs que demain à midi, nous pendrons ceux dont la rançon n’aura pas été payée. Le salut de votre âme me garantit que vous serez messagère fidèle.

À ces souvenirs, Anita piaffait littéralement. Elle n’était plus blanche, mais cramoisie.

Sans doute le capitaine trembla qu’un coup de sang malencontreux ne le fit veuf au beau milieu de la conversation, car il éleva la voix :

— Je vous demanderai la permission d’achever la lecture de la missive de M. Albin Gravelotte.

Ces mots apaisèrent la créole.

— C’est juste, lisez, mon doux ami, lisez. Je vois dans les beaux yeux de miss Daalia qu’elle attend, avec impatience la conclusion de cette correspodance.

Stiggs profita aussitôt de la permission et se reprit à lire :

« — Ah ! ah ! répondis-je, l’insaisissable ! Je voudrais bien être à votre place.

« Le señor Moralès daigna sourire.

« — N’enviez pas ma place. La vôtre est meilleure, car si vous êtes prisonnier, il dépend uniquement de vous de mettre fin à votre captivité.

« — S’il ne dépend que de moi, je suis votre homme.

« — Je le pensais aussi. Vous avez un visage trop franc pour n’être pas épris de la liberté. Veuillez donc me prêter toute votre attention.

« — Je vous la prète, non sans intérêt, fis-je avec la joie que procure toujours un mauvais calembour.

« Ah ! j’allais être cruellement puni de ce jeu que l’on qualifie d’esprit parce qu’il correspond à l’absurdité de la majorité des mortels.

« — Señor, continua Moralès, je suis l’un des chefs rebelles de Luçon. Jamais je ne déposerai les armes. Jamais je ne reconnaîtrai l’autorité des aventuriers, Espagnols ou Américains, qui tentent de nous voler nôtre sol, de nous arracher la terre de nos ancêtres.

« Je saluai d’un air très convaincu.

« — Nous autres, Français, sommes tous plus ou moins des apôtres de la liberté, et je professe un respect sincère pour ceux qui soutiennent la lutte séculaire de l’indépendance contre la tyrannie.

« Malgré la conclusion de l’entrevue, malgré tout, je conserve cette foi, que la République a versée dans le cœur, dans le cerveau, de toute notre race.

« Bon, je m’embarque dans une conférence. Cela n’a rien à démêler avec l’aventure qui motive cette lettre.

« — Le terrible, Continua ce satané Moralès, c’est que nous avons du courage, du sang à verser, des armes. Ce qui nous manque parfois, ce sont les cartouches et surtout les fonds nécessaires à leur achat.

« Votre capture est un véritable bienfait du ciel. Vous représentez pour moi, non pas la manne céleste, dont parle l’Ancien Testamen, mais la pluie de cartouches.

« — Parbleu, murmurai-je, si vous comptez sur moi pour acheter…

« — Sur vous… et sur la señorita Daalia.

« — Daalia.

« — Fille de votre oncle François Gravelotte. Elle vous a soumis à des épreuves fantaisistes pour vous juger. Cela avait été décidé avant qu’elle vous vît. Depuis qu’elle vous a vu, elle regrette amèrement un vœu fait à ce sujet. Elle serait heureuse de vous accorder sa main. Voilà pourquoi en mainte circonstance, vous avez été aidé. »

Daalia avait caché sa figure dans ses mains.

— Comment sait-il mon secret ? fit-elle tout bas.

Mais le capitaine poursuivait :

« — Eh bien, cher monsieur Albin, votre cousine habite chez Mrs. Stiggs, épouse du capitaine commandant la redoute de Mariveles. Écrivez-lui votre situation. Faites-lui connaître que, si elle veut éviter votre trépas, elle se rendra à la source du Rio Marilao, où nous la recevrons. Une fois notre prisonnière, elle sera traitée avec les plus grands égards, jusqu’au jour où nous aurons reçu la rançon dont l’Indépendance a besoin.

« Je me suis fâché. À tous mes discours, Morales a répondu :

« — Écrivez ou j’aurai le déplaisir de vous faire pendre.

« C’est un homme très entêté. Moi aussi je le suis.  Aussi je vous écris, sir Stiggs, afin que vous preniez toutes dispositions utiles pour empêcher ma chère petite cousine de tomber entre les mains des gens de Moralès.

« Il m’a donné sa parole qu’il ferait porter ma missive sans chercher à en connaître la teneur, et, c’est bizarre, je suis certain qu’il tiendra sa promesse.

« Aussi je vous prie de veiller sur Daalia, de la renvoyer à son père par le premier bateau en partance. Et si un de ces fours, dans une reconnaissance, on me trouve accroché, par les soins de Moralès, à une branche, ne me plaignez pas.

« Français et républicain, je serai mort pour la liberté… de Daalia, et je serai mort en sachant que lorsqu’elle prit mon âme, elle me donna la sienne. C’est une mort, sinon follement gaie, du moins très douce.

« Avec les respects et les remerciements anticipés d’un homme qu’une précoce expérience de la vie rend très accueillant à la mort.

« Signé : Albin Gravelotte. »

« P. S. — Le messager attendra une réponse. Soyez donc assez obligeant pour lui remettre une corde assouplie par l’usage. On prétend que les cordes neuves procurent une agonie plus longue. Vous me rendrez là un véritable service de gentleman. »

L’officier avait baissé peu à peu la voix ; ces dernières lignes, il les avait lues seulement du regard.

Mais Anita et Daalia, captivées par l’héroïsme souriant du signataire, s’étaient rapprochées et déchiffraient la lettre par-dessus l’épaule de Stiggs.

Quand celui-ci eut achevé, il releva la tête et aperçut les deux femmes penchées encore sur le papier.

— Vous avez lu, fit-il d’un ton de mauvaise humeur ?

— C’est un valeureux gentleman, clama la créole enthousiasmée.

Pour Daalia, elle murmura doucement :

— Je vais partir avec le messager.

— Partir ?

— Oui. Qu’importe une rançon, si lourde soit-elle, pourvu qu’il vive.

La jeune fille montrait ingénument son âme. Librement élevée au milieu de la nature, elle ignorait les fausses pudeurs de l’Europe. Son cœur était allé à Albin, elle le disait loyalement sans soupçonner qu’en une société moins sincère, il se fût trouvé des gens pour critiquer sa franchise.

En Amérique, on comprend cette façon d’être, mais le capitaine n’était pas seulement un citoyen américain, il représentait aussi l’armée de la grande république fédérative.

Par profession, par position, il ne devait ni pactiser, ni permettre que l’on pactisât avec les rebelles.

Ce fut donc d’un ton gourmé qu’il répliqua :

— Le messager partira seul.

— Comment, seul.

— Oui, car je ne saurais vous autoriser à le suivre. Le drapeau de l’Union flotte sur cette redoute, et toute concession faite à ces bandits, qui se décorent du titre d’insurgés, lui serait une insulte.

Mais les prisonniers…

— Mieux vaut leur mort qu’une tache à mon drapeau.

Et comme Daalia se tordait les mains.

— Au surplus, je vais ordonner une battue dans la région du rio Marilao. Mes ordres expédiés, je rendrai la liberté à ce « visage de couleur », puisque aussi bien vous m’avez arraché cette promesse.

Sur ces mots, il s’éloigna, se dirigeant vers les bâtiments du télégraphe sans fil, reconnaissables à leur mât de transmission qui se dressait au-dessus des casernes, logis des officiers, poudrière et autres constructions annexes du fort.

Daalia le regardait, les yeux hagards, les bras étendus, en un geste suppliant.

La réponse, courte mais brutale, de l’officier l’avait pétrifiée. Qu’allait-elle faire ?

Se soumettre ? se révolter ? Hélas ! le choix même lui était refusé. N’était-elle point enfermée dans cette redoute, où tout, hommes et choses, obéissait à sir Stiggs. Résister eût été folie.

Et cependant Albin attendait, étroitement surveillé par les Philippins. Le retour du messager déciderait de son sort. Une branche noueuse, une corde et l’âme de ce brave et gentil cousin, accouru d’Europe pour défendre François Gravelotte, pour la défendre elle ; de ce cousin qui lui avait donné sa tendresse sans la connaître, sans voir en elle une riche héritière, serait lancée dans l’éternité. Riche, trop riche, elle avait eu ce bonheur inespéré de rencontrer l’affection désintéressée.

Un homme s’était trouvé qui l’avait vue, elle, dépouillée de l’auréole des millions, qui n’avait plus songé qu’à elle… et il disparaîtrait, et ce miracle, un fiancé insoucieux de la dot, se serait produit pour rien !

Soudain une main se posa doucement sur son bras. 

Elle frémit, interrogea des yeux.

Antonio était debout auprès d’elle. Dans les prunelles sombres du Philippin il y avait comme une caresse.

— Ne pleure pas, jeune fille. Antonio n’oubliera pas que tu lui as conservé la vie.

— Avez-Vous un moyen d’empêcher…

— Oui. Celui qui t’émeut ne mourra pas. Antonio veillera sur lui. Cependant tes fenêtres s’ouvrent sur la Sierra de Mariveles. Ta vue est arrêtée par le pic de Bagac. Chaque matin, regarde au sommet du pic. Un jour peut-être, il t’apparaîtra couronné d’une légère colonne de fumée. Ce jour-là, sous couleur de promenade, descends vers le bourg d’Orion. J’y serai et je te conduirai vers Moralès.

Anita, un instant distraite, se rapprochait. Vivement le mulâtre changea de conversation.

— Non, señorita, Moralès n’est point cruel. Il épargnera son prisonnier, lorsqu’il saura que toi-même as intercédé pour moi.

— Moralès est un coquin, un drôle, qui ne mérite aucune confiance.

Ainsi, la créole, entra dans l’entretien.

Antonio dédaigna de lui répondre et se prit à marcher de long en large, sans paraître entendre la diatribe virulente que la coquetterie féminine blessée faisait monter aux lèvres de Mrs. Stiggs. 

Comme les remous d’un torrent après une pluie d’orage, les récriminations de la dame se succédaient, acerbes, violentes. Il semblait que l’ire de la créole ne se pût calmer. Mais le capitaine revint, ramenant le soldat qui avait escorté le Philippin.

— Les détachements sont en route ; rien ne s’oppose à ce que je lâche ce gredin, puisque j’ai eu la faiblesse de le promettre.

Et au soldat : 

— Will, conduisez cet homme hors des retranchements. Il est libre. 

Une surprise se peignit dans les yeux du militaire, mais il ne se permit aucune réflexion.

— Allons, face de diable, dit-il seulement, songe à allonger les jambes.

Un instant plus tard, le Yankee et l’indigène avaient disparu.

Quant à Stiggs, il s’efforçait d’apaiser l’inquiétude de Daalia. 

— Je compte beaucoup sur la battue. Cinq détachements ont quitté Manille, ce qui leur assure trois heures d’avance au moins sur ce loqueteux que je viens de renvoyer. Moralès ne s’attend pas à cette riposte. J’espère donc que, ce soir, il sera en notre pouvoir.

— Et que demain matin, acheva la vindicative créole, j’aurai la joie d’assister à son exécution.

Tous deux se trompaient.

Au soir, le télégraphe sans fil, et aussi quelques officiers, venus en visite de Manille, sur un petit vapeur faisant le service entre la cité et Mariveles, apportaient la nouvelle que les détachements avaient inutilement battu la brousse.

Moralès, sa bande, ses prisonniers, semblaient s’être dissipés en fumée. Une fois de plus, le chef insurgé avait mérité son surnom d’Insaisissable.