E. Sansot (p. 72-95).

IV

Les Deux Don Quichotte

Il n’y a qu’un Cervantès, mais il y a deux Don Quichotte. Beaucoup, parmi les admirateurs du premier, ignorent le second ou le méconnaissent sur la foi de Cervantès lui-même, qui termine ainsi son dernier chapitre :

« Oui, pour moi seul naquit Don Quichotte et moi pour lui. Il sut opérer et moi écrire. Il n’y a que nous seuls qui ne fassions qu’un, en dépit de l’écrivain supposé de Tordésillas, qui osa ou qui oserait écrire avec une plume d’autruche grossière et mal affilée les exploits de mon valeureux chevalier. »

L’écrivain supposé de Tordésillas signait Fernandez Avellaneda : on n’a pu jusqu’ici l’identifier.

En 1514[sic] parut à Tarragone le second volume de l’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche contenant le récit de sa troisième sortie et la cinquième partie de ses aventures.

Depuis 1605, Cervantès avait laissé son héros dans la cage de bois, ramené à son village sous l’escorte du barbier et du curé. Il éprouva un violent dépit à voir son œuvre continuée par un intrus et il se hâta de publier sa seconde partie (1615). Les derniers chapitres débordent de rancœur contre le coucou littérateur qui venait si audacieusement planter sa plume dans le nid de son invention.

Par un fanatisme rare et curieux, les admirateurs de Cervantès décrièrent la contrefaçon d’Avellaneda et même brûlèrent nombre d’exemplaires : ce qui la rend fort rare, quoiqu’elle ait eu deux éditions, outre celle de Tarragone.

Or, il se trouve, aux yeux du lecteur indépendant, que le pseudo Cervantès a un talent réel. Il dit dans son prologue :

« L’histoire de Don Quichotte est presque entièrement une comédie ; elle ne peut et ne doit donc pas aller sans prologue. Voilà pourquoi j’écris celui-ci en tête de cette seconde partie des hauts faits du héros… Sans doute Cervantès ne trouvera pas ici la supériorité de son talent, ni l’abondance de relations fidèles qui se rencontre sous sa main. Ici, je mets sa main. Cervantès nous apprend qu’il n’en a qu’une ; aussi pouvons-nous dire de lui qui parle tant et de tant de choses, que vieux par l’âge quoique jeune d’esprit, il a plus de langue que de mains. Sans doute encore Cervantès se plaindra de mon travail, il dira que je lui enlève le profit de la seconde partie, du moins il reconnaîtra que nous tendons tous deux à une même fin qui est de combattre à outrance les livres de chevalerie. La suite qu’on va lire diffère beaucoup de l’œuvre de Cervantès d’autant que mon humeur est le contraire de la sienne. »

Le lecteur s’intéressera probablement à l’analyse de ce curieux ouvrage.

Don Quichotte persuadé qu’il devait subir un enchantement de soixante et dix années se résigne et par de pieuses lectures prépare son salut, se plaisant à la Fleur des saints où il est question de saints errants et mendiants.

Sancho apporte, entre-temps, un roman de chevalerie que lisaient les jeunes gens d’Argamasilla et l’imagination de l’hidalgo de nouveau s’enflamme. Des seigneurs de Grenade se rendant aux tournois de Saragosse séjournent dans le bourg ; l’un d’eux loge chez Don Quichotte et lui laisse à garder une armure milanaise.

Comme Achille à Scyros se révèle à la vue d’une épée, notre héros ne résiste pas à la vue du harnois chevaleresque ; il l’endosse, il a tôt fait de convaincre Sancho et voilà le preux et son écuyer en chemin pour Saragosse. Comme autrefois, la moindre rencontre devient fantastique ou romanesque, les auberges semblent des manoirs et Maritorne apparaît une princesse réduite en esclavage par un sorcier.

Bientôt Don Quichotte s’intitule le chevalier sans amour, il renie Dulcinée du Toboso ; et comme auparavant il voulait faire confesser aux passants que sa maîtresse était la perle du monde, maintenant, il entend contraindre les gens à déclarer qu’aucune femme ne mérite d’être aimée. Il s’en prend au gardien d’une melonnière qui le met en mauvais point ; et continue sa route, après sa convalescence.

Le Sancho de Avellaneda manque un peu d’ingénuité, il parle de tuer à Saragosse une grosse de géants et de Fierabras, de rapporter six géants en saumure et de faire tous les habitants du village, au moins, chanoines de Tolède !

À peine arrivé, Don Quichotte s’érige en justicier, il tente de délivrer un homme condamné au fouet. On l’emprisonne et il ne doit sa délivrance qu’au seigneur de Grenade, celui qui lui avait laissé l’armure milanaise et qui, reconnaissant son hôte aux cris que pousse Sancho devant la prison, parle au juge, délivre l’hidalgo et lui offre à son tour l’hospitalité.

L’ingénieux visionnaire trouve chez les amis du seigneur de Grenade un accueil indulgent. Il court la bague, en reçoit le prix, pour l’offrir à la plus indigne d’être aimée, parce qu’il s’appelle maintenant le chevalier sans amour.

Comment le preux voit un géant qui le provoque à combattre à Madrid sous quarante jours serait long à conter ; mais il accepte le cartel et se met en route. De nombreuses rencontres fournissent des épisodes et des dissertations. Des soldats, des chanoines, passent, picaresques et pittoresques. À Ségovie, Sancho affiche partout les défis de son maître et pour cela tâte de la prison ; mais l’humeur chevaleresque le prend par contagion et il sauve une vieille aubergiste liée demi-nue à un arbre par des brigands. La conversion de Sancho à l’héroïsme, quoique peu sincère et peu profonde, gâte sa physionomie de bas jouisseur et de raisonneur terre à terre. Il n’est pas dans le caractère de l’écuyer de chercher querelle et d’obliger son adversaire à s’en aller faire amende honorable, corde au cou, à Mme Sancho, ou de prendre la vieille aubergiste pour la reine Zénobie.

À Alcala, le trio rencontre à l’auberge une troupe de comédiens qui joue L’Imposture punie de Lope de Vega. Cette imposture est celle d’un fils dénaturé qui accuse sa propre mère d’adultère avec un domestique. Don Quichotte s’indigne et provoque l’acteur qui joue le mauvais fils.

Alcala est le théâtre d’autres démences. Au bruit d’une fanfare, qui pour Don Quichotte annonce toujours un tournoi, il s’arme de pied en cap et sort, la lance au poing.

Les étudiants promènent un char allégorique où trônent les Vertus qui ne sont que des étudiants costumés, mais qui paraissent à Don Quichotte des princesses opprimées. Naturellement il veut les délivrer et se fait assommer une fois de plus.

Nous suivons notre visionnaire à Madrid où il retrouve le seigneur de Grenade. Celui-ci amène l’hidalgo dans son palais, et de concert avec ses amis il feint de le prendre au sérieux.

Quand on a accepté le cartel d’un géant, on ne l’oublie pas ; et notre héros, au jour dit, se trouve en présence d’un géant de carton qu’anime un laquais. Il s’avance avec sa bravoure habituelle, le cartonnage s’effondre pour laisser voir une dame en grand apparat. C’est Barberine, fille du roi de Tolède, qui lui demande, au nom de son père, l’aide de sa fameuse épée.

Le seigneur de Grenade et ses amis s’inquiètent cependant des effets de leur mystification qui achève d’affoler l’illuminé de la Manche.

Ce qu’il trouve de mieux est de mener Don Quichotte à l’hospice des fous sous couleur de le présenter au roi de Tolède. Auparavant la reine Zénobie a été mise au couvent et Sancho a pris du service dans une maison où l’on mange bien.

Celui qui appelait Don Quichotte le Benjamin des enfants de son esprit n’aurait jamais eu ni le mauvais cœur ni le mauvais goût de le mettre parmi les aliénés.

Avellaneda se proposait-il de continuer sa contrefaçon ? Il semble l’annoncer en écrivant :

« On assure que notre héros sortit de l’asile tout à fait guéri : mais sa fantaisie le reprit bientôt ; il acheta un cheval, attendu que Rossinante avait fini ses jours au service de l’asile et il parcourut la Vieille-Castille où lui arriva des aventures inouïes sous le nom de chevalier des misères. Il se trouvera une plume meilleure que la nôtre pour les rendre célèbres. »

On admire de l’excellent comique dans cet ouvrage ignoré et méprisé à tort. M. Salva a dit : « Si le Don Quichotte de Cervantès n’existait pas, celui d’Avellaneda serait le meilleur roman de l’Espagne. » Germond de Lavigne avait annoncé une traduction de ce fameux apocryphe, qui supporte la lecture et pourrait aisément passer pour l’œuvre de Cervantès.

Récemment, une manifestation honorait le blessé de Lépante. L’occasion était belle pour réformer le jugement des manuels littéraires. On lit partout que Cervantès écrivit son livre pour ruiner le prestige des romans de chevalerie et disperser au souffle du bon sens la fantasmagorie idéaliste. Devant la critique, Cervantès représente un homme plein de goût et de raison qui s’élève, à la Boileau, contre un genre faux et qui se moque de la matière chevaleresque comme Molière du ton précieux. Malheureusement les commentateurs ont été paresseux et ne lurent jamais l’œuvre entière de Cervantès.

En 1615, en dédiant la seconde partie du Don Quichotte au comte de Lemos, il annonçait Persilès et Sigismonde qu’il considérait comme son chef-d’œuvre et qui, de l’avis des Espagnols, est écrit avec infiniment plus de soin et de correction. On tient, au delà des monts, le Persilès comme l’ouvrage le plus classique de toute la littérature espagnole. Eh bien ! le Persilès objet de tant de soins et sujet de tant d’orgueil est un roman de chevalerie aussi extravagant que ceux brûlés par la nièce, le curé et le barbier, et digne de prendre place auprès des Amadis. Ce livre très touffu, plein de singularités, de prestiges et de sentiments platoniciens, mériterait une analyse. Il abonde en épisodes et contient trop d’actions diverses pour supporter la narration. Toutefois, il démontre que Cervantès pensait comme Don Quichotte et non comme Sancho. Sa vie réelle, héroïque et misérable fut celle d’un aventurier enthousiaste écrasé par le sort. Valet de chambre du cardinal Acquavura, simple soldat après trois campagnes, estropié à vingt-huit ans, esclave au bagne d’Alger, Cervantès a connu toutes les misères et le Don Quichotte qu’on prend pour un colossal et radieux éclat de rire n’est autre chose que le ricanement d’un désespéré, la plus étonnante plainte que l’individualisme accablé ait fait entendre.

L’auteur a rêvé, comme son héros, d’aller par le monde, « redressant toutes sortes de torts et s’exposant à tant de rencontres et à tant de périls, qu’il acquit en les surmontant une éternelle renommée ».

Pour comprendre une critique, il faut connaître le texte : et on s’est mépris sur Don Quichotte parce qu’on se méprenait sur Amadis.

Amadiex (aime Dieu), comme Aimons (aimons), Aymar (aime art), est un parfait, c’est-à-dire un hérétique, le pauvre de Lyon, ancêtre du mouvement franciscain et qui annonce le pauvre d’Assise. Que signifie donc le chevalier à la Triste Figure, cette caricature de Tristan ? Et comment concilier ces deux œuvres écrites simultanément, le Don Quichotte et le Persilès ?

Vers 1600, le grand espoir des hérétiques était perdu. L’opposition gibeline achevait de se déformer, sous l’impulsion luthérienne, et la secte désabusée, vaincue, dispersée, chargea Cervantès de promulguer, urbi et orbi, le désarmement général. Cette bulle de licenciement emprunta la forme littéraire, puisque toute la propagande albigeoise l’a revêtue. Mais cette fois, l’écriture s’élevait à une telle perfection, le roman sectaire se trouva être un tel chef-d’œuvre qu’il eut un sort beaucoup plus beau et plus durable que son objet.

Lorsque Montesquieu, le plus léger des hommes sérieux, écrivait dans les Lettres persanes : « Les Espagnols n’ont qu’un bon livre, celui qui a montré le ridicule de tous les autres », il voyait le talent comique et ignorait totalement les œuvres des troubadours et leur sens caché, et par conséquent jugeait mal de leur parodie.

Si on répugne à voir dans le Don Quichotte une œuvre inspirée par un mot d’ordre maçonnique, elle garderait encore toute sa portée comme l’expression d’un poète exceptionnellement malheureux et qui exhale sa rancœur.

Nous savons que Cervantès était d’un caractère ombrageux. Sa vie ne fut qu’une série ininterrompue de déboires. En la racontant, il aurait produit un récit d’aventures, d’un intérêt restreint il préféra se venger de cet idéalisme qui l’avait perdu et il blasphéma son idéal, il bafoua ses illusions de jeunesse, il produisit sa propre caricature avec une telle intensité que l’humanité amusée ne cessera jamais l’éclat de rire qui a salué cette sinistre composition.

Il ne s’agit pas, comme il paraît aux vignettes du livre, d’une conception démodée de la chevalerie, d’un homme qui se trompe d’époque et veut refaire, au XVIe siècle, des gestes trop antérieurs et en désaccord avec le temps et les mœurs. Le conflit s’élève beaucoup plus haut ; il pose l’antinomie de l’idéalisme individuel et du collectif social.

Don Quichotte en son cœur vaut tous les preux : son courage égale celui du Cid et des chevaliers de l’Ardente Épée, mais son armet n’est qu’un plat à barbe, son bras déçoit perpétuellement son vœu et il prend les marionnettes pour des Sarrasins. Il est fou : mais il est fou de justice, de charité, de vaillance. Les héros n’ont été que des Don Quichotte plus forts et à leur place.

Abandonnant la relation du poème avec les étapes de la conscience latine et les phases de la croyance et ne retenant que le sens de cette comédie, nous obtenons la plus effroyable proposition du pessimisme : l’idéal individuel est utile et nuisible.

Non seulement ce chercheur de gloire ne récolte que des huées, mais ce défaiseur de torts et réparateur d’iniquités ne fait aucun bien, et malgré son pur zèle, ne sauve ni n’aide personne. L’idéalisme ne représente socialement que du désordre : cela est vrai, et toutefois singulièrement dangereux à déclarer. Les sectateurs de Mammon dès lors relèvent la tête : Cervantès les a justifiés. Si on regarde profondément, on s’aperçoit que tout est vil autour de Don Quichotte. Le ridicule chevalier à la triste figure incarne des vertus et même la sublimité, tandis que l’humanité obtuse et grossière roule ses flots de médiocrité.

C’est parce que Don Quichotte reste sympathique irrésistiblement, qu’un partisan de l’Église orthodoxe, sous le nom d’Avellaneda, chercha à lui enlever le produit de sa seconde partie et à mener le héros au cabanon.

Sous l’armet de Mambrin, Tristan de Léonois était encore très reconnaissable et nul en 1615 ne pouvait s’y tromper ; mais les orthodoxes, comme les hérétiques, avaient intérêt à ne pas révéler le sens véritable d’un ouvrage qui satisfaisait à la fois le parti romain par le ridicule jeté sur la secte et la secte elle-même par le rayonnement d’intérêt auréolant l’ingénieux hidalgo.

Walter Scott, en donnant le Don Quichotte comme un chef-d’œuvre de l’esprit humain, savait-il de quelle muse était inspiré ce poème comique qui termine dans un éclat de bouffonnerie apparente cette immense littérature des troubadours qui régna pendant cinq cents ans sur l’imagination occidentale.

« Je ne pardonnerai jamais à Cervantès d’avoir fait Don Quichotte ridicule », dit quelque part Mme Sophie Gay, sans songer que l’homme aux rubans verts est un avatar de Don Quichotte, malgré les étroites bienséances dans lesquelles il se meut.

La gloire de Cervantès brillera d’un nouvel éclat, le jour où, après rire, quelqu’un découvrira que sa Comédie humaine est, philosophiquement, la Bible du Pessimisme.

L’auteur des Lettres persanes ignorait que Cervantès, en adressant la seconde partie de son Ingénieux hidalgo au duc de Lemos, annonçait Persilès et Sigismonde comme le « Benjamin de son intelligence ».

Ce Persilès est un roman de chevalerie et ne le cède à aucun pour l’hérésie. Le blessé de Lépante considérait Persilès, comme son chef-d’œuvre et c’est à beaucoup près, le mieux écrit de ses ouvrages.

Après cela, que reste-t-il de l’opinion courante ?

Miguel de Saavedra éprouva toutes les infortunes : il fut Don Quichotte en chair et en os. Au lieu de nous raconter son histoire qui n’eût été qu’un roman d’aventures, il incarna le conflit de l’idéalisme et de la réalité sous les traits d’un visionnaire et il écrivit, sous une apparence drolatique, le plus violent des pamphlets contre la Providence.

Comme Sainte-Beuve lui-même ne voit Rabelais qu’en petit roi d’Yvetot, entre les pots, buvant et riant à plein ventre, la critique a rangé le Don Quichotte parmi les compositions destinées au désopilement des rates.

Cervantès n’avait aucun motif de rire, sinon celui de parler avec impunité. Sans s’arrêter aux hardiesses contre les institutions de l’époque, il jeta aux quatre vents du ciel la plus redoutable des négations.

Qu’est-ce que Don Quichotte ? Le mystique qui se conforme héroïquement au plus haut idéal qu’il conçoit. Il est vieux, il est laid, il monte une rosse, il parle un langage grotesquement ampoulé, et veut faire confesser aux marchands que Dulcinée est la plus belle princesse du monde. Certes, il y a de quoi s’esclaffer pour des muletiers. Il y a de quoi pleurer pour d’autres hommes. Le génie n’est-il pas l’éternel Don Quichotte qui provoque les passants occupés de leurs affaires, pour leur imposer sa vision de beauté ou de justice ? Don Quichotte est le héros auquel manque la force et qui aborde le domaine de l’action à l’état de rêve. Hercule débile qui se fait assommer, c’est la plus noble dupe de ce monde qui appartient à Sancho et à sa lignée, en toute légitimité.

Il existe des dessins de Léonard où le maître a cherché la vieillesse caricaturale d’un beau type. Cervantès a peint l’agonie d’une idéalité et de quelle idéalité, de celle qui étincela avec le glaive de Godefroy et de Saint-Louis[sic] !

Au siècle dernier, le prodigieux Wagner, dans son œuvre suprême, a ressuscité Don Quichotte sous les traits de Parsifal et personne ne l’a reconnu. Le fol, le pur ingénu ne commence-t-il pas, « atteignant au vol tout ce qui vole », par tuer le cygne, par frapper Kundry ? Mais il est jeune, il rencontre Guernemanz qui le fait assister à l’office du Graal, au lieu d’être armé chevalier par l’aubergiste facétieux.

L’hidalgo ne voit pas le monde extérieur. Sa vision s’interpose sans cesse devant la réalité. Contemplatif qui s’entête à l’action, il ne produit que du désordre et de la risée partout où il passe et, même en se sacrifiant, il ne parvient pas à faire le bien. L’âme de Don Quichotte, sublime en ses élans, n’enfante rien à cet homme, d’une pureté d’intention incomparable, déshonore la chevalerie et la voue aux brocards. Est-il un spectacle plus désespérant que la stérilité d’un tel effort ? Combien portent en eux une pensée dont ils ne trouveront jamais l’expression, un héroïsme qui ne rencontrera pas son occasion, un noble vœu qui avortera en extravagance ! Quelle est amère cette caricature du héros, cette figure du chevalier burlesque et que de larmes le captif d’Alger a dû verser pour écrire une si rageuse diatribe contre son propre idéal ! Sa vie suffit à nous prouver qu’il rêva de gloire, de justice : il fut vraiment chevaleresque et très malheureux.

C’est un lieu commun de l’expérience que le bien est difficile à faire. On ne réalise de l’idéal qu’avec une complicité des circonstances et le désir n’implique pas la vocation. Elle résulte d’une proportion entre la volonté et la puissance. Don Quichotte vient à contre-temps et il avorte.

Un jour quelqu’un s’avisera de relire ce livre autrement qu’un roman, autrement qu’on lit Gil Blas ou Francion et son étonnement sera vif de trouver dans ces pages d’abord hilarantes la plus amère, la plus rageuse, la plus effroyable expression du pessimisme.

Les Espagnols, qu’il faut croire dans leur propre cause, prétendent que cette satire de l’idéalité avait affaibli parmi eux le point d’honneur, lisez le point d’idéalité.

Quelles qu’aient été les épreuves de la Queste, Parsifal purifie Amfortas, sauve Kundry et ramène la paix à Monsalvat. Don Quichotte voulait, lui aussi, servir le Graal, il le voulait d’un cœur pur et fou ; et son nom sert d’épithète pour déconsidérer la chevalerie.

Après avoir ri du chevalier à la triste figure, il faut se demander si on n’a pas eu son heure de don-quichottisme. Si on ne la trouve pas dans son passé, il convient de baisser la tête, car cette heure est peut-être celle où l’homme atteint le plus haut degré de la conscience.


FIN