Le Secret de l’Opale

Le Secret de l’Opale
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 2 (p. 656-667).
POÉSIE

LE SECRET DE L’OPALE

Une petite place dans une petite ville grecque. Debout dans la brûlante lumière, un jeune homme est occupé à examiner un objet brillant qu’il tient à la main. Il est vêtu de façon riche et efféminée. Il porte une longue tunique ionique à manches, en soie d’un mauve très pâle, retenue par une ceinture dorée. Il a, par-dessus, un manteau d’une étoffe légère et souple, couleur de jeune olive, bordé d’une broderie d’aspect oriental où des dessins entre-croisés mêlent leurs lignes et leurs coloris en une richesse compliquée dont l’effet est cependant apaisé. Il est chaussé de sandales brodées, retenues par des bandelettes de soie de la même nuance que le manteau. Ses cheveux noirs, longs et bouclés, sont arrangés avec un soin manifeste.

Tandis qu’il est ainsi absorbé, une jeune femme arrive sous le portique ensoleillé, vêtue d’un chiton d’étoffe légère, à mille plis, nuance safran, et d’une écharpe d’un rose vif. Ses bras sont nus et très beaux. Elle aperçoit le jeune homme et s’arrête, à moitié cachée par une colonne, à le considérer d’un air moqueur. Il ne voit rien. Après un instant, elle sort du portique et s’avance de quelques pas vers lui.


GLINIS


Qu’as-tu donc à tourner cette bague en tes doigts ?
J’ai passé par ici, ce matin, plusieurs fois,

[1]

Tes yeux étaient si pris que tu ne m’as pas vue !
Ne crois pas tout au moins que je fusse déçue !
Mais, depuis si longtemps, dis-moi ce que tu fais,
Sous ces fixes regards et que rien n’a distraits,
A tourner ce bijou dans ta main attentive.
Quel secret cherches-tu ? Quel problème s’esquive
Que ton esprit déçu s’évertue à saisir ?
Peut-être as-tu perdu l’effort de réfléchir.
…………..

CALLICLÈS


Je suis depuis longtemps intrigué par l’opale,
L’énigmatique opale : un mystère s’exhale
De la pierre, et, flottant sur elle, la défend :
La lentille qui perce et le ciseau qui fend,
L’acide qui dissout, le creuset qui consume
Ne savent la tenir ; le marteau, sur l’enclume,
L’écrase sans pouvoir plus que l’anéantir.
Elle trouble et confond l’œil qui veut la saisir,
On ne sait si l’éclat qui luit et qui s’efface
Sort de sa profondeur ou naît à sa surface ;
On ne sait quand il naît, on ne sait quand il meurt.
Tous les autres bijoux ont leur propre couleur,
Ils la gardent alors que notre main les bouge :
Le saphir reste bleu, le rubis reste rouge,
L’émeraude a son vert, la topaze a son or,
L’azur de la turquoise est immobile et dort,
Le grenat se repose en sa clarté vineuse.
De son violet doux l’améthyste est heureuse,
Le diamant est clair, verdâtre le béryl ;
Et si quelque rayon plus rapide et subtil,
Entrant dans ces bijoux, s’y brise et les fait vivre,
Ce n’est qu’une couleur qui de lumière est ivre,
Et s’ébat en éclairs qui lui sont ressemblans.

L’opale est infinie en ses reflets troublans :
Elle unit les beautés des autres pierreries,
Elle les prend en elle, intactes ou meurtries,
Elle broie, elle rompt leurs reflets, leurs éclats,

Les mélange au sablon pailleté des micas,
A des poudres de perle et de nacre écrasées,
A des poussières d’or, des ondes irisées.
Je ne sais quel rayon laiteux et palpitant
La pénètre, l’entoure, et tout à coup s’ouvrant
D’un trait d’autant plus vif qu’on ne sait où l’attendre,
La montre en ses splendeurs pour bientôt la reprendre,
L’entraîner dans des fonds d’azur, d’iris et d’or,
La rapprocher un peu pour la voiler encor,
Si bien que le trésor qu’il éloigne ou ramène
Bat comme une adorable et merveilleuse haleine.

Non seulement elle a, pour mouvoir ses splendeurs,
Le recul infini d’étranges profondeurs,
Mais, sur le champ toujours muant de sa surface,
Un flot de chatoîmens, un fleuve roule et passe
En glissée innombrable, allant on ne sait où,
Puisque l’œil ne peut pas le suivre jusqu’au bout,
Venant on ne sait d’où, car nul n’atteint la source
Lointaine, inaccessible où commence sa course !
Et cet étroit joyau, comme il paraît sans fond,
Est dans son cercle d’or plus grand qu’un horizon.
Inépuisable pierre, ô merveille, prodige !
Quel œil peut voir passer, sans sentir de vertige,
Croisés, superposés en renaissans accords
Tes torrens de reflets, tes cataractes d’ors ?
O trésor de trésors ! Pullulement de gemmes !
Capable, en un instant, d’orner les diadèmes
De tous les empereurs, les potentats, les rois
Qui vécurent jamais — et de parer vos doigts,
Vos poitrines, vos cols, courtisanes et reines
Dont, à travers les temps, les beautés souveraines
Aimèrent resplendir sous un poids de bijoux !

Mais en outre elle est bonne, elle vient jusqu’à nous,
Son éclat est intime et douce sa caresse ;
On dirait qu’elle sente et qu’elle reconnaisse
La douceur de la main qui la choie, et des yeux
Qui préfèrent en elle aux gloires de ses feux
Le cœur presque attristé qui l’émeut, et son rêve

Suave et délicat que chaque instant enlève,
Ce rêve de rosée et dont l’enchantement
Renaît dans un si pur et si beau tremblement
Qu’il semble dévider un arc-en-ciel immense.
Me suis-tu ?
 

GLINIS


Je te suis ! Et mon respect commence.

CALLICLÈS


N’est-elle pas la pierre aussi des voluptés ?
Quelle autre a ces désirs, ces éclats exaltés
Qui meurent en langueurs, en pâleurs, en extase ?
Un chaud frissonnement de passion l’embrase,
La suffuse de pourpre et la fait haleter
D’un transport trop intense et lourd à supporter ;
Et ses félicités brûlantes, somptueuses,
S’alanguissent bientôt en des blancheurs laiteuses
Où de pâles azurs, d’inexprimables verts,
Des mauves tels que seuls en ont les hauts éthers
Dans leur chaste froideur prennent sa défaillance.
Son bref, son expirant délice s’y fiance
A la mélancolie attristée. Et sais-tu
Un symbole plus beau du désir éperdu
Qui dans nos cœurs humains se résout en angoisse ?
Mais les Dieux ont voulu qu’un autre désir croisse
Sur les pas de celui qui s’éloigne épuisé ;
L’opale, ranimant son éclat apaisé,
Palpite de nouveau de cette double transe
Faite de lassitude et de magnificence.
Ah ! ceux qui sont épris de l’invincible émoi,
Les amans, peuvent bien la porter à leur doigt,
La pierre de regrets aussi beaux que ses fêtes,
Pierre des voluptés toujours insatisfaites !
…………..

GLINIS


Ma pensée à te suivre a perdu sa sandale.

CALLICLÈS


Je cherche à découvrir le secret de l’opale !

GLINIS


Par les Dieux !

CALLICLÈS


Oui, je veux trouver comment, pourquoi
L’énigmatique pierre entretient son émoi,
Ce qui la fait briller, muer, pâlir, s’éteindre
Mille fois à la fois ! Oui ! j’ai juré d’atteindre,
Sous ce monde d’éclats, le germe initial,
Le central, le suprême et l’intime cristal,
Le cœur mystérieux qui supplée et gouverne,
Qui tantôt illumine et qui tantôt consterne
Sa vie infiniment et toujours en travail,
Ce qui fait une chair de son lucide émail !
Je veux savoir où vont ses reflets, vers quelle ombre !
Je veux fixer le point où ses réseaux sans nombre
Superposés, confus, mêlés, entre-croisés,
Apparaissent en un. système organisés !
Je veux la pénétrer ! — J’en ai cassé plus d’une,
J’ai vu sous mes marteaux le bris d’une fortune !
En vain ! car je n’ai rien découvert jusqu’ici,
Leurs fragmens sont muets, et je n’ai réussi
Qu’à rompre des faisceaux merveilleux de nuances,
Et dans leurs débris morts mouraient mes espérances !
J’en ai jeté parfois aux pilons des mortiers,
Ou, cherchant par ailleurs, durant des jours entiers,
Croyant toujours trouver la minute opportune,
Dans des rais de soleil et dans des rais de lune,
J’en ai tourné, j’en ai roulé sous mon regard.

Mais je n’ai point encore amené le hasard
Qui livrerait le nœud d’accord et de concorde,
Comme un musicien sait l’endroit de la corde
Qui produit en vibrant tout un son dont les flots
Grandissent et qu’il suit jusque dans leurs échos.
J’ai, ce matin, tenu cette pierre exposée
Au premier des rayons qui changent la rosée
En joyaux presque aussi beaux qu’elle, et maintenant
Le trait d’ombre fait suite au style du cadran ;
Je n’ai point détaché ni relâché ma vue
D’épier cet éclair de rencontre perdue
Au milieu de milliers, de millions d’aspects !

GLINIS


Sois sûr qu’à ta constance iront tous les respects !
Et le mien le premier mènera le cortège !
Mais tu devras prier qu’Esculape protège
Tes regards coutumiers d’un tout autre travail !
Tu vas — Vénus t’en garde ! — en obscurcir l’émail,
En ternir la fraîcheur, en flétrir la caresse,
En alourdir le jeu, la grâce et la souplesse ;
Et que diront alors celles dont les beaux yeux
Ne sont jamais si beaux qu’en se fixant sur eux ?

CALLICLÈS


Oui ! de l’effort terrible auquel je le consacre
Mon regard s’éblouit : des flottemens de nacrer
Des poudroîmens d’argent et d’or et de saphir,
Qui viennent l’un dans l’autre éclater et mourir,
Des apparitions pâles d’aigues-marines,
Des gouttes de grenats, des grains de cornalines,
Des ruissellemens clairs, variables, subtils
De rubis, de lapis et de chrysobérils,
L’onde des périgots épandue à pleins vases,
Les brésillemens brefs et les feux des topazes,
Se compliquant l’un l’autre en reflets transparens,
A la même seconde unis et différens,
Pressés, multipliés, croisés par myriades,

En ruisseaux, en remous, en vagues, en cascades,
Dansant dans les rayons réfractés du soleil,
Ont rempli mes deux yeux d’un tourbillon vermeil.
Je ferme en vain sur eux mes paupières meurtries,
Un flagellement fou, brûlant, de pierreries
Bat à coups lumineux les parois de mon front.
Je ne puis, par aucun effort de ma raison,
Eteindre cette énorme et douloureuse opale
Qui remplit de son feu la voûte cérébrale
Où doivent résider les ténèbres du Moi !
Et c’est presque un supplice ! Et je tremble d’effroi !
Quelquefois ces clartés, leurs remous, leurs tempêtes
Çà et là prennent vie et deviennent des bêtes,
Des paons prestigieux, des serpens ocellés,
Des lézards, des poissons ; tordus, entremêlés,
Ils se mangent entre eux, ils échangent leurs formes,
En entrelacemens, en grouillemens énormes
Gagnent de plus en plus comme un affreux levain.
Mon cerveau convulsé par leur avance est plein
Des enchevêtremens, des conflits, des batailles
De ces monstres luisant de plumes et d’écailles,
S’exterminant dans un massacre renaissant
Où toutes leurs splendeurs sont suintantes de sang.
Je voudrais repousser l’abominable vue ;
J’étends la main, ma main plus loin qu’elle est tendue !
Alors tout disparaît, tout devient de la nuit,
Où trône un monstre dur dont le regard me suit,
Un sphinx noir dont chaque œil est une grande opale.
Un flot froid de sueur court sur ma face pâle.
J’ai beau mettre mes mains sur mes yeux, et crier !
Il est en moi ! J’ai peur ! J’ai peur ! Je veux prier
Les Dieux sauveurs du Jour ! Je ne puis pas ! Je tremble !
Et le sphinx noir et moi, précipités ensemble,
Dans un choc effrayant qui détache ses yeux,
Nous tombons, nous tombons au gouffre ténébreux
Où l’on ne sait plus rien, pas même l’épouvante !

Même à présent, l’effroi de ces instans me hante !
Vers leur vertige obscur je me sens attiré,
Je sens les premiers bonds de mon cœur effaré !

Pendant que Calliclès parlait, un homme, à peu près du même âge, venant du jardin public, s’est engagé sur la place. Il porte une tunique d’étoffe rude, une large ceinture de cuir à laquelle pend un couteau trapu, de hautes chaussures de chasse qui forment guêtre. Il a sur l’épaule un filet, et à la main un rameau dégarni de ses feuilles. Il est suivi par un grand chien de chasse qui marche soigneusement tout contre lui. En entendant Calliclès, il s’est arrêté, et, appuyé contre une des colonnes du portique, mais du côté de l’ombre, il regarde et écoute les deux personnages sans être remarqué par eux. Son chien se couche à ses pieds, la tête allongée sur les pattes croisées et les yeux fermés.

…………….


THRASYLLOS


Pour ôter tout prétexte à ta maussaderie,
Ecoute en regardant, regarde en écoutant,
Fais les deux, soit ensemble ou bien en alternant ;
C’est un jeu plus facile et de fatigue moindre
Que de vouloir, ainsi que tu le fais, disjoindre
L’éclat de la couleur, la couleur du reflet,
Et diviser le beau qui n’est beau que complet :
Ainsi tu pourras mieux supporter ma franchise !

D’abord il est de triple ou quadruple sottise
De vouloir ramener le plaisir au savoir,
De prétendre toucher ce qu’il est doux de voir !
Croire qu’un trait de grâce ou de beauté s’explique
Par un unique fait qu’exprime un mot unique.
C’est n’avoir point compris que d’infinis accords
Arrivent s’ajuster dans un geste du corps,
Qui viennent du profond des siècles et des races ;
Qu’un seul point de beauté tient à tous les espaces,
Et qu’à sa fine aiguille aboutit l’univers.
Si tu veux te plonger aux abîmes ouverts
Qui sont sous un regard, un accent, un sourire,
Dans l’abîme sur qui se clôt ce qu’on admire,
Tu te disperseras jusqu’au chaos premier,
Et ne retrouveras ton être coutumier
Qu’à la surface mince et cependant immense
Sous qui l’incertitude et la chute commence.

Si ton opale est belle — et je crois qu’il en fut
Rarement d’un éclat plus riche et plus touffu —
Admire-la, que dis-je ? aime-la pour sa grâce,
Suave d’autant plus qu’elle naît et s’efface
Du même mouvement qui l’appelle et l’éteint !
Chéris-la d’être ainsi ! Tout autre effort est vain !
Renonce à rechercher ou le cristal ou l’angle
Où tout est, la formule imparfaite qui sangle
Aux lanières des mots ce qui tient tout un ciel.
Et comme les parfums des fleurs sont dans le miel,
Les vents dans les parfums, dans les vents les collines,
Les bois, les océans et les lignes divines
Qui descendent vers nous des bornes de l’éther,
Si bien que le rayon sur notre table ouvert
Laisse couler un peu de la somme des choses,
De même les lueurs dans ton opale encloses
Contiennent l’incendie antique où s’est formé
Le monde qui par lui reste encor animé.
De l’arôme d’un miel, de l’éclat d’une pierre,
Rien, sans les abolir, ne se saurait abstraire.
Le gauche et minuscule outil des sens humains
Ne fait que tâtonner au bord d’eux, et nos mains,
A saisir ce qu’ils ont de subtil maladroites,
Sont aussi pour tenir leur grandeur trop étroites.
Et c’est pourquoi l’effort où tu brûles tes yeux
Est absurde, infécond, vide et pernicieux,
Il est présomptueux, fantasque et frénétique.
Et c’est de l’hellébore appuyé de colchique
Qu’il faudra te donner pour guérir ta raison.
Allons ! cache l’opale et rentre à ta maison !
Egorge quelques coqs sur l’autel d’Esculape.
Je gage qu’il faudra du temps pour que Priape
Ait lieu de se montrer favorable à tes vœux !

CALLICLÈS


Va ton chemin, railleur !…
…………..

GLINIS


Laisse-le, Thrasyllos, et comprends qu’il soit triste !
Il sied au cœur de l’être alors qu’il se désiste
D’un rêve, d’un amour, d’un espoir, d’un effort
Dont l’abandonnement contient un peu de mort.
Son désir après tout n’était pas sans noblesse,
Ni sans un sens profond qui se nomme sagesse
Quand il est exercé par de plus hauts esprits.
Dans ce bijou que couvre un ongle, il s’est épris
De ce même problème où toutes les pensées,
Par un même besoin universel poussées,
Celles des plus obscurs, des plus grands, des meilleurs,
S’aventurent parfois sur l’ordre de nos cœurs.
Chacun veut arriver au fond de ce qu’il aime,
Nul ne peut consentir à n’avoir que l’emblème
De l’être ou de l’objet qu’il cherche à posséder,
Plus loin que l’apparence on voudrait regarder,
Et c’est le grand tourment des tendresses humaines
De se pencher au bord d’inscrutables fontaines
D’où s’écoule un peu d’eau sur un caillou moussu,
Mais dont l’abîme obscur s’enfonce inaperçu.
Et n’avons-nous pas tous laissé tomber des larmes,
Dans ce gouffre effrayant où même nos alarmes,
Nos soupçons, ne pouvaient descendre jusqu’au fond !
C’est ce qui s’est passé, Thrasyllos, sous son front !
Et cela n’est-il pas assez pour le défendre ?

Et même il pressentait, sans très bien le comprendre,
Je ne sais quoi de grand que son futile jeu
Tentait à son insu ! Ceux qui trouvèrent Dieu,
Qu’ont-ils fait, Thrasyllos, que de chercher une âme
À ce grand tourbillon de lumière et de flamme
Dont nous voyons changer l’aspect et les éclats ?
De cet essai puissant si les uns restent las,
D’autres sont demeurés et demeurent encore
Hors de tout, attendant l’heure qui doit déclore
Le suprême secret dans la suprême loi ;
De leur extase ardente ils ont fait une foi ;

Ou, drapant aux couleurs de diverses étoffes,
Selon qu’ils sont savans, poètes, philosophes,
Leur rêve et leur désir que ce rêve soit vrai,
Ils ont, vers des instans plus solennels, soustrait
L’homme aux travaux bornés, aux tâches passagères
Dont il doit acheter les douceurs mensongères
Que demain et demain emmènent devant lui,
Ou payer sur-le-champ les besoins d’aujourd’hui.
Leur recherche impossible et constamment déçue,
Dans son long insuccès reste la seule issue
Hors de la grotte étroite et froide où les instans
Passent en ruisselets peureux et sanglotans
Dont tout le mouvement est l’appel de leur chute.
Dans un être qui n’est jamais qu’une minute
Ils ont mis des pensers, tout à coup entrouverts,
Qui dévorent le Temps et pèsent l’Univers ;
Et notre esprit haussé se croit, quand il retombe,
Meilleur que son destin et trop grand pour sa tombe.
S’ils n’ont rien trouvé d’autre, ils ont du moins trouvé
L’orgueil et la grandeur de ce qu’ils ont rêvé.
Et peut-être, après tout, que le même problème
Tient en un groupement de cristaux qu’au système
Où des astres lointains s’équilibrent entre eux,
Et qu’il avait raison lorsqu’il parlait de cieux
Dans l’entre-croisement des rayons de sa pierre.
C’est pourquoi, Thrasyllos, ne lui sois point sévère.
Comprends ce qu’il cherchait, ne le tiens pas pour fou
Parce qu’il voyait tant en un menu caillou ;
Ou plutôt, il n’est pas plus dément que les autres,
Et je connais les noms de sages et d’apôtres
Illustres pour des jeux qui s’égalent au sien.

THRASYLLOS


Je le crois volontiers ! — Où donc a fui mon chien ?
Arrive ici, Phylax ! et regarde ton maître !
Éprouvas-tu jamais le besoin de connaître
L’âme, le fond, la loi de l’être à qui tu dois
Des caresses, ton pain et le fouet quelquefois ?
Sauter autour de moi n’est pas une réponse !

Advient-il que ton brave esprit de chien renonce
Au plaisir d’accourir vers moi dans le jardin,
Au bonheur de sentir ta tête dans ma main,
Ou de dormir le cou sur mon pied immobile,
A tout ce que ton âme ingénue et docile
Peut recevoir de joie et de contentement,
Parce qu’il reste au seuil et au commencement
De l’homme interminable et profond que je traîne,
Et qui contient en lui toute la race humaine,
La terre, le soleil, l’univers et les temps,
Que mes arrière-plans te semblent trop distans ?
Eh bien ! que réponds-tu ? — Tu veux une caresse ?
Seule ma main passant sur ton dos t’intéresse,
Et ton bon œil quêteur cherche à tirer du mien
Le regard amical, que doit suivre, ô mon chien,
Ton nom dit d’une voix que tu devines tendre.
C’est là le seul bonheur à quoi tu veux prétendre ?
Le voici ! C’est assez ! Allons ! Veux-tu finir !
Oui ! C’est un très beau chien ! Maintenant, va courir !
Attrape ces pigeons qui gloussent sur la route,
Ou bien vas aboyer à la vache qui broute
Et qui te montrera, pour jouer avec toi,
Les cornes de son front, en feignant de l’effroi.
Tu vois, il est joyeux ! De ce que je lui donne
Il se contente et vit ; pour lui, la vie est bonne.
Il est, en vérité, plus sage que nous tous,
Plus sage et plus heureux, et seuls ses bonds sont fous.
Il aime à l’épaisseur de ce qu’il peut connaître.
Mais nous, notre savoir se tourmente et pénètre
Plus loin que ne saurait avancer notre amour.
C’est pourquoi celui-ci se voit chétif et court,
Il devient anxieux, défiant de lui-même,
Tremblant de se sentir perdu dans un problème,
Lui qui doit régner seul, et veut être une foi !

Et c’est une leçon que j’ai faite pour toi.
…………..


AUGUSTE ANGELLIER.

  1. Auguste Angellier, dont nous déplorons la perte douloureusement prématurée, avait, avant de mourir, préparé la publication d'une nouvelle série de Dans la lumière antique. Le volume va prochainement paraître à la librairie Hachette. Nous en détachons un fragment en souvenir du poète qui le destinait à la Revue.