Hetzel (p. 214-219).

XIX


Tel fut, ce jour-là, 2 juillet, le dénouement de l’histoire étrange qu’il m’a pris fantaisie de raconter. Je conçois qu’elle paraisse incroyable. Il ne faudrait, dans ce cas, en accuser que l’insuffisance de l’auteur. L’histoire n’est malheureusement que trop vraie, bien qu’elle soit unique dans les annales du passé, bien qu’elle doive, je l’espère fermement, rester unique dans les annales de l’avenir.

Il va sans dire que mon frère et Myra avaient abandonné leurs projets d’autrefois. Il ne pouvait plus être question d’un voyage en France. Je prévoyais même que Marc ne ferait plus à Paris que de rares apparitions, et qu’il se fixerait, définitivement à Ragz. Gros chagrin pour moi, auquel je devais me résigner.

Le mieux, en effet, serait de vivre, sa femme et lui, près de M. et Mme Roderich. Le temps arrange tout, et Marc s’accoutumerait à cette existence. Myra s’ingéniait, d’ailleurs, à donner l’illusion de sa présence ; On savait toujours où elle était, ce qu’elle faisait. Elle était l’âme de la maison, invisible comme une âme.

Au surplus, sa forme matérielle n’était pas entièrement disparue. N’avait-on pas l’admirable portrait d’elle fait par Marc ? Myra, aimait à s’asseoir près de cette toile, et, de sa voix réconfortante, elle disait :

« Je suis là, je suis redevenue visible, et vous me voyez comme je me vois. »

Je restai encore quelques semaines à Ragz, après le mariage, vivant à l’hôtel Roderich dans la plus complète intimité de cette famille si éprouvée, et je ne voyais pas s’approcher sans regret le jour où il faudrait partir. Cependant, il n’est pas de vacances si longues qu’elles ne s’achèvent, et il me fallut enfin regagner Paris.

J’y fus repris par mon métier, plus absorbant qu’un vain peuple ne pense. Toutefois, trop singuliers étaient les événements auxquels j’avais été mêlé, pour que mes préoccupations pussent me les faire oublier. J’y pensais donc sans cesse, et pas un jour ne s’écoula sans que mon souvenir ne s’envolât vers Ragz, près de mon frère et de sa femme, ensemble, présente et lointaine.

Dans le début du mois de janvier suivant, j’évoquais pour la centième fois la scène terrible dont la mort de Wilhelm Storitz avait été le dénouement, quand une idée me vint tout à coup, si simple, si évidente, en vérité, que je m’étonnais de ne pas l’avoir eue plus tôt. Dût mon aveuglement faire tenir en piètre estime mes facultés de logicien, je n’avais jamais songé à rapprocher l’une de l’autre les circonstances de ce drame. Ce jour-là, cette conclusion s’imposa à mon esprit que, si le corps de notre ennemi vaincu avait perdu le pouvoir d’invisibilité qu’il possédait vivant, l’abondante hémorragie consécutive au coup de sabre d’Haralan devait en être l’unique cause. Ce fut un éblouissement. Il m’apparut aussitôt avec certitude que la mystérieuse substance était tenue en suspension dans le sang et qu’elle s’était répandue avec lui.

Cette hypothèse admise, la conséquence s’en déduisait d’elle-même. Ce que le coup du sabre d’Haralan avait fait, le bistouri du chirurgien pouvait le faire. Ce n’était là, en somme, qu’une opération des plus bénignes, qu’il était aisé d’exécuter graduellement, et qu’on pourrait répéter autant qu’il serait nécessaire. Le sang que Myra aurait perdu, elle le remplacerait par du sang tout neuf, et un jour viendrait où ses veines ne contiendraient plus aucune trace de la substance maudite qui privait Marc du bonheur de la voir.

J’écrivis aussitôt à mon frère dans ce sens. Mais, au moment où ma lettre allait partir, j’en reçus une de lui, et je jugeai préférable de retarder l’envoi de la mienne. Dans sa lettre, mon frère m’annonçait, en effet, une nouvelle qui rendait, au moins pour l’instant, mes spéculations inutiles. Myra allait, me disait-il, le rendre père. Ce n’était pas le moment, on en conviendra, de la priver de la moindre goutte de son sang. Elle n’avait pas trop de toutes ses forces pour supporter la redoutable épreuve de la maternité.

La naissance de mon neveu — ou de ma nièce — m’était annoncée pour les derniers jours du mois de mai. L’affection que j’ai pour mon frère étant connue du lecteur, il est inutile de dire que je fus exact au rendez-vous. Dès le 15 mai, j’étais à Ragz, où j’attendis l’événement avec une impatience qui ne le cédait pas à celle du père.

Ce fut le 27 mai qu’il se produisit, et cette date ne sortira jamais de ma mémoire. On dit qu’il n’y a plus de miracle ; il y en eut un cependant ce jour-là, un miracle dont je puis garantir personnellement l’authenticité. Ce que fut ce miracle, on le devine. La nature nous apporta le secours que je voulais demander à l’art, et Myra, comme Lazare, sortit vivante du tombeau. Marc, ébloui, affolé, enivré, la vit lentement surgir de l’ombre, et, doublement père, il vit naître en même temps son enfant et sa femme, qui lui parut plus belle encore d’avoir été si longtemps cachée à ses yeux.

Depuis, mon frère et Myra n’ont pas plus d’histoire que moi-même. Pendant que je m’épuise la cervelle à chercher la perfection, mathématique idéale — et inaccessible, puisque les, mathématiques sont, comme l’univers, infinies ! — Marc poursuit sa carrière glorieuse de peintre célèbre. Il habite Paris, à deux pas de chez moi, dans un hôtel superbe, où, chaque année, M. et Mme Roderich viennent passer deux mois avec le capitaine devenu le colonel Haralan. Chaque année, cette visite est rendue à Ragz par les deux époux. C’est le seul moment où je sois privé du babil de mon neveu — c’était un neveu, décidément ! — que je chéris avec une tendresse qui tient à la fois de l’oncle et du grand-père. Marc et Myra sont heureux.

Marc et Myra sont heureux…

Fasse le ciel que ce bonheur dure de longues années ! Fasse le ciel que personne ne connaisse les maux qu’ils ont soufferts ! Fasse le ciel, et ce sera mon dernier mot, que jamais ne soit retrouvé l’exécrable secret de Wilhelm Storitz !



FIN.