Hetzel (p. 184-195).

XVI


Myra disparue !…

Lorsque ce cri retentit dans l’hôtel, il sembla qu’on n’en comprît pas d’abord la signification. Disparue ?… Cela n’avait pas de sens. C’était invraisemblable.

Une demi-heure plus tôt, Mme Roderich et Marc étaient encore dans la chambre où Myra reposait sur son lit, déjà revêtue de son costume de voyage, calme, la respiration régulière à faire croire qu’elle dormait. Un peu auparavant, elle avait pris quelque nourriture de la main de Marc, qui était ensuite descendu pour le dîner. Le repas achevé, le docteur et mon frère étaient remontés afin de la transporter dans la berline.

C’est alors que se produit le coup de théâtre. Ils ne la voient plus sur son lit. La chambre est vide !

« Myra ! » s’écrie Marc, en se précipitant vers la fenêtre, dont il saisit la poignée. Mais la fenêtre résiste. Elle est close. L’enlèvement, si enlèvement il y a, n’a pas été fait par cette voie.

Mme Roderich accourt, puis le capitaine Haralan, et des appels sont jetés à travers l’hôtel :

« Myra !… Myra !… »

Qu’elle ne réponde pas, cela se comprend, et ce n’est pas une réponse qu’on attend d’elle. Mais qu’elle ne soit, plus dans sa chambre, comment l’expliquer ? Est-il possible qu’elle ait quitté son lit, traversé la chambre de sa mère, descendu l’escalier, sans avoir été aperçue ?

Je m’occupais à disposer les menus bagages dans la berline, lorsque j’entendis tout à coup des cris. Je remontai au premier étage.

Le docteur et mon frère, qui répétait d’une voix brisée le nom de sa femme, allaient et venaient comme des fous.

— Myra ?… demandai-je, que veux-tu dire, Marc ?

Le docteur eut à peine la force de me répondre :

— Ma fille… disparue !

Il fallut déposer sur son lit Mme Roderich qui avait perdu connaissance. Le capitaine Haralan, la figure convulsée, les yeux hagards, vint à moi, et me dit :

— Lui… lui toujours !

Cependant j’essayais de réfléchir. L’opinion du capitaine Haralan était difficilement soutenable. Il n’était pas admissible que Wilhelm Storitz eût réussi à s’introduire dans l’hôtel, malgré les précautions prises. Évidemment, il était à la rigueur concevable qu’il eût profité du désordre inévitable que cause un départ. Mais il aurait fallu pour cela qu’il se tînt à l’affût en guettant le moment propice, et qu’il opérât avec une rapidité prodigieuse.

D’ailleurs, même en acceptant toutes ces hypothèses, un enlèvement demeurait inexplicable. Je n’avais pas, en effet, quitté la porte de la galerie devant laquelle stationnait la berline. Comment Myra aurait-elle pu franchir cette porte pour gagner celle du jardin sans être vue de moi ? Wilhelm Storitz invisible, soit ! Mais elle ?…

Je redescendis dans la galerie et j’appelai le domestique. La porte du jardin donnant sur le boulevard Tékéli fut fermée à double tour, et j’en retirai la clef. Puis la maison tout entière, les combles, les caves, les annexes, la tour jusqu’à la terrasse, je la parcourus en ne laissant pas un coin inexploré. Après la maison, ce fut le jardin…

Je ne trouvai personne.

Je revins près de Marc. Mon pauvre frère pleurait à chaudes larmes, il éclatait en sanglots.

Prévenir le Chef de la Police était la première chose à faire, à mon avis.

— Je cours à la Maison de Ville. Venez avec moi, » dis-je au capitaine Haralan.

La berline attendait toujours. Nous y prîmes place. Dès que la grande porte nous eut livré passage, la voiture partit au galop de son attelage et en quelques minutes arriva sur la place Kurszt.

M. Stepark était encore dans son cabinet. Je le mis au courant. Cet homme habitué à ne s’étonner de rien ne put dissimuler sa stupéfaction.

« Mlle Roderich disparue !… s’écria-t-il.

— Oui, répondis-je. Cela paraît impossible, et cela est ! En fuite ou enlevée, elle n’est plus là !

— Il y a du Storitz là-dessous, murmura M. Stepark.

L’opinion du chef de police était la même que celle d’Haralan. Après un instant de silence, il ajouta.

— C’est sans doute le coup de maître dont il parlait à son âme damnée…

M. Stepark avait raison. Oui, Wilhelm Storitz nous avait prévenus, en quelque sorte, du mal qu’il se proposait de nous faire. Et nous, insensés, nous n’avions pris aucune mesure pour nous défendre.

— Messieurs, dit M. Stepark, voulez-vous m’accompagner à l’hôtel ?

— À l’instant, répondis-je.

— Je suis à vous, Messieurs… Le temps de donner quelques ordres. »

M. Stepark fit appeler un brigadier et lui commanda de diriger sur l’hôtel Roderich une escouade de police, qui devrait y demeurer en surveillance toute la nuit. Il eut ensuite avec le sous-directeur de la police un long conciliabule à voix basse, puis la berline nous ramena tous trois chez le docteur.

L’hôtel fut en vain visité une seconde fois. Mais une observation fut faite par M. Stepark, dès son entrée dans la chambre de Myra.

« Monsieur Vidal, me dit-il, ne sentez-vous pas une odeur particulière, et qui a déjà affecté notre odorat quelque part ?

En effet, il restait dans l’air comme une vague senteur. Le souvenir me revint. Je m’écriai :

— L’odeur de cette liqueur contenue dans la fiole qui s’est brisée, monsieur Stepark, au moment où vous alliez la prendre dans le laboratoire de Storitz ?

— C’est cela, monsieur Vidal, et ce fait autorise bien des hypothèses. Si cette liqueur est, comme je le suppose, celle qui produit l’invisibilité, peut-être Wilhelm Storitz en a-t-il fait absorber à Mlle Roderich et l’a-t-il emportée aussi invisible que lui-même. »

Nous étions attérés. Oui, les choses avaient dû se passer ainsi. Il me paraissait certain, maintenant, que Wilhelm Storitz était dans son laboratoire pendant la perquisition et qu’il avait brisé cette fiole, dont la liqueur s’était si vite évaporée, plutôt que de la laisser tomber entre nos mains. Oui ! C’était bien cette odeur si caractéristique dont nous retrouvions ici la trace. Oui ! Wilhelm Storitz, à la faveur des allées et venues nécessitées par le départ, était entré dans cette chambre, et il avait enlevé Myra Roderich.

Quelle nuit, moi près de mon frère, le docteur près de Mme Roderich ! Avec quelle impatience nous attendions le jour !

Le jour ?… Et à quoi nous servirait qu’il fît jour ?… La lumière existait-elle pour Wilhelm Storitz ? Ne savait-il pas s’entourer d’une nuit impénétrable ?

M. Stepark ne nous quitta qu’à l’aube pour se rendre à la Résidence. Avant de partir, il me prit à part et me tint ce discours inexplicable, inexplicable surtout en de telles circonstances :

« Un seul mot, monsieur Vidal, me dit-il. Ne perdez pas, courage, car, ou je me trompe fort, ou vous touchez à la fin de vos peines. »

Je ne répondis pas à ces paroles encourageantes qui me parurent dénuées de sens, et je me contentai de regarder le Chef de Police d’un air stupide. Avais-je entendu seulement ? J’étais complètement désemparé, à bout de force et d’énergie, et il n’y avait rien à tirer de moi en ce moment.

Vers huit heures, le Gouverneur vint assurer au docteur que tout serait fait dans le but de retrouver sa fille. M. Roderich et moi eûmes un sourire d’amère incrédulité. Que pouvait le Gouverneur, en vérité ?

Cependant, dès les premières heures de la matinée, la nouvelle de l’enlèvement avait couru les divers quartiers de Ragz, et, l’effet qu’elle produisit, je renonce à le dépeindre.

Avant neuf heures, le lieutenant Armgard se présenta à l’hôtel et se mit à la disposition de son camarade. Pourquoi faire, grand Dieu !

Il est à croire que le capitaine Haralan n’estima pas comme moi inutile cette offre amicale, car il remercia brièvement son camarade. Puis, se coiffant de son kolbach, bouclant le ceinturon de son sabre, il ajouta cet unique mot :

« Viens. »

Pendant que les deux officiers se dirigeaient vers la porte, je fus pris d’un irrésistible désir de les suivre. Je proposai à Marc de nous accompagner. Me comprit-il ? Je ne sais. En tous cas, il ne me fit aucune réponse.

Quand je sortis, les deux officiers étaient déjà sur le quai. Les rares passants regardaient l’hôtel avec un effroi mêlé d’horreur. N’était-ce pas de là que s’échappait cette tempête d’épouvante qui bouleversait la ville ?

Lorsque je rejoignis le lieutenant Armgard et le capitaine Haralan, ce dernier me regarda, mais on ne m’aurait pas étonné en m’affirmant qu’il ne s’était pas aperçu de ma présence.

« Vous venez avec nous, monsieur Vidal ? me demanda le lieutenant Armgard.

— Oui. Vous allez ?…

Le lieutenant répondit par un geste d’ignorance. Où on allait ?… Au hasard, sans doute. Et le hasard n’était-il pas, en effet, le plus sûr guide que nous puissions suivre ?

Au bout de quelques pas, le capitaine Haralan, s’arrêtant brusquement, demanda d’une voix brève :

— Quelle heure est-il ?

— Neuf heures et quart, répondit son ami après avoir consulté sa montre.

Nous nous remîmes en route.

Nous marchions d’un pas incertain, sans échanger une parole. Après avoir traversé la place Magyare et remonté la rue du Prince Miloch, nous fîmes le tour de la place Saint-Michel sous ses arcades. Parfois, le capitaine Haralan s’arrêtait comme si ses pieds eussent été cloués au sol, et de nouveau il demandait l’heure. « Neuf heures vingt-cinq, neuf heures et demie, dix heures moins vingt », répondit successivement son camarade. Sitôt le renseignement obtenu, le capitaine reprenait sa marche indécise.

Tournant à gauche, nous passâmes derrière le chevet de la cathédrale. Après une courte hésitation, le capitaine Haralan s’engagea dans la rue Bihar.

Il était comme mort, ce quartier aristocratique de Ragz ; à peine quelques passants hâtifs, la plupart des hôtels fenêtres closes, ainsi qu’en un jour de deuil public.

À l’extrémité de la rue, le boulevard Tékéli nous apparut dans toute son étendue. Il était désert ou plutôt déserté. On le fuyait depuis l’incendie de la maison Storitz.

Quelle direction allait choisir le capitaine Haralan, vers le haut de la ville, du côté du château, ou vers le quai Batthyani, du côté du Danube ?

Une fois de plus, il s’était arrêté, comme incertain du parti qu’il devait prendre. La question habituelle tomba de ses lèvres :

— Quelle heure est-il, Armgard ?

— Dix heures moins dix, répondit le lieutenant.

— C’est l’heure, prononça Haralan, qui remonta le boulevard d’un pas rapide.

Nous passâmes devant la grille de la maison Storitz. Le capitaine n’eut pas un regard pour elle. Du même train, il contourna la propriété et ne fit halte que parvenu au chemin de ronde dont le jardin était séparé par un mur de deux mètres cinquante environ.

— Aidez-moi, dit-il, en montrant de la main le sommet du mur.

Ce mot valait toutes les explications du monde. Je compris le but du malheureux frère de Myra.

Dix heures, n’était-ce pas l’heure fixée par Storitz lui-même, lors de la conversation que M. Stepark et moi nous avions entendue l’avant-veille ? N’en avais-je pas instruit le capitaine Haralan ? Oui, en ce moment, le monstre était là, derrière ce mur, en train de découvrir l’orifice de la cachette qui recelait la réserve de ces substances inconnues dont il faisait un si malfaisant visage. Réussirions-nous à le surprendre pendant qu’il s’activerait à ce travail ? En vérité, ce n’était guère probable. Mais n’importe, il y avait là une occasion unique qu’il ne fallait à aucun prix laisser échapper.

Nous aidant les uns les autres, nous eûmes franchi le mur en quelques minutes, et nous retombâmes de l’autre côté, dans une allée étroite bordée de massifs touffus. Ni Storitz, ni personne n’avait pu nous apercevoir.

« Restez là, » commanda le capitaine Haralan, qui, longeant le mur de clôture dans la direction de la maison, disparut bientôt à nos regards.

Un instant, nous demeurâmes immobiles, puis, cédant à un irrésistible instinct de curiosité, nous nous mîmes en marche à notre tour. À travers le massif dont le feuillage épais nous dérobait à tous les yeux, passant en nous courbant sous les branches inférieures, étouffant le bruit de nos pas, nous commençâmes à nous rapprocher, nous aussi, de la maison.

Elle nous apparut quand nous fûmes parvenus à la lisière du massif. Un espace découvert, large d’une vingtaine de mètres, nous en séparait. Aplatis contre le sol, retenant notre respiration, nous regardâmes avidement.

Il ne restait plus que des pans de murailles noircies par les flammes, au pied desquelles gisaient des pierres, des morceaux de charpentes carbonisées, des ferrures tordues, des tas de cendres, des débris de mobilier.

Nous contemplions cet amoncellement de choses détruites. Ah ! que n’avait-on brûlé cet Allemand maudit comme on avait brûlé sa maison, et avec lui le secret de l’effroyable invention ! Le lieutenant et moi, nous fîmes, des yeux, le tour de l’espace découvert, et soudain nous tressaillîmes violemment. À moins de trente pas de nous, nous venions d’apercevoir le capitaine Haralan, aux aguets comme nous-mêmes à la lisière du taillis. À l’endroit où notre compagnon s’était arrêté, le massif se rapprochait par une courbe harmonieuse de l’angle de la maison, dont, seule, une allée large de six mètres environ le séparait. C’est vers cet angle, le plus proche de lui, que le capitaine Haralan tenait les yeux fixés. Il ne faisait pas un mouvement. Replié sur lui-même, les muscles tendus, prêt à bondir, il ressemblait à un fauve à l’affût.

Nous suivîmes la direction de ses regards, et nous comprîmes aussitôt ce qui les attirait. Un singulier phénomène se passait là, en effet. Bien qu’on ne vît personne, les décombres étaient animés de mouvements étranges. Lentement, prudemment, comme si les travailleurs eussent voulu éviter d’attirer l’attention, les pierres, les ferrures, les mille débris divers amoncelés en ce point étaient déplacés, repoussés, mis en tas.

Étreints d’une mystérieuse épouvante, nous regardions, les yeux exorbités. La vérité nous éblouissait. Wilhelm Storitz était là. Si les ouvriers étaient invisibles, leur ouvrage ne l’était pas…

Tout à coup, un cri retentit, poussé par une voix furieuse… De notre place, nous voyons le capitaine Haralan s’élancer et franchir l’allée d’un seul bond… Il retombe au bord des ruines et semble se heurter à un obstacle invisible… Il avance, il recule, ouvre les bras et les referme, il se courbe et se redresse, comme un lutteur combattant corps à corps…

« À moi ! crie le capitaine Haralan. Je le tiens !

Le lieutenant Armgard et moi, nous nous précipitons vers lui.

— Je le tiens, le misérable… Je le tiens… répète-t-il. À moi, Vidal !… À moi, Armgard !

Soudain, je me sens repoussé par un bras que je ne vois pas, tandis qu’une bruyante respiration m’arrive en pleine figure.

Oui, c’est bien une lutte corps à corps. Il est là, l’être invisible… Wilhelm Storitz ou tout autre !… Qui que ce soit, nos mains l’ont saisi, nous ne le lâcherons plus et nous saurons le contraindre à dire où est Myra.

Ainsi donc, comme l’a déjà constaté M. Stepack, s’il a le pouvoir de détruire sa visibilité, du moins sa matérialité subsiste. Ce n’est pas un fantôme, c’est un corps, dont nous essayons — au prix de quels efforts ! — de paralyser les mouvements.

Nous y parvenons enfin. Je tiens par un bras notre invisible adversaire. Le lieutenant Armgard le tient par l’autre.

— Où est Myra ?… où est Myra ?… interroge d’une voix fiévreuse le capitaine Haralan.

Aucune réponse. Le misérable lutte et cherche à se dégager. Nous avons affaire à un être très vigoureux qui se débat violemment pour nous échapper. S’il y réussit, il s’élancera à travers le jardin ou les ruines, il gagnera le boulevard, et on devra renoncer à l’espoir de jamais le reprendre.

— Diras-tu où est Myra ?… répète le capitaine Haralan au comble de la fureur.

À moi, je le tiens !…


Enfin, ces mots se font entendre :


— Jamais !… jamais !

Autant que peut nous permettre de l’affirmer le timbre de cette voix haletante, c’est bien Wilhelm Storitz !

Cette lutte ne peut durer. Nous sommes trois contre un, et si robuste que soit nôtre adversaire, il ne saurait nous résister longtemps. À cet instant, le lieutenant Armgard est repoussé et tombe sur la pelouse. Presque aussitôt je me sens saisi par la jambe. Je suis littéralement culbuté et contraint de lâcher le bras que je tenais. Le capitaine Haralan est violemment frappé en plein visage. Il chancelle et bat l’air de ses mains étendues.

— Il m’échappe !… Il m’échappe !… » rugit-il plutôt qu’il ne crie.

À l’improviste, Hermann, sans doute, est venu au secours de son maître.

Je me relève, tandis que le lieutenant, aux trois quarts évanoui, reste étendu sur le sol, et je cours prêter main-forte au capitaine… Tout est inutile. Nous n’étreignons plus que le vide. Wilhelm Storitz s’est enfui !…

Mais alors, voici qu’à la lisière des massifs des hommes apparaissent. D’autres entrent par la grille, d’autres franchissent les murs, d’autres sortent des ruines de la maison. Il en surgit de tous côtés, de partout. Ils sont des centaines. Ils se tiennent coude à coude, sur trois rangs, le premier rang portant l’uniforme de la police de Ragz, les deux derniers l’uniforme de l’infanterie des Confins Militaires. En un instant, ils forment un vaste cercle qui se rétrécit par degrés…

Je comprends les paroles optimistes de M. Stepark. Instruit des projets de Storitz par Storitz lui-même, il a pris ses mesures en conséquence, et avec une virtuosité dont je suis émerveillé. De ces hommes, au nombre de plusieurs centaines, nous n’avons pas vu un seul en pénétrant dans le jardin.

Le cercle dont nous semblons former le centre se resserre, se resserre… Non, Storitz n’échappera pas ! Il est pris !…

Il le comprend bien, le misérable, car, tout près de nous, une exclamation de rage retentit. Puis, au moment même où le lieutenant Armgard qui commence à revenir à lui, essaye de se relever, son sabre est brusquement tiré hors du fourreau. Une invisible main le brandit. Cette main, c’est celle de Wilhelm Storitz. La colère l’emporte. Puisqu’il ne peut fuir, il se vengera du moins, il tuera le capitaine Haralan…

À l’exemple de son ennemi, celui-ci a mis sabre au clair. Tous deux sont face à face comme dans un duel, l’un qu’on voit, l’autre qu’on ne voit pas !… Les deux sabres sont engagés, l’un tenu par une main visible, l’autre tenu par une main qu’on ne peut voir !…

Trop rapide est cet étrange combat pour que nous puissions intervenir.

Il est évident que Wilhelm Storitz connaît le maniement du sabre. Quant au capitaine Haralan, il attaque sans essayer de se défendre. Par un coup de manchette rapidement riposté, il est atteint à l’épaule. Mais son arme a foncé en avant… Un cri de douleur retentit… Les herbes de la pelouse s’inclinent…

Ce n’est pas le vent qui les courbe. Ainsi que nous allons bientôt en être sûrs, c’est le poids d’un corps humain, le poids du corps de Wilhelm Storitz transpercé d’outre en outre, en pleine poitrine… Un flot de sang a jailli, et, en même temps que la vie se retire, voici que ce corps invisible reprend peu à peu sa forme matérielle, voici qu’il reparaît dans les suprêmes convulsions de la mort.

Le capitaine Haralan s’est jeté sur Wilhelm Storitz. Il lui crie :

« Myra ?… Où est Myra ?… »

Mais il n’y a plus là qu’un cadavre, la figure convulsée, les yeux ouverts, le regard encore menaçant, le cadavre visible de l’étrange personnage qui fut Wilhelm Storitz !