Hetzel (p. 174-183).

XV


Après la destruction de la maison Storitz, il m’a semblé que la surexcitation de Ragz s’était quelque peu calmée. On se rassurait en ville. Ainsi que je l’avais supposé, un certain nombre d’habitants inclinaient à croire que le « sorcier » se trouvait réellement dans sa demeure au moment où elle était envahie par la foule, et qu’il avait péri au milieu des flammes.

La vérité est qu’en fouillant les décombres, en remuant les cendres, on ne découvrit rien qui fût de nature à justifier cette opinion. Si Wilhelm Storitz avait assisté à l’incendie, c’était de quelque endroit où le feu ne pouvait l’atteindre.

Cependant, de nouvelles lettres reçues de Spremberg s’accordèrent sur ce point : c’est qu’il n’y avait pas reparu, que son serviteur Hermann n’y avait pas été signalé, et qu’on ignorait absolument où tous deux s’étaient réfugiés.

Par malheur, si un calme relatif régnait dans la ville, il n’en était pas ainsi à l’hôtel Roderich. L’état mental de notre pauvre Myra ne s’améliorait aucunement. Inconsciente, indifférente aux soins qu’on ne cessait de lui donner, elle ne reconnaissait personne. Aussi les médecins n’osaient-ils exprimer le moindre espoir.

Toutefois, bien qu’elle fût toujours d’une extrême faiblesse, sa vie ne paraissait pas menacée. Elle restait étendue sur son lit, presque sans mouvement, pâle comme une morte. Si l’on essayait de la soulever, des sanglots gonflaient sa poitrine, l’effroi se peignait dans ses yeux, ses bras se tordaient, des phrases décousues s’échappaient de ses lèvres. La mémoire lui revenait-elle alors ? Revoyait-elle, au milieu des troubles de son esprit, les scènes de la soirée de fiançailles, les scènes de la cathédrale ? Entendait-elle les menaces proférées contre elle et contre Marc ? Il eût été désirable qu’il en fût ainsi, et que son intelligence eût conservé le souvenir du passé.

On voit quelle était l’existence de cette malheureuse famille. Mon frère ne quittait pas l’hôtel. Il restait près de Myra, avec le docteur, avec Mme Roderich, faisant prendre de sa main à la malade un peu de nourriture, cherchant sans cesse si quelque lueur de raison reparaissait dans son regard :

L’après-midi du 16, j’errais seul par les rues de la ville, au hasard. L’idée me vint de passer sur la rive droite du Danube. C’était une excursion toujours projetée, que les circonstances ne m’avaient pas encore permis de faire, et dont je ne profiterais guère, d’ailleurs, dans l’état d’esprit où je me trouvais. Je me dirigeai donc vers le pont, je traversai l’île Svendor, et je mis le pied sur la rive serbienne.

Ma promenade se prolongea plus que je n’en avais l’intention. Les horloges avaient sonné la demie de huit heures quand je revins au pont, après avoir dîné dans un cabaret serbe riverain du fleuve. Je ne sais quelle fantaisie me prit alors. Au lieu de rentrer directement, je ne franchis que la première partie du pont, et je descendis la grande allée centrale de l’île Svendor.

À peine avais-je fait une dizaine de pas, que j’aperçus M. Stepark, Il était seul, il m’aborda, et la conversation s’engagea aussitôt sur le sujet qui nous préoccupait tous les deux.

Notre promenade durait depuis une vingtaine de minutes, lorsque nous atteignîmes la pointe septentrionale de l’île. La nuit achevait de tomber, l’ombre s’épaississait sous les arbres et dans les allées désertes. Les chalets s’étaient fermés, et nous ne rencontrions plus personne.

L’heure était venue de rentrer à Ragz, et nous allions nous y décider, lorsque quelques paroles arrivèrent à nos oreilles.

Je m’arrêtai soudain, et j’arrêtai M. Stepark en le saisissant par le bras, puis, me penchant de manière à n’être entendu que de lui :

« Écoutez !… On parle… et cette voix… c’est la voix de Wilhelm Storitz.

— Wilhelm Storitz ! répondit le chef de police sur le même ton.

— Oui.

— Il ne nous a pas aperçus.

— Non, la nuit égalise les chances et nous rend invisibles comme lui.

Cependant la voix continuait à parvenir jusqu’à nous, indistincte, les voix plutôt, car il y avait sûrement deux interlocuteurs.

— Il n’est pas seul, murmura M. Stepark.

— Non… Son serviteur probablement.

M. Stepark m’entraîna sous le couvert des arbres, en se courbant au ras du sol. Grâce à l’obscurité qui nous protégeait, peut-être pourrions-nous approcher les causeurs d’assez près pour entendre sans être vus.

Bientôt nous étions cachés à dix pas environ de l’endroit où devait se trouver Wilhelm Storitz. Naturellement nous ne vîmes personne, mais nous nous y attendions, et cela ne nous causa aucune déception.

Jamais pareille occasion ne s’était encore offerte de savoir où demeurait notre ennemi depuis l’incendie de sa maison, d’apprendre ce qu’il projetait, voire de s’emparer de sa personne.

Il ne pouvait soupçonner que nous fussions là, l’oreille tendue. À demi-couchés entre les branches, osant à peine respirer, nous écoutions avec une indicible émotion les paroles échangées, plus ou moins distinctes selon que le maître et le serviteur s’éloignaient ou se rapprochaient en se promenant le long du massif.

Nous écoutions avec une indicible émotion…


Voici la première phrase qui nous arriva, prononcée par Wilhelm Storitz :

« Nous pourrons y entrer dès demain ?…

— Dès demain, répondit son interlocuteur invisible, — le serviteur Hermann selon toute vraisemblance — et personne ne saura qui nous sommes.

— Depuis quand es-tu revenu à Ragz ?

— Depuis ce matin.

— Bien… Et cette maison, elle est louée ?…

— Sous un nom de fantaisie.

— Tu es certain que nous pouvons l’habiter au vu et au su de tous, que nous ne sommes pas connus à…

Le nom de la ville qu’allait prononcer Wilhelm Storitz, à notre grande déception, il nous fut impossible de le distinguer. Mais, des mots entendus, il résultait ceci, que notre adversaire comptait reprendre l’apparence humaine dans un délai plus ou moins long. Pourquoi commettait-il celle imprudence ? Je supposai que son invisibilité ne pouvait être maintenue au delà d’un certain temps sans devenir préjudiciable à sa santé. Je donne pour ce qu’elle vaut cette explication qui, me paraît plausible, mais que je n’eus jamais l’occasion de vérifier.

Lorsque les voix se rapprochèrent, Hermann disait, achevant une phrase commencée :

— La police de Ragz ne nous découvrira pas sous ces noms-là.

La police de Ragz ?… C’était donc dans une ville hongroise qu’ils allaient encore habiter ?

Puis le bruit des pas diminua, et ils s’éloignèrent, ce qui permit à M. Stepark de me dire :

— Quelle ville ?… quels noms ?… Voilà ce qu’il faudrait apprendre. Avant que je n’eusse eu le temps de répondre, les deux causeurs se rapprochèrent et firent halte à quelques pas de nous.

— Ce voyage de Spremberg, interrogeait Hermann, est-il donc absolument nécessaire ?

— Absolument, puisque c’est là que mes fonds sont déposés. Ici, d’ailleurs, je ne me montrerais pas impunément. Tandis que là-bas.

— Auriez-vous l’intention de vous y laisser voir en chair et en os ?

— Le moyen de l’éviter ?… Personne ne payerait, j’imagine, sans voir le preneur.

Ainsi donc, ce que j’avais prévu se réalisait. Storitz était acculé à une de ces situations où l’invisibilité cesse d’être un avantage. Il manquait d’argent, et, pour s’en procurer, il lui fallait renoncer à son pouvoir.

Cependant, il continuait :

— Le pis, c’est que je ne sais comment faire. Ces imbéciles ont détruit mon laboratoire, et je ne possède pas un seul flacon n° 2, Heureusement, ils n’ont pu découvrir la cachette du jardin, mais elle est sous les décombres, et j’ai besoin de toi pour la dégager.

— À vos ordres, fit Hermann.

— Viens après-demain matin vers dix heures. Le jour ou la nuit, c’est la même chose pour nous, et au moins nous y verrons clair.

— Pourquoi pas demain ?

— Demain, j’ai autre chose à faire. Je médite un coup de ma façon, dont ne s’applaudira pas quelqu’un que je sais.

Les deux interlocuteurs reprirent leur promenade. Quand ils revinrent :

— Non, je ne quitterai pas Ragz, disait Wilhelm Storitz d’une voix où grondait la colère, tant que ma haine contre cette famille ne sera pas assouvie, tant que Myra et ce Français…

Il n’acheva pas, ou plutôt ce fut comme un rugissement qui s’échappa de sa poitrine. À ce moment, il passait tout près de nous. Peut-être eût-il suffi d’étendre la main pour le saisir. Mais notre attention fut alors attirée par ces paroles d’Hermann.

— On sait maintenant à Ragz que vous avez le pouvoir de vous rendre invisible, mais on ignore par quel moyen.

— Et cela, on l’ignorera toujours, répondit Wilhelm Storitz. Ragz n’en a pas fini avec moi. Parce qu’ils ont brûlé ma maison, ils croient qu’ils ont brûlé mes secrets !… Les fous !… Non, Ragz n’évitera pas ma vengeance, et je n’en laisserai pas pierre sur pierre !…

Cette phrase si menaçante pour la ville était à peine prononcée, que les branches du massif s’écartaient violemment. M. Stepark venait de s’élancer dans la direction des voix. Tout à coup, il cria :

— J’en tiens un, monsieur Vidal. À vous l’autre !

Pas de doute, ses mains s’étaient abattues sur un corps parfaitement tangible, sinon visible. Mais il fut repoussé avec une extrême violence et serait tombé si je ne l’eusse retenu par le bras.

Je crus alors que nous allions être attaqués dans des conditions très désavantageuses, puisque nous ne pouvions voir nos agresseurs. Il n’en fut rien. Un rire ironique retentit sur la gauche, et nous entendîmes un bruit de pas qui s’éloignaient.

— Coup manqué ! s’écria M. Stepark, mais nous sommes sûrs, maintenant, que leur invisibilité ne les empêche pas d’être appréhendés au corps !

Repoussé avec une extrême violence…

Par malheur, ils nous avaient échappé, et nous ignorions le lieu de leur retraite. M. Stepark n’en paraissait pas moins enchanté.

— Nous les tenons, dit-il à voix basse, tandis que nous regagnions le quai Batthyani. Nous connaissons le point faible de l’adversaire et nous savons que Storitz doit se rendre après-demain sur les ruines de sa maison. Cela nous donne deux moyens de le vaincre. Si l’un échoue, l’autre réussira. »

En quittant M. Stepark, je rentrai à l’hôtel, et, tandis que Mme Roderich et Marc veillaient au chevet de Myra, je m’enfermai avec le docteur. Il importait qu’il fût immédiatement mis au courant de ce qui venait de se passer à l’île Svendor.

Je lui dis tout, sans oublier la conclusion optimiste de M. Stepark, mais non sans ajouter que je m’en sentais fort peu rassuré. Le docteur estima que devant les menaces de Wilhelm Storitz, devant sa volonté de poursuivre son œuvre de vengeance contre la famille Roderich et contre la ville entière, l’obligation de quitter Ragz s’imposait. Il fallait partir, partir secrètement, et le plus tôt serait le mieux.

« Je suis de votre avis, dis-je, et ne ferai que cette seule objection : Myra est-elle à même de supporter les fatigues d’un voyage ?

— La santé de ma fille n’est point altérée, me répondit le docteur. Elle ne souffre pas. Sa raison seule a été atteinte.

— Elle la retrouvera avec le temps, affirmai-je énergiquement, et surtout dans un autre pays, où elle n’aura plus rien à craindre.

— Hélas ! s’écria le docteur, le danger sera-t-il évité par notre départ ? Wilhelm Storitz ne nous suivra-t-il pas ?

— Non, si nous gardons le secret sur la date du départ et sur le but du voyage.

— Le secret !… » murmura tristement le docteur Roderich.

Comme mon frère, il se demandait si un secret pouvait être gardé vis-à-vis de Wilhelm Storitz, si, en ce moment, celui-ci n’était pas dans ce cabinet, entendant ce que nous disions et préparant quelque nouvelle machination.

Bref, le départ fut décidé. Mme Roderich n’y fit pas d’objection. Il lui tardait que Myra eût été transportée dans un autre milieu.

Marc l’approuva de son côté. Je ne lui parlai pas de notre aventure de l’île Svendor. Cela me parut inutile. Par contre, je la racontai au capitaine Haralan. Lui non plus ne fit aucune objection à notre projet de voyage. Il se contenta de me demander :

« Vous accompagnerez sans doute votre frère ?

— Puis-je faire autrement, et ma présence n’est-elle pas indispensable près de lui, comme la vôtre près de…

— Je ne partirai pas, répondit-il du ton d’un homme dont la résolution est absolument irrévocable.

— Vous ne partirez pas ?…

— Non, je veux, je dois rester à Ragz, puisqu’il est à Ragz, et j’ai le pressentiment que je fais bien d’y rester.

Il n’y avait pas à discuter, et je ne discutai pas.

— Soit, capitaine.

— Je compte sur vous, mon cher Vidal, pour me remplacer auprès de ma famille, qui est déjà la vôtre.

— Comptez sur moi, » répondis-je.

Je m’occupai aussitôt des préparatifs du départ. Dans la journée, je me procurai deux berlines de voyage très confortables. Puis j’allai voir M. Stepark que j’instruisis de nos projets.

« Vous faites bien, me dit-il, et il est regrettable que toute la ville ne puisse en faire autant ! »

Le chef de police était visiblement préoccupé. Je trouvai que ce n’était pas sans motif, après ce que nous avions entendu la veille.

Je fus de retour à l’hôtel Roderich vers sept heures, et je m’assurai que tout était prêt.

À huit heures, arrivèrent les berlines. Dans l’une prendraient place M. et Mme Roderich avec leur fille. Marc et moi, nous monterions dans la seconde, qui sortirait de la ville par un chemin différent, afin de ne point éveiller l’attention.

C’est alors que se produisit le plus imprévu, hélas ! le plus terrible des coups de théâtre.

Les voitures nous attendaient, La première stationnait devant la porte principale, l’autre devant la petite porte, au bout du jardin. Le docteur et mon frère montèrent auprès de Myra pour la transporter dans l’une des berlines.

Frappés d’épouvante, ils s’arrêtèrent sur le seuil. Le lit était vide. Myra avait disparu !