Hetzel (p. 161-173).

XIV


Ainsi donc, mes craintes se réalisaient. Wilhelm Storitz n’avait pas quitté Ragz et il était entré sans difficulté dans l’hôtel Roderich. Qu’il eût manqué son coup, soit ! Mais cela ne garantissait nullement l’avenir. Ce qu’il avait essayé vainement de faire une première fois, il essayerait de le refaire, et peut-être avec un meilleur succès. Il importait donc d’arrêter un plan de conduite qui nous garantît contre les attaques ultérieures de ce misérable.

Il ne me fut pas très difficile d’imaginer ce plan de conduite. Je résolus tout d’abord de réunir les diverses personnes menacées à un titre quelconque et d’organiser un système de défense tel qu’il fût impossible à personne de les approcher. J’étudiai soigneusement les moyens d’atteindre cet idéal, et, dès qu’ils furent trouvés, je les mis sans tarder à exécution.

Le matin du 6 juin, moins de quarante-huit heures après l’attentat, mon frère, dont la blessure toute superficielle se cicatrisait déjà, fut transporté à l’hôtel Roderich et couché dans une chambre voisine de celle de Myra. Cela fait, j’exposai mon plan au docteur, qui, l’ayant approuvé entièrement, me donna carte blanche et déclara me considérer, à partir de ce moment, en quelque sorte comme le commandant d’une garnison assiégée.

Je fis aussitôt acte d’autorité. Laissant un seul domestique à la garde de Marc et de Myra — il me fallait courir ce risque ! — je commençai une visite minutieuse et méthodique de l’hôtel, avec l’aide de tous ses habitants, y compris le capitaine Haralan et Mme Roderich elle-même, qui dut, sur mon injonction, abandonner le chevet de sa fille.

Nous commençâmes par les combles. Nous tenant coude à coude, nous les parcourûmes de bout en bout. Puis nous visitâmes toutes les pièces, sans oublier le plus petit recoin et sans laisser entre nous aucun intervalle par lequel il eût été possible à une créature humaine de se glisser. Au passage, il est superflu de le dire, nous soulevions les rideaux, déplacions les sièges, inspections le dessous des lits et le dessus des armoires, tout cela sans quitter le contact une seconde. De chaque pièce ainsi visitée la porte était ensuite fermée, et la clef m’en était remise.

Ce travail exigea plus de deux heures, mais il fut enfin achevé, et nous arrivâmes à la porte extérieure, certains, rigoureusement certains, matériellement certains qu’aucun étranger ne pouvait être caché dans l’hôtel. Cette porte extérieure fut verrouillée, et j’en mis la clef dans ma poche. Désormais, personne n’entrerait sans ma permission, et je me promettais de faire en sorte qu’aucun intrus, fût-il cent fois invisible, ne réussit à s’insinuer incognito en même temps que le visiteur par moi reconnu et accueilli.

Et, de fait, à partir de cet instant, c’est moi, moi seul qui répondis aux coups de heurtoir. Pour remplir mon office de portier, je me faisais accompagner par le capitaine Haralan, ou, en son absence, par un domestique de confiance. L’huis n’était d’abord qu’entre-bâillé, puis, tandis que mon compagnon le maintenait à l’intérieur, je me glissais par l’hiatus que j’obturais à l’extérieur. Le visiteur était-il admis ? Nous reculions pas à pas tous les trois, serrés l’un contre l’autre, tandis que la porte se refermait peu à peu.

Nous étions évidemment en parfaite sécurité dans cette maison ainsi transformée en forteresse.

J’entends d’ici l’objection qu’on peut me faire, à juste titre je le reconnais. Plutôt que le nom de forteresse, notre hôtel eût mérité celui de prison. C’est vrai, mais un emprisonnement est supportable quand il ne doit pas s’éterniser. Or le nôtre serait-il de longue durée ? Je ne le pensais pas.

Je ne cessais, en effet, de réfléchir à notre situation singulière, et, sans prétendre avoir pénétré le mystère indéchiffrable de Wilhelm Storitz, je n’étais pas sans faire un certain progrès dans cette voie.

Quelques mots d’explication, un peu arides peut-être, me paraissent ici nécessaires.

Quand on fait tomber sur un prisme un faisceau de rayons solaires, celui-ci se décompose, on le sait, en sept couleurs, dont l’ensemble donne la lumière blanche. Ces couleurs — violet, indigo, bleu, vert, jaune, orangé, rouge — constituent le « spectre solaire ». Mais cette gamme visible n’est peut-être qu’une partie du spectre complet. Il peut exister d’autres couleurs non perceptibles à nos sens. Pourquoi ces rayons, encore inconnus à l’heure actuelle, n’auraient-ils pas des propriétés entièrement différentes de ceux que nous connaissons ? Alors que ceux-ci ne sont capables de traverser qu’un petit nombre de corps solides, le verre par exemple, pourquoi ceux-là ne traverseraient-ils pas indistinctement tous les corps matériels[1] ? Si les choses se passaient réellement ainsi, rien ne nous en avertirait, puisque nos sens ne sont pas sensibles à ces rayons, supposé qu’ils existent. Il pouvait donc se faire qu’Otto Storitz eût découvert des rayons jouissant de ce pouvoir, et qu’il eût trouvé la formule d’une substance, qui, introduite dans l’organisme, aurait la double faculté de se répandre à sa périphérie et de modifier la nature des divers rayons contenus dans le spectre solaire. Ceci admis, tout s’expliquait. La lumière, en atteignant la surface du corps opaque imprégné de cette substance, se décomposait, et les rayons qui la constituent se transformaient tous indistinctement en ces radiations inconnues dont j’imaginais l’existence. Ces radiations traversaient donc librement ce corps, puis, subissant, au moment d’en sortir, une transformation en sens contraire, reprenaient leurs différentes formes premières et impressionnaient nos yeux comme si le corps opaque n’eût pas existé.

Sans doute, bien des points demeuraient obscurs. Comment expliquer qu’on n’aperçût pas plus les vêtements de Wilhelm Storitz que lui-même, et que cependant les objets qu’il tenait à la main demeurassent visibles ?

D’autre part, quelle était la substance capable d’engendrer des effets aussi miraculeux ? Cela, je ne le savais pas, et c’était fort regrettable en vérité, attendu que, si je l’avais su, j’aurais pu en faire usage et lutter contre notre ennemi à armes égales. Mais peut-être, après tout, était-il possible de le vaincre, sans posséder cet avantage ? Je me posais, en effet, ce dilemme : Quelle que fût cette substance inconnue, ou son action était transitoire, ou elle était perpétuelle. Dans le premier cas, Wilhelm Storitz était obligé d’en absorber de nouvelles doses à intervalles plus ou moins rapprochés. Dans le second, il lui fallait nécessairement détruire parfois l’effet de sa drogue par une autre drogue antagoniste, un contrepoison en quelque sorte, car il est des circonstances où l’invisibilité serait, non une supériorité, mais une infériorité véritable. Dans les deux cas, Wilhelm Storitz était astreint, soit à fabriquer, soit à prendre dans une réserve préexistante la substance qu’il désirait employer, la quantité qu’il en pouvait posséder sur sa personne n’étant évidemment pas illimitée.

Ce jalon posé, je me demandai quel sens avaient ces sonneries de cloches, ces lumières agitées frénétiquement. Cela ne rimait à rien. C’était incohérent, comme je l’ai déjà fait observer. Qu’en conclure, sinon, que Wilhelm Storitz, grisé par la toute puissance qu’il s’attribuait, en arrivait à des gestes, d’insensé, qu’il glissait à la folie ? C’était là une éventualité favorable et que l’examen des faits ; tendait à rendre plausible.

C’est en vertu de ces divers raisonnements que j’allai trouver M. Stepark. Je lui fis part de mes réflexions, et, d’un commun accord, il fut décidé que la maison du boulevard Tékéli serait gardée jour et nuit par un cordon d’agents de police ou de soldats, de telle sorte qu’il fût matériellement impossible à son propriétaire de s’y introduire. Ainsi, ce dernier serait privé à la fois de son laboratoire et de sa réserve secrète, si tant est que celle-ci existât. Il serait donc condamné par la force des choses, soit à reprendre l’apparence humaine dans un délai plus ou moins long, soit à rester éternellement invisible, ce qui, le cas échéant, pourrait devenir pour lui une cause de faiblesse. Nul doute d’ailleurs, si l’hypothèse d’une folie naissante était fondée, que cette folie ne fût surexcitée par les obstacles opposés au dément, et que celui-ci n’en vint à commettre des imprudences qui nous le livreraient désarmé.

M. Stepark ne fit aucune difficulté pour me donner satisfaction. Lui aussi, mais pour d’autres motifs, il avait déjà pensé à isoler la maison de Wilhelm Storitz. Il jugeait cette mesure propre à calmer dans une certaine mesure la ville, si tranquille d’ordinaire, heureuse au point d’être enviée des autres cités magyares, et maintenant troublée au delà de toute imagination. Je ne saurais mieux la comparer qu’à une ville d’un pays envahi, sous la crainte perpétuelle du bombardement, alors que chacun se demande où tombera le premier boulet, et si sa maison ne sera pas la première détruite.

En effet, que n’avait-on pas à redouter de Wilhelm Storitz puisqu’il n’avait point quitté la ville, ainsi qu’il avait pris soin lui-même, de le faire connaître à tous ?

À l’hôtel Roderich, la situation était encore plus grave. La raison n’était pas revenue à l’infortunée Myra. Ses lèvres ne s’ouvraient que pour des paroles incohérentes, ses yeux hagards ne se fixaient sur personne. Elle ne nous entendait pas. Elle ne reconnaissait ni sa mère, ni Marc, qui fut bientôt capable de venir rejoindre Mme Roderich au chevet de la malade, dans cette chambre de jeune fille, si joyeuse autrefois, si triste à présent. Était-ce un délire passager, une crise dont les soins triompheraient ? Était-ce une folie incurable ? Qui l’eût pu dire ?

Sa faiblesse était extrême, comme si les ressorts de la vie eussent été brisés en elle. Étendue sur son lit, presque sans mouvement, à peine si elle esquissait parfois un geste de la main. On était en droit de se demander alors si elle ne cherchait pas à déchirer ce voile de l’inconscience qui l’enveloppait, si elle n’essayait pas de manifester sa volonté. Marc se penchait, il lui parlait, il s’efforçait de surprendre une réponse sur ses lèvres, un signe dans ses yeux… Mais les yeux restaient fermés, et la main, à peine soulevée, retombait aussitôt.

Mme Roderich se soutenait par une extraordinaire force morale. À peine si elle donnait quelques heures au repos, parce que son mari l’y obligeait, et quel sommeil troublé par les cauchemars, interrompu au moindre bruit ! Elle croyait entendre marcher dans sa chambre. Malgré les précautions prises, elle se disait qu’il était là, lui, l’ennemi insaisissable, invisible, qu’il avait pénétré dans l’hôtel, qu’il rôdait autour de sa fille !… Elle se relevait épouvantée, et ne retrouvait un peu de tranquillité qu’après avoir vu le docteur ou Marc veillant au chevet de Myra. Si cette situation se prolongeait, il lui serait impossible d’y résister.

Chaque jour, plusieurs des confrères du docteur Roderich venaient en consultation. La malade longuement et minutieusement examinée, on n’avait pu se prononcer sur cette inertie intellectuelle. Pas de réaction, pas de crise. Non, une indifférence à toutes les choses extérieures, une inconscience complète, une tranquillité de morte, devant laquelle l’art demeurait impuissant.

Dès qu’il fut en état de se tenir debout, et ce fut au bout de trois jours, mon frère ne quitta plus la chambre de Myra. De mon côté, je ne m’absentais guère de l’hôtel, si ce n’est pour me rendre à la Maison de Ville. M. Stepark me tenait au courant de tout ce qui se disait à Ragz. Par lui, je savais que la population était en proie aux plus vives appréhensions. Dans l’imagination populaire, ce n’était plus seulement Wilhelm Storitz, mais une bande d’invisibles formée par lui, qui avait envahi la ville livrée sans défense à leurs infernales machinations.

Le capitaine Haralan, par contre, était le plus souvent hors de notre forteresse. Sous l’obsession d’une idée fixe, il parcourait incessamment les rues. Il ne me demandait pas de l’accompagner. Avait-il donc en tête quelque projet dont il craignait que je ne voulusse le détourner ? Comptait-il sur le plus invraisemblable des hasards pour rencontrer Wilhelm Storitz ? Attendait-il que celui-ci fut signalé à Spremberg ou autre part, pour tenter de le rejoindre ? Certes, je n’aurais plus essayé de le retenir. Je l’aurais accompagné, au contraire, et je l’aurais aidé à nous débarrasser de ce malfaiteur.

Mais cette éventualité avait-elle quelque chance de se produire ? Non, assurément. Ni à Ragz, ni ailleurs.

Dans la soirée du 11 juin, j’eus une longue conversation avec mon frère. Il m’avait paru plus accablé que jamais, et j’appréhendais qu’il ne tombât sérieusement malade. Il aurait fallu l’entraîner loin de cette ville, le ramener en France, mais il n’eût jamais consenti à se séparer de Myra. Cependant, était-il donc impossible que la famille Roderich s’éloignât de Ragz pour quelque temps ? La question ne méritait-elle pas d’être étudiée ? J’y pensais et je me promettais d’en parler au docteur.

Ce jour-là, en terminant notre entretien, je dis à Marc :

« Mon pauvre frère, je te vois prêt à perdre tout espoir ; tu as tort. La vie de Myra n’est pas en danger, les médecins sont d’accord là-dessus. Si sa raison l’a abandonnée, c’est momentanément, crois-le bien. Elle reprendra possession de son intelligence, elle reviendra à elle, à toi, à tous les siens…

— Tu veux que je ne désespère pas, me répondit Marc, d’une voix étouffée par les sanglots. Mais, quand bien même ma pauvre Myra recouvrerait la raison, ne sera-t-elle pas toujours à la merci de ce monstre ? Crois-tu donc, que sa haine soit apaisée par ce qu’il a fait jusqu’ici ? Et s’il veut pousser plus loin sa vengeance ?… S’il veut ?… Tu me comprends, Henri… Il peut tout, et nous sommes sans défense contre lui.

— Non, m’écriai-je, non, Marc, il n’est pas impossible de le combattre.

— Et comment ?… Comment ?… reprit Marc en s’animant. Non, Henri, tu ne dis pas ce que tu penses. Non ! nous sommes désarmés devant ce misérable. Nous ne pouvons lui échapper qu’en nous enfermant dans une prison. Et rien ne dit qu’il n’arrivera pas, malgré tout, à pénétrer dans l’hôtel.

L’exaltation de Marc ne me permettait plus de lui répondre. Il n’écoutait que lui. Il ajouta, en m’étreignant les mains :

— Qui te dit que nous sommes seuls en ce moment ? Je ne vais pas d’une chambre à l’autre, dans le salon, dans la galerie, sans me dire qu’il me suit peut-être !… Il me semble que quelqu’un marche près de moi… quelqu’un qui m’évite… qui recule lorsque j’avance… et qui disparaît quand je veux le saisir…

Tout en parlant d’une voix saccadée, Marc avançait, reculait, comme s’il eût été à la poursuite d’un être invisible. Je ne savais plus que faire pour le calmer. Le mieux eût été de l’entraîner hors de l’hôtel, de l’emmener loin, bien loin…

— Qui sait, reprit-il, s’il n’a pas surpris tout ce que nous venons de dire ? Nous le croyons loin. Il est peut-être ici. Tiens !… derrière cette porte, j’entends des pas… Il est là… Viens !… frappons !… Tuons !… Mais est-ce possible ?… Ce monstre, la mort a-t-elle prise sur lui ? »

Voilà où en était mon frère ! N’avais-je pas lieu de redouter que dans une de ces crises, sa raison ne succombât comme avait succombé celle de Myra ?

Pourquoi fallait-il qu’Otto Storitz eût fait cette découverte maudite ? Pourquoi fallait-il qu’il eût mis une telle arme entre les mains de l’homme déjà trop armé pour le mal !

En ville, la situation ne s’améliorait pas. Bien qu’aucun autre incident ne se fût produit depuis que Wilhelm Storitz avait pour ainsi dire crié du haut du beffroi : « Je suis là », l’épouvante avait envahi toute la population. Pas une maison qu’on ne crût hantée par l’invisible. Les églises n’offraient même pas un asile où l’on pût se réfugier, après ce qui s’était passé à la cathédrale. Les autorités essayaient en vain de réagir, elles n’y réussissaient pas, car on est sans pouvoir contre la terreur.

Derrière cette porte, j’entends des pas…

Voici un fait, entre cent autres, qui montre à quel degré d’affolement les esprits en étaient arrivés.

Le 12, dans la matinée, j’avais quitté l’hôtel pour aller voir le chef de police. En débouchant dans la rue du prince Miloch, deux cents pas avant la place Saint-Michel, j’aperçus le capitaine Haralan. L’ayant rejoint :

« Je vais chez M. Stepark, lui dis-je. M’y accompagnez-vous, capitaine ?

Sans me répondre, machinalement, il prit la même direction que moi. Nous approchions de la place Kurzt, lorsque des cris d’effroi se firent entendre.

Un char à bancs attelé de deux chevaux descendait la rue avec une vitesse excessive. Les passants se sauvaient à droite et à gauche. Sans, doute le conducteur avait été jeté à terre, et les chevaux, abandonnés à eux-mêmes, s’étaient emportés.

Eh bien ! le croirait-on, l’idée vint à quelques passants, non moins emballés que l’attelage, qu’un être invisible conduisait cette voiture, et que Wilhelm Storitz en occupait le siège. Ce cri arriva jusqu’à nous :

« Lui… lui !… c’est lui ! »

Je n’avais pas eu le temps de me retourner vers le capitaine Haralan, que celui-ci n’était déjà plus à côté de moi. Je le vis se précipiter à la rencontre du char à bancs, dans l’évidente intention de l’arrêter au moment où celui-ci passerait près de lui.

La rue était très fréquentée à cette heure. Le nom de Wilhelm Storitz retentissait de toutes parts. Des pierres volèrent contre l’attelage emporté. Telle était la surexcitation publique, que des coups de mousquet partirent du magasin situé à l’angle de la rue du Prince Miloch.

Un des chevaux tomba, frappé d’une balle à la cuisse. La voiture, heurtant le corps de l’animal, fut culbutée.

Aussitôt, la foule de s’élancer, de s’accrocher aux roues, à la caisse, aux brancards. Cent bras s’ouvrirent pour saisir Wilhelm Storitz… Ils n’étreignirent que le vide.

Le conducteur invisible avait-il donc réussi à sauter du char à bancs, avant que celui-ci n’eût été renversé, car on ne pouvait pas douter qu’il avait voulu épouvanter la ville une fois de plus.

Il n’en était rien, il fallut bien le reconnaître. Bientôt accourut un paysan de la puszta, dont les chevaux, arrêtés au marché Coloman, s’étaient emportés en son absence. Quelle ne fut pas sa colère, lorsqu’il vit l’un d’eux étendu sur le sol ! On ne voulait pas l’entendre, et je crus que la foule allait maltraiter ce pauvre homme que nous eûmes quelque peine à protéger contre ces aveugles fureurs.

J’entraînai le capitaine Haralan, qui me suivit sans mot dire à la Maison de Ville.

M. Stepark était déjà informé de ce qui venait de se passer rue du Prince Miloch.

« La ville est affolée, me dit-il, et on ne peut prévoir jusqu’où ira cet affolement.

Je posai mes questions habituelles :

— Avez-vous appris quelque chose de nouveau ?

— Oui, répondit M. Stepark, on m’a informé de la présence de Wilhelm Storitz à Spremberg.

— À Spremberg !… s’écria la capitaine Haralan, en se retournant vers moi. Partons ! J’ai votre promesse.

Je ne savais que répondre, car j’étais certain de l’inutilité de ce voyage.

— Attendez, capitaine, intervint M. Stepark. J’ai demandé à Spremberg la confirmation de cette nouvelle, et un courrier doit m’arriver d’un instant à l’autre.

Une demi-heure ne s’était pas écoulée que le planton remettait au chef de police un pli apporté à franc étrier. La nouvelle ne reposait sur rien de sérieux. Non seulement la présence de Wilhelm Storitz n’avait pas été constatée à Spremberg, mais on croyait qu’il n’avait jamais dû quitter Ragz.

Deux jours s’écoulèrent sans qu’il se produisît aucun changement dans l’état de Myra Roderich. Quant à mon frère, il me parut un peu plus calme. Moi, j’attendais l’occasion d’entretenir le docteur d’un projet de départ auquel j’espérais le rallier.

La journée du 14 juin fut moins paisible que les précédentes. Les autorités sentirent, cette fois, leur impuissance à retenir une foule montée à un tel degré d’exaltation.

Vers onze heures, alors que je me promenais sur le quai Batthyani, ces propos frappèrent mon oreille :

« Il est revenu… il est revenu !… »

Qui était cet « il », cela se devinait, et, des deux ou trois passants auxquels je m’adressai :

« On vient de voir une fumée à la cheminée de sa maison ! dit l’un.

— On a vu sa figure derrière les rideaux du belvédère ! » affirma l’autre.

Qu’il fallût ou non ajouter foi à ces racontars, je me dirigeai vers le boulevard Tékéli.

Et pourtant, quelle apparence que Wilhelm Storitz se fût si imprudemment montré ? Il ne pouvait ignorer ce qui l’attendait si l’on parvenait à mettre la main sur lui. Et il aurait couru ce risque, lorsque rien ne l’y obligeait ? Il se serait laissé apercevoir à l’une des fenêtres de son habitation ?

Vraies ou fausse, la nouvelle avait produit son effet. Lorsque j’arrivai, plusieurs milliers de personnes, que le cordon d’agents s’efforçait inutilement de contenir, entouraient déjà la maison par le boulevard et par le chemin de ronde. De tous les côtés accouraient des masses d’hommes et de femmes, surexcités au dernier point et faisant entendre des cris de mort.

Que pouvaient les arguments devant cette conviction, irraisonnée mais indéracinable, qu’il était là, « lui ! », et peut-être avec toute la bande de ses complices invisibles ? Que pouvait la police contre cette foule innombrable qui assiégeait la maison maudite de si près, que Storitz, s’il y était enfermé, ne parviendrait pas à s’enfuir ? D’ailleurs, si Wilhelm Storitz avait été aperçu aux fenêtres du belvédère, c’était sous sa forme matérielle. Avant qu’il ait réussi à se rendre invisible, il serait pris, et, cette fois, il n’échapperait pas à la vengeance populaire.

Malgré la résistance des agents, malgré les efforts du chef de police, la grille fut forcée, la maison envahie, les portes enfoncées, les fenêtres arrachées, les meubles jetés dans le jardin et dans la cour, les appareils du laboratoire mis en pièces. Puis, les flammes jaillirent du rez-de-chaussée, gagnèrent l’étage supérieur, tourbillonnèrent au-dessus de la toiture, et bientôt le belvédère s’écroula dans la fournaise.

Quant à Wilhelm Storitz, c’est en vain qu’on l’avait cherché dans l’habitation, dans la cour, dans le jardin. Il n’y était pas, ou, du moins, il fut impossible de le découvrir.

Maintenant, l’incendie allumé en dix endroits anéantissait sa maison. Une heure après, il n’en restait plus que les quatre murs.

Une heure après, il n’en restait plus que les quatre murs…

Peut-être valait-il mieux, en somme, qu’elle fût détruite. Qui sait s’il ne s’ensuivrait pas une détente des esprits, si la population ragzienne n’en arriverait pas à croire que Wilhelm Storitz, tout invisible qu’il fût, avait péri dans les flammes ?

  1. Depuis que ce manuscrit a été écrit, la découverte des rayons infra-rouges et ultra-violets a vérifié partiellement cette hypothèse.