Le Secret (Collins)/Livre IV/3

Traduction par Old Nick.
Hachette (p. 188-206).


CHAPITRE III.

Dans le manoir.


Si mistress Pentreath avait été étonnée en voyant par la fenêtre la dame dont il a été parlé, sa surprise redoubla au moment où elle ouvrit la porte et se trouva face à face avec un gentleman qui semblait tombé du ciel. En effet, au lieu de redescendre près de sa nièce, au bas des degrés, l’oncle Joseph était resté à côté de l’appareil à sonnerie, et n’avait pu être aperçu par mistress Pentreath. Ce fut donc, pour l’imagination échauffée de la digne femme de charge, une véritable apparition que la rencontre imprévue de ce petit vieillard à figure rose, souriant, saluant, et ôtant son chapeau avec le geste arrondi de la plus exquise politesse, par un mouvement dont la grâce onduleuse et la dextérité surprenante avaient quelque chose de fantastique.

« Comment vous portez-vous ? Nous sommes venus voir la maison, » dit l’oncle Joseph, usant de ses infaillibles stratagèmes, aussitôt la porte ouverte, afin d’obtenir la permission de franchir le seuil.

Mistress Pentreath demeura muette de surprise. Qui pouvait être ce monsieur inconnu, si étrangement familier, avec son accent exotique et son salut bizarre ? Que prétendait-il en lui parlant ainsi sur le ton de l’amitié la plus intime ? Dans la lettre de mistress Frankland, d’un bout à l’autre, il n’était pas fait mention de ce personnage inexplicable.

« Comment vous portez-vous ? Nous sommes venus voir la maison, recommença l’oncle Joseph, essayant pour la seconde fois l’irrésistible ascendant de son entrée en matière.

— Vous vous répétez, monsieur, » lui fit remarquer mistress Pentreath, assez bien remise maintenant pour mettre sa langue au service des méfiances éveillées en elle. Puis, regardant par-dessus l’épaule du vieillard, vers le degré où sa nièce était restée debout : « Cette dame, ajouta-t-elle, cette dame veut-elle aussi visiter la maison ? »

La réponse affirmative de Sarah, doucement articulée, si brève d’ailleurs qu’elle fût, convainquit la femme de charge qu’elle avait bien réellement sous les yeux la personne décrite dans la lettre de mistress Frankland. Outre le costume, soigné dans ses détails et de couleurs peu voyantes, la voix s’y trouvait, douce et modérée, et aussi le timide regard, lorsque Sarah, pour un moment, eut levé les yeux. Donc, si troublée, si agitée qu’elle fût d’ailleurs, mistress Pentreath ne pouvait douter ni de l’identité de l’étrangère, ni des procédés qu’il fallait avoir à son égard. Quant à l’autre visiteur, par exemple, ce vieil étranger incompréhensible la jetait dans des perplexités sans issue. Valait-il mieux, s’en tenant à la lettre des instructions de mistress Frankland, le prier d’attendre dehors que sa compagne eût visité l’habitation ? ou serait-il plus à propos, prenant la chose sous sa propre responsabilité, de l’admettre, lui aussi, en même temps que la dame inconnue ? C’était là un grand problème à résoudre, et par conséquent il fallait recourir, de toute nécessité, à la sagacité supérieure de M. Munder.

« Veuillez entrer un moment, et attendre ici que j’aie parlé à l’intendant, dit mistress Pentreath, affectant de ne pas prendre garde au vieillard trop familier et s’adressant tout droit, par-dessus sa tête, à la dame restée au bas du perron.

— Mille remercîments, répliqua l’oncle Joseph, toujours souriant et saluant, à l’épreuve de la rebuffade… Que vous avais-je dit ? » murmura-t-il dans l’oreille de sa nièce, avec l’accent du triomphe, comme elle passait devant lui pour entrer.

La première intention de mistress Pentreath avait été de descendre incontinent et de conférer avec M. Munder ; mais s’étant remémoré en temps utile ce passage de la lettre de mistress Frankland où il lui était enjoint de ne pas perdre de vue un seul moment la dame à la mise modeste, ce souvenir la cloua sur place. Elle se rappela d’autant mieux cette injonction spéciale, qu’elle eut à remarquer un changement assez curieux dans les manières de la dame elle-même, qui, tout à coup rassurée, semblait maintenant fort impatiente de se mettre à l’avant-garde pour pénétrer à l’intérieur de l’habitation, le seuil une fois franchi.

« Betsey ! cria mistress Pentreath, appelant prudemment sa domestique, après s’être écartée à quelques pas des deux visiteurs. Betsey !… demandez à M. Munder de vouloir bien venir par ici. »

M. Munder parut bientôt, marchant d’un pas résolu, et donnant à sa physionomie assombrie une singulière expression de dignité hautaine. Habitué à ce qu’on le traitât avec déférence, il n’avait pas trouvé bon que la femme de charge l’eût quitté avec aussi peu de cérémonie, dès qu’elle avait entendu sonner, sans lui laisser le temps d’exprimer son opinion sur la lettre de mistress Frankland. En conséquence, lorsque mistress Pentreath, de plus en plus agitée, l’attira hors de portée de la voix, et lui apprit tout bas que la dame à laquelle s’intéressaient si fort les propriétaires de Porthgenna-Tower était, à ce moment-là même, en face de lui, il reçut cette surprenante communication avec une indifférence bien faite pour irriter. Et ce fut bien pis lorsque, sans quitter des yeux les deux étrangers, elle vint à exposer le difficile dilemme qui la préoccupait. Avec quelque respect qu’elle en appelât à la sagesse supérieure de M. Munder pour en obtenir un bon conseil, il continua impitoyablement à froncer le sourcil d’une façon tout à fait décourageante, quand elle s’aventura, par voie de conclusion, à lui dire ce qu’elle avait imaginé pour sauvegarder sa responsabilité ; savoir, qu’elle comptait prier le vieillard d’attendre à l’extérieur, tandis que, conformément aux instructions de mistress Frankland, on montrerait le manoir à sa compagne. M. Munder, ceci expliqué, la contredit avec une sorte d’impatience.

« Voilà votre opinion, n’est-ce pas, madame ? s’écria l’irritable personnage. Eh bien… ce n’est pas la mienne. »

La femme de charge ouvrit de grands yeux. « Peut-être pensez-vous, suggéra-t-elle en toute révérence, que très-probablement le vieux gentleman étranger insisterait alors pour être admis dans la maison en même temps que la dame.

— Précisément, telle est mon idée, » répondit M. Munder.

Or M. Munder n’avait songé à rien de semblable. Sa seule idée, en ce moment, était de bien établir sa suprématie en adoptant résolument un avis contraire à celui de mistress Pentreath, et aux arrangements qu’elle avait cru pouvoir prendre avant de l’avoir consulté.

« Vous prendriez alors la responsabilité de les admettre tous deux, par cette seule raison qu’ils se sont présentés ensemble ? demanda la femme de charge.

— Précisément, je la prendrais, répliqua l’intendant avec cette merveilleuse promptitude dans le conseil qui distingue tous les hommes vraiment supérieurs.

— À merveille, monsieur Munder. Je suis toujours charmée d’avoir votre opinion pour me guider. Et je m’y rangerai encore aujourd’hui, dit mistress Pentreath ; mais comme il y aura deux personnes à surveiller, car, à aucun prix, je ne voudrais perdre l’étranger de vue, j’en suis réduite à vous prier de prendre avec moi la peine de les conduire. Je suis si agitée, si nerveuse, que je ne me crois pas en possession de toutes mes facultés ; jamais, songez-y, je ne me trouvai à pareille fête, entourée de mystères que je ne puis comprendre ; bref, si je ne pouvais compter sur votre assistance, je ne répondrais pas de ne point commettre quelque grave erreur… Or je serais très-fâchée qu’une telle erreur fût commise, non-seulement pour ce qui me concerne, mais aussi… »

La femme de charge n’en dit pas plus, mais elle regardait M. Munder de manière à ce qu’il ne pût s’y méprendre.

« Achevez, madame, dit M. Munder avec un phlegme cruel.

— Non-seulement pour ce qui me concerne, reprit mistress Pentreath un peu piquée, mais aussi pour votre compte. Car, ceci est bien certain, la lettre de mistress Frankland place sur vos épaules, tout autant que sur les miennes, la responsabilité de cette affaire si délicate. »

M. Munder recula de quelques pas, rougit, ouvrit la bouche pour exprimer son indignation, hésita un moment, et la referma. Il était pris à son propre piége. Il ne pouvait abdiquer, après l’avoir pris le moment auparavant, le rôle de directeur ; et il ne pouvait nier que la lettre de mistress Frankland ne fît mention de lui nommément, et à plus d’une reprise. Une seule voie lui restait pour sortir honorablement de cette position difficile, et, dès que M. Munder eut repris assez de calme pour y entrer, il le fit sans la moindre confusion.

« Je suis vraiment surpris, mistress Pentreath, continua-t-il avec une dignité suprême, que vous m’ayez cru capable, un seul instant, de vous laisser le soin de montrer la maison à ces étrangers, dans des circonstances aussi bizarres que celles où nous sommes placés tous les deux. Non, madame ; je puis avoir d’autres défauts ; mais je n’ai jamais hésité à prendre ma juste part de responsabilité. Vous n’aviez pas besoin de me remettre en mémoire la lettre de mistress Frankland ; et… non, pas d’excuses, je vous prie… je suis prêt, madame… absolument prêt à monter avec vous, partout où vous irez.

— En ce cas, monsieur Munder, le plus tôt sera le mieux… car voici déjà cet audacieux vieillard qui bavarde avec Betsey comme s’il la connaissait depuis le berceau ! »

Rien de plus vrai. L’oncle Joseph exerçait la fascination de ses familiarités sur la bonne en question (laquelle, au lieu de retourner dans la cuisine, était restée à contempler les nouveaux venus), justement comme il l’avait exercée, dans la diligence, sur la dame âgée placée à côté de lui, et, plus tard, sur le postillon de la chaise qui les avait amenés à Porthgenna. Tandis que la femme de charge et l’intendant tenaient à part leur conférence secrète, il avait mis en gaieté la jeune Betsey, qui retenait à grand’peine ses rires près d’éclater, par les étranges questions qu’il lui faisait, et sur l’intérieur de la vieille maison, et sur les fonctions qu’elle avait à y remplir. Sa petite enquête les avait conduits du côté sud, par lequel Sarah et lui étaient entrés, au côté ouest, qu’ils allaient bientôt explorer, et, de là, au côté nord, terrain prohibé où personne ne mettait jamais le pied. Lorsque mistress Pentreath s’avança, escortée de l’intendant, elle surprit un fragment de l’interrogatoire que l’étranger faisait subir à la domestique.

« Mais voyons donc un peu, chère Betzi, disait l’oncle Joseph, pourquoi personne ne va-t-il jamais dans ces vieux appartements moisis ?

— Parce qu’un fantôme les habite, répondit Betsey, riant tout haut, comme si une enfilade de chambres hautes et une série de facéties excellentes étaient deux choses parfaitement identiques.

— Voulez-vous bien vous taire, et retourner en bas ? » s’écria mistress Pentreath, indignée. Puis s’adressant à Sarah, mais l’œil toujours fixé sur l’oncle Joseph : « Les ignorants du voisinage, continua-t-elle, racontent d’absurdes histoires sur certains vieux appartements situés dans une partie de la maison qu’on a laissée tomber en ruine, et qui n’a pas été habitée depuis tantôt un demi-siècle ; d’absurdes histoires où il est question d’un fantôme : et ma domestique est assez sotte pour y croire.

— Vraiment non, répliqua Betsey, qui, tout en protestant, opérait sa retraite vers les régions souterraines… Je ne crois pas le moins du monde au fantôme… du moins pendant la journée. »

Après cette clause restrictive, énoncée à voix basse, Betsey, bien à regret, disparut de la scène.

Mistress Pentreath observa, non sans étonnement, que la mystérieuse dame à la mise tout unie était devenue très-pâle dès qu’on avait parlé du fantôme, et ne s’était pas permis la moindre remarque. Pendant qu’elle se demandait encore ce qu’on pouvait conclure de là, M. Munder, portant en avant sa majestueuse personne, s’adressait, non pas à l’oncle Joseph, ni même à Sarah, mais, en apparence du moins, à l’espace vide qui les séparait.

« Si vous voulez visiter la maison, disait-il, vous aurez la bonté de me suivre. »

À ces mots, M. Munder enfilait solennellement le corridor qui aboutissait au pied des escaliers de l’Ouest, avec cette piaffe lente à laquelle tout Anglais sérieux s’abandonne quand il sort, le dimanche, pour prendre un peu d’exercice. La femme de charge, avec la complaisance habituelle à son sexe, réglant son pas sur celui de l’intendant, exécutait à ses côtés une espèce de polonaise dominicale, comme si elle fût sortie avec lui pour avaler un peu d’air, entre le service du matin et celui du soir.

« Aussi vrai que je suis un pécheur vivant, cette visite dans la maison ressemble, trait pour trait, à un cortége funèbre, » dit tout bas l’oncle Joseph à sa nièce. Il prit son bras, à ces mots, et s’aperçut alors qu’elle tremblait violemment. Qu’y a-t-il ? lui demanda-t-il sotto voce.

— Mon oncle, il n’est pas naturel que ces gens-ci se soient trouvés si disposés à nous montrer le manoir, lui fut-il répondu sur le même ton… Que se disaient-ils tout à l’heure, de manière à n’être pas entendus de nous ? Pourquoi cette femme ne me quitte-t-elle jamais du regard ? »

Avant que le vieillard eût pu répondre, la femme de charge tournée vers eux, les pria, du ton le plus sévère, de se mettre en marche. Une minute ne s’était pas écoulée qu’ils se trouvaient de nouveau réunis au pied de l’escalier ouest.

« Ah ! ah ! s’écria l’oncle Joseph, aussi à son aise et aussi bavard que jamais, nonobstant la présence imposante de M. Munder en personne… Belle grande cassine, ma foi !… et un fameux perchoir !…

— Nous ne sommes point habitués, monsieur, à entendre parler en ces termes soit du manoir, soit des escaliers qu’il renferme, dit M. Munder, bien décidé à étouffer dans son germe la familiarité de l’étranger. Le Guide du Cornouailles occidental, que vous auriez tout aussi bien fait de consulter avant de vous rendre ici, décrit Porthgenna-Tower sous le titre de mansion,[1] et c’est l’adjectif spacieux qu’il emploie en parlant de l’escalier ouest… » Je regrette, monsieur, que vous n’ayez pas jugé à propos de parcourir le Guide du Cornouailles occidental.

— Et pourquoi ? répliqua l’impassible Allemand… Qu’avais-je affaire d’un livre, vous ayant pour me guider ? Ah ! cher monsieur, vous ne vous rendez pas justice… Un vrai guide en chair et en os, comme vous, qui marche et parle si bien, vaut mieux pour moi que tous les bouquins imprimés de ce bas monde… Oh ! mais non… non !… ce n’est pas la peine de discuter ceci… Je ne veux pas vous écouter si vous persistez à vous déprécier de cette façon… » L’oncle Joseph, ce disant, exécuta une de ses révérences fantastiques, lança un long sourire à la figure de l’intendant, et secoua la tête, à plusieurs reprises, par manière de reproche amical.

M. Munder se sentit paralysé. Il n’aurait pu être traité de plus haut, avec une familiarité plus aisée et plus insouciante, quand bien même cet obscur vieillard étranger eût été un duc et pair d’Angleterre. Il avait souvent entendu parler d’une audace à tout braver, et il la voyait tout à coup se produire, incarnée en un petit individu grisonnant, dont le nez ne s’élevait pas à cinq pieds du sol !

Tandis que l’intendant, gonflé de rancunes, accumulait en lui des ressentiments trop énormes pour trouver une issue, la femme de charge, suivie de Sarah, montait lentement l’escalier. L’oncle Joseph, les voyant parvenues à une certaine hauteur, se hâta de rallier sa nièce, et M. Munder, après une halte de quelques instants, nécessaire pour rendre le calme à son esprit ému, suivit enfin le téméraire étranger, dont il voulait surveiller de près la conduite, bien décidé, si l’occasion s’en présentait, à châtier par d’amères et poignantes paroles l’insolence qu’il venait de manifester.

Le cortége ainsi formé sur l’escalier, l’intendant ne se trouva pas, néanmoins, tout à fait à l’arrière-garde. À la queue de la colonne, l’ornant et la complétant par sa présence, se tenait Betsey, la domestique, qui, s’échappant de la cuisine, avait voulu suivre les visiteurs étrangers dans cette promenade intérieure, et cela d’aussi près qu’elle le pourrait sans attirer l’attention de mistress Pentreath. Betsey n’était pas étrangère à cette curiosité, à cet amour du changement, qui est l’apanage de l’humaine nature. Jamais, dans le passé, visite pareille à celle des deux inconnus n’avait, à sa connaissance, diversifié la monotone existence des habitants de Porthgenna. Aussi était-elle bien décidée à ne pas demeurer seule dans sa cuisine, alors qu’elle avait chance d’attraper au vol quelque lambeau de conversation, ou d’entrevoir quelques-uns des incidents qui pouvaient se produire entre les personnes réunies dans le haut de la maison.

Cependant la femme de charge, suivie de tout son monde, était parvenue au palier du premier étage, à droite et à gauche duquel étaient situés les principaux appartements du pavillon ouest. Stimulés par les craintes et par les soupçons, les yeux de Sarah eurent bientôt découvert les réparations qui venaient d’être faites aux marches et aux rampes du second étage.

« Vous avez eu des ouvriers dans la maison ? demanda-t-elle vivement à mistress Pentreath.

— Vous voulez dire sur les escaliers, repartit aussitôt celle-ci… Oui, on a travaillé par ici.

— Et nulle part ailleurs ?

— Non… Mais il y a d’autres endroits où, par malheur, il y a de l’ouvrage à faire… Même ici, et c’est la meilleure partie du bâtiment, la moitié des chambres du haut sont à peine habitables. Elles n’étaient déjà rien moins que bien pourvues, même quand vivait feu mistress Treverton… et depuis qu’elle est morte… »

La femme de charge s’arrêta court, fort surprise, et avec une grimace de mécontentement. En effet, la dame aux modestes vêtements, au lieu de justifier la réputation de courtoisie que lui faisait la lettre, de mistress Frankland, venait de tourner brusquement le dos à son interlocutrice, avant que celle-ci eût achevé sa phrase. Déterminée à ne pas se laisser imposer silence d’une façon aussi peu pertinente, elle reprit dans les mêmes termes :

« Et, depuis que mistress Treverton est morte… »

Pour la seconde fois elle fut interrompue. L’étrangère se retournant tout à coup, très-pâle, les yeux animés par une curiosité inexplicable, la regarda bien en face, et lui posa, de but en blanc, une question parfaitement inopportune :

« Parlons de cette histoire de revenant… Dit-on que le fantôme soit celui d’un homme, ou d’une femme ?

— Je parlais de feu mistress Treverton, répliqua la femme de charge avec l’accent du reproche le plus sévère… nullement de ce conte de spectre qu’en a fait sur les appartements du nord. Vous ne vous y seriez pas trompée, si vous m’aviez fait l’honneur de prêter quelque attention à mes paroles.

— Je vous demande mille fois pardon… je vous fais mille excuses pour cette inattention apparente… Je venais justement de songer… C’est-à-dire, je désirais savoir…

— Si vous vous préoccupez à ce point d’une absurde chronique, reprit mistress Pentreath, adoucie par l’évidente sincérité des excuses qui lui étaient ainsi offertes, je vous dirai que le fantôme en question est, effectivement, celui d’une femme. »

Le visage de l’étrangère blêmit encore, et de nouveau elle se retourna vers la fenêtre du palier.

« Qu’il fait chaud ! dit-elle, exposant son visage à l’air extérieur.

— Chaud ?… par un vent du nord-est ? » s’écria mistress Pentreath, tout à fait abasourdie.

À ce moment s’avançait l’oncle Joseph, demandant poliment si on procéderait bientôt à la visite des appartements. Depuis quelques minutes il s’évertuait à questionner M. Munder sur toute espèce de sujets ; et n’en recevant que les réponses les plus laconiques, les plus disgracieuses, il avait fini par ne plus adresser la parole au farouche intendant.

Mistress Pentreath se préparait à conduire ses visiteurs dans la salle à manger, la bibliothèque et le salon. Les trois pièces communiquaient l’une avec l’autre, et chacune d’elles avait une seconde porte ouvrant sur un long corridor, dont l’entrée était à main droite du palier du premier étage. Avant de montrer le chemin, la femme de charge posa légèrement sa main sur l’épaule de Sarah, pour lui faire comprendre qu’il était temps de se remettre en marche.

« Quant à l’histoire du revenant, recommença mistress Pentreath tout en ouvrant la porte de la salle à manger, si vous voulez qu’on vous la raconte d’un bout à l’autre, il faudra la demander aux ignorants qui veulent bien y croire… S’il s’agit d’un vieux spectre ou d’un nouveau… et à quelles fins il est censé se promener chez nous, voilà ce qu’en vérité je ne puis dire. » Malgré l’indifférence qu’affectait la femme de charge à l’endroit des superstitions populaires, elle en avait assez entendu, de cette histoire funèbre, pour en être parfois très-émue, mais sans en vouloir convenir. Soit à l’intérieur, soit au dehors du manoir, on n’aurait guère trouvé, en fin de compte, une personne moins disposée à s’aventurer seule dans les appartements du nord que ne l’était l’incrédule mistress Pentreath.

Pendant que la femme de charge relevait les persiennes de la salle à manger, et pendant que M. Munder ouvrait la porte de communication entre cette pièce et la bibliothèque, l’oncle Joseph s’était glissé à côté de sa nièce, pour lui adresser quelques paroles d’encouragement, à sa façon, c’est-à-dire aussi originales que tendres.

« Allons, un peu de cœur ! lui disait-il tout bas… Ne perdez pas la tête, Sarah !… et à la première occasion, sautez dessus sans balancer.

— Ah ! mes pensées, mes pensées !… répondait-elle sur le même ton. Cette maison les ameute toutes contre moi… Pourquoi, pourquoi ai-je voulu y rentrer ?

— Vous feriez bien de regarder la vue qu’on a de cette fenêtre, dit mistress Pentreath, qui venait de relever la persienne… Elle fait l’admiration générale. »

Tandis qu’au premier étage de la maison les choses en étaient là, Betsey, qui jusqu’alors, partie du vestibule, montait marche à marche, et le plus doucement possible, écoutant de toutes ses oreilles chaque fois qu’elle s’arrêtait, lorsqu’elle vint à constater qu’aucun bruit de voix n’arrivait plus à ses oreilles, avisa qu’il serait peut-être à propos de revenir dans sa cuisine, afin de surveiller le dîner de la femme de charge, qu’elle avait laissé devant le feu. Elle descendit en conséquence jusqu’à l’étage inférieur, se demandant quelle partie de la maison les étrangers auraient envie de voir ensuite, et fatiguant sa petite cervelle à chercher un motif plausible pour les accompagner où ils iraient.

Après que la vue de la fenêtre de la salle à manger eut été dûment contemplée, on pénétra dans la bibliothèque. Une fois là, mistress Pentreath, ayant quelque loisir pour regarder autour d’elle, et profitant de ce loisir pour étudier la conduite de l’intendant, acquit aussitôt la désobligeante conviction qu’elle n’avait pas à compter sur M. Munder pour l’aider à surveiller les démarches des deux inconnus, ce qui était, après tout, le plus important de leur commune mission. L’aisance irrespectueuse de l’oncle Joseph ayant exaspéré chez M. Munder la disposition naturelle qu’il avait à revendiquer, en toute occasion, le respect qu’il pensait lui être dû, l’intendant n’avait plus qu’une seule ambition : c’était de se dépouiller, autant que faire se pouvait, du caractère subalterne que lui avait infligé l’insolent étranger, en affectant de le regarder comme son guide. Il flânait en conséquence par la chambre, d’un air ennuyé, en simple visiteur qui se prélasse, tantôt s’accoudant aux croisées, tantôt feuilletant les livres posés sur les tables, essayant quelques grimaces devant les glaces des cheminées, bref, regardant partout, sauf du côté où il aurait dû regarder. La femme de charge, impatientée par cette affectation d’indifférence, l’avertit d’un ton assez aigre qu’il eût à ne pas perdre l’étranger de vue, attendu qu’elle avait, assez affaire, de son côté, pour surveiller la dame au simple costume.

« Fort bien, fort bien, répondit M. Munder avec une insouciance boudeuse… Et maintenant, madame, où irons-nous après avoir visité le salon ?… Reviendrons-nous sur nos pas, par la bibliothèque, dans la salle à manger ?… ou bien sortirons-nous dans le corridor, sans autre formalité ?… Soyez assez bonne pour régler ceci… puisque vous réglez ici toute chose.

— Nous prendrons certainement le corridor, répondit mistress Pentreath, pour leur montrer les trois chambres qui sont encore derrière celle-ci. »

M. Munder, toujours flânant, passa de la bibliothèque dans le salon par la porte commune à ces deux pièces, tira le verrou de celle qui ouvrait du salon dans le corridor, et ensuite, au grand mécontentement de la femme de charge, s’alla planter devant la glace de la cheminée, comme, naguère encore il se pavanait devant celle de la pièce qu’on venait de quitter.

« Voici le salon ouest, dit mistress Pentreath, se rapprochant des visiteurs… La cheminée, sculptée en pierre, ajouta-t-elle dans le malicieux dessein de les ramener vers l’intendant, est à coup sûr ce qu’il y a de plus remarquable dans cet appartement. »

Forcé, par cette manœuvre habile, de quitter la place où il se mirait, M. Munder, obstiné en sa flânerie provocante, s’alla planter à la fenêtre, et regarda le paysage. Sarah, toujours pâle, toujours silencieuse, mais avec une certaine détermination bien étrangère à sa nature, et dont on eût dit que l’empreinte se gravait dans les plis inscrits autour de ses lèvres, Sarah s’était arrêtée, pensive, devant le marbre de cheminée que la femme de charge venait de désigner plus spécialement à son attention. L’oncle Joseph, regardant de tous côtés, à bâtons rompus, selon sa coutume, aperçut, dans le coin de la pièce le plus éloigné de la porte ouvrant sur le corridor, une belle table à cabinet, en bois d’érable, d’un modèle tout particulier. Son enthousiasme d’ébéniste s’éveillant à la vue de ce chef-d’œuvre, il traversa précipitamment le salon pour aller admirer de plus près un si rare travail. Et que vit-il alors sur l’espèce de corniche que formait la table, naturellement beaucoup plus large que le cabinet superposé ?… Qu’y vit-il, sinon une magnifique boîte à musique, trois fois grosse comme la sienne ?…

« Oh !… oh !… oh !… s’écria l’oncle Joseph, exécutant une gamme ascendante qui ne prit fin qu’aux dernières limites de sa voix de poitrine, et qui exprimait une surprise démesurée. Ouvrez-la !… Faites-la jouer !… que je sache ce qu’elle joue !… »

Les mots manquant ici à son impatiente curiosité, il se mit à tambouriner des deux mains sur le couvercle de la boîte, avec une espèce de frénétique enthousiasme.

« Monsieur Munder ! s’écria la femme de charge, qui, indignée, courut d’un bout du salon à l’autre… Où avez-vous les yeux ? Pourquoi lui permettre… ? Il va faire sauter la serrure de la boîte à musique !… Laissez-moi, monsieur !… Comment osez-vous mettre la main sur moi ?

— Oh ! faites-la jouer ! faites la jouer ! répéta l’oncle Joseph qui, effectivement, avait saisi le bras de mistress Pentreath, mais le lâcha sans attendre une seconde sommation… Voyez par ici !… Ce que j’ai là, pendu, c’est aussi une boîte à musique… Faites jouer la vôtre… Joue-t-elle du Mozart, elle aussi ?… Elle est trois fois aussi grosse qu’aucune de celles que j’aie jamais vues… Vous voyez cette petite-là ?… Elle n’a l’air de rien à côté de la vôtre… mais elle a été donnée à mon propre frère par le roi de tous les compositeurs passés, présents et futurs… par le divin Mozart en personne… Faites aller votre grosse machine… et je vous ferai entendre, ensuite, ce petit joujou d’enfant… Ah ! chère et bonne dame, pour l’amour de moi !

— Monsieur ! s’écria la femme de charge, que cette adjuration malencontreuse fit rougir d’une vertueuse colère.

— Que signifie, monsieur, un pareil langage adressé à une femme respectable ? demanda M. Munder, accouru à la rescousse… Croyez-vous qu’on ait affaire ici de vos musiques étrangères, de votre morale étrangère, et de ces profanes allures, également étrangères ?… Oui, monsieur, j’ai dit profanes. Tout homme qui, vis-à-vis d’un de ses pareils, musicien ou autre, se sert du mot divin, commet une véritable profanation… Et qui donc êtes-vous, pour vous porter à ces audacieuses extrémités ?… Seriez-vous athée, par hasard ?… »

Avant que l’oncle Joseph eût pu répondre à cette question par une profession de foi dans les règles, et avant que M. Munder eût pu donner essor à quelque supplément de prosopopée, ils furent tous deux réduits au silence, pour un moment au moins, par un cri d’alarme échappé à la femme de charge :

« Où est-elle ? » s’était écriée mistress Pentreath, debout au milieu du salon, et promenant de tous côtés un regard effaré.

La dame à la mise modeste avait tout à coup disparu.

Elle n’était ni dans la bibliothèque, ni dans la salle à manger, ni dans le corridor extérieur… Après l’avoir en vain cherchée dans ces trois endroits, la femme de charge revint à M. Munder, le visage décomposé par l’effroi, et demeura debout devant lui dans l’attitude du plus complet découragement, ne sachant absolument ni que dire ni que faire. À peine commença-t-elle à se ravoir un peu, que, se tournant vers l’oncle Joseph :

« Où est-elle ?… j’entends savoir ce qu’elle est devenue ! Méchant et rusé vieillard ! être sans vergogne !… où est cette femme ? s’écria mistress Pentreath, qui n’avait plus ni couleurs aux joues ni merci dans le regard.

— J’imagine, repartit l’oncle Joseph, qu’elle s’est mise à visiter la maison toute seule… Nous la retrouverons en continuant notre tournée. » Si simple qu’il fût, le vieillard était, en somme, assez avisé pour s’apercevoir qu’il venait justement de rendre à sa nièce le service dont elle avait besoin. Mettez à sa place l’homme le plus artificieux de ce bas monde, il n’eût rien pu imaginer de mieux pour appeler sur lui la surveillance de mistress Pentreath, et y soustraire Sarah, que le moyen employé par lui en toute innocence de cœur, et lorsqu’il était à mille lieues de l’objet en vue duquel sa nièce et lui étaient entrés dans le manoir. « À la bonne heure, se disait-il maintenant en lui-même ; tandis que ces deux êtres colériques me gourmandaient à propos de rien, Sarah s’est glissée vers la chambre où se trouve sa fameuse lettre… Très-bien !… je n’ai plus qu’à attendre son retour, et à me laisser gourmander aussi longtemps qu’on le voudra.

— Que faire, monsieur Munder ? que faire au monde ? demandait la femme de charge… Nous ne pouvons cependant pas perdre ces précieuses minutes à nous regarder le blanc des yeux !… Il faut retrouver cette femme !… Attendez !… elle a fait quelques questions à propos des escaliers… Au moment où nous arrivions sur le palier, elle a regardé du côté du second étage… Monsieur Munder, attendez ici et ne perdez pas de vue un seul instant cet étranger !… Attendez, pendant que je cours voir là-haut, dans le corridor du second !… Toutes les portes des chambres sont fermées à clef… Si elle y est montée, je la défie bien de s’y cacher. »

À ces mots, la femme de charge sortit en courant du salon, et, à perte d’haleine, monta l’escalier qui menait à l’étage supérieur.

Pendant que mistress Pentreath la cherchait ainsi dans le pavillon de l’ouest, Sarah, de sa course la plus légère, s’était élancée dans les corridors solitaires qui menaient aux appartements du nord.

Poussée par ce que sa situation avait de désespéré à prendre un parti décisif, à peine avait-elle vu mistress Pentreath lui tourner le dos pour un instant, qu’elle s’était jetée du salon dans le couloir. Là, sans s’arrêter à réfléchir, sans prendre le temps de se calmer, elle descendit en courant l’escalier du premier étage, et se dirigea vers la chambre de la femme de charge par le chemin le plus court. Qu’elle y eût trouvé quelqu’un, ou qu’elle eût rencontré quelqu’un en route, elle n’avait pas la moindre excuse prête. Elle n’avait non plus aucun plan arrêté pour le cas où elle n’y trouverait pas, suspendues au même clou, les clefs des appartements du nord, qu’elle allait y chercher en toute confiance. Son intelligence était perdue en un trouble complet ; ses tempes battaient comme si son cerveau brûlant et dilaté eût été sur le point de les rompre en éclatant. Un seul désir, désir sauvage, aveugle, obstiné, celui d’arriver, n’importe comment, à la chambre aux Myrtes, la chassait en avant, force irrésistible, et donnait à ses pieds tremblants une légèreté inconnue, à ses mains frémissantes une force surnaturelle, de même qu’il donnait un courage miraculeux à son âme timide.

Elle se précipita dans la chambre de la femme de charge, sans même prendre la précaution vulgaire d’écouter à la porte si quelqu’un s’y trouvait en ce moment… Et personne n’y était. Un seul regard, lancé vers la muraille, lui montra, au même clou dont elle se souvenait si bien, les mêmes clefs, suspendues comme elles l’étaient seize ans plus tôt. Un moment lui suffit pour les saisir, et, l’instant d’après, elle parcourait de plus belle les passages déserts qui conduisaient aux appartements du nord, se démêlant dans leurs tours et détours comme si elle y fût passée la veille encore. Jamais elle ne s’arrêtait pour regarder ou écouter derrière elle ; et ses pas ne se ralentirent que lorsque, parvenue au sommet de l’escalier du fond, elle eut la main sur le bouton de la porte fermée qui donnait accès dans le vestibule du pavillon nord.

En examinant le paquet de clefs pour choisir la première qui lui fût nécessaire, elle découvrit, ce que son extrême hâte ne lui avait pas permis de constater plus tôt, les étiquettes numérotées que l’entrepreneur, envoyé à Porthgenna par M. Frankland pour y dresser le devis des réparations indispensables, avait méthodiquement attachées à chaque clef. Dès qu’elle les eut vues, ses mains si empressées suspendirent tout à coup leur travail fiévreux, et elle frissonna de la tête aux pieds, comme si une enveloppe de glace fût tombée sur elle.

Moins violemment agitée, la découverte de ces nouvelles étiquettes, et les soupçons que cette découverte lui suggérait assez naturellement, l’auraient, selon toute probabilité, arrêtée court. Mais le trouble de son intelligence était trop complet, maintenant, pour lui laisser la faculté de combiner les plus simples pensées. Elle eut vaguement conscience d’une terreur nouvelle, d’une crainte plus poignante qui doubla et tripla l’impatience téméraire en vertu de laquelle tant de risques avaient déjà été courus, et, désespérément, elle se remit à fouiller le paquet de clefs. L’une d’elles n’avait pas d’étiquette ; elle était plus grosse que les autres : c’était celle de la porte de communication devant laquelle Sarah était maintenant arrêtée. Elle la tourna dans la serrure rouillée avec une force qui lui eût absolument fait défaut en toute autre circonstance. D’un seul effort elle ouvrit la porte, qui se dégagea brusquement des montants auxquels elle adhérait. Haletante, essoufflée, Sarah, sans s’arrêter une seconde pour repousser la porte derrière elle, traversa d’un élan le vestibule abandonné. Les insectes rampants, les reptiles domestiques qui en avaient pris possession, s’écartant silencieusement, regagnaient de chaque côté les murailles, comme un peuple de larves fantastiques. Elle ne prit pas garde à eux, et ses pieds n’évitaient pas leur contact immonde. Elle courait toujours, et à travers le vestibule, et sur l’escalier qui s’ouvrait au fond de cette vaste pièce ; puis, parvenue au palier ouvert où cet escalier menait, elle s’arrêta brusquement, en face de la première porte.

La première porte de cette longue série de chambres ouvrant sur ce palier, la porte en face de la dernière marche de ce dernier escalier… elle s’arrêta et la contempla. Ce n’était pas la porte qu’elle venait ouvrir. Cependant elle ne pouvait s’en arracher. Tracé à la craie sur le panneau était le chiffre 1, et, jetant les yeux sur le paquet de clefs qu’elle avait en main, elle vit, sur une des étiquettes, le chiffre 1 correspondant.

Elle essaya de penser, d’arriver à quelqu’une des conclusions auxquelles pouvaient aboutir les soupçons qui assiégeaient en foule son imagination excitée. Vain effort. Son intelligence l’avait quittée. Le sens de la vue et le sens de l’ouïe, doués en elle, pour le moment, d’une acuité douloureuse et incompréhensible, étaient les seules facultés qui pussent lui être de quelque usage. Elle posa sa main sur ses yeux, attendit ainsi un moment, et avança ensuite lentement, regardant à chaque porte.

Le numéro 2, le numéro 3, le numéro 4, tracés de même, à la craie, sur les panneaux, répondaient aux mêmes numéros écrits à l’encre sur les étiquettes. Le numéro 4 était celui de la chambre du milieu, le premier étage se composant de huit pièces à la suite l’une de l’autre. Arrivée là, elle s’arrêta de nouveau, tremblant de la tête aux pieds… C’était la porte de la chambre aux Myrtes.

Le numérotage à la craie s’arrêtait-il là ? Elle regarda, suivant de l’œil, dans toute sa longueur, l’enfilade entière. Non ; les quatre portes restant étaient régulièrement numérotées de cinq à huit.

Elle revint à la porte de la chambre aux Myrtes, chercha la clef dont l’étiquette portait le numéro quatre, hésita… et jeta par-dessus son épaule un regard méfiant, dans la direction du vestibule désert.

Les toiles des antiques portraits de famille, qu’elle avait vus pendre hors de leurs bordures, jadis, quand elle était venue cacher la lettre, étaient depuis lors, pour la plupart, pourries et tombées. Leurs grands lambeaux noirâtres jonchaient çà et là le dallage du vestibule. Sur les hauts plafonds voûtés, l’humidité avait inscrit, comme la carte de quelque monde chimérique, des continents, des mers, et des îles. Des toiles d’araignée, chargées de poussière, pendaient en festons gris des corniches brisées par endroits. Les taches de boue restées sur les dalles semblaient comme autant de reflets grossiers des moisissures du plafond. Le large escalier qui du vestibule menait aux chambres du premier étage, déjeté en masse, fléchissait tout d’un côté ; la rampe qui continuait sur les deux faces extérieures du palier, crevée par endroits, étalait ses baies périlleuses. La lumière du jour n’arrivait là que souillée ; l’air du ciel y était comme étouffé ; les bruits de la terre semblaient n’y avoir plus d’échos.

Plus d’échos ? le silence était-il donc si complet ? ou bien, au contraire, dans ce silence même, n’y avait-il pas, pour en augmenter l’horreur et, on l’eût dit, uniquement pour en faire mieux sonder la profondeur mystérieuse, quelque faible appel au sens de l’ouïe ?

Sarah écoutait, le visage encore tourné du côté du vestibule… Elle écoutait, et, derrière elle, entendit un léger bruit. Le bruit s’était-il produit en dehors de la porte à laquelle elle avait cessé de faire face… ou bien derrière cette porte ?… dans la chambre aux Myrtes ?

Oui, c’était bien là !… Au moment où cette conviction se fit en elle, Sarah perdit toute faculté de sentir. Elle oublia ce numérotage des portes qui lui avait tant donné à penser ; elle cessa de calculer le cours du temps, de songer qu’elle pouvait être découverte ; et, ses facultés convergeant sur un seul point, elle devint littéralement, selon l’expression vulgaire, « toute oreilles. »

Ce bruit faible, intermittent, était celui d’une chose qui glisse, et qui glisse furtivement. Il revenait par intervalles, s’éloignant et se rapprochant tour à tour, tantôt à une extrémité de la chambre aux Myrtes, tantôt à l’autre. Par moments, et soudain, très-distinct ; par moments s’éteignant en gradations insensibles, dont les dernières se pouvaient à peine apprécier. Tantôt il semblait balayer le sol par bonds saccadés ; tantôt il glissait, l’effleurant à peine, et comme rasant l’extrême limite de ce qui est le silence absolu.

Les pieds pour ainsi dire pris dans le sol, Sarah, lentement, tourna la tête, pouce par pouce, vers la porte de la chambre aux Myrtes. Un moment auparavant, alors qu’elle n’avait pas encore perçu le faible bruit qui en venait par instants, sa respiration était courte, pénible, pressée. Maintenant on eût pu la croire morte, tant sa poitrine était immobile et son haleine muette. Sur son visage se fit le même changement inexprimable qu’on avait pu y remarquer, à Truro, dans le salon de l’oncle Joseph, à l’heure où l’obscurité était venue l’y surprendre. Le même regard inquiet, interrogateur, qu’elle fixait alors sur les recoins ténébreux de cette petite pièce, se retrouvait maintenant dans ses yeux, tandis qu’ils se tournaient peu à peu vers la porte.

« Eh bien ! maîtresse ?… murmura-t-elle, suis-je arrivée trop tard ? m’avez-vous devancée ici ? »

Le bruit frémissant et furtif demeura un moment suspendu ; puis il recommença, pour s’éteindre ensuite, et aller mourir à l’autre bout de la chambre.

Les yeux de Sarah, désormais rivés à cette chambre mystérieuse, s’ouvrirent par un pénible effort ; démesurément agrandis, ils semblaient vouloir percer la porte elle-même ; ils semblaient attendre que le chêne épais se changeât en cristal transparent, et trahît ce qui se passait derrière lui.

« Sur ce parquet que nul pied ne foule, comme il passe, comme il repasse légèrement ! murmura-t-elle encore… Maîtresse, ce vêtement, que je vous ai fait de mes mains, est-il vraiment aussi peu bruyant que cela ? »

Le bruit, de nouveau, cessa ; puis d’un seul élan, mais léger et à peine sensible, il arriva dans le voisinage immédiat de la porte.

Si, à ce moment, Sarah eût été capable de se mouvoir ; si elle eût pu jeter un coup d’œil dans l’interstice inférieur qui existait entre la porte et le parquet, lorsque le bruit se rapprocha ainsi d’elle, elle aurait pu voir à quelle cause insignifiante il était dû. Elle aurait vu cette cause se révéler sous la porte, partie à l’intérieur, partie à l’extérieur de la chambre, sous la forme d’un simple lambeau de papier, d’un rouge flétri, détaché des murs de la chambre aux Myrtes. Le temps et l’humidité avaient peu à peu décollé les tentures, sur tout le pourtour de l’appartement. L’entrepreneur, lors de sa visite, en avait, sans façon, déchiré çà et là deux ou trois mètres, en morceaux petits ou grands, selon qu’elles cédaient sous sa main, et, laissés par lui sur le parquet nu, ces morceaux étaient devenus les jouets du vent, lorsqu’en ses caprices il pénétrait dans la pièce abandonnée à travers les carreaux brisés… Si donc Sarah eût pu bouger ! si elle eût regardé à terre, seulement une seconde, une petite seconde !… Mais elle ne bougeait, elle ne regardait plus. Le paroxysme de l’horreur superstitieuse qui s’était emparée d’elle tenait immobiles chacun de ses membres et chacun de ses traits. Elle ne tressaillit pas, elle ne poussa pas le moindre cri quand le bruit frissonnant se rapprocha ainsi. Le seul symptôme extérieur auquel on eût pu reconnaître que son approche la terrifiait profondément, fut l’action de sa main droite, dans laquelle les clefs étaient restées. Au moment où le vent poussait le lambeau de papier tout contre la porte, les doigts de Sarah perdirent tout pouvoir de contraction, et devinrent aussi énervés, aussi complètement inertes que si elle se fût évanouie. Le lourd paquet de clefs se déroba tout à coup à cette main dont l’étreinte s’était relâchée, tomba à côté d’elle sur le parquet, roula, par une des ouvertures que laissait béantes la rupture des rampes, sur les dalles du vestibule inférieur, avec un bruit qui réveilla les échos endormis… et les échos gémirent comme si, êtres sensibles, ils se tordaient dans les angoisses causées par ce bruit.

La retentissante chute des clefs, répercutée sous ces voûtes muettes, rendit instantanément à Sarah la conscience de ce qui se passait, et des périls que chaque minute lui faisait courir… Elle tressaillit, recula en chancelant, et porta les mains à sa tête par un mouvement insensé ; puis, après être demeurée ainsi quelques instants, elle s’élança vers le sommet de l’escalier, comptant descendre dans le vestibule pour y reprendre les clefs.

Elle n’avait pas fait trois pas, lorsqu’un cri aigu, un cri de femme, partit de la porte de communication ouverte à l’autre bout du vestibule. Ce cri se répéta par deux fois à des distances de plus en plus éloignées, et fut suivi d’un tumulte confus où l’on distinguait des voix et des pas qui se rapprochaient rapidement.

Sarah, chancelante et désespérée, fit encore quelques pas, et arriva jusqu’à la première des portes ouvrant sur le palier. Ici la nature épuisée lui refusa tout secours. Ses genoux fléchirent sous elle… Au même moment, cessant de respirer, de voir et d’entendre, elle tomba sans connaissance sur le parquet, au sommet de l’escalier.



  1. Mansion, maison noble ; le nom de château (castle) était réservé aux demeures fortifiées.