Le Secret (Collins)/Livre III/2

Traduction par Old Nick.
Hachette (p. 96-101).
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CHAPITRE II.

Viendront-ils ?


La femme de charge, à Porthgenna-Tower, venait justement d’achever les préparatifs indispensables pour la réception de ses maîtres, attendus à l’époque fixée par mistress Frankland dans sa lettre datée de Saint-Swithin-sur-Mer, lorsqu’elle eut la surprise de recevoir un billet de noir cacheté, encadré de noir, où on lui apprenait en peu de mots la mort du capitaine Treverton, en l’informant que la visite des propriétaires de Porthgenna-Tower était indéfiniment ajournée.

Le maître maçon qui surveillait la reconstruction de l’escalier de l’Ouest avait reçu aussi, par le même courrier, une lettre où il était requis d’envoyer ses comptes aussitôt que ce travail serait terminé. Elle lui annonçait que M. Frankland ne pouvait actuellement se préoccuper en aucune façon des réparations projetées afin de rendre habitables les appartements du nord, et cela par suite d’une affliction de famille qui pourrait absolument modifier ses intentions quant aux changements à faire dans cette partie du manoir. Cet entrepreneur, en conséquence, dès que l’escalier ouest fut terminé et les rampes consolidées, battit en retraite, emmenant ses ouvriers. Porthgenna-Tower se retrouva livré à la femme de charge et à la domestique placée sous ses ordres, sans que ni maîtres ni conviés, visiteurs, amis ou étrangers, vinssent éveiller l’écho de ses corridors solitaires, ou porter quelque vie à ses appartements déserts.

À partir de ce moment, huit mois s’écoulèrent, et la femme de charge n’entendit plus parler de ses maîtres, si ce n’est qu’elle retrouvait parfois leurs noms dans quelque paragraphe de la feuille locale, avec quelque allusion fort vague à leurs projets présumés de revenir, sous peu de temps, habiter le vieux manoir et prendre en main les intérêts de leurs tenanciers. Parfois aussi, quand ses affaires l’amenaient au bureau de poste voisin, l’intendant recueillait quelques rumeurs concernant ses patrons, parmi les anciens amis et les anciens serviteurs de la famille Treverton. En groupant les renseignements ainsi obtenus, la femme de charge fut amenée à penser que M. et mistress Frankland étaient retournés à Long-Beckley après avoir reçu la nouvelle de la mort du capitaine Treverton, et qu’ils y avaient vécu d’abord dans la plus profonde retraite. En quittant Long-Beckley (si du moins le récit des journaux méritait créance), ils étaient allés dans les environs de Londres, où ils s’étaient établis chez des amis à eux, pour le moment en voyage, et dont la résidence était ainsi disponible. Ils avaient dû y faire quelque séjour, car la nouvelle année était venue sans apporter la nouvelle d’aucun changement. Janvier et février passèrent de même. Dès les premiers jours de mars, l’intendant eut affaire dans la ville voisine. Il en rapporta, de retour à Porthgenna-Tower, relativement à M. et mistress Frankland, un nouvel ouï-dire qui fit singulièrement travailler l’imagination de la femme de charge. En deux endroits différents, et tous deux parfaitement sûrs, l’intendant avait entendu plaisanter sur certain accroissement de responsabilité domestique échéant à ses maîtres, lequel allait se traduire par l’achat d’un berceau et la prise à loyer d’une nourrice, le tout pour la fin du printemps ou le début de l’été. En bon anglais ceci voulait dire que, parmi les nouveau-nés du prochain trimestre, il s’en trouverait sans doute un qui porterait le nom de Frankland, et deviendrait (si toutefois il avait le bonheur d’accroître la population virile du Royaume-Uni) l’héritier naturel du domaine de Porthgenna, auquel cas sa venue au monde ne manquerait pas de produire une certaine sensation dans tout le Cornouailles occidental.

Au mois suivant, au mois d’avril, alors que la femme de charge et l’intendant n’avaient pas encore achevé de discuter à fond les conséquences probables de l’éventualité annoncée, le facteur fit à Porthgenna une de ses apparitions toujours bienvenues, et apporta une nouvelle missive de mistress Frankland. Le visage de la femme de charge rayonna d’une joie et d’une surprise inusitées dès qu’elle eut parcouru les premières lignes. La lettre annonçait que la visite, si longtemps différée, aurait définitivement lieu dans le courant de mai. Du 1er au 10, on pouvait tous les jours compter sur l’arrivée du jeune ménage dans le vieux manoir.

Les motifs qui avaient déterminé les propriétaires de Porthgenna-Tower à fixer enfin une époque précise pour la visite qu’ils y comptaient faire, tenaient à certaines particularités dont mistress Frankland n’avait pas jugé à propos de faire mention. Voici en somme de quoi il retournait : le mari et la femme ne s’étaient pas trouvés d’accord sur le lieu de résidence qu’il leur faudrait chercher après le retour des voyageurs dont ils occupaient la maison. M. Frankland avait fort sagement proposé de retourner à Long-Beckley, non-seulement à cause du voisinage de tous leurs plus anciens amis, mais aussi parce que (considération à laquelle les circonstances donnaient un grand poids) cet endroit avait, sur beaucoup d’autres, l’avantage de posséder un excellent médecin, établi à poste fixe. Par malheur, cet argument, au lieu d’influer sur la détermination de mistress Frankland, était au fond le meilleur qu’on eût pu faire valoir pour la prémunir contre l’idée de retourner à Long-Beckley. Le médecin en question lui avait toujours inspiré (elle s’en accusait) une antipathie déraisonnable. Qu’il fût très-habile, fort poli, parfaitement respectable, elle ne pouvait le nier ; mais elle ne l’avait jamais goûté, il ne lui plairait jamais, et elle était fort résolue in petto à combattre toute idée d’habiter Long-Beckley, puisque ce plan de vie l’obligerait à subir les soins de ce personnage. Deux autres lieux de séjour furent ensuite proposés tour à tour ; mais mistress Frankland, contre tous les deux, avait la même objection : elle n’avait ni dans l’un ni dans l’autre un médecin de sa connaissance, et il lui déplaisait souverainement d’être soignée par un étranger. En fin de compte, et c’était là sans nul doute ce qu’elle avait toujours espéré, le choix du nouvel établissement à former lui fut absolument laissé ; ce qu’ayant obtenu, elle décida immédiatement, à la grande surprise de son mari comme de tous leurs amis, qu’on partirait pour Porthgenna. Elle avait formé cet étrange projet ; elle l’exécutait maintenant, d’abord parce qu’elle était plus curieuse que jamais de revoir le théâtre de ses premiers jeux, ensuite parce que le médecin qui avait soigné mistress Treverton dans sa dernière maladie, et qui plus tard, dans toutes les petites infirmités de son jeune âge, l’avait eue elle-même sous sa direction, résidait encore à Porthgenna, et avait toute la clientèle des environs. Le capitaine Treverton et ce médecin se connaissaient d’ancienne date et, durant longues années, s’étaient retrouvés, chaque samedi soir, autour du même échiquier. Quand les événements dérangeaient cette intimité si régulière, ils l’entretenaient de loin, par des présents échangés entre eux, chaque année, à la Noël ; et, lorsque la nouvelle de la mort du capitaine était parvenue en Cornouailles, le docteur avait écrit à Rosamond une lettre de sympathique condoléance, où il lui parlait de son vieil ami en termes qu’elle n’avait pu oublier. Il devait être maintenant un de ces bons et paternels vieillards en qui les jeunes femmes aiment particulièrement à se confier. Bref, mistress Frankland avait justement en sa faveur le même énergique préjugé qui l’éloignait du médecin de Long-Beckley ; et, comme il arrive toujours aux jeunes mariées pourvues d’un époux qui les aime, elle avait fini, emportant la question, par faire à sa guise.

Le 1er mai, les appartements du pavillon occidental étaient prêts à recevoir le maître et la maîtresse du logis. Les lits avaient été aérés, les tapis battus, les sofas et les fauteuils dépouillés de leurs housses. La femme de charge avait revêtu sa robe de satin et s’était décorée de sa broche de grenats : elle marchait, suivie d’un peu loin par la fille de service, habillée de mérinos brun et pavoisée de rubans roses ; et l’intendant, qui ne voulait pas se laisser déborder par les recherches du beau sexe, avait arboré un gilet noir glacé, qui rivalisait presque de sombre éclat avec le satin de la femme de charge. La journée s’écroula, la soirée aussi ; l’heure vint où l’on se couche… et on n’avait pas entendu parler des personnages attendus.

Aussi était-il un peu prématuré de les attendre dès le premier du mois. Ainsi le fit observer l’intendant : et la femme de charge ajouta qu’il serait insensé à eux de se croire désappointés, alors même que M. et mistress Frankland ne seraient pas arrivés le 5 mai. Le 5 mai arriva, et il n’arriva que lui. Le 6, le 7, le 8, le 9 se succédèrent à la file ; et aux alentours du manoir solitaire, on n’entendit pas le bruit de roues que guettait mainte oreille inquiète.

Le dixième et dernier jour, la femme de charge, l’intendant et la fille de service se levèrent tous les trois de meilleure heure que d’habitude ; tous les trois ouvrirent plus de fenêtres et plus de portes, et sans cesse montèrent et descendirent plus d’escaliers qu’il n’était besoin ; tous les trois regardaient du côté de la lande marécageuse et du grand chemin, et ce côté du paysage leur parut plus plat, plus ennuyeux, plus monotone que jamais ils ne l’avaient vu. Le jour s’effaça, le soleil disparut à l’horizon ; l’obscurité vint, qui obligea les trois serviteurs à tenir leurs oreilles, à défaut de leurs yeux, tendues vers la grande route. Dix heures sonnèrent, et néanmoins, quand ils se penchaient à la fenêtre laissée ouverte, ils n’entendaient rien que le battement sourd et lointain des flots sur la grève.

La femme de charge se mit à calculer alors le temps que devait prendre, en chemin de fer, le trajet de Londres à Exeter ; puis, en poste, la traversée du pays de Cornouailles jusqu’à Porthgenna. Quel jour mistress Frankland était-elle partie d’Exeter ? première question. Depuis lors quelles difficultés, quels retards avait occasionnés la nécessité de se procurer des chevaux ? voilà ce qu’il fallait se demander en second lieu. La femme de charge et l’intendant mirent ces deux points en discussion, n’étant d’accord ni sur l’un ni sur l’autre. Mais ils s’entendirent à merveille pour rester sur pied jusqu’à minuit, monsieur et madame pouvant arriver fort tard. La fille de service, quand elle entendit tomber des lèvres de ses supérieurs la sentence qui, pour deux heures encore, la bannissait de son lit, bâilla et soupira tristement, ce qui lui valut de l’intendant une bonne mercuriale, et, de la femme de charge l’offre d’un livre d’hymnes, dont la lecture la tiendrait infailliblement éveillée.

Minuit sonna, et on n’entendait encore que le choc monotone de la marée sur les brisants, çà et là varié par quelqu’un de ces bruits soudains, inexpliqués, de ces craquements sonores, qui, la nuit, troublent le silence des vieux édifices. L’intendant s’était engourdi ; la fille de service, sous l’influence des cantiques saints, dormait à poings fermés. La femme de charge était seule bien éveillée, et tenait ses grands yeux ouverts du côté de la fenêtre, et branlait la tête de temps à autre, comme une personne qui prévoit de grands événements. Au dernier coup de l’horloge, elle quitta sa chaise, écouta fort attentivement, et n’entendant rien encore, elle secoua par le bras la fille de service, tout en frappant du pied de façon à réveiller l’intendant.

« Nous pouvons nous aller coucher, disait-elle. Ils ne viennent point.

— Prétendez-vous dire qu’ils ne viendront absolument pas ? demanda l’intendant.

— Non. Je dis tout bonnement qu’ils n’arrivent pas aujourd’hui. Mais après tout, je ne serais pas autrement surprise, pour ce qui me concerne, si nous n’avions jamais l’honneur de les voir, nonobstant toutes les peines que nous avons prises pour préparer leur logement. Voilà la seconde fois qu’ils nous désappointent ainsi. La première fois, c’est la mort du capitaine qui a fait obstacle. Qui les arrête à présent ? Peut-être encore une mort. Je n’en serais pas étonnée.

— Moi non plus, maintenant que j’y pense, dit l’intendant qui fronça le sourcil pour mettre sa physionomie d’accord avec ce funèbre pronostic.

— Encore une mort ! répéta la fille de service avec une terreur superstitieuse… Si c’est une autre mort, à leur place, moi, je me tiendrais pour bien avertie de ne jamais entrer dans cette maison. »