Le Secrétaire intime/Chapitre 21

Le Secrétaire intime
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XXI.

« Non, ma bien-aimée, non, jamais ! La nature humaine est fragile et pleine de misérables passions. Une seule est grande et belle, c’est l’amour. Mais c’est une flamme divine qu’il faut garder comme on gardait jadis le feu sacré dans des cassolettes fermées sur un autel d’or ; c’est un parfum qu’il faut envelopper et sceller, de peur qu’il ne s’évapore ; une empreinte précieuse qu’il ne faut pas exposer au frottement de la circulation, de peur qu’on ne l’efface. Que notre cœur soit un tabernacle mystérieux et sacré où reposera le dieu. Vivons l’un pour l’autre, et que le monde n’en sache rien. Ne me contraignez pas à porter au travers des envieux ou des indifférents un visage radieux de bonheur, qui serait une insulte pour eux tous, et qu’ils s’efforceraient de ternir à vos yeux. Non, non ; j’ai trop souffert du contact empoisonné de votre cour, et je sais trop peu comment il faudrait s’y conduire pour ne pas s’y perdre. Mon caractère fut de tout temps opposé à la contrainte et à la méfiance ; et, malgré une enfance passée tout entière dans cette atmosphère mortelle, je n’avais pu corriger mon imprudente vivacité. Je ne puis jamais oublier ce qu’il m’en a coûté et par quelles années de désespoir j’ai expié un instant d’étourderie. Si nous eussions été alors de pauvres bourgeois allemands au milieu d’une honnête famille, et ne craignant rien les uns des autres, j’aurais pu être bien plus expansif, Quintilia, et vous voir sourire à ma joie candide. Mais, hélas ! j’étais un aventurier, un bâtard ; vous étiez une princesse, et notre hymen devait être un mystère. Je n’avais pas le droit de parler de mon bonheur et ne pouvais pas me réjouir sans avoir l’air insolent et vain. Aujourd’hui votre générosité m’accorde un dédommagement dont je sens toute la grandeur ; mais je n’en ai pas besoin. Être aimé de vous, vous presser dans mes bras et vous appeler ma femme ; vous voir moins souvent, mais sans témoins importuns, sans ennemis de mon bonheur toujours placés entre vous et moi ; pouvoir me livrer à mes transports, à ma reconnaissance, sans jamais être soupçonné d’aucun vil motif d’intérêt ; être aux pieds de ma maîtresse et de ma femme sans avoir l’air de ramper devant ma souveraine ou de solliciter ma bienfaitrice, n’est-ce pas là un bonheur plus sûr et plus vrai ? D’ailleurs j’ai contracté dans la solitude et dans le travail des goûts et des habitudes si différents de ce qui se fait autour de vous, que j’y serais perpétuellement déplacé et malheureux. Laissez-moi dans ma chère obscurité. J’ai trouvé dans mon malheur une amie généreuse qui m’a sauvé de moi-même, qui m’a préservé du suicide, et qui pendant cinq ans m’a aidé à vivre sans chercher à vous arracher de mon cœur ni à ternir la pureté de votre image dans ma mémoire. Cette amie, c’est l’étude. Je serais un ingrat si je l’abandonnais à présent que j’ai retrouvé l’objet de tous mes vœux. Laissez-moi dans ma mansarde ; c’est le temple où je l’ai servie, le sanctuaire où elle s’est révélée à moi, où elle a fait descendre du ciel la science vêtue de sa robe étoilée. Ma vocation est là, j’en suis bien convaincu. Permettez-moi d’aller tous les ans passer quelque temps auprès de vous ; mais que personne ne le sache, et que mon nom s’efface de la mémoire des hommes. Que votre cœur soit l’unique page où je le retrouve inscrit quand j’irai vous offrir le mien, toujours embrasé d’une flamme nouvelle, » etc.



Ils virent glisser devant eux une petite barque… (Page 40.)

Le professeur, continuant son récit, apprit à Saint-Julien qu’après de vains efforts pour arracher Rosenhaïm à sa retraite, Quintilia avait fini par consentir à l’épouser secrètement et à retourner sans lui dans ses États. Mais depuis lors elle avait été passer tous les hivers un certain temps à Paris, et tous les étés Max était venu habiter pendant plusieurs semaines le pavillon du parc. Son séjour à Monteregale avait toujours été enveloppé du plus profond mystère, et toujours il était venu à l’improviste, procurant ainsi à sa femme la plus douce surprise et lui prouvant qu’il comptait sur elle au point de ne jamais craindre d’arriver mal à propos. « Cette union a toujours été si belle et si pure, continua le professeur, qu’elle prouve l’excellence des lois de Lycurgue, qui enjoignaient aux maris de n’aller trouver leurs femmes qu’avec toutes les précautions que prennent les amants pour n’être pas observés. »

Saint-Julien, à l’invitation du professeur, ouvrit au hasard plusieurs lettres de Max et de la princesse, et y trouva partout les expressions d’une tendresse exaltée jointe à la confiance la plus absolue et à l’amitié la plus douce et la plus sainte. En voici quelques-unes que Saint-Julien lut au hasard par fragments :

« … Autrefois, Max, je fis un beau rêve : je m’imaginai qu’il suffisait d’être sans détour pour être sainement jugé, et que la bouche qui ne mentait pas devait être écoutée avec confiance. Je me persuadais que la vertu était un vêtement d’or éclatant qui devait faire remarquer les justes au milieu de la foule ; je croyais que nul ne pouvait feindre la sérénité d’une âme pure, et que le calme n’habitait point les fronts souillés. Je me trompais, puisque je fus cent fois la dupe des traîtres ; et alors je cessai de me révolter contre les injustices d’autrui à mon égard. Tous ces hommes qui me jugent et me condamnent ont sans doute été trompés aussi souvent que moi. Toutes ces convictions, qui composent la voix de l’opinion, ont sans doute été troublées et abusées par les méchants comme le fut la mienne. Si l’on me confond avec ceux qui mentent, c’est la faute de ceux-ci, et non celle du monde, qui craint et qui se méfie avec raison de ce qu’il ne comprend pas. Je ne méprise donc pas le monde, je ne le hais pas ; mais je ne veux jamais l’aduler ni le craindre. C’est un géant aveugle, qui va fauchant indistinctement le froment et l’ivraie. Haïssons les fourbes qui ont crevé l’œil du cyclope, et laissons-le passer sans lui nuire et sans souffrir qu’il nous nuise. Laissons-le passer comme une montagne qui croule, comme un torrent qui suit son cours. Il est au sein des plaines des oasis où l’on peut aller vivre ignoré, loin des vains bruits de l’orage. C’est dans ton cœur, Max, que je me suis retirée et que je vis au milieu des vivants sans avoir rien de commun avec eux.

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« Je suis décidée à laisser dire. Je ne me baisserai pas pour regarder si l’on a mis de la boue sur le chemin où je dois passer. Je passerai, et j’essuierai mes pieds au seuil de ta maison ; et tu me recevras dans tes bras, car toi, tu sais bien que je suis pure. »



Saint-Julien s’assit sur les marches du tombeau. (Page 46.)

Voici la réponse de Max :

« Tu as raison, mon amie. Tu es ma femme et ma sœur, tu es ma maîtresse, mon bonheur et ma gloire. Que m’importe le reste ? Je sais qui tu es et ce que tu as été pour moi depuis vingt ans ; car il y a vingt ans que nous nous aimons, Quintilia ! Je n’étais qu’un enfant lorsqu’on m’envoya représenter un vieillard à la cérémonie de tes noces. Tu avais douze ans, et nous étions trop petits pour monter sur le grand trône ducal qu’on avait élevé pour nous. Il fallut que le digne abbé Scipione te prît dans ses bras pour t’asseoir sur le siège de brocart ; et, sans l’aimable duc de Gurck, qui était plus grand que moi, et qui dans ce temps-là ne songeait guère à être mon rival, je n’aurais pu m’asseoir à tes côtés. C’est moi qui te mis au doigt l’anneau nuptial. Ô le premier beau jour de ma vie ! je ne t’oublierai jamais, et jamais je ne me lasserai de te repasser joyeusement dans ma mémoire. Que vous étiez déjà belle, ô ma petite princesse, avec vos grands yeux noirs, vos joues vermeilles et veloutées, vos cheveux bouclés sur vos épaules, et cette grande robe de drap d’argent dont vous ne pouviez traîner la queue longue, et cette immense fraise de dentelle où votre petite tête prenait des attitudes royales, tandis que votre sourire espiègle démentait toute cette gravité affectée ! Savez-vous que j’étais déjà amoureux comme un fou ? Ne vous souvenez-vous pas de la déclaration que je vous fis après la cérémonie, en jouant aux jonchets avec vous dans la chambre de votre gouvernante ? La chère mistress White voulut m’imposer silence ; mais vous prîtes un air majestueux pour lui dire : « À présent, White, je suis mariée, et personne n’a le droit de se mêler de ma conduite. Monsieur le chevalier, vous êtes mon époux, le seul que je connaisse, le seul que j’accepte et que j’aime. Si M. le duc de Monteregale s’imagine que je suis sa femme, il se trompe. On dit qu’il est vieux et laid : je le déteste. S’il vient me menacer, je lui ferai la guerre, et vous le tuerez, n’est-ce pas, chevalier ? » Alors, comme mistress White, malgré l’inconvenance de ces propos, ne pouvait s’empêcher de sourire, vous lui dîtes d’un ton imposant : « De quoi riez-vous, White ? N’avons-nous pas lu ensemble l’histoire de David combattant Goliath ? »

« Oh ! que vous étiez gentille, ma chère femme ! quelle singulière petite fille vous faisiez ! Sensible et mutine, caressante et irritable, bonne et colère, jouant toujours un grand rôle de reine qui semblait aller tout naturellement à votre petite personne, récitant des vers latins, improvisant des discours de réception, condamnant à mort votre perruche et lui faisant grâce avec gravité, demandant pardon à votre bonne quand vous l’aviez affligée, et l’embrassant avec les grâces insinuantes d’une petite femme. ..... Je n’oublierai jamais rien de tout cela, chère amie, quoique ce soit déjà si loin, si loin !

« Évidemment on pensait dès ce temps-là à nous marier tout de bon, aussitôt que le duc de Monteregale, qu’on savait bien dès lors atteint d’une maladie mortelle, vous aurait laissée libre. Le souverain qui vous persécute, et qui, je crois, m’a fait l’honneur de me mettre au monde, voulait absolument que vos biens fussent l’apanage d’un de ses protégés. Mais qu’il est heureux pour nous que la destinée ait déjoué ses projets ! Si j’étais maintenant ton mari publiquement, je serais peut-être ton maître, peut-être ton esclave. Qui sait ? Que seraient devenus nos caractères dans ce conflit de volontés étrangères occupées à nous façonner selon leurs intérêts, sans se soucier de notre affection et de notre bonheur ? Vois comme nous avons raison de croire à la Providence ! c’est elle qui nous a séparés pour nous réunir ensuite avec toutes les conditions d’indépendance et de confiance mutuelle qui devaient assurer la durée de notre union : c’est à toi seule que je t’ai due ; ou plutôt c’est à Dieu, qui, touché de mon désespoir, te gardait à moi, fidèle et sainte femme, en qui je me repose comme en lui.

« Laisse donc dire, et crois en moi ! Quand l’univers se lèverait en masse pour te lapider, je saurais bien encore te défendre et te faire un rempart de mon corps. Laisse dire. N’aie jamais l’air de savoir si on dit du mal de toi. Lis les pamphlets des beaux esprits de ta cour si cela t’amuse ; mais ne t’en fâche jamais, car tu aurais l’air de les avoir lus, et c’est un honneur qu’il ne faut leur faire qu’à leur insu. Agis toujours comme si tu comptais sur la justice de l’opinion ; c’est la seule prudence que je t’enseignerai. Pour le reste, fais ce que tu voudras, et ne crois jamais que tu aies des explications à me donner sur quoi que ce soit. Que peut le monde sur notre bonheur ? Penses-tu qu’entre ses paroles et la tienne j’hésite un instant ? Qu’ai-je besoin de savoir comment tu agis avec les autres ? Ne sais-je pas comment tu as agi envers moi ? Depuis vingt ans que nous nous connaissons, m’as-tu dit un mot qui s’écartât de la vérité ? m’as-tu fait une promesse que tu n’aies pas religieusement accomplie ?

« Oh ! qu’il est beau le monde que nous habitons à nous deux ! nous y sommes seuls, aucune voix fâcheuse du dehors n’en trouble la délicieuse harmonie. Les flèches que d’impuissants ennemis nous lancent viennent mourir à nos pieds, et tu les regardes tomber en souriant. L’orage gronde là-bas, mais nous, retirés sur les cimes élevées, près des cieux, nous voyons les anges nous appeler au travers d’un voile d’azur, et nous entendons leurs divins concerts, auxquels nos âmes ardentes mêlent leurs pieuses inspirations, etc. »

À cette lettre, Quintilia répondait ainsi :

« Que je t’aime, mon Allemand, avec ta bonté naïve et ta poésie enthousiaste ! toujours le même depuis tant d’années ! Nous avons donc trouvé le secret d’être toujours amants, quoique mariés ? car nous sommes mariés, sais-tu cela ? moi, je n’y pense jamais, excepté quand on m’engage de la part de mes chers cousins, les princes voisins, à prendre un époux de leur choix. Alors, en songeant à l’opportunité de leurs instances et au succès probable de leurs intrigues, il me prend des accès d’une gaieté persifleuse dont plus d’un bel esprit d’ambassade s’est mordu la lèvre en temps et lieu. Oui, oui, mon enfant, nous avons bien fait de cacher notre bonheur et d’interdire l’accès de notre Eden aux profanes dont le souffle en aurait terni l’éclat. Le mariage, tel que le monde l’a fait, est le plus amer et le plus dérisoire des parjures de l’homme envers Dieu. À présent, je vois comme dans les cours et autour des princes les plus religieux serments servent aux plus viles intrigues, et je m’applaudis de ne t’avoir pas jeté au milieu de ces hommes et de ces choses-là. Tu sais à peine que tout cela existe ; tu es plus heureux que moi, Max ! tu ne vois pas ces turpitudes ; quand tu quittes ta chère retraite, c’est pour être plus heureux encore auprès de ta femme. Moi, je les traverse, et au sein de ce monde bruyant je suis seule et triste. Mais souvent au milieu de la foule ton image m’apparaît, et, comme une céleste révélation, me remplit de force et d’espérance. Alors je songe aux jours de bonheur qui nous réunissent, et je les vois si purs, si enivrants, que je me soumets à les acheter au prix des peines et des fatigues de ma vie présente. Oh ! je les achèterais au prix de mon sang, et je ne croirais pas les avoir trop payés !

« Parfois, au milieu d’un bal splendide, abrutie en quelque sorte par l’ennui de la représentation, une circonstance légère, un son, le parfum d’une fleur, me réveille et me ranime tout à coup ; frappée d’une émotion inexplicable, il me semble que je viens d’entendre ta voix ou de respirer tes cheveux ; je tressaille, mon cœur bat avec violence, c’est comme si j’allais mourir. Alors je m’enfuis, je m’enfonce dans l’ombre des jardins, et je vais pleurer de souffrance et de bonheur dans notre cher pavillon. Quelquefois par de violentes aspirations je voudrais franchir l’espace et suivre ma pensée qui s’élance vers toi ; mon désir devient un feu qui consume ma poitrine, la force me manque. J’accuse le destin qui nous sépare ; prête à renier mon bonheur, je pleure et je perds courage. Mais alors je descends dans le caveau, et, sur la tombe qu’autrefois je te fis élever, je pleure de joie et je remercie Dieu qui t’a rendu à moi. J’aime à ouvrir cette tombe vide où nous serons à jamais réunis un jour ; j’aime à contempler cette boîte où j’enferme aujourd’hui nos lettres, et où je fis vœu autrefois d’enfermer mon cœur afin qu’il te restât fidèle et que mon amour fût enseveli vivant avec toi, etc. »