Le Secrétaire intime/Chapitre 17

Le Secrétaire intime
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XVII.

Saint-Julien, forcé d’abandonner la cause de Galeotto, alla passer la soirée avec Spark à la taverne du Soleil d’Or. Il lui raconta ce qui était arrivé ; et Spark, avec son optimisme habituel, déclara que le renvoi du page était une mesure fort sage de la part de la princesse et un événement fort heureux pour Saint-Julien. Il tâcha aussi de le consoler des soupçons injurieux de Galeotto, en lui disant que l’estime d’un pareil homme était presque une flétrissure.

Pendant que Spark parlait de la sorte, Saint-Julien crut voir derrière le rideau de coutil de la tente sous laquelle ils étaient assis l’ombre flottante d’un individu de petite taille qui semblait les écouter. Ils parlèrent tout à fait bas, et l’ombre disparut. Mais lorsque, onze heures ayant sonné, Spark, selon sa coutume, eut pris congé de son ami, Saint-Julien, au détour de la rue, qui était fort sombre en cet endroit, se sentit frapper sur l’épaule. Il se retourna vivement et vit un petit homme, enveloppé dans un manteau, qui lui dit à voix basse : « Tais-toi, je suis Galeotto. » Ils prirent une rue déserte et s’entretinrent à demi-voix.

« Eh quoi ! dit Julien, te voilà déjà revenu ? Il n’y a pas plus de six heures que je t’ai vu monter en voiture.

— Il n’en faut pas tant dans un empire où l’on ne peut pas tirer sur un lièvre sans risquer de tuer le gibier de ses voisins. Je me suis fait descendre à la frontière ; j’ai pris une tasse de chocolat et mis mon porte-manteau à l’auberge ; puis, prenant par la route des montagnes, je suis revenu à la résidence sans rencontrer personne. Oh ! doucement, madame Quintilia, vous n’avez pas encore de Sibérie à votre service. Mais écoute, Julien ; je sais à quoi m’en tenir sur ton compte. Tu m’as trahi sans le vouloir et sans le savoir ; tu t’es trahi toi-même ; tu as été confiant comme de coutume, et il faut bien que je te pardonne de m’avoir rendu victime de ta niaiserie, car je présume que tu le seras à ton tour avant peu. Apparemment qu’on a encore besoin de toi, puisqu’on ne nous a pas renvoyés ensemble.

— Que veux-tu dire ? demanda Saint-Julien.

— Écoute, écoute, répliqua le page ; j’ai entendu ta conversation avec cet étudiant, que le diable emporte et dont je ne sais pas le nom.

— Il s’appelle Spark, et c’est le meilleur des hommes.

— Tant mieux pour la Quintilia ; il est son amant, et il paraît qu’il nous recommande au prône. Pauvre homme ! nous pourrons le récompenser de sa peine quelque jour. Le règne d’un homme n’est pas ici de longue durée ; il y a du temps et de l’espoir pour tout le monde.

— Galeotto, je crois que vous êtes fou, dit Saint-Julien ; vous croyez que Spark est l’amant de la princesse. Il ne la connaît pas ; il arrive de Munich. Il l’a vue passer l’autre jour pour la première fois ; il n’a jamais mis le pied au palais…

— Belles raisons ! demandez à M. de Dortan comment on fait connaissance avec les dames. Votre fumeur allemand a la taille assez bien prise, et son fade visage blond vaut bien les favoris teints de Lucioli. Il a vu passer la princesse l’autre jour.

— Quand cela, l’autre jour ? est-ce hier ?

— C’est bien tout ce qu’il faut, je crois. S’il l’a vue passer, c’est qu’il passait aussi apparemment, ou bien il était assis la toque sur l’oreille et la pipe à la bouche. Madame Quintilia ne fume-t-elle pas comme une Géorgienne ? Cette pipe l’aura charmée. Elle lui aura fait un signe, ou Ginetta aura porté un petit billet.

— Galeotto, la tête vous tourne ; le soupçon devient votre monomanie ; si vous continuez ainsi, vous prendrez votre ombre pour un voleur.

— Seigneur Candide, dit le page, savez-vous lire et connaissez-vous l’écriture de la princesse ?

— Eh bien ! eh bien ! qu’as-tu ? dit Julien tout tremblant.


Ajoutez les formules d’usage… (Page 37.)

— Approchons de cette lanterne, dit Galeotto, et lisez ce billet, que M. Sparco ou Sparchi, je ne sais comment vous l’appelez, a laissé misérablement tomber de sa poche tout à l’heure, tout en se donnant avec vous les airs d’un profond scélérat. »

Saint-Julien reconnut sur-le-champ l’écriture de Quintilia, et lut avec stupeur ce peu de mots :

« Puisque je ne puis voir Rosenhaïm au pavillon cette nuit, j’irai te trouver, cher Spark ; laisse ouverte la porte de ta maison qui donne sur la rivière. »

« Tu vois, dit Galeotto, que M. Sparchi est un bon diable, très-accommodant, point jaloux et vraiment philosophe. Nous autres, nous aurions peut-être le sot orgueil de vouloir au moins être rois absolus pendant trois jours. Peu lui importe, à ce bon Allemand, qu’une belle princesse vienne le trouver la nuit. Il ôtera sa pipe de sa bouche pour dire : « Eh ! eh ! » Mais que le pavillon et M. de Rosenhaïm aient la préférence et remettent son bonheur au lendemain, il reprendra sa pipe en disant : « Ah ! ah ! » Eh bien ! Julien, qu’as-tu à faire cette mine de tortue en colère ? Marchons.

— Où veux-tu que nous allions ?

— Au bord de la rivière. Nous verrons passer la princesse incognita ; et nous aurons soin de baisser les yeux comme les sujets du prince Irénéus, lorsqu’ils le rencontraient vêtu de cette fameuse redingote verte qui, au dire de tout le monde, le rendait méconnaissable.

— Galeotto, dit Julien avec angoisse, je crois que tu es le diable. »

Ils passèrent quelque temps à chercher, autour de la maison que Spark habitait, une cachette convenable. Cette maison appartenait à un menuisier qui avait consenti à la céder tout entière pour quelque temps. Spark y vivait donc seul et ignoré dans l’endroit le plus désert de la résidence. Ses fenêtres donnaient sur la Celina et sur des massifs de saules où les deux amis purent facilement se cacher. Un quart d’heure après minuit, le silence fut troublé par un léger bruit de sillage, et ils virent glisser devant eux une petite barque montée par deux hommes.

« Ce n’est pas cela, dit Julien.

— Silence ! dit Galeotto. Il me semble que je reconnais le coup de rames. La Gina est fille d’un gondolier de Venise. »


Saint-Julien… se sentit frapper sur l’épaule. (Page 39.)

La barque vint aborder tout près d’eux, et un des deux hommes se pencha pour amarrer à un des saules du rivage, tandis que l’autre, sautant légèrement sur la grève, lui dit à voix basse :

« Tu m’attendras ici.

— Oui, Madame, répondit-il ; » et tandis que le premier gagnait d’un bond la porte de la maisonnette, le prétendu batelier se roula dans son manteau et se coucha au fond de la barque.

« Gina, dit le page d’une voix flûtée en se penchant vers elle. »

La Gina tressaillit, se leva et regarda autour d’elle avec inquiétude ; mais le page s’était rejeté dans l’ombre et s’y tenait immobile. Elle crut s’être trompée et se recoucha dans la barque. Galeotto prit le bras de Julien, et l’emmena sans bruit à distance de la rivière.

« Maintenant diras-tu que je suis le diable et que je fais passer des fantômes devant tes yeux ? lui dit-il.

— Galeotto, répondit Julien, vous me faites faire de tristes rêves ; mais si quelqu’un joue ici le rôle de Satan, c’est cette femme impure qui a sur les lèvres de si chastes paroles au service de son impudente fausseté. Mais dites-moi donc pourquoi elle est ainsi avec nous ? Que ne nous traite-t-elle comme Dortan, comme Spark et comme Rosenhaïm ? Pourquoi ne recevons-nous pas le matin un rendez-vous pour le soir sans autre cérémonie ? À quoi bon la peine qu’elle prend pour nous inspirer du respect et de la crainte ?

— Vous ne le savez pas, dit Galeotto en riant. C’est que nous vivons auprès d’elle, et qu’elle a besoin de serviteurs qui la craignent et de dupes qui l’admirent. Et puis les femmes blasées deviennent romanesques, c’est-à-dire dépravées de cœur et de tête. Elles mettent fort bien à part le plaisir et à part le sentiment. La confiance niaise d’un enfant comme vous les amuse et flatte leur vanité. C’est une occupation de la matinée, en attendant l’amant du soir, qui est aimable à sa manière sans faire tort à la vôtre. De quoi vous inquiétez-vous ? vous avez le beau rôle.

— Par l’éternelle damnation de l’enfer ! s’écria Julien, c’est un rôle abject et stupide. »

Galeotto éclata de rire. « Bonsoir, lui dit-il. Je vais demander asile à une demoiselle de ma connaissance ; toi, retourne au palais et prépare un sonnet pastoral pour le présenter demain dans un bouquet sur l’assiette de Son Altesse. »

Saint-Julien, au lieu de se retirer, alla se cacher sous les saules jusqu’au moment où Quintilia sortit de la maisonnette. Spark lui donnait le bras. Il l’accompagna jusqu’au bord de la barque, et s’arrêtant sous les saules, à trois pas de Saint-Julien, il l’embrassa. Ce baiser fit involontairement tressaillir Saint-Julien, et le cœur lui battit violemment.

Gina se réveilla en sursaut lorsque sa maîtresse sauta dans la barque.

« Rentrez vite, dit Quintilia au jeune Allemand. »

Il obéit ; mais il resta à sa fenêtre jusqu’à ce que la barque se fût perdue dans la brume. Saint-Julien, caché sous les saules, la suivait aussi des yeux. La princesse avait ôté son chapeau, le vent agitait ses cheveux, elle était debout et belle comme un ange sous son costume d’homme.