Le Secrétaire intime/Chapitre 15

Le Secrétaire intime
◄  XIV.
XVI.  ►

XV.

Saint-Julien passa la journée enfermé dans sa chambre, résolu à se faire passer pour malade si la princesse le faisait demander. Mais elle ne le demanda pas ; et, fatigué de souffrir seul, il sortit vers le soir pour se distraire un peu. Il se rappela alors l’étudiant dont il avait fait la connaissance la veille, et avec lequel il avait un rendez-vous à la taverne du Soleil-d’Or.

Il le trouva déjà à table, fumant vis-à-vis une cruche de bière non débouchée et de deux verres retournés.

Ils s’abordèrent cordialement ; mais Saint-Julien ne put prendre sur lui d’être gai, et l’étudiant se chargea obligeamment de faire presque tous les frais de la conversation. Il se montra encore plus aimable que la veille, et ils restèrent ensemble jusqu’à onze heures du soir. Alors Spark se leva, disant qu’il était esclave de ses habitudes régulières, et qu’il ne se couchait jamais plus tard. Mais il lui proposa une partie de promenade pour le lendemain. Saint-Julien ne désirait rien tant que de fuir l’air de la cour : il fit demander le lendemain à Quintilia si elle n’aurait point d’ordre à lui donner dans la journée ; et, comme elle lui fit répondre qu’il pouvait disposer de son temps le reste de la semaine, il ne passa à la résidence, durant plusieurs jours, que les heures consacrées au sommeil. Il employa toutes ses journées à errer dans les montagnes, tantôt seul, tantôt avec son étudiant allemand, qui, chaque jour, l’attirait par une sympathie plus vive.

Saint-Julien fut bientôt sous le charme de ce jeune homme, et il eût été difficile qu’avec son excellent cœur et l’élévation de ses sentiments il en eût été autrement. Spark était un de ces hommes d’une nature si droite et si harmonieuse qu’on les juge d’emblée, et qu’on n’a rien à retrancher par la suite à l’estime qu’on leur a vouée tout d’abord. Il était simple et franc, ne visait à aucune supériorité, et touchait juste à toutes choses ; il paraissait savoir plus qu’il ne disait, mais sa réserve n’avait rien de hautain. Il faisait des frais pour plaire, mais il n’allait pas jusqu’à cette insupportable coquetterie de langage qui rend l’esprit faux et le cœur sec. Il paraissait à la fois ferme et obligeant, sensible pour les autres et insouciant pour lui-même. Il avait en la Providence une confiance romanesque, mais non puérile, qui semblait être la conséquence d’une vie probe et d’un cœur généreux. Sa sensibilité n’était pas fougueuse et maladive comme celle de Julien ; et le jeune homme sentit de plus en plus chaque jour le besoin de s’appuyer sur la douceur et sur la sérénité de cette âme plus forte et plus calme que la sienne. Oppressé par son chagrin, dévoré d’incertitudes, ne sachant à quoi se résoudre à l’égard de la princesse et à l’égard de lui-même, il résolut de se confier à cet homme si intelligent, si bon, et pourtant si paisible, et de lui demander conseil. Il éprouvait bien quelque répugnance à ouvrir ainsi son cœur, car il n’était pas né expansif. Galeotto avait surpris ses secrets et ne les comprenait pas ; d’ailleurs le caractère de ce jeune courtisan était trop opposé au sien pour qu’il pût trouver quelque avantage dans sa société. Il avait l’art, au contraire, d’aigrir tous ses maux et d’envenimer toutes ses blessures.

Quoi qu’il put lui en coûter, il prit le parti de consulter Spark, et, un matin que leur promenade les avait ramenés sur la colline où ils s’étaient rencontrés pour la première fois, il le pria de s’asseoir sur la bruyère, et de suspendre son cours d’observations botaniques pour en faire un de psychologie.

« Sur qui ? demanda Spark en souriant. Est-ce sur vous ou sur moi ?

— Ce sera sur moi si vous le permettez, mon cher Spark. J’ai un secret qui m’étouffe et que je ne puis dire à personne. Il faut que je vous le dise.

— De tout mon cœur, répondit l’étudiant. Je ne me récuserai pas en affectant une modestie désobligeante. Les gens qui ont peur d’écouter une confidence sont ceux qui craignent d’avoir un secret à garder ou un service à rendre.

— J’ai besoin, en effet, d’un très-grand service, dit Saint-Julien ; mais ce n’est pas votre bras que je réclame pour me tirer du mauvais pas où je me trouve, c’est votre cœur que j’appelle au secours du mien, c’est votre raison que je veux interroger ; c’est un bon conseil que je vous demande.

— C’est demander beaucoup, répondit Spark, et je ne vous promets pas de réussir. J’y ferai pourtant tout mon possible. Nous chercherons à nous deux, et Dieu nous aidera.

— Vous êtes vis-à-vis des choses qui m’intéressent dans une position tout à fait désintéressée, dit Julien ; vous ne connaissez point la personne dont j’ai à vous entretenir, et vous la jugerez simplement sur les faits que j’ai à vous raconter.

— Prenez garde, mon cher ami, dit Spark, cela est sérieux. Si vous dénaturez les faits et si vous en ignorez quelqu’un, nous pourrons bien porter un faux jugement.

— Vous jugerez seulement ceux que je sais et que je vous dirai ; et, comme vous ne serez pas sous le charme de la vipère, vous pourrez voir plus clair que moi.

— Il s’agit d’une histoire d’amour et d’une femme, à ce que je vois ?

— Il s’agit d’une femme. Connaissez-vous la princesse Quintilia ?

— Comment voulez-vous que je la connaisse ? il y a huit jours que je suis ici.

— Quelqu’un vous en a-t-il parlé ?

— Oui ; des bourgeois qu’elle a obligés, des pauvres qu’elle a secourus, m’ont dit que c’était une femme bienfaisante.

— Toutes ces femmes-là le sont, dit Julien.

— Quelles femmes ? demanda Spark avec beaucoup d’ingénuité.

— Ah ! Spark, s’écria Saint-Julien, je vois bien que vous ne la connaissez pas ; vous ne me demanderiez pas ce qu’elle est.

— Vous paraissez n’en avoir pas une haute opinion, dit Spark. Si votre opinion est arrêtée ainsi, pourquoi me consultez-vous ?

— Pour savoir si je dois la fuir et l’oublier, ou la poursuivre et la démasquer. Je vais vous raconter ce qui m’est arrivé depuis sept mois que j’ai quitté la maison paternelle. »

Spark écouta l’histoire de Julien avec beaucoup d’attention, mais avec tant de calme que le narrateur ne put, à aucun endroit de son récit, pressentir le jugement que portait l’auditeur. La belle et calme figure de l’étudiant ne fit pas un pli, et la fumée de sa pipe s’échappa par bouffées aussi régulières que la veille, lorsqu’il avait écouté Julien faire lecture de la Gazette d’Ausbourg à la Taverne du Soleil d’Or.

Quand Saint-Julien eut tout dit, Spark fit une espèce de grimace qui consiste à avancer un peu la lèvre inférieure, et qu’on peut généralement traduire par ces mots : « Tout cela ne vaut guère la peine que vous vous donnez. »

Après un instant de silence, il posa sa pipe sur le gazon, et lui dit :

« Mon ami, avant de vous dire ce que je pense de la princesse Quintilia, permettez-moi de vous dire ce que je pense de vous-même. Vous êtes très-noble, mais très-orgueilleux ; très-vertueux, mais très-intolérant ; très-sincère, et pourtant très-méfiant. D’où vient cela ? N’auriez-vous pas été élevé par un prêtre catholique ?

— Oui, répondit Julien, et ce fut mon meilleur ami.

— Alors je comprends votre caractère ; et, tout en le reconnaissant pour très-beau (je vous parle strictement vrai), je voudrais que vous prissiez sur vous de le modifier et d’en équarrir l’écorce rude et noueuse. Je ne trouve point que le jeune page vous ait donné de bons conseils. Je le regarde comme un méchant cœur et un intrigant dangereux. Loin de railler, comme il le fait, l’austérité de vos principes, je les approuve rigoureusement, et je déclare que si votre princesse Quintilia était telle que vous la jugez aujourd’hui, vous feriez bien de la fuir et de l’oublier. Mais… » Ici Spark fit une pause et réfléchit ; puis il continua :

« Mais je crois que vous êtes absolument dans l’erreur sur son compte, et que c’est une excellente femme.

— Quoi ! malgré l’assassinat de Max ?

— Je ne crois pas à l’assassinat de Max, dit Spark en souriant ; je ne croirai jamais que la mort d’un homme soit suffisamment prouvée par son absence, et le meurtre d’un amant par une parole légère d’un côté et un froncement de sourcils de l’autre. Cette histoire me paraît bonne à endormir les petits enfants et à leur donner de mauvais rêves.

— Vous ne croyez pas au crime ? empêchez-moi d’y croire. Je ne demande pas mieux que d’ôter ce charbon allumé de mon cœur. Mais le vice, la débauche ?

— Oh ! oh ! la galanterie, vous voulez dire ? On peut être une femme galante et être une bonne femme. Pour moi, je n’aime pas les femmes galantes, mais je ne leur jette pas de pavés à la tête, et je passe auprès d’elles sans leur rien dire. Si la princesse Quintilia est ainsi, n’en dites pas de mal ; quittez-la et n’y pensez plus.

— Tout cela vous semble facile, Spark. J’ai l’âme dévorée de colère et de jalousie.

— Vous avez tort.

— Mais enfin, ce que je vous ai raconté vous prouve bien que cette femme…

— Ce que vous avez raconté ne me prouve rien, sinon que vous avez contracté dans vos chagrins l’habitude d’une malveillance fâcheuse. Ôtez, ôtez cela de votre cerveau ; c’est une mauvaise herbe.

— Mais, mon ami, une femme qui fait de pareils discours sur la candeur et le sentiment, et qui a pour amant d’abord un Lucioli qu’elle traîne partout, et qui se vante partout de ses faveurs !…

— Hum ! dit Spark, ce Lucioli me semble être un fat et un sot que je ne me ferais pas faute de rosser s’il tombait sous ma main et si j’étais ami de la princesse.

— S’il l’a décriée, c’est bien sa faute, à elle ; pourquoi l’a-t-elle affiché comme un bouquet de noces ?

— Parce qu’elle est bonne et confiante, comme elle vous l’a dit. Tout ce qu’elle vous a dit là, Saint-Julien, me paraît sincère ; j’y crois. J’aime ce caractère, j’approuve ces idées. Je ne dis pas que ce soit un exemple à suivre pour les femmes qui ne veulent pas être calomniées et persécutées ; mais pour un homme de cœur qui se moque de l’opinion d’autrui et qui ne s’en rapporte qu’à sa conscience, c’est une belle maîtresse à aimer toute sa vie.

— Vraiment ! Spark, votre confiance me confond ; je ne sais pas si j’ai envie de vous embrasser comme le meilleur des hommes ou de vous plaindre comme un fou.

— Comme vous voudrez, mon cher Julien ; vous m’avez demandé ma façon de penser, je vous la dis.

— Et je donnerais un de mes bras pour la partager. Mais enfin cette montre, ce Charles de Dortan ?

— Ce Dortan est un sot qu’elle aura mis à la porte au moment le plus hardi de la plaisanterie.

— Une femme qui se respecte fait-elle de semblables plaisanteries ? Elle se soucie donc bien peu du danger qu’elle court ? Plaisante-t-elle aussi avec la vengeance qu’un homme peut tirer ? À la place de ce Dortan, je suivrais une pareille femme au bout du monde, et je la forcerais de tenir ses promesses, et je lui cracherais ensuite au visage. »

Le front de Spark se couvrit de rougeur, comme si l’idée d’une telle violence de ressentiment eût révolté son âme honnête et douce. Mais il reprit aussitôt son calme accoutumé, et dit d’un ton de certitude qui imposa à Julien :

« Cette histoire est fausse. Ce Charles de Dortan sera quelque garçon horloger qui aura porté une montre de sa façon à la princesse, et qui aura bâti toute cette niaise aventure pour se moquer de vous, ou parce qu’il y a des fats d’une rare impudence, ou parce que ce monsieur est fou.

— Vous arrangez tout pour le mieux, et je me suis dit tout cela sans pouvoir me le persuader radicalement. N’ai-je pas vu la joie avec laquelle elle a appris l’arrivée de ce masque inconnu ?

— Qu’est-ce que cela prouve, s’il vous plaît ? Ne saute-t-on pas de joie à l’arrivée d’un frère et même d’un ami ? Les femmes sont plus démonstratives que nous, et les Italiennes le sont entre toutes les femmes.

— Mais ce Rosenhaïm est caché dans le pavillon. Cache-t-on ses amis ?

— Souvent, surtout quand il s’agit de politique. Qu’est-ce que vous comprenez à la politique, vous ? Et puis, il n’y a peut-être pas plus de Rosenhaïm dans le pavillon que de Max dans le tombeau.

— Vous ne croyez donc pas à la mort de Max ?

— J’ai dans l’idée, au contraire, que ce prétendu cœur inhumé dans un coffret d’or bat bien chaud et bien joyeux à l’heure qu’il est.

— Mais la princesse elle-même le fait passer pour mort.

— Le fait-elle passer pour mort ? Ah ! en ce cas il est mort. Mais tout le monde peut mourir sans être aidé. »

Et Spark, reprenant sa pipe, se mit à la charger paisiblement.

« Les griefs qui vous restent contre elle, ajouta-t-il après avoir rallumé son tabac, sont donc son air cavalier, sa gaieté juvénile, son latin, son amour pour les papillons, ses travaux politiques, sa soubrette Ginetta, sa camaraderie avec vous autres qu’elle traite en amis, comme une bonne femme qu’elle est, tandis que vous ne la comprenez pas… Et bien ! à votre place, je l’aimerais de tout mon cœur, et je passerais ma vie à son service.

— Mais si j’acceptais tout cela comme vous, si je me remettais à croire en elle, j’en serais amoureux fou… et si elle ne m’aimait pas, je deviendrais le plus malheureux des hommes. Je suis absolu et entier dans tout, Spark. À la manière dont cette femme m’a bouleversé le cerveau, je vois bien que si je ne me guéris pas par la méfiance, il faudra que je me brûle la cervelle par désespoir.

— Non, dit Spark.

— Je deviendrai fou, vous dis-je, si elle ne m’aime pas.

— Non, vous dis-je, vous vous consolerez, vous vous guérirez. D’ailleurs elle vous aime beaucoup ; tout ce qu’elle a fait pour vous le prouve bien.

— Oh ! j’ai trop souffert de cette tranquille amitié ; j’ai renfermé trop de tourments dans mon sein ! cela ne peut recommencer.

— Vous êtes un ingrat. Vous m’avez dit que ces six premiers mois avaient été les plus beaux de votre vie. Écoutez, Julien : vous êtes aigri et malade ; vous ne jugez pas bien votre position, vous ne vous connaissez plus vous même. Croyez-en mon conseil. Avant de savoir de quoi il s’agissait, je ne pensais pas pouvoir trancher la question si hardiment ; à présent je me sens une grande confiance en ma raison ; les choses me semblent claires et indubitables. Voulez-vous me promettre de faire ce que je vous dirai ?

— Je vous promets de le tenter, dit Julien.

— Renfermez-vous donc en vous-même, et fermez vos poumons à l’atmosphère empoisonnée du dehors ; vivez avec Dieu et avec votre cœur, qui est bon ; fuyez la cour, les envieux, les sots, les méchants, et surtout le petit page ; restez auprès de la princesse, je veux lui servir de garant. Elle ne vous trompe pas. Je l’ai vue passer à cheval l’autre jour ; elle a une grande bouche, un sourire franc, des yeux vifs et bons ; j’aime sa figure et ses manières. Servez-la fidèlement, et ne croyez d’elle que ce qu’elle vous en dira. Si votre amour persiste et vous fait souffrir, dites-le-lui, parlez-lui-en beaucoup et souvent.

— Vous croyez qu’elle m’écoutera ? dit Julien, dont les yeux brillèrent de joie.

— Sans doute elle vous écoutera, puisqu’elle vous a déjà écouté ; elle vous plaindra, elle ne vous aimera pas plus qu’elle ne fait…

— Vous croyez ? dit Julien redevenant triste.

— J’en suis presque sûr. Mais n’importe, parlez-lui toujours, elle vous consolera en redoublant de soins et d’amitié. Avec cette amitié-là, Julien, avec l’amour du travail, avec le bon témoignage de votre conscience et un peu de foi en la Providence, vous ne serez pas malheureux, croyez-en ma promesse.

— Et si avec tout cela je suis joué, reprit Julien, si au bout de dix ans d’une pareille vie je m’aperçois que j’ai bercé une chimère sur mon cœur ?

— Vous aurez eu dix ans de bonheur, et vous serez en droit de dire à Dieu quand vous paraîtrez devant lui : « Seigneur, on m’a trompé, et je n’ai pas haï ; on m’a fait du mal, et je ne me suis pas vengé ! » Et vous verrez ce que Dieu vous répondra. Allez, on ne se repent jamais d’être bon, même dès cette vie. Quand on s’en repent, on cesse de l’être.

— Honnête et excellent ami ! s’écria Saint-Julien en serrant vivement la main de Spark, je suivrai vos conseils, et je viendrai souvent chercher auprès de vous le baume céleste qui guérit les plaies de l’âme. »

Julien rentra au palais la poitrine soulagée d’une montagne d’ennuis, et, pour la première fois depuis bien des jours, il pria Dieu.