Le Secrétaire intime/Chapitre 04

Le Secrétaire intime
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IV.

Les journées de ce voyage passèrent comme un songe pour Julien. La princesse s’était faite homme pour lui parler. Elle avait un art infini pour tirer de chaque question tout le parti possible, pour la simplifier, l’éclaircir et la revêtir ensuite de tout l’éclat de sa pensée vaste et brillante. Toutes ses opinions révélaient une âme forte, une volonté implacable, une logique âpre et serrée. Ce caractère viril éblouissait le jeune comte. Une chose seule l’affligeait, c’était de n’y pas voir percer plus de sensibilité ; un peu plus d’entraînement, un peu moins de raison, l’eussent rendu plus séduisant sans lui ôter peut-être sa puissance. Mais Saint-Julien ne savait pas encore précisément s’il se trompait en augurant de la beauté de l’intelligence plus que de la bonté du cœur. Peut-être cette âme si vaste avait-elle encore plus d’une face à lui montrer, plus d’un trésor à lui révéler. Seulement il s’effrayait de la trouver plus disposée à la critique qu’à la sympathie lorsqu’il s’écartait de la réalité positive pour s’égarer à la suite de quelque rêverie sentimentale.



Vraiment, dit l’aubergiste… (Page 3.)

Et d’un autre côté pourtant il aimait cette froideur d’imagination qui, selon lui, devait prendre sa source dans une habitude de mœurs rigides et sages. La familiarité chaste des manières et du langage achevait d’effacer la fâcheuse impression qu’il avait reçue d’abord des manières hardies et de la brusque familiarité de la princesse. Comment accorder d’ailleurs les principes d’ordre et de noble harmonie qu’elle émettait si nettement à tout propos avec des habitudes de désordre et d’effronterie ? La dépravation dans une âme si élevée eût été une monstruosité.

Peu après il lui sembla que cette femme cachait sa bonté comme une faiblesse, mais qu’un foyer de charité brûlait dans son âme. Elle n’était occupée que de théories philanthropiques, et s’indignait de voir sur sa route tant de misère sans soulagement. Elle imaginait alors des moyens pour y remédier et s’étonnait qu’on ne s’en avisât pas.

« Mais, disait-elle avec colère, ces misérables bâtards qui gouvernent le monde à titre de rois ont bien autre chose à faire que de secourir ceux qui souffrent. Occupés de leurs fades plaisirs, ils s’amusent puérilement et mesquinement jusqu’à ce que la voix des peuples fasse crouler leurs trônes trop longtemps sourds à la plainte. »

Alors elle parlait de la difficulté de maintenir l’intelligence entre les gouvernements et les peuples. Elle ne la trouvait pas insurmontable. « Mais que peuvent faire, ajoutait-elle, tous ces idiots couronnés ? » Et après avoir lumineusement examiné et critiqué le système de tous les cabinets de l’Europe, dont son œil pénétrant semblait avoir surpris tous les secrets, elle élevait sur des bases philosophiques son système de gouvernement absolu.

« Les grands rois font les grands peuples, disait-elle ; tout se réduit à cet aphorisme banal ; mais il n’y a pas encore eu de grands rois sur la terre, il n’y a eu que de grands capitaines, des héros d’ambition, d’intelligence et de bravoure ; pas un seul prince à la fois hardi, loyal, éclairé, froid, persévérant. Dans toutes les biographies illustres, la nature infirme perce toujours. Ce n’est pourtant pas à dire qu’il faille abandonner l’œuvre et désespérer de l’avenir du monde. L’esprit humain n’a pas encore atteint la limite où il doit s’arrêter : tout ce qui est nettement concevable est exécutable. »

Après avoir parlé ainsi, elle tombait dans de profondes rêveries ; ses sourcils se fronçaient légèrement. Son grand œil sombre semblait s’enfoncer dans ses orbites ; l’ambition agrandissait son front brûlant. On l’eût prise pour la fille de Napoléon.

Dans ces instants-là Saint-Julien avait peur d’elle.

« Qu’est-ce que la charité ? qu’est-ce que l’amour ? se disait-il ; que sont toutes les vertus et toutes les poésies, et tous les sentiments pieux et tendres pour une âme brûlée de ces ambitions immenses ? »

Mais s’il la voyait jeter aux pauvres l’or de sa bourse et jusqu’aux pièces de son vêtement ; s’il l’entendait, d’une voix amicale et presque maternelle, interroger les malades et consoler les affligés, il était plus touché de ces marques de bonté familière qu’il ne l’eût été d’actions plus grandes faites par une autre femme.

Un jour un postillon tomba sous ses chevaux et fut grièvement blessé. La princesse s’élança la première à son secours ; et, sans crainte de souiller son vêtement dans le sang et dans la poussière, sans craindre d’être atteinte et blessée elle-même par les pieds des chevaux, au milieu desquels elle se jeta, elle le secourut et le pansa de ses propres mains. Elle le fit avec tant de zèle et de soin, que Saint-Julien aurait cru qu’elle y mettait de l’affectation s’il ne l’eût vue tancer sérieusement son page, qui criait pour une égratignure, repousser avec colère les mendiants qui étalaient sous ses yeux de fausses plaies, négliger, en un mot, toutes les occasions de déployer une compassion inutile et crédule.

Enfin on arriva à Monteregale, et la princesse, ayant fait ouvrir sa voiture, montra de loin à Saint-Julien les tours d’une jolie forteresse en miniature qui dominait sa capitale. La capitale blanche et mignonne parut bientôt elle-même au milieu d’une vallée délicieuse. La garnison, composée de cinq cents hommes, arriva à la rencontre de sa gracieuse souveraine. Les douze pièces de canon des forts firent le plus beau bruit qu’elles purent, et l’inévitable harangue des magistrats fut prononcée aux portes de la ville.

Quintilia parut recevoir ces honneurs avec un peu de hauteur et d’ironie. Peut-être en eût-elle mieux supporté l’ennui si l’éclat d’une plus vaste puissance les eût rehaussés au gré de son orgueil. Cependant elle se donna la peine de faire à Saint-Julien les honneurs de sa petite principauté avec beaucoup de gaieté. Elle eut l’esprit de ne point trop souffrir du ridicule de ses magistrats, de la mesquinerie de ses forces militaires et de l’exiguïté de ses domaines. Elle s’exécuta de bonne grâce pour en rire, et ne perdit néanmoins aucune occasion de lui faire adroitement remarquer les effets d’une sage administration.

Au reste elle prenait trop de peine. Saint-Julien, qui n’avait jamais vu que les tourelles lézardées du manoir héréditaire et leurs rustiques alentours, était rempli d’une naïve admiration pour cet appareil de royauté domestique. La beauté du ciel, les riches couleurs du paysage, l’élégance coquette du palais, construit dans le goût oriental sur les dessins de la princesse, les grands airs des seigneurs de sa petite cour, les costumes un peu surannés, mais riches, des dignitaires de sa maison, tout prenait aux yeux du jeune campagnard un aspect de splendeur et de majesté qui lui faisait envisager sa destinée comme un rêve.

Arrivée dans son palais, Quintilia fut tellement obsédée de révérences et de compliments, qu’elle ne put songer à installer son nouveau secrétaire. Lorsque Saint-Julien voulut aller prendre du repos, les valets, mesurant leur considération à la magnificence de son costume, l’envoyèrent dans une mansarde. Il y fit peu d’attention. Délicat de complexion et peu habitué à la fatigue, il s’y endormit profondément.

Le lendemain matin, il fut éveillé par la Ginetta.

« Monsieur le comte, lui dit-elle avec l’aplomb d’une personne qui sent toute la dignité de son personnage, vous êtes mal ici. Son Altesse ne sait pas où l’on vous a logé ; mais, comme elle n’a pas eu le temps de s’occuper de vous hier, elle vous prie d’attendre ici un jour ou deux, d’y prendre vos repas, d’en sortir le moins possible, de ne point vous montrer à beaucoup de personnes, de ne parler à aucune, et d’être assuré qu’elle s’occupe de vous installer d’une manière dont vous serez content. »

Après ce discours, la Ginetta le salua et sortit d’un air majestueux. Saint-Julien se conforma religieusement aux intentions de sa souveraine. Un vieux valet de chambre lui apporta des aliments très-choisis, le servit respectueusement sans lui adresser un mot, et lui remit quelques livres. Ce fut le seul souvenir qu’il eut de la princesse durant trois jours.

Le soir de cette troisième journée, comme il commençait à s’impatienter et à s’inquiéter un peu de cet abandon, il entendit, en même temps que l’horloge qui sonnait minuit, les pas légers d’une femme, et la Ginetta reparut.

« Venez, Monsieur, lui dit-elle d’un ton respectueux, mais avec un regard assez moqueur. Son Altesse Sérénissime m’ordonne de vous conduire à votre nouveau domicile. »

Saint-Julien la suivit à travers les combles du palais. Après de nombreux détours, elle ouvrit une porte dont elle avait la clef sur elle : mais, comme Julien allait la franchir à son tour, une figure allumée par la colère s’élança au-devant d’eux en s’écriant :

« Où allez-vous ?

— Que vous importe ? répondit hardiment la Ginetta. »

À la clarté vacillante du flambeau que portait la soubrette, Saint-Julien reconnut l’écuyer ou l’aide de camp Lucioli, qui jetait sur lui des regards furieux.

« J’ai le commandement de cette partie du château, dit-il : vous ne passerez point sans ma permission.

— En voici une qui vaut bien la vôtre, dit-elle en lui exhibant un papier. »

Lucioli y jeta les yeux, le froissa dans ses mains avec exaspération et le jeta sur les marches de l’escalier en proférant un horrible jurement. Puis il disparut après avoir lancé à Julien un nouveau regard de haine et de vengeance.

Cette rapide scène réveilla tous les doutes du jeune homme.

« Ou je n’ai aucune espèce de jugement, se dit-il, ou cette conduite est celle d’un amant disgracié qui voit en moi son successeur. »

Cette idée le troubla tellement, qu’il arriva tout tremblant au bas de l’escalier. Lorsque Ginetta se retourna pour lui remettre la clef de l’appartement, il était pâle, et ses genoux se dérobaient sous lui.

« Eh bien ! lui dit la soubrette à l’œil brillant, vous avez peur ?

— Non pas de Lucioli, Mademoiselle, répondit froidement Saint-Julien.

— Et de quoi donc alors ? dit-elle avec ingénuité. Tenez, Monsieur, vous êtes chez vous. La princesse vous fera avertir demain quand elle pourra vous recevoir. Un serviteur particulier répondra à votre sonnette. Bonne nuit, monsieur le comte. »

Elle lui lança un regard équivoque, où Saint-Julien ne put distinguer la malice ingénue d’un enfant de la raillerie agaçante d’une coquette. Il entra chez lui tout confus de ses vaines agitations, et craignant de jouer vis-à-vis de lui-même le rôle d’un fat.

L’appartement était décoré avec un goût exquis. Les draperies en étaient si fraîches, que Saint-Julien ne put s’empêcher de penser, malgré ses scrupules, que ce logement avait été préparé pour lui tout exprès. La simplicité austère des ornements, la sobriété des choses de luxe, le choix des objets d’art, semblaient avoir une destination expresse pour ses goûts et son caractère. Les gravures représentaient les poëtes que Julien aimait, ses livres favoris garnissaient les armoires de glace. Il y avait même une grande Bible entr’ouverte à un psaume qu’il avait souvent cité avec admiration durant le voyage.

« Il est impossible que ces choses soient l’effet du hasard, dit-il ; mais que suis-je pour qu’elle s’occupe ainsi de moi, pour qu’elle m’honore d’une amitié si délicate ? Quintilia ! dût le monde me couvrir de sa sanglante moquerie, je m’estimerais bien malheureux s’il me fallait échanger le trésor de cette sainte affection contre une nuit de ton plaisir !… Et pourtant quel orgueil serait donc le mien si j’aspirais à être le seul amant d’une femme comme elle ? Suis-je fou ? suis-je sot ? »

Le lendemain matin, il se hasarda à tirer la tresse de soie de sa sonnette, moins par le besoin qu’il avait d’un domestique que par un sentiment de curiosité inquiète et vague appliqué à toutes les choses qui l’entouraient. Deux minutes après, il vit entrer le page de la princesse. C’était un enfant de seize ans, si fluet et si petit qu’il paraissait en avoir douze. Sa physionomie fine et mobile, son air enjoué, hardi et pétulant, son costume théâtral, sa chevelure blonde et frisée, réalisaient le plus beau type de page espiègle et d’enfant gâté qui ait jamais porté l’éventail d’une reine.

« Eh quoi ! c’est toi, Galeotto ? dit le jeune comte avec surprise.

« Oui, c’est moi, répondit le page avec fierté : la princesse me met à vos ordres ; mais écoutez. Vous ne devez jamais oublier que je me nomme Galeotto degli Stratigopoli, descendant de princes esclavons, et que je suis votre égal en toutes choses. Si la pauvreté a fait de moi un aventurier, elle n’en pourra jamais faire un valet. Sachez donc que je suis ici ami et compagnon. J’obéis à la princesse ; je la servirai à genoux, parce qu’elle est femme et belle ; mais vous, je ne consentirai jamais qu’à vous obliger… Est-ce convenu ?

— Je n’ai pas besoin d’un serviteur, répondit Saint-Julien, et j’ai besoin d’un ami. Vous voyez que le hasard me sert bien, n’est-il pas vrai ? »

Galeotto lui tendit la main, et un sourire amical entr’ouvrit sa bouche vermeille.

« Son Altesse, reprit-il, m’avait bien dit que nous nous entendrions et que nous serions frères. Elle désire que nous n’ayons point de rapports avec les laquais. Jeunes comme nous voici, pauvres comme nous l’étions hier, nous n’avons pas besoin de valets de chambre ; mais nous avons besoin mutuellement de conseil et de société. C’est pourquoi nos gentilles cellules sont voisines l’une de l’autre, une sonnette communique de vous à moi ; mais prenez-y bien garde, la même communication existe de moi à vous, et pour commencer vous allez voir. »

Le page sortit, et peu après une sonnette cachée dans les draperies du lit de Saint-Julien fut ébranlée avec autorité. Le jeune comte comprit, et se hâta de sortir de sa chambre. Au bout de quelques pas il vit Galeotto sur le seuil de la sienne.

« Mon jeune maître, dit Saint-Julien, me voici, j’ai entendu votre appel.

— C’est bien, dit le page ; maintenant retournons chez vous, je vais vous aider à vous habiller. Cela est d’une haute importance, ajouta-t-il, voyant que Julien faisait quelque cérémonie ; j’accomplis ma mission, laissez-moi faire. »

Alors Galeotto tira de sa poche une clef de vermeil dont il se servit pour ouvrir les tiroirs d’un grand coffre de cèdre qui servait de commode dans la chambre de Saint-Julien. Il y prit des vêtements d’une forme étrange, devant lesquels le jeune Français se récria, saisi de répugnance :

« Vous êtes un niais, mon bon ami, lui dit le page ; vous craignez d’être ridicule en vous affublant d’un costume de comédie. Il ne fallait pas vous mettre sous la domination d’une femme. Vous oubliez donc que nous jouons ici les premiers rôles après le singe et le perroquet ? J’ai fait comme vous la première fois qu’on m’ôta ma petite soutane râpée (car je m’étais enfui du séminaire par-dessus les murs), pour me mettre ce justaucorps de soie, ces bas brodés et ces plumes, qui me donnent l’air d’un kakatoès. Je pleurai, je criai (j’avais douze ans alors) ; je voulus déchirer mes manchettes et jeter mon bonnet sur les toits ; mais la Ginetta, qui est une fille d’esprit, me fit la leçon, et je vous assure que je me trouve aujourd’hui fort à mon avantage. Voyez, ajouta le malin page en se promenant devant une glace où il se répétait de la tête aux pieds ; cette petite jambe fine et ce pied de femme ne seraient-ils pas perdus sous un pantalon de soldat et sous une botte hongroise ? Croyez-vous que ma taille fût aussi souple et mes mouvements aussi gracieux sous les traits d’un dolman ou sous le drap de votre frac grossier ? Quant à mes dentelles, elles ne sont pas beaucoup plus blanches que mes mains, c’est en dire assez ; et mes cheveux, que vous trouvez peut-être un peu efféminés, Monsieur, c’est la Ginetta qui les frise et les parfume. Allez, mon cher, fiez-vous aux femmes pour savoir ce qui nous sied ; là où elles règnent, nous ne sommes pas trop malheureux.

— Galeotto, dit Saint-Julien en cédant d’un air tout rêveur à ses instigations, je vous avoue que, s’il en est ainsi, cette cour n’est pas trop de mon goût. Vous êtes spirituel, brillant ; cette vie doit vous plaire. D’ailleurs, vous n’avez pas encore atteint l’âge où la nécessité d’un rôle plus sérieux se fait sentir. Vous avez bien déjà la fierté d’un homme ; mais vous avez encore l’heureuse légèreté d’un enfant. Pour moi, je suis déjà vieux ; car j’ai l’humeur mélancolique, le caractère nonchalant. Une vie de fêtes ne me convient guère ; je ne sais pas plaire aux femmes ; j’aimerais mieux vivre à la manière d’un homme.

— Admirable princesse ! s’écria Galeotto en lui boutonnant son pourpoint de velours noir.

— Je ne voudrais pas plus que vous porter un mousquet sur un bastion et fumer dans un corps de garde, continua Julien ; je ne me sens pas fait pour cette vie rude, ennemie du développement de l’intelligence.

— Sublime bon sens de Son Altesse ! reprit le page en lui attachant au-dessus du genou une jarretière d’argent ciselé.

— Mais je voudrais, continua Saint-Julien, pouvoir accomplir ici quelque travail utile, et avoir le droit de consacrer à l’étude mes heures de loisir.

— Vive son Altesse Sérénissime ! s’écria le page.

— Qu’avez-vous donc à plaisanter ainsi ? dit Julien. Vous ne m’écoutez pas.

— Parfaitement, au contraire, répondit l’enfant ; et si je me récrie en vous écoutant, c’est de voir que Son Altesse vous connaisse déjà si bien. Tout ce que vous me dites là, elle me l’a dit hier soir ; et vous pensez bien qu’après vous avoir si nettement jugé, elle a trop d’esprit pour vous détourner de votre vocation. Tout ce que vous désirez, elle vous l’a préparé ; elle est entrée dans le fond de votre cerveau par la prunelle de vos yeux, elle a saisi votre âme dans le son de votre voix. Attendez quelques jours, et si vous n’êtes pas content de votre sort, il faudra vous aller pendre, car c’est que vous aurez le spleen. En attendant, regardez-vous, et dites-moi si le choix de ce vêtement ne révèle pas chez notre souveraine le sentiment de l’art et de l’intelligence du cœur.

— Je vois que vous êtes très-ironique, dit Julien en se regardant sans se voir ; moi, ce n’est pas mon humeur.

— Seriez-vous susceptible ?

— Peut-être un peu, je l’avoue à ma honte.

— Vous auriez tort ; mais, sur mon honneur ! je ne raille pas. Regardez-vous ; je sors pour ne pas vous intimider. »

Le nonchalant Julien resta debout devant sa glace sans penser à suivre le conseil du page. Peu à peu, il s’examina avec répugnance d’abord, puis avec étonnement, et enfin avec un certain plaisir. Ce pourpoint noir, cette large fraise blanche, ces longs cheveux lisses et tombant sur les tempes, allaient si parfaitement à la figure pâle, à la démarche timide, à l’air doux et un peu méfiant du jeune philosophe, qu’on ne pouvait plus le concevoir autrement après l’avoir vu vêtu ainsi. Saint-Julien ne s’était jamais aperçu de sa beauté. Aucun des rustiques amis qui avaient entouré son enfance ne s’en était avisé ; on l’avait, au contraire, habitué à regarder la délicatesse de sa personne comme une disgrâce de la nature et comme une organisation assez méprisable. Pour la première fois, en se voyant semblable à un type qu’il avait souvent admiré dans les copies gravées des anciens tableaux, il s’étonna de ne point trouver sa ténuité ridicule et sa gaucherie disgracieuse. Une satisfaction ingénue se répandit sur sa figure et l’absorba tellement, qu’il resta près d’un quart d’heure en extase devant lui-même, s’oubliant complètement, et prenant la glace où il se regardait, dans son immobilité contemplative, pour un beau tableau suspendu devant lui.

Deux figures épanouies qui se montrèrent au second plan détruisirent son illusion. Il s’éveilla comme d’un songe, et vit derrière lui le page et la Ginetta, qui l’applaudissaient en riant de toute leur âme. Un peu confus d’être surpris ainsi, le jeune comte s’adossa à la boiserie de sa chambre, et, se croisant les bras, attendit que leur gaieté se fût exhalée ; mais son regard triste et un peu méprisant ne put en réprimer l’élan. Le page sauta sur le lit en se tenant les flancs, et la Ginetta se laissa tomber sur un carreau avec la grâce d’une chatte qui joue.

Mais, se levant tout à coup et croisant ses bras sur sa poitrine, elle s’adossa à la boiserie, précisément en face de Julien, et dans la même attitude que lui. Puis elle le regarda du haut en bas avec une attention sérieuse.

Se tournant ensuite vers le page, elle lui dit d’un ton grave : « Seulement la jambe un peu grêle et les genoux un peu rapprochés ; mais ce n’est pas disgracieux, tant s’en faut. »

Saint-Julien, très-piqué de leurs manières, se sentait rougir de honte et de colère lorsqu’on entendit sonner onze heures. Le page et la soubrette, tressaillant comme des lévriers au son du cor, le saisirent chacun par un bras en s’écriant : « Vite, vite, à notre poste ! » et avant qu’il eût eu le temps de se reconnaître, il se trouva dans la chambre de la princesse.