Le Secrétaire et le Cuisinier


Théâtre complet d’Eugène ScribeAimé André, Libraire-éditeurTome deuxième (p. 6-60).
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LE SECRÉTAIRE

ET

LE CUISINIER,

COMÉDIE-VAUDEVILLE EN UN ACTE,

Représentée, pour la première fois,
sur le théâtre du Gymnase,
Le 10 janvier 1831.

EN SOCIÉTÉ AVEC M. MÉLESVILLE.


PERSONNAGES

M. de SAINT-PHAR.

ÉLISE, sa fille.

Le vicomte de SAUVECOURT.

ALPHONSE, son fils.

ANTOINE, intendant de M. de Saint-Phar.

SOUFFLÉ, cuisinier.

Marmitons, aides de cuisine, valets.


La scène est à Paris.


Le théâtre représente une salle de l’appartement de M. de Saint-Phar. Portes de fond, porte de côté à droite, et sur le premier plan à gauche, une grande cheminée avec un bon feu. À droite du spectateur, sur le premier plan, une table avec un carton et tout ce qu’il faut pour écrire.





Scène PREMIÈRE.

ANTOINE, tenant un paquet de lettres, et à la cantonade.

Je vous le répète, dites que je n’y suis pas. Que diable aussi, le comte de Saint-Phar, mon maître, avait bien besoin de se faire donner l’ambassade de Copenhague ! Depuis que nous sommes nommés, je crois que la tête tourne à toute la maison : chacun veut monter.

Air : Un homme pour faire un tableau.

Chacun s’ donne un air de grandeur,
Jusqu’à la bonne et la nourrice
Qui veul’nt être dames d’honneur.
Et nos marmitons, chefs d’office ;
Le jockey veut être courrier ;
Enfin, changeant son frontispice,
Sur sa loge, notre portier,
Vient de mettre : PARLEZ AU SUISSE.


Sans compter les nouvelles places ! moi qui en ma qualité de factotum… qu’est-ce que je dis donc ? d’intendant, suis chargé des nominations, ai-je reçu des sottises et des lettres de recommandation ! soixante-douze seulement pour la place de valet de chambre ! ce n’est pas étonnant, valet d’un grand seigneur, ce sont de ces places que tant de gens peuvent remplir ! enfin, je n’en ai plus que deux, celle de secrétaire et celle de cuisinier : ah ! par exemple pour ces deux-là… prenons garde.

Air du ménage du garçon.

Pour ces deux places je me flatte
De bien choisir mes postulans ;
C’est, dit-on, pour un diplomate
Deux hommes vraiment importans !
Plus d’un grand talent qu’on révère
A dû son esprit tout entier,
Le matin, à son secrétaire,
Et le soir, à son cuisinier.

Qui est-ce qui vient déjà me déranger ?


Scène II.

Le précédent ; le vicomte de SAUVECOURT.
LE VICOMTE, entrant et repoussant un valet qui veut l’empêcher d’entrer.

Ventrebleu ! je me moque de la consigne, j’en ai forcé bien d’autres. (À Antoine.) M. le comte de Saint-Phar ?

ANTOINE.
Monsieur, il travaille dans ce moment.
LE VICOMTE.

Ah ! il travaille, c’est différent ; un grand seigneur qui travaille, il ne faut pas le déranger ; vous lui direz que c’est le vicomte de Sauvecourt.

ANTOINE.

Comment, celui à qui jadis il dut sa fortune ?

LE VICOMTE.

Oui, son ancien ami, qui ne l’a pas vu depuis dix ans, et qui désire lui parler pour une affaire très importante ! Quand part-il pour son ambassade ?

ANTOINE.

Demain matin ; ses malles et celles de mademoiselle Élise sont déjà faites…

LE VICOMTE, à part.

Ah ! sa fille l’accompagne ? voilà qui me confirme encore ; il n’y a pas de temps à perdre. (Haut.) Quel est son homme d’affaires ou son intendant ?

ANTOINE.

Vous les voyez tous les deux ; je suis l’un et l’autre.

LE VICOMTE.

C’est-à-dire que vous cumulez ; c’est bien, ça fait moins de monde dans une maison ; mais si jamais, c’est une supposition que je fais, l’intendant vient à être pendu, je vous demande ce que deviendra l’homme d’affaires.

ANTOINE.

Monsieur…

LE VICOMTE.

Ce sont les vôtres, j’entends bien ; ça ne me regarde pas ; je voulais seulement vous prévenir qu’il se présentera ici dans la matinée un jeune homme de bonne tournure, de bonne façon, qui viendra vous demander une place de secrétaire, afin de partir demain avec monsieur l’ambassadeur.

ANTOINE.

Allons, encore une recommandation !

LE VICOMTE.

Je vous prie de l’arrêter.

ANTOINE.

C’est-à-dire que monsieur s’intéresse au jeune homme, et voudrait qu’il eût la place.

LE VICOMTE, en colère.

Qu’est-ce que c’est ? Je voudrais bien voir… (À part.) Par exemple, mon fils secrétaire et jockey diplomatique ; il ne manquerait plus que cela. (Haut.) Non, monsieur, non, je ne veux pas qu’il ait la place ; mais je veux que vous le reteniez ici jusqu’à ce que je sois revenu et que j’aie parlé à M. de Saint-Phar ! Quand croyez-vous qu’il soit visible ? attendez… à quelle heure déjeune-t-il ?

ANTOINE.

À onze heures.

LE VICOMTE, tirant sa montre.

Dans une heure, c’est bien. Vous ferez mettre mon couvert.

Air de Lantara.

Pour les affaires c’est à table
Que je les traite, et je soutien
Que c’est là l’instant favorable ;
Nos gens d’état le savent bien !

Tous ceux, morbleu, qu’un bon repas rassemble,
Quels qu’ils soient, deviennent amis ;
Et quand on boit le même vin ensemble,
On est bientôt du même avis.

Ah ! çà, vous tâcherez que le déjeûner soit un peu corsé ; ce sont de ces particularités auxquelles je tiens beaucoup. À propos, a-t-il un bon cuisinier ?

ANTOINE.

Mais…

LE VICOMTE.

Diable, il faut qu’un ambassadeur en ait un. Attendez donc ! attendez donc ! ce coquin que dans un moment de dépit j’ai renvoyé dernièrement… je m’en charge, j’ai son affaire. Ainsi, c’est convenu ; serviteur.

(Il sort.)

Scène III.

ANTOINE, seul.

Là, je vous le demande, quelle rage de protection ! moi qui voulais choisir moi-même… c’est égal, je vais me rejeter sur le secrétaire ; pour celui-là, par exemple, je veux au moins que ça soit quelqu’un que je connaisse. Chut ! c’est mademoiselle Élise, notre jeune maîtresse.


Scène IV.

ANTOINE, ÉLISE.
ÉLISE.

Ah ! vous voilà, Antoine, j’ai quelque chose à vous demander.

ANTOINE.

Comment donc, mademoiselle, je suis trop heureux…

ÉLISE.

Ne s’est-il pas présenté ce matin quelqu’un pour la place de secrétaire ?

ANTOINE, à part.

Nous y voilà, je ne pourrai pas en donner une. (Haut.) Non, mademoiselle, personne encore, quoique j’aie déjà plusieurs demandes.

ÉLISE.

C’est qu’on m’a fortement recommandé un jeune homme, qui doit se présenter aujourd’hui…

ANTOINE.

Un jeune homme ? attendez donc, n’est-il pas de la connaissance de M. le vicomte de Sauvecourt ?

ÉLISE.

Grands dieux ! Qui a pu vous dire ?… Oui, oui, je crois qu’il le connaît. Est-ce qu’on vous en aurait rendu un compte défavorable ?

ANTOINE.

Mais, oui ; on me priait même de le refuser tout

net.
ÉLISE.

Gardez-vous-en bien ; on se sera trompé assurément ; le caractère le plus doux, le plus aimable… très-instruit, quoiqu’il n’ait que vingt-deux ans.

ANTOINE.

Vingt-deux ans ! c’est bien jeune !

ÉLISE, vivement.

Il en a trente, M. Antoine, il en a trente.

ANTOINE.

Mademoiselle le connaît ?

ÉLISE, se reprenant.

C’est-à-dire, non, on m’en a beaucoup parlé.

Air : Voulant par ses œuvres complètes.

Oh ! c’est un très-bon secrétaire ;
Que d’esprit ! quel doux entre lieu !
À tout le monde il saura plaire ;
Il peint, chante l’italien.
Que sa voix est douce et légère !
Surtout, monsieur, si vous saviez
Comme il danse bien !… Vous voyez.
Qu’il doit convenir à mon père.


Et vous me désobligeriez beaucoup…

ANTOINE.

Du moment que mademoiselle le recommande… (À part.) Allons, il n’y a pas moyen ; et monsieur le vicomte aura tort. (Haut.) C’est que monsieur l’ambassadeur est très-pressé ; et s’il ne se présentait pas aujourd’hui…

ÉLISE.

Il se présentera, M. Antoine, il se présentera.

(À part.) Il devrait être ici.
ANTOINE.

Et quel est le nom du jeune homme ?

ÉLISE.

Son nom ? (À part.) Ah ! mon Dieu ! Alphonse ne m’a pas dit le nom qu’il prendrait. (Haut.) Son nom, je l’ai oublié ; mais d’après tout ce que je vous ai dit, vous le reconnaîtrez aisément ; (Fausse sortie) et, en attendant, des égards, des ménagemens…

Air : De Paris et le village.

Recevez-le de votre mieux ;
Je dois moi-même la première
Lui faire oublier, si je peux,
Qu’il n’est encor que secrétaire ;
Il n’est pas né pour cet emploi ;
Aussi dites-lui bien, de grâce,
Qu’il ne dépendra pas de moi
Qu’il n’ait une meilleure place.


Adieu, M. Antoine.

(Elle sort.)

Scène V.

ANTOINE, seul, puis UN VALET.
ANTOINE, s’inclinant.

Certainement, mademoiselle… Allons, puisque notre jeune maîtresse Le veut… Mais quel peut être ce secrétaire, pour lequel il y a tant de recommandations pour et contre ?

LE VALET.
Monsieur Antoine ! monsieur Antoine !
ANTOINE.

Un moment, me voilà !

LE VALET.

Monsieur l’ambassadeur vous demande.

ANTOINE.

J’y vais. Allons, vous autres, rangez un peu cette salle. Ah, diable ! et notre secrétaire ? (Au valet.) S’il vient un jeune homme me demander, tu le prieras de m’attendre un moment ; et tu viendras m’avertir sur-le-champ.

DES VOIX, en dehors.

Monsieur Antoine ! monsieur Antoine !

ANTOINE, sortant.

On y va, on y va. On ne peut être partout à la fois.

(Il sort par la gauche.)

Scène VI.

SOUFFLÉ, d’un autre côté, dans la coulisse.

Je vous dis que c’est pour affaire. (Entrant.) Ah ? bien oui, parlez au suisse, parlez au suisse ; c’est le moyen de ne parler à personne. (Regardant le salon et les valets.) Oh ! oh ! il paraît que ceci est du grand numéro. Une livrée magnifique ! style d’hôtel ! Heureusement que j’ai endossé le véritable elbeuf.

LE VALET.

C’est monsieur, sans doute, qui veut parler à notre

intendant ?
SOUFFLÉ, À part.

Monsieur… (Tâtant son habit.) Voyez-vous déjà l’effet de l’elbeuf. (Haut.) Oui, je voudrais parler à l’intendant.

(Les valets sortent)

Scène VII.

SOUFFLÉ, seul.

Eh bien ! sont-ils honnêtes pour des habits galonnés ? Allons, Soufflé, mon ami, te voilà lancé, le premier pas est fait. Je sais bien qu’il y a de la hardiesse à venir, sans protection et sans recommandation, enlever d’assaut la place de premier cuisinier d’une Excellence, mais c’est une espèce d’audace qui ne messied pas au talent ; et puis, rien ne donne du cœur comme d’être sur le pavé, et j’y suis. Certainement j’avais une bonne place chez le vicomte de Sauvecourt ! Un homme marié qui vivait en garçon ; car je n’ai jamais vu ni sa femme ni son fils. C’était un amateur, un connaisseur, et j’avais de l’agrément avec lui. Mais, l’autre semaine, il se fâche, sous prétexte qu’il avait faim et que je le faisais attendre. Je l’ai fait attendre, c’est Vrai ; que diable ! le talent n’est pas à l’heure. Moi, je raisonne mes plats, et c’est parce que je raisonnais trop qu’il m’a mis à la porte. Ô perversité du siècle !

Air : J’ai long-temps parcouru le monde (de Joconde).

Partout ou connaît le mérite
De mes soufflés, de mes salmis ;
Et cuisinier cosmopolite
Travaillant pour tous les pays.
Léger en cuisine française,
Profond dans la cuisine anglaise,
Partout j’ai changé mes ragoûts
Selon l’appétit et les goûts.

Mais quelle injustice profonde !
Le génie, hélas ! reste À jeun :
J’ai, dans mon talent peu commun,
Fait des dîners pour tout le monde,
Et je n’en puis pas trouver un !
Quoi ! votre fierté me rejette ?
Quoi ! votre mémoire est muette,
Vous, que mon mérite a lancés,
Vous tous qu’aux honneurs j’ai poussés !
Vous surtout qu’avec la fourchette
Sur le Parnasse j’ai placés !

C’est une honte pour notre art
De vouloir me mettre à l’écart ;
De vouloir Car
Partout on connaît le mérite
De mes soufflés, de mes salmis,
Et cuisinier cosmopolite, etc., etc.


Et cuisinier cosmoCANTABILE.

Heureux cent fois le cuisinier vulgaire
Qui, loin des cours que je veux oublier,
Poursuit en paix sa modeste carrière,
Et fait sauter, chez quelque bon rentier,
L’humble omelette et l’anse du panier.

Que dis-je ! et quelle erreur nouvelle !
Moi qu’en tous les lieux on appelle
Le César de la béchamel le
Et l’Alexandre du rosbiff !
Invoquons mon génie actif ;

Reprenons ce front insolent,
Noble apanage du talent ;
Noble apana Car
Partout on connaît le mérite
De mes soufflés, de mes salmis, etc., etc.

Tout ce qu’il me faut, c’est que monsieur l’ambassadeur soit un homme de goût et d’appétit, qui veuille bien m’attacher à l’ambassade. Et dans ce cas-là, qu’est ce que je lui demande ? huit cents francs par an, et de la considération, et certainement il y gagne plus que moi. Mais on vient, tenons-nous ferme ; il ne s’agit pas ici de s’endormir sur le rôti.


Scène VIII.

SOUFFLÉ, ANTOINE, LE VALET.
LE VALET, à Antoine, montrant Soufflé.

Oui, monsieur ; le voilà.

ANTOINE.

C’est bon. (Le valet sort.) Oserai-je vous demander, monsieur, quel est votre nom ?

SOUFFLÉ.

Monsieur, l’on m’appelle Soufflé.

ANTOINE.
Où étiez-vous avant de venir ici ?
SOUFFLÉ.

Je ne sais pas trop si je dois m’en vanter. Je sors de chez M. le vicomte de Sauvecourt.

ANTOINE.

C’est cela même. Je l’ai vu ce matin ; il m’a parlé de vous.

SOUFFLÉ.

Il m’en veut joliment, n’est-ce pas ?

ANTOINE.

Mais, il n’est pas de vos amis.

SOUFFLÉ.

Je m’en doutais bien.

ANTOINE.

Il paraît qu’il savait que vous deviez venir, car il m’a défendu de vous placer ; et comme c’est l’intime ami de notre maître…

SOUFFLÉ.

Allons, encore un de ces estomacs ingrats dont je parlais tout-à-l’heure. Je vois bien qu’il faut…

(Reprenant son chapeau.)
ANTOINE.

Heureusement pour vous, mademoiselle Élise, la fille de monseigneur, vous porte beaucoup d’intérêt.

SOUFFLÉ.

Mademoiselle Élise ! c’est singulier. Ah ! j’y suis maintenant ; elle m’aura vu en venant dîner chez M. de Sauvecourt.

ANTOINE.

Apparemment ; elle vous a recommandé elle-même, et vous sentez bien que je n’ai pu refuser. Ainsi, dès ce moment vous pouvez vous regarder comme attaché à la maison.

SOUFFLÉ, reposant son chapeau.

Enfin !…

ANTOINE.

C’est ici que vous travaillerez.

SOUFFLÉ.

Ici ? je ne vois pas trop comment. (À part.) Il n’y a pas seulement un fourneau.

ANTOINE.

Quant à vos honoraires…

SOUFFLÉ, à part.

Mes honoraires ! style d’hôtel ; moi, j’aurais dit mes gages. (Haut.) Vous dites donc que mes honoraires…

ANTOINE.

Se monteront à cinq mille francs.

SOUFFLÉ, stupéfait.

Cinq mille francs !!! Quelle maison !

ANTOINE.

De plus, vous mangerez à la table de Son Excellence.

SOUFFLÉ.

Par exemple ! voilà qui est trop fort, ça ne se doit pas. Passe pour les cinq mille francs ; je les prendrai ; mais dîner avec Son Excellence !


Air du vaudeville des Landes.

Il m’louerait toujours à table,
Ça frait rougir ma pudeur.

ANTOINE.

Un éloge est agréable
Dans la bouche d’un seigneur.

SOUFFLÉ.

Ça n’est pas ça qui me touche ;
J’ suis bien sûr dans mon emploi
De lui faire ouvrir la bouche.
Et dans la place où je m’voi
Et dans Je prévoi (bis)
Qu’il n’pourra vivre sans moi.

ANTOINE.

Enfin, vous êtes entretenu, habillé aux frais de Son Excellence.

SOUFFLÉ.

Ça, ce n’est pas le plus cher, car, dans notre état, on n’use pas ; et si ce n’était les taches…

ANTOINE.

Oui, quand on écrit sous la dictée. Ah ! ça, vous trouverez là ce qu’il vous faut, des plumes, de l’encre, du papier.

SOUFFLÉ, à part.

Eh bien, par exemple, voilà une batterie de cuisine d’une nouvelle espèce ! (Haut.) Dites-moi un peu quelle est au juste la place que mademoiselle Élise a demandée pour moi ?

ANTOINE.

Eh bien ! celle de secrétaire.

SOUFFLÉ.

De secrétaire ! Comment, je suis secrétaire ?

ANTOINE.

Est-ce que vous n’êtes pas content ?

SOUFFLÉ.

Si fait, si fait. J’avais bien autre chose en vue, mais dès que mademoiselle Élise a demandé pour moi la place de secrétaire et cinq mille francs de traitement… (À part.) On m’avait bien dit qu’avec des protections on arrivait à tout.

ANTOINE.

On va vous conduire à votre appartement. Je vous engage à faire un peu de toilette. Vous trouverez tout ce qu’il vous faut, habit, veste, culotte.

SOUFFLÉ, en sortant.

Oh ! pour des vestes, j’en ai.

ANTOINE, Le reconduisant.

Je vous salue. (Lui parlant pendant qu’il est dehors.) £h bien ! où allez-vous donc ? vous descendez. Ce n’est pas cela, c’est au premier ; bien ! vous y voilà. Si je l’avais laissé faire, il allait tout droit à la cuisine. Je suis fort content de notre secrétaire ; mon coup d’œil ne me trompe jamais ; c’est un homme du premier mérite. Allons, allons, grâce à moi, voilà la maison de l’ambassadeur qui se monte-joliment ; il ne nous manque plus que notre cuisinier ; et quand monsieur le vicomte voudra nous présenter son protégé…


Scène IX.

ANTOINE, ALPHONSE.
ALPHONSE, à part.

Voilà sans doute l’intendant dont Élise m’a parlé.

ANTOINE.
Qu’y a-t-il pour votre service ?
ALPHONSE.

Monsieur, on me nomme Duval ; je viens pour la place…

ANTOINE.

Quelle place ?

ALPHONSE.

La place vacante.

ANTOINE.

Ah ! ah ! vous arrivez un peu tard ; nous avons déjà un candidat fortement recommandé.

ALPHONSE, vivement.

Monsieur, j’ai aussi des protecteurs ; le marquis de Limoges, le duc de Valmont.

Air du Piège

Vous connaissez, j’en suis certain,
La main du marquis de Limoges ?
Lisez, et vous verrez soudain
Combien il me donne d’éloges.
Sans doute ils doivent être grands,
(À part.)
Car, avec une audace extrême.
J’ai fait ce que font tant de gens.
Je les ai dictés moi-même.

ANTOINE, qui a décacheté une des lettres.

Comment donc ! monsieur le marquis, un de nos plus joyeux gastronomes, je l’ai vu souvent chez monseigneur.

« Je vous recommande le porteur de cette lettre, comme un homme du plus grand mérite, et pour lequel j’ai une estime particulière. »

Diable ! voilà qui est embarrassant. M. le vicomte

de Sauvecourt qui a aussi son protégé.
ALPHONSE, à part.

Mon père ! qu’est-ce que cela veut dire ? (Haut.) Monsieur, je vous en conjure, ayez égard à la recommandation de monsieur le marquis. Dans le doute, vous devez au moins admettre la concurrence ; et si des considérations personnelles pouvaient vous déterminer....

(Lui glissant une bourse dans la main.)
ANTOINE.

Comment donc ! voilà un homme qui a servi dans les grandes maisons. (Haut.) Monsieur, je vois que vous avez du mérite ; monsieur le vicomte dira ce qu’il voudra ; des fonctions aussi délicates ne s’accordent qu’au talent, et non pas à la faveur. Nous allons vous prendre a l’essai ; et si vous continuez à vous bien conduire, on vous gardera.

ALPHONSE.

Quel bonheur !

ANTOINE.

Je vais commencer par vous conduire à l’office.

ALPHONSE.

C’est inutile, je n’ai pas faim.

ANTOINE.

Permettez ; il ne s’agit pas ici de votre faim, mais de celle de monseigneur. C’est un déjeuner ordinaire, ainsi arrangez-vous là-dessus. Il n’y a, je crois, que trois couverts, monseigneur, le vicomte, et M. Soufflé, son nouveau secrétaire.

ALPHONSE.
Qu’est-ce que vous dites donc, son nouveau secrétaire ?
ANTOINE.

Oui, un jeune homme qui vient d’entrer en fonctions, et qui part avec nous pour le Danemarck.

ALPHONSE, À part.

Ah, mon Dieu ! je suis venu trop tard. (Haut.) Et pour qui me prenez-vous donc ?

ANTOINE.

Eh ! parbleu, pour le chef d’office qui nous manque. N’êtes-vous pas venu vous-même me demander la place vacante ?

ALPHONSE.

Oui sans doute, la place vacante, parce que je croyais… (À part.) Et l’on part demain ! et aucun moyen de prévenir Élise de l’accident qui nous arrive !

(On entend sonner.)
UN VALET, en dehors.

Le chocolat de mademoiselle ! Mademoiselle demande son chocolat.

ANTOINE.

On y va dans l’instant. (À Alphonse.) Allons, mon ami, vite, à la besogne, le déjeûner de monseigneur est encore éloigné ; mais le chocolat de mademoiselle ? vous allez le faire tout de suite, et le lui porter.

ALPHONSE.

Lui porter ! Comment donc ! avec, plaisir.

Air : Quand une Agnès.

(À part.)
C’est une assez folle entreprise.
Mais après tout il le faut bien ;
Pour m’approcher de mon Élise
Je ne vois pas d’autre moyen.

Suis-je malheureux ! me contraindre

À faire ce déjeuner-là !
Je ne connais de plus à plaindre
Que celle qui le mangera.

ANTOINE, au valet.

Montez ici la chocolatière, et dépêchez !

LE VALET.

Oui, monsieur ; j’oubliais de vous remettre ce papier que m’a demandé monseigneur.

ANTOINE, l’ouvrant.

C’est un rapport à faire, nous avons le temps.


Scène X.

ALPHONSE, ANTOINE, SOUFFLÉ, habillé à la française, l’épée au côté, perruque bien poudrée.
ANTOINE.

Ah ! voilà notre nouveau secrétaire.

ALPHONSE, à part.

Comment ! cet original-là ! quelle singulière tournure ?

SOUFFLÉ, à Antoine.

Quel est ce monsieur ?

ANTOINE.

C’est un cuisinier que je viens d’arrêter.

SOUFFLÉ.

Ah ! c’est un cuisinier ! c’est drôle que je ne le connaisse pas ; et on le nomme.

ANTOINE.
Duval.
SOUFFLÉ.

Duval, mais c’est un nom inconnu ; et on ne peut pas confier une place comme celle-là à un homme sans réputation.

ANTOINE.

Il dit qu’il a du talent.

SOUFFLÉ.

Je le crois bien, ils le disent tous ; mais il faut voir cela à la poêle ; soyez tranquille ; je vais l’interroger, et je vous dirai ce qui en est. (Traversant le théâtre, et s’adressant à Alphonse.) Il n’y a pas long-temps, je crois, que monsieur exerce ?

ALPHONSE.

Non, monsieur.

SOUFFLÉ.

Et puis-je demander où monsieur a commencé ?

ALPHONSE, à part.

Il paraît que je vais soutenir un interrogatoire dans les formes. (Haut.) Monsieur, j’ai étudié chez Véry.

SOUFFLÉ, bas à Antoine.

Je m’en doutais ; ils ont tout dit quand ils ont prononcé ce nom-là ; mais, voyez-vous, il n’y a pas pour les jeunes gens de plus mauvaise école que la cuisine publique ; on s’y gâte la main, et voilà tout. (Haut.) Et monsieur n’a pas encore travaillé chez le particulier ?

ALPHONSE.

Si, monsieur, dans deux grandes maisons, et dans un ministère.

SOUFFLÉ, bas à Antoine.

Ça, c’est différent, il a pu se former ; mais je vais bien voir. (Haut.) Vous ne devez pas craindre alors un examen détaillé, et je vous demanderai la permission de vous adresser quelques questions.

ALPHONSE.

Comment donc, monsieur… (À part.) par exemple, me voilà bien !

ANTOINE, à part.

Diable ! notre secrétaire est un homme de mérite ; il a sur tous les sujets des connaissances fort étendues.

SOUFFLÉ, d’un air d’importance, et après s’être essuyé les lèvres.

Monsieur, je ne vous interrogerai pas sur les fricassées, les blancs-mangers, les suprêmes et autres plats vulgaires qui sont l’ABC du métier ; je ne vous attaquerai pas non plus sur les cardons à la moelle, les caisses de foies gras, les soupes de perdreaux et les pâtés de macaroni, parce que là dessus il y a des règles établies, et que la routine peut tenir lieu de talent.

ALPHONSE, à part.

En vérité, ce monsieur a une érudition gastronomique qui est effrayante.

SOUFFLÉ.

Mais je vous demanderai, pour vous faire une question digne de vous, comment vous entendez les ortolans à la provençale.

ALPHONSE.
Les ortolans à la provençale ?
SOUFFLÉ.

Oui, quel est là dessus votre système ? Le champ est ouvert aux innovations ; le génie peut se donner carrière.

ALPHONSE.

Ma foi, monsieur… (À part.) Que le diable l’emporte.

SOUFFLÉ, bas à Antoine.

Vous voyez qu’il se trouble ; il croyait qu’il se jouerait de moi ; mais il se trompe. (Haut.) Je vous demanderai, monsieur, si vous faites cuire l’ortolan dans sa barde, ou dans la truffe elle-même ?

ALPHONSE, embarrassé.

Dans sa barde ; mais je crois…

SOUFFLÉ, à Antoine.

Il ne s’en doute pas. (À Alphonse.) Écoutez-moi ; nous prenons, c’est-à-dire, vous prenez une truffe d’une dimension… à peu près… la plus grosse qu’on pourra trouver ; vous l’évidez comme il faut, et y placez l’ortolan enveloppé d’une double barde de jambon cru, légèrement humectée d’un coulis d’anchois. Il y en a qui mettent des sardines, mais c’est une erreur, une erreur des plus grossières qu’on puisse faire en cuisine. Vous garnissez vos truffes d’une farce composée de foies gras et de moelle de bœuf pour entretenir un onctueux et prévenir le dessèchement : feu modéré dessus et dessous ; vous faites usage du four de campagne pour donner la couleur, et vous servez chaud. Voilà, monsieurr

comme on traite l’ortolan, à la provençale.
ALPHONSE.

Monsieur, tout cela n’est rien en théorie ; c’est par la pratique qu’il faut juger les gens, surtout quand il s’agit de chimie culinaire et expérimentale. (À part.) Allons donc, je m’en vais aussi lui lâcher les grands mots, moi.

SOUFFLÉ.

Permettez ; j’ai parlé de cuisine et non pas de chimie.

Air : Adieu, je vous fuis, bois charmant.

(S’animant.)
C’est au feu qu’il faudra vous voir.

ALPHONSE.
Vous m’y verrez bientôt, j’espère.
SOUFFLÉ, à Antoine.

On aurait dû le recevoir
Tout au plus comm’ surnuméraire !
(À part.)
Ça n’a pas l’ombre de talent,
Et ça veut marcher sur nos traces !
C’est une horreur ! Voilà pourtant
Comme on donne à présent les places.

ANTOINE.

C’est bon, c’est bon ; nous saurons bientôt à quoi nous, en tenir : mais finissons, car il faut qu’il prépare le déjeuner de mademoiselle ; et vous, voilà un rapport que monseigneur m’a envoyé, et qui maintenant vous regarde.

SOUFFLÉ, embarrassé.

Ah ! un rapport ?

ANTOINE.

Oui, expédiez cela avant déjeuner, ça ne fera pas mal, parce que ça donnera à monseigneur un échantillon de vos talens ; mettez-vous là. Ah ! voici la chocolatière. Messieurs, je vous laisse, chacun, votre affaire.

(Il sort.)

Scène XI.

SOUFFLÉ, assis devant la table,
et ALPHONSE, auprès de la cheminée.
SOUFFLÉ.

Ah ! il faut que je fasse un rapport ! (Cherchant à épeler.) Oui, je vois bien… ra…pport. Pour la lecture, ça va encore ; c’est la partie de l’écriture qui est autrement difficultueuse.

ALPHONSE, tenant La chocolatière d’une main et le chocolat de l’autre.

Je ne sais pas trop comment m’y prendre ; j’ai bu mille fois ma tasse de chocolat sans songer comment cela se faisait ; je crois qu’on le râpe ; essayons toujours.

SOUFFLÉ.

C’est dommage que dans l’état de secrétaire on soit obligé d’écrire, car sans ça… (Regardant du côté d’Alphonse.) Eh bien ! qu’est-ce qu’il fait donc ! je crois qu’il râpe son chocolat. (Haut.) Ce n’est pas cela, ce n’est pas cela, c’est l’ancienne manière ; le chocolat à l’italienne, en morceaux.

ALPHONSE.

Je vous remercie.

SOUFFLÉ, à table.

Ma foi, je sais signer mon nom, et j’assemble mes lettres ; ainsi, avec de l’audace… (Regardant Alphonse.) en trois ou quatre morceaux, ça suffit ; bien comme cela. (Prenant une plume.) Diable de plume, c’est fin comme des pattes de mouche ! moi qui n’écris qu’en gros. (Regardant Alphonse.) Est-il maladroit ! (Criant.) Est-il maladroit ! pas comme ça, pas comme ça. (Se levant.) Car ça veut se mêler, et ça ne se doute seulement pas… (Lui prenant la chocolatière, et roulant entre ses mains.) Tenez, tenez, voyez-vous, jusqu’à ce que la mousse s’élève ; alors vous versez dans la tasse, voilà ce qu’on appelle à l’italienne.

ALPHONSE.

Je comprends bien ; mais ça demande une perfection.

SOUFFLÉ.

Vous verrez que je serai obligé de faire son chocolat pour lui. Tenez, mettez-vous là-bas à cette table, et achevez ce que j’ai commencé.

ALPHONSE.

Mais il n’y a rien encore.

SOUFFLÉ.

Il n’y a rien ? Eh bien alors commencez, ce ne sera que plus facile ; je voudrais bien qu’ici ce fût comme cela, car je suis obligé de réparer…

ALPHONSE, montrant le papier.

C’est ce rapport..

SOUFFLÉ.

Oui, ce rapport. (À part.) A-t-il la tête dure ! il est bien heureux que je fasse son ouvrage, car sans cela… (Tournant toujours, mettant de l’eau chaude, ou versant dans la lasse, etc.)

Air du Renégat
ALPHONSE, écrivant.
Travaillons donc puisque j’y suis.
SOUFFLÉ, faisant le chocolat.

Ça lui f’ra d’ l’honneur ; quelle mine !
V’là l’ monde : sic vos non vobis,
Comm’ dit le latin de cuisine.


Scène XII.

SOUFFLÉ, se baissant pour mettre le chocolat au feu,
ALPHONSE, à la table, écrivant avec attention ;
LE VICOMTE, dans le fond, sa montre à la main.
LE VICOMTE.

Du déjeûner voici l’instant, je crois.
(Apercevant son fils.)
Eh ! mais, grand Dieu ! c’est mon fils que je vois !

(À part.)
Oui, c’est bien Lui, la chose est claire,
Il est même en train d’exerce.
Morbleu ! monsieur le secrétaire,
Moi je m’en vais vous dénoncer !


ENSEMBLE.
LE VICOMTE, sans être vu et toujours dans le fond.

Avec Saint-Phar courons m’entendre
Pour confondre ce coquin-là.
Et vous qui pensiez me surprendre,
Bientôt on vous destituera.

SOUFFLÉ, faisant le chocolat.

Quel service je vais lui rendre,
Quoiqu’ ça soit au d’ssous d’mon état !
Mais le vrai talent peut s’étendre
Mêm’ dans un’ tasse d’ chocolat !

ALPHONSE, écrivant.

Ah ! quel service il va me rendre
En se chargeant de mon état !
Tâchons au moins de le surprendre
Et de payer son chocolat.

(Le vicomte entre dans L’appartement en face.)

Scène XIII.

SOUFFLÉ, ALPHONSE.
SOUFFLÉ.

Je crois que je me suis surpassé. (Haut.) C’est fini ; et vous ?

ALPHONSE.

Je n’ai plus que deux mots et je termine ; ce travail était une plaisanterie ; rien n’était plus facile à faire.

SOUFFLÉ.

Je ne vous en dirai pas autant, car j’en sue à grosses gouttes ; voilà votre chocolat.

ALPHONSE.

Voici votre rapport.

SOUFFLÉ.

Attendez donc, attendez donc ; ça ne se présente pas ainsi ; le petit pain, le verre d’eau, le plateau d’une main ; tenez…

(Il arrange la tasse, le verre d’eau, le petit pain sur le plateau, et montre comment il faut le porter.)


Air : Qu’il est flatteur d’épouser celle.

Il faut le porter avec grâce,
La serviette sous le bras droit.

ALPHONSE, impatienté.
Je sais ce qu’il faut que je fasse.
SOUFFLÉ.

C’est plus difficil' qu’on ne croit.
Cet art de porter ou de prendre
La serviette ou le tablier.
Il faut bien du temps pour l’apprendre,
Il n’ faut qu’un jour pour l’oublier.

(Il arrange la serviette sur le bras d’Alphonse et lui donne le plateau pendant La fin du couplet.)
ALPHONSE, à part.

Je vais donc voir Élise ! pourvu qu’elle-n’éclate pas de rire en m’apercevant, voilà tout ce que je crains.


Scène XIV.

Les précédens ; ANTOINE.
ANTOINE.

Allons donc, allons donc ! Ce chocolat est-il prêt ? Mademoiselle s’impatiente.

ALPHONSE.

J’y vais. (Il sort précipitament.)

SOUFFLÉ, le suivant des yeux.

La, la, il va comme un fou, il va tout renverser ; donnez-vous donc du mal après ça ; il y a des gens

avec qui l’on perdrait son latin.

Scène XV.

SOUFFLÉ, ANTOINE.
ANTOINE.

Et vous, avez-vous fini ?

SOUFFLÉ, lui donnant le rapport.

Je crois bien ; ce travail était une plaisanterie, rien n’était plus facile à faire.

ANTOINE.

Je vais le mettre sous les yeux de monseigneur. Le voici qui se dirige de ce côté, avec le vicomte de Sauvecourt. Je vais vous présenter.

SOUFFLÉ.

Non, non ; j’aime mieux dans un autre moment, parce que, voyez-vous, le vicomte de Sauvecourt est un peu vif, et alors nous nous sommes séparés vivement, ce qui fait que je craindrais encore quelques vivacités. J’aime mieux attendre qu’il soit parti.

ANTOINE.

Comme vous voudrez ; je ne vous présenterai qu’après son départ.

(Soufflé entre dans le cabinet.)

Scène XVI.

M. DE SAINT-PHAR, LE VICOMTE,
ANTOINE, qui se tient à l’écart.
LE VICOMTE.

Oui, mon cher, c’est lui-même, je l’ai parfaitement reconnu.

M. DE SAINT-PHAR.

Quelle peut être la cause de ce déguisement ?

LE VICOMTE.

Oh ! je m’en doute bien. Il était depuis un an à Strasbourg, où il avait une place superbe.

M. DE SAINT-PHAR.

C’est là où il aura vu ma fille ; elle y a passé un mois chez une de ses tantes.

LE VICOMTE.

Je comprends ; et le coquin sera devenu amoureux sans notre permission ; mais ce qui est bien pis encore, c’est que j’avais arrangé pour lui un mariage superbe, la plus riche héritière du département. Tout était convenu avec les parens,

Air de M. Guillaume.

Quand j’apprends par une estafette
Que le futur a disparu,
Qu’il s’est sauvé sans tambour ni trompette
Et qu’à Paris il s’est rendu !…
Mais dans Paris comment donc, sans encombre,
Chercher un fou qui vient de s’échapper ?
la ville est grande, et sur le nombre
On pourrait se tromper.


Aussi je crois qu’il serait parti avec toi, si le marquis de Limoges n’était pas venu me confier qu’il lui avait donné une lettre de recommandation pour se présenter chez toi en qualité de secrétaire.

M. DE SAINT-PHAR.

Serait-il possible ?

LE VICOMTE.

Rien n’est plus vrai, et dans ce moment il est installé dans l’hôtel.

M. DE SAINT-PHAR.

En effet, voilà une escapade qui passe la plaisanterie, Antoine ?

ANTOINE, s’avançant.

Monseigneur ?

M. DE SAINT-PHAR.

Vous avez vu le nouveau secrétaire ?

ANTOINE.

Oui, monseigneur, et voici déjà le rapport que vous l’aviez chargé de faire.

M. DE SAINT-PHAR.

C’est bon. (Le donnant au vicomte.) Connais-tu cette écriture ?

LE VICOMTE, lui rendant.

Oh ! c’est bien la sienne !

M. DE SAINT-PHAR, à Antoine.

Et qui vous a engagé à le recevoir ?

ANTOINE.

Est-ce que j’ai mal fait, monseigneur ? ce n’est pas ma faute, c’est mademoiselle elle-même qui me l’a recommandé, et très vivement.

M. DE SAINT-PHAR.

Ah ! c’est ma fille ! (Froidement.) Vous avez bien fait, Antoine. (Bas au vicomte.) Dis donc, mon ami, c’est ma fille…

LE VICOMTE.

J’entends bien. Qu’est-ce que nous ferons ?


Air du vaudeville de Partie carrée.
M. DE SAINT-PHAR.

J’avais aussi des projets sur ma fille,
Et cet amour va les déranger tous ;
Commençons donc, en pères de famille,
Par nous fâcher.

LE VICOMTE.
Par nous fâcher.Oui ; morbleu ! fâchons-nous.
M. DE SAINT-PHAR.

Puis pour punir une telle escapade,
Pour nous venger, unissons-les,
Et commençons mon ambassade
Par un traité de paix.

LE VICOMTE.

Tu crois ? à la bonne heure !

M. DE SAINT-PHAR.

Pourvu que ton fils me convienne, cependant. Mais où diable est donc mon secrétaire ? (À Antoine.) Comment ne l’ai-je pas encore vu ?

ANTOINE, s’approchant.

Il attend pour se présenter que M. le vicomte soit parti, parce qu’il craint, m’a-t-il dit, de se trouver avec lui.

LE VICOMTE.

Je le crois bien ; je vous le chapitrerais d’importance.

M. DE SAINT-PHAR.

Je m’en charge ; et pour cela, fais-moi le plaisir

d’aller te promener dans le jardin.
LE VICOMTE.

Comment diable ! c’est que j’ai une faim d’enfer, et le grand air va encore l’augmenter.

M. DE SAINT-PHAR.

Nous déjeûnerons en famille, cela vaut bien mieux. Antoine, vous soignerez le déjeûner en conséquence.

LE VICOMTE.

Oui, oui ; mais puisque nous commençons tard….

Air du vaudeville du Bouquet du Roi.

(À Antoine.)
Mon cher, que le déjeûner
Ait au moins plus d’un service.
Et fais que le déjeûner
Et fais Ne finisse
Et fais Qu’au dîner !
(À M. de Saint-Phar.)
Dieu ! quelle bonne fortune !
Réunir ainsi chacun
Nos deux familles en une,
Et les deux repas en un.


ENSEMBLE.

Mon cher, que le déjeûner
Ait au moins plus d’un service,
Et fais que le déjeûner
Et fais Ne finisse
Et fais Qu’au dîner !

M. DE SAINT-PHAR ET ANTOINE.

Il faut que Le déjeûner
Ait au moins plus d’un service.
Il faut que le déjeûner
Et fais Ne finisse
Et fais Qu’au dîner.

(Le vicomte sort.)

Scène XVII.

M. DE SAINT-PHAR, ANTOINE.
M. DE SAINT-PHAR.

Antoine, va me chercher le jeune homme, et amène-le-moi.

(Pendant qu’Antoine entre dans le cabinet, il parcourt Le rapport qu’il a à la main.)

Comment donc ! c’est fort bien ; de la clarté, de la chaleur, un choix d’expressions ; c’est parbleu bien raisonné ; et moi-même je n’avais pas envisagé la question sous ce point de vue. Allons, allons, mon gendre est un homme de mérite.


Scène XVIII.

M. DE SAINT-PHAR, SOUFFLÉ,
ANTOINE, amenant Soufflé.
ANTOINE.

Voilà, monseigneur.

(Antoine sort.)
(Soufflé s’incline.)
M. DE SAINT-PHAR.

Je vous salue, monsieur. (Le regardant.) Ma foi, il a raison d’avoir du talent, car il n’est pas beau ; et je ne sais comment ma fille s’est laissé séduire.

SOUFFLÉ, à part.
Il paraît que ma figure lui revient assez.
M. DE SAINT-PHAR.

J’ai lu votre rapport, et je l’ai trouvé bien.

SOUFFLÉ.

Cependant, monseigneur, pour ce qu’il m’a coûté… je peux bien dire que je l’ai fait sans m’en apercevoir !

M. DE SAINT-PHAR.

Tant mieux, celà prouve de la facilité ; il y a là même quelques idées hardies, qui sont en contradiction avec les miennes.

SOUFFLÉ.

Certainement, monseigneur, c’est sans le vouloir. (À part.) C’est cet autre qui aura fait quelques bêtises.

M. DE SAINT-PHAR.

Ne vous en défendez pas, j’aime beaucoup que l’on ne soit pas de mon avis. Mais voyons un peu comment vous soutiendrez votre opinion.

SOUFFLÉ.

Mon opinion !

Air : Ces postillons

Ah ! monseigneur, vous n’ me connaissez guère ;
Je n’y fais pas tant de façons ;
Être entêté n’est pas mon caractère ;
Et voyez-vous, en fait d’opinions
Tant d’gens en ont trois ou quatre de suite,
Qu’ c’est gênant pour les arranger ;
Moi j’n’en ai pas, et ça m’évite
La peine d’en changer.

M. DE SAINT-PHAR.

Je vous comprends, et je vous sais bon gré de votre, générosité ; vous craignez d’engager une discussion où vous sentez bien que j’aurais le désavantage.

SOUFFLÉ.

Mais…

M. DE SAINT-PHAR, souriant.

Avouez-le, vous n’approuvez pas la distinction que j’ai faite sur le droit des gens ?

SOUFFLÉ.

Hum…

M. DE SAINT-PHAR.

Vous pensez peut-être que l’espèce dont il s’agit est tout-à-fait du ressort du droit civil ?

SOUFFLÉ, d’un air approbatif.

Hum ! hum !

M. DE SAINT-PHAR.

Allons, dites-le franchement.

SOUFFLÉ, souriant.

Mais, puisque vous m’y forcez, c’est du droit civil.

M. DE SAINT-PHAR.

À la bonne heure. Vous voyez que je sais entendre la vérité. Touchez là. Je vous estime, et je vois que nous finirons par nous comprendre.

SOUFFLÉ, à part.

Ça ne fera pas mal, car jusqu’à présent… Mais c’est égal, me voilà en faveur ; et autant qu’on peut juger quelqu’un sans l’entendre, ça m’a l’air d’un brave homme.

(Voyant Antoine qui est entré et qui lui fait des signes.)


Scène XIX.

Les mêmes ; ANTOINE.
SOUFFLÉ, à part.

Qu’est-ce que me veut l’intendant, avec sa pantomime ?

(Antoine lui montre une lettre en lui faisant signe de se taire.)

Hein ! un billet. Hé bien, apportez-le ; je ne peux pas lire d’ici.

ANTOINE, à part.

Le maladroit !

M. DE SAINT-PHAR.

Quoi ! qu’est-ce que c’est ? Antoine, quelle est cette lettre ? d’où vient-elle ? répondez à l’instant.

ANTOINE.

Je prie monseigneur de ne pas m’en vouloir ; c’est mademoiselle Élise qui m’a donné ce billet pour le remettre en secret à monsieur le secrétaire.

M. DE SAINT-PHAR, prenant la lettre.

Un billet de ma fille ! Quoi ! monsieur, vous osez….

SOUFFLÉ.

Ce n’est pas pour moi, monseigneur ; il se trompe. Diable de facteur !

M. DE SAINT-PHAR.

Si, monsieur, c’est pour vous. C’est ma fille qui vous a recommandé à mon intendant.

SOUFFLÉ.
Ça, c’est la vérité ; mais pour le reste…
M. DE SAINT-PHAR.

Ne prétendez pas me tromper : je sais tout. Vous n’êtes secrétaire que par hasard, ce n’est pas là votre état.

SOUFFLÉ.

Eh bien oui, monseigneur, c’est la vérité.

M. DE SAINT-PHAR.

Ce n’est rien encore. Vous vous êtes fait aimer de ma fille ?

SOUFFLÉ.

Pour ça, je peux vous assurer…

M. DE SAINT-PHAR, lisant.

Oui, monsieur, elle vous aime ; elle l’avoue elle-même.

SOUFFLÉ, à part.

Là, qu’est-ce que j’ai fait à mademoiselle Élise ? Au moment où ça allait si bien : j’étais lancé…

M. DE SAINT-PHAR, froidement.

Je veux savoir, monsieur, si vous êtes encore digne de mon estime ? Êtes-vous capable de sacrifier votre amour et de renoncer à ma fille ?

SOUFFLÉ, avec feu.

Dieu ! tout ce qui peut vous faire plaisir, tout ce qui peut vous être agréable. (Se mettant à genoux.) Pourvu que je conserve vos bonnes grâces, qui me sont bien autrement précieuses.

M. DE SAINT-PHAR.

Relevez-vous, ma fille est à vous.

SOUFFLÉ, se relevant et hors de lui.

Par exemple, celui-là est trop fort ; et il a juré que je n’en reviendrais pas ! Comment, monsieur, vous daigneriez ?

M. DE SAINT-PHAR, avec intention.

J’y mets cependant une condition. Vous êtes encore mon secrétaire, et j’ai une lettre à vous faire écrire. C’est la lettre d’un, fils soumis et respectueux qui veut fléchir le courroux de son père. Vous devez m’entendre ?

SOUFFLÉ.

Non, le diable m’emporte !

M. DE SAINT-PHAR.

Si fait, je veux que vous m’entendiez.

SOUFFLÉ.

Alors, si ça peut vous faire plaisir… Mais c’est que vraiment, aux termes où nous en sommes, je peux vous avouer ça ; je ne sais pas trop comment je pourrai…

M. DE SAINT-PHAR.

Soyez tranquille, je vous la dicterai moi-même ; mais je veux que vous l’écriviez, et vous l’écrirez.

SOUFFLÉ, à part.

Je l’écrirai, je l’écrirai ; ça lui est bien aisé à dire. Mais c’est égal ; dans les bonnes dispositions où est le beau-père, ça n’est pas une lettre de plus ou de moins qui peut faire manquer le contrat.

(À M. de Saint-Phar.)

Je vous suis, monseigneur.

(Ils sortent à gauche.)

Scène XX.

ANTOINE, puis ALPHONSE.
ANTOINE.

Par exemple, si je me serais jamais douté que c’était moi qui ferais le mariage de nôtre jeune maîtresse ! (Apercevant Alphonse.) Ah ! vous voilà, M. le chef. Qu’êtes-vous donc devenu depuis une demi-heure ?

ALPHONSE.

Morbleu ! je suis d’une colère… Je porte le chocolat jusqu’à l’appartement de mademoiselle ; là, une espèce de gouvernante me le prend des mains, et ne veut pas me laisser entrer. J’ai eu beau faire, il n’y a pas eu moyen.

ANTOINE.

Eh ! sans doute ! qu’aviez-vous besoin de le donner vous-même ? Mais il ne s’agit pas de cela ; vous allez avoir de l’ouvrage, et voilà une belle occasion de fonder votre réputation ; d’abord le déjeuner de ce matin, je présume que vous vous en êtes occupé ; et puis demain, peut-être, un repas de noce. Hein ! la maison est bonne ?

ALPHONSE.

Qu’est-ce que vous dites ? un repas de noce ?

ANTOINE.

Oui, mademoiselle Élise se marie ; elle épouse le

jeune secrétaire que vous avez vu tout à l’heure, et qui n’est pas…
ALPHONSE.

Comment qui n’est pas…

ANTOINE, riant.

Qui n’est pas plus secrétaire que vous et moi. C’est un amant déguisé.

ALPHONSE, furieux.

Un amant déguisé ! l’on m’aurait joué à ce point !


Air : On m’avait vanté la guinguette.
ANTOINE.
Allons, v’là l’autre qui s’en mêle.
ALPHONSE, hors de lui.

Mais qu’il redoute mon courroux,
Je cours lui brûler la cervelle
S’il prétend être son époux.


Scène XXI.

Les mêmes ; LE VICOMTE.
(Le vicomte et Alphonse se trouvent nez à nez.)
ALPHONSE, parlant.

Mon père !

LE VICOMTE, de même.

Mon fils !

(L’air continue.)
LE VICOMTE.

Mon fils en ces lieux ! quelle honte !
Tu vas entendre mon sermon.

ANTOINE, confondu.

Le cuisinier, fils d’un vicomte !
Dieux ! quel honneur pour la maison !


ENSEMBLE.
ALPHONSE.

Daignez calmer votre colère,
N’écoutez plus votre dépit ;
Pour sauver celle qui m’est chère
Aidez-moi de votre crédit.

ANTOINE.

Quoi ! vraiment vous êtes son père ?
Est-il bien sûr de ce qu’il dit ?
Quelle rencontre singulière !
En honneur, j’en perdrai l’esprit.

LE VICOMTE.

Oui, ventrebleu ! je suis son père ;
Du moins on me L’a toujours dit ;
Je sens redoubler ma colère
Presqu’autant que mon appétit.

LE VICOMTE, retenant Alphonse qui veut se sauver.

Non, morbleu ! tu ne m’échapperas pas, et si M. de Saint-Phar est assez bon pour oublier sa colère, moi je me souviens de la mienne, et je ne peux pas l’oublier, pas plus que le déjeûner que j’attends depuis deux heures.

ALPHONSE.

Que dites-vous ! M. de Saint-Phar consentirait à me pardonner ?

LE VICOMTE.
Oui, monsieur, il pardonne, et il consent.

Scène XXII.

Les précédens ; SAINT-PHAR, ÉLISE.
M. DE SAINT-PHAR, qui a entendu les derniers mots.

Au contraire, mon cher vicomte, c’est que je ne consens point.

LE VICOMTE.

En voici bien d’une autre ! N’est-ce pas vous qui tout à l’heure….

M. DE SAINT-PHAR.

Oui ; mais j’y avais mis pour condition que votre fils me conviendrait ; et d’après la conversation que nous venons d’avoir…

ALPHONSE, étonné.

Que nous venons d’avoir !

M. DE SAINT-PHAR.

Il est bien heureux d’être votre fils ; sans cela je l’aurais fait sauter par les fenêtres ; et en attendant je l’ai mis à la porte.

LE VICOMTE.

Comment, mon fils… (Montrant Alphonse.) Eh ! mais le voilà.

M. DE SAINT-PHAR.

Lui ?

ÉLISE.

Eh, sans doute ! c’est Alphonse.

M. DE SAINT-PHAR.

Mais alors, quel est donc celui à qui je parlais tout à l’heure ? un sot, un impertinent, qui ne sait seulement pas signer son nom, et qui m’a tenu les discours les plus extravagans.

ALPHONSE.

C’est le monsieur de ce matin, un amant déguisé.

M. DE SAINT-PHAR.

Impossible.

LE VICOMTE.

Alors, c’est un aventurier.

ANTOINE.

Un intrigant qui cherchait à surprendre des secrets d’Etatt ; il faut le retrouver vite.

ALPHONSE.

Oui, courons.

LE VICOMTE.

Un instant ; je demande que les perquisitions ne commencent qu’après le déjeuner. Antoine, fais servir. Eh bien, d’où vient cet air d’effroi ?

ANTOINE, montrant Alphonse.

Ma foi, adressez-vous à monsieur que j’ai pris pour le maître-d’hôtel, c’est lui qui en était chargé.

LE VICOMTE, à son fils.

Comment, malheureux, tu as osé… je suis perdu !

Air du vaudeville du petit Courrier.

Dieux ! à quel saint avoir recours !
Passe pour être secrétaire !
Mais le déjeûner de ton père.
Je crois qu’il eu veut à mes jours !

Il a manqué par son absence
Me faire mourir de chagrin,
Et le coquin, par sa présence,
Va me faire mourir de faim !

(Ritournelle du chœur suivant.)
LE VICOMTE.

Qu’entends-je ?


Scène XXIII.

Les précédens, plusieurs domestiques, apportant une table richement servie.
SOUFFLÉ, en bonnet de coton, tablier de cuisine, couteau au côté, arrivant le dernier avec un plat qu’il porte gravement.
CHŒUR.
Air de M. Jean (Jean de Paris).

De monseigneur que le dîner s’apprête,
Des vins choisis et des mets délicats,
Que La gaîté soit aussi de la fête ;
Sans la gaîté jamais de bons repas !

M. DE SAINT-PHAR, reconnaissant Soufflé.

Eh ! mais c’est mon coquin de tout à l’heure…

ANTOINE.

Notre nouveau secrétaire !

LE VICOMTE.

Mon ancien cuisinier !

SOUFFLÉ.

Lui-même. C’est vous qui l’avez nommé.

LE VICOMTE, levant sa canne.

Comment, c’est toi qui causes ici tout ce tapage ?

je vais, morbleu…
SOUFFLÉ, froidement.

Frappez. (Montrant le plat qu’il tient.) Mais goûtez.

LE VICOMTE.

Hein ! qu’est-ce qu’il tient là ? Dieu me pardonne., ce sont des ortolans à la provençale, mon mets favori.

SOUFFLÉ.

Juste. (À M. de Saint-Phar.) J’ai bien senti, monseigneur, que cette maudite lettre que je n’ai pas pu écrire m’avait fait du tort à vos yeux, car, vous en conviendrez vous-même, vous m’estimiez avant la lettre. J’ai voulu alors vous prouver, avant de vous quitter, que je n’étais pas tout-à-fait indigne de vos bonnes grâces, et que si dans votre cabinet j’étais un sot, je pouvais être un homme de mérite en descendant d’un étage. Je suis rentré dans mes fourneaux, dont je n’aurais jamais dû sortir, vu que la nature m’avait fait homme de bouche, et non pas homme de lettres ; et je viens soumettre à votre appétit dégustateur cet échantillon de mes talens, d’après lequel je consens à être jugé, parce que, comme a dit le Sage : On connaît l’homme à ses actions, et le cuisinier à ses ragoûts.

LE VICOMTE.

Et il les fait bons, je l’atteste ! C’est mon ancien cuisinier, que j’avais renvoyé dans un moment d’humeur, et que je voulais placer chez toi.

SOUFFLÉ.

C’est pour cela aussi que je suis venu.

M. DE SAINT-PHAR, riant.
Comment ! c’est là l’emploi que tu sollicitais ?
LE VICOMTE, qui s’est mis à table, et qui a goûté le déjeûner.

Tu peux le lui accorder, je te le jure, il vient de faire ses preuves. Soufflé, nous-te chargeons du repas de noce ; et en attendant, ce déjeûner-là sera celui des fiançailles. Allons, allons, que chacun s’asseye. Monsieur le secrétaire, ici à table, à côté de moi.

SOUFFLÉ.

Et moi derrière : voilà chacun à sa place ; ce n’est pas sans peine.

(Ils se mettent tous à table.)
CHŒUR.
Air : Honneur à la musique.

D’un repas délectable
Savourons la douceur ;
Amis ce n’est qu’à table
Qu’on trouve le bonheur.

SOUFFLÉ, la serviette sous le bras, en s’adressant au public.
Air de Marianne.

Daignez excuser mon audace
(Car les artistes en ont tous),
J’ose ici vous prier en grâce
De v’nir parfois dîner chez nous !
De On vous recevra,
De On vous fêt’ra.

(Au vicomte qui lui demande une assiette.)
Pardon, monsieur, j’suis à vous, me voilà !
(Il lui donne une assiette, et revient au public.)

Quelque convive
Qui nous arrive,

Jamais le nombre ne nous effraiera ;
Mais ce dîner où j' vous invite
Dépend de vous seuls en ce jour.
Car il suffit d’un souffle pour
Renverser la marmite.

CHŒUR.

D’un repas délectable
Savourons la douceur ;
Amis, ce n’est qu’à table
Qu’on trouve le bonheur.



FIN DU SECRÉTAIRE ET LE CUISINIER.