Le Scandinavisme et le Danemark dans la crise actuelle

LE SCANDINAVISME


ET


LE DANEMARK






On appelle scandinavisme ce sentiment de la fraternité commune né, il y a une trentaine d’années à peine, chez les trois peuples du nord scandinave, fondé sur des souvenirs et des intérêts identiques, et qui, s’étant peu à peu transformé en idée précise et en dessein pratique, a désormais une histoire. Écrire cette histoire n’est pas un travail facile, puisqu’il s’agit de saisir à sa naissance une pensée d’abord fugitive, un sentiment d’abord vague et indécis, d’en suivre le progrès et la diffusion à l’aide de symptômes quelquefois trompeurs, de délimiter enfin avec exactitude les différentes périodes de son développement, de telle sorte que nous sachions précisément quand et de quelle manière le sentiment est devenu idée, quand et comment l’idée est devenue espérance. Aujourd’hui d’ailleurs la question du scandinavisme est introduite dans le domaine politique, et la récente circulaire de M. de Scheele, le chef du dernier cabinet danois, dénonce les tendances scandinaves en termes pleins d’amertume. Qu’importent cependant ces alarmes et ces défiances soulevées par le scandinavisme ? Elles ne font que mieux comprendre la nécessité de rechercher l’histoire, d’examiner et de peser le caractère présent, les conséquences possibles d’un mouvement devenu très général et en possession désormais de fixer l’attention des politiques. Il n’est pas, après tout, d’étude plus digne de toutes les sympathies du publiciste ou même de l’homme d’état que celle qui consiste à rechercher dans la vie morale des peuples l’augure ou le commentaire de leur vie publique, dans leur conscience l’origine ou la raison de leurs actions, dans leurs mouvemens les plus spontanés et les plus sincères les marques certaines de leurs secrets instincts et de leurs vraies destinées.


I.

Le scandinavisme a déjà une histoire, disions-nous. La première période en est toute littéraire et poétique. A sa naissance en effet il nous apparaît comme un des nombreux aspects de la rénovation littéraire et morale dont l’Europe est témoin dans le même temps. C’est assurément le caractère particulier de la première moitié du XIXe siècle que chacune des littératures nationales de l’Europe, absorbées naguère par le génie cosmopolite du siècle précédent, par l’habitude et le goût des imitations, se retire alors du grand chemin banal où toutes les traces et toutes les empreintes étaient confondues, se recueille à part, creuse son sentier, et prend une foi nouvelle dans sa propre inspiration et dans ses propres forces. En France, quand s’apaisent autour de nous le tumulte de la révolution et le fracas de la conquête, nous prêtons de nouveau l’oreille à cette voix du spiritualisme chrétien que nous avions oubliée, mais qui s’élève encore du fond de nos cœurs, et dans laquelle nous croyons reconnaître la voix même du génie français; nous lui demandons une réforme non-seulement morale, mais littéraire, et nous prétendons, dans notre zèle de néophytes, qu’une originalité plus que jamais profonde, exagérée quelquefois, marque cette nouvelle ère de notre littérature. En Allemagne, qui ne se rappelle comment la réaction littéraire jeta alors les esprits sans aucun frein sur la pente rapide où les engageait le propre génie germanique? En Angleterre enfin, lord Byron et Walter Scott n’imprimaient-ils pas à la littérature de leur pays un cachet bien autrement original que celui des Pope et des Addison ? Les peuples scandinaves avaient été trop mêlés aux agitations de l’époque précédente pour ne pas ressentir, eux aussi, la réaction commune. Ils y étaient d’ailleurs plus intéressés que les grandes nations elles-mêmes, à qui leur passé avait créé des traditions en même temps salutaires et glorieuses. Ils avaient eu, disséminés çà et là dans le cours de leur civilisation moderne, des hommes de talent et de beaucoup d’esprit, un Holberg, un Bellman ; ils avaient eu dans les sciences plusieurs beaux génies, un Linné, un Berzélius, un Oersted; mais ils manquaient encore de ce qu’on appelle, à proprement parler, une littérature, c’est-à-dire d’un ensemble de productions littéraires issues de cette inspiration, à certains égards commune, toujours contagieuse et féconde. que fait dominer un génie national. Le poète danois Oehlenschlæger fut le premier qui donna ouvertement à ses compatriotes le conseil de rejeter toute imitation étrangère, et au conseil il joignit l’exemple. Jusque-là, c’était pitié de voir la scène de Copenhague, qui s’est montrée depuis fort capable d’une existence propre, et qui avait eu Holberg, ne vivre que de misérables traductions des pièces de Kotzebue, imitées elles-mêmes de nos productions les plus vulgaires.

C’était pis encore en Suède. Si l’on peut croire que l’introduction des mœurs et de l’esprit français à la cour brillante de Gustave III avait servi à répandre parmi ses sujets les habitudes et les goûts d’une société polie, il faut bien reconnaître que déjà sous son débile et malheureux successeur, le voile d’emprunt une fois écarté et le charme rompu, on apercevait l’anéantissement de tout esprit public et un vide funeste que de ridicules superstitions ou bien de misérables intrigues, marques de l’ébranlement maladif des intelligences et de la corruption des cœurs, essayaient seules de remplir. Trois jeunes poètes, Atterbom le premier, et bientôt après lui Geijer et l’évêque Tegner, excités par l’exemple du poète danois, donnèrent en Suède le signal de la réaction. Dès 1807, Atterbom, de concert avec quelques jeunes écrivains d’Upsal, fonda une société littéraire et un recueil périodique, celui-ci sous le nom de Phosphoros et celle-là sous le nom d’Aurora; c’était l’aurore en effet de la littérature nationale, et ces jeunes gens en étaient les vrais messagers. Au commencement de 1811, à l’exemple des phosphoristes, Geijer et Tegner, avec quelques compagnons d’étude, fondèrent aussi à Upsal la Société gothique et le recueil intitulé Iduna. C’est dans ces deux publications de Phosphoros et Iduna, organes des deux sociétés, que parurent les premières œuvres des poètes qui allaient devenir si justement célèbres, et à qui la Suède est redevable aujourd’hui d’avoir une littérature. L’une et l’autre réunion, bien entendu, n’avaient pas été fondées de propos délibéré pour opérer la réforme dont elles devaient être les instrumens : on s’était réuni pour converser et versifier ensemble; mais à leur insu peut-être, et grâce à l’heureuse et providentielle initiative éternellement réservée à la jeunesse, ces écrivains et ces poètes s’étaient trouvés les dépositaires et les interprètes d’une inspiration commune qui se traduisit bientôt dans leurs écrits comme dans leurs patriotiques entretiens. Dès qu’ils eurent la claire conscience de la mission (ce n’est pas trop peu dire) dont ils étaient chargés envers leur pays et leur temps, et dès qu’ils l’eurent annoncée à la Suède, il sembla véritablement qu’un souffle nouveau eut passé dans les esprits et dans les cœurs pour susciter un essor général. Unique était le but, mais la poursuite en fut multiple et diverse, selon les divers penchans des esprits et selon les manifestations variées de l’idée nationale qu’on voulait dégager et mettre en lumière. La première inspiration, nous l’avons dit, avait été de demander exclusivement au sol natal la nouvelle moisson qu’on espérait recueillir. Loin de la capitale, loin des villes, foyers d’une civilisation souvent étrangère et empruntée, n’y avait-il pas les campagnes, et l’industrieuse Dalécarlie, et le pauvre Norrland, où l’on retrouverait intacte et pure la vieille sève scandinave? En remontant d’ailleurs au-delà des limites du temps présent, ne rencontrerait-on pas les souvenirs et les inspirations du génie national se développant par ses seules forces? Isolés par leur situation géographique des autres états de l’Europe, les peuples du Nord avaient pendant longtemps échappé, puis résisté aux influences venues du continent, même à l’ascendant des traditions classiques, même aux bienfaisans progrès du christianisme. Recueillir partout où ils seraient encore cachés, dans les coutumes locales, dans les chants populaires, dans les légendes des campagnes, les traits essentiels du caractère scandinave, reconstituer ensuite le passé, retrouver la verve originale et poétique du moyen âge, évoquer les ombres des anciens héros, celles des dieux du Nord et les mythes ténébreux de la religion primitive, telles furent les voies diverses dans lesquelles se répandit, chefs et disciples, la nouvelle école. Le célèbre philologue danois Rask était venu en 1812 à Stockholm et s’y était fixé pour quelque temps. Il y publia, outre ses éditions si estimées des deux Eddas[1], de curieux commentaires sur cette mythologie du Nord, encore à peu près inconnue. Ce fut une étincelle qui alluma une inspiration nouvelle. Odin, Thor et Frei, les trois grands dieux de l’ancien olympe, redevinrent populaires, aussi bien que les vikings (les anciens pirates) et les héros des vieilles sagas. La linguistique et l’archéologie s’appliquèrent à fouiller les tombeaux, à interpréter les inscriptions runiques, à secouer la poussière des manuscrits islandais. A côté de l’école poétique, une école historique était née, dont le patriotisme et le dévouement, voisins de l’enthousiasme, soutenaient les patientes études, aiguisaient la perspicacité et doublaient les lumières.

Il s’en fallut de peu qu’il ne se formât aussi dans le domaine de l’art une école nouvelle. Les adorateurs les plus passionnés de la mythologie du Nord prétendaient qu’elle offrait aux artistes des modèles de beauté idéale égaux à ceux de l’antiquité classique; ils affirmaient que c’était de la servitude que de rester attaché aux vieux enseignemens de la Grèce; il était temps de s’en affranchir et de révéler au monde un art tout scandinave. Inutilement Geijer et quelques bons esprits essayèrent-ils de lutter contre une exagération périlleuse; inutilement l’Académie des beaux-arts de Stockholm voulut-elle prendre en mains la cause des anciennes traditions. Au mois de juin 1817, un inconnu fit donation à la Société gothique d’une somme considérable pour être distribuée, selon les décisions d’un jury spécial, à titre de récompenses ou d’encouragemens, aux artistes suédois et norvégiens qui auraient emprunté leurs sujets à la mythologie du Nord. Le concours fut institué, et au mois de janvier 1818, terme fixé pour la décision des juges, une trentaine de dessins, de tableaux et d’objets de sculpture avaient répondu à l’appel. L’exposition de ces nouveautés, faite par la Société gothique au mépris du privilège prétendu de l’Académie de gouverner seule le goût public et de le convier seule à contrôler les éloges ou le blâme distribués aux artistes, fut regardée comme un scandale par quelques esprits jaloux ou timides, mais l’opinion s’était montrée en général favorable aux novateurs; des protecteurs puissans les soutenaient et les encourageaient; la famille royale vint visiter l’exposition scandinave, et le mérite des œuvres exposées compléta le succès que la mode avait commencé. Toutefois la cause n’était gagnée qu’après bien des modifications apportées par les artistes à la théorie primitive et grâce précisément à ces réserves et à cette prudence. On avait admiré surtout les modèles envoyés par Fogelberg pour trois statues d’Odin, de Thoret de Frei; mais dans quelles sages limites ce grand artiste n’avait-il pas su contenir la liberté qu’on lui prodiguait! Ouvrez son Œuvre[2], et examinez avec attention son Odin, son Thor et son Balder. Quelle habile mesure Fogelberg a observée, se gardant bien d’admettre dans son idéal des traits de costume ou de caractère trop particuliers, mais modifiant le type de la beauté telle que l’humanité la conçoit pour le rapprocher cependant du type spécial imaginé et adopté par plusieurs générations humaines, tenant de la sorte un milieu difficile, également éloigné du monstrueux, ou au moins du bizarre et de l’étrange, et des vagues imitations sans caractère ni cachet! C’était par de longs et consciencieux travaux, par un profond respect des maîtres uni à un tact exquis, que Fogelberg s’était préparé à sortir ainsi, pour y rentrer bientôt, du grand chemin de la tradition antique. L’antique, il le révérait comme la source et le modèle de toute vraie beauté; il ne dédaignait pas, pour s’en approcher et le pénétrer davantage, de se fortifier lentement par l’érudition. Un artiste moins préparé par des études générales et doué d’une nature moins délicate n’aurait pas sans danger tenté l’épreuve.

La réaction littéraire et morale ne datait encore que de quelques années dans chacun des pays du nord scandinave, et déjà elle avait produit des œuvres d’une incontestable valeur, les poésies d’Atterbom, le célèbre poème de Tegner, la Saga de Frithiof, en 1825, la première partie de l’Histoire de la Suède de Geijer, et enfin, pour nous borner aux principaux monumens, les poèmes et les drames d’Oehlenschlæger. Les deux pays, Danemark et Suède, animés d’un même zèle, marchaient d’un pas à peu près égal; l’inspiration de chacun d’eux était seulement diverse, suivant le génie particulier : ici plutôt épique et dramatique, là de préférence historique et lyrique. Il y avait bien eu, comme en France pendant la période du romantisme, quelques abus excentriques d’un enthousiasme qui s’égarait, il y avait eu des amans fanatiques du moyen âge et des hallucinés; mais, comme en France, une telle crise avait été salutaire à l’esprit public, qui en était sorti régénéré.

Le développement spontané de chacun des peuples scandinaves devait nécessairement, pour premier résultat, mettre bientôt en lumière leur parenté réelle et leur confraternité primitive. A mesure qu’en Suède, en Danemark, ou bien dans la Norvège, à qui son indépendance, confirmée par la constitution de 1814, avait aussi imprimé un nouvel essor intellectuel, poètes, antiquaires et historiens scrutaient davantage les vieilles annales du moyen âge, ils s’apercevaient clairement que les souvenirs nationaux, ceux de l’origine primitive, ceux de l’ancienne religion païenne, étaient communs à tout le nord scandinave. Ces peuples, s’ils n’étaient pas les aînés de la grande famille germanique, s’étaient isolés soigneusement pendant leurs migrations d’Asie en Europe. Loin du contact des tribus qui s’étaient répandues avant eux sur le continent, et longtemps préservés même des influences de la civilisation romaine et du christianisme, ils s’étaient développés ensemble et de concert, croyant aux mêmes traditions et parlant le même idiome.

Les Eddas contiennent un grand nombre de légendes qui montrent les nations scandinaves groupées dans une étroite union. Il y est dit par exemple que le prédécesseur d’Odin, Gylfe, un des premiers souverains de la Suède, fit présent à la déesse Géfion de tout le territoire qu’elle pourrait en vingt-quatre heures entourer d’un sillon. Elle alla donc chercher dans le divin Jötunheim[3] quatre taureaux fils d’un géant; elle les attela furieux au joug d’une charrue dont le soc immense déchirait profondément la terre, elle les dirigea quelque temps pour leur faire décrire un cercle, puis elle les lança au galop. Entraîné derrière eux dans leur course rapide, le sol qu’ils détachaient glissa à travers le continent de la Suède vers le rivage du sud-ouest, puis sur les vagues du Skager-Rack et du Sund, et alla s’arrêter au milieu de ce beau détroit, entre le Jutland et la Suède, où il forma l’île de Seeland, tête et cœur du Danemark. L’espace resté vide à la surface du continent suédois fut occupé aussitôt par le lac Mélar, qui reçut primitivement, suivant la tradition, une forme précisément identique à celle de Seeland, chacun de ses golfes correspondant à un promontoire de l’île récente. Le pays voisin du Mélar avait été bien évidemment le centre religieux des trois pays Scandinaves. De même que les différentes tribus de la race hellénique ornaient de leurs riches offrandes le temple d’Apollon Delphien, de même les anciens Suédois, Norvégiens et Danois vénéraient et enrichissaient le temple païen d’Upsal. Les plus vieilles sagas le représentent orné de splendides présens; il était surmonté, suivant un dessin que sainte Brigitte a porté et laissé à Rome, de quatre tours inégales, entourées d’une chaîne d’or massif. L’une de ces tours dépassait de beaucoup les autres, qui étaient consacrées à Odin, Thor et Frei. Bien que le premier de ces trois dieux reçût dans tout le Nord un culte général, c’était pourtant en Danemark qu’il était particulièrement adoré. Thor était le dieu de la Norvège, et Frei celui des Suédois. Bien des témoignages actuels attestent les curieux souvenirs d’une antiquité si reculée. L’église chrétienne édifiée pour l’ancien Upsal (Gamle Upsala), qui n’est plus aujourd’hui qu’un pauvre village voisin de l’université, repose sur les fondations du temple païen, visibles encore avec quelques pans de vieux murs, et nous avons déjà nommé les trois monticules, tombeaux des grands dieux, qui sont jusque dans notre temps une sensible image de l’ancienne communauté de croyances et de culte.

Après la communauté de la religion, celle du langage, que nous indiquions tout à l’heure, est indubitablement la preuve d’une étroite parenté; elle suppose en son temps l’identité des sentimens et celle des idées. Or il est certain qu’avant la formation des idiomes modernes, tout le nord scandinave se servait d’une seule et même langue, le norsk ou islandais, langue primitive qu’on retrouve en Islande, langue des Eddas et des sagas, de ces curieux livres où se rencontrent mêlées les traditions mythologiques et historiques de chacun des trois peuples.

Enfin la science, apportant, elle aussi, son tribut à la nouvelle école, avait remarqué que les traits physiques ne manquaient pas eux-mêmes pour distinguer profondément la Scandinavie des contrées qui l’environnent. Sans examiner si la Finlande en est géographiquement un appendice, rien ne ressemble moins que la péninsule suédo-norvégienne, région de montagnes et de fleuves, aux grandes plaines de la Russie, qui se relient au vaste plateau européen formant les côtes méridionales de la Mer du Nord et de la Baltique, pour le continuer jusqu’aux extrémités orientales de l’Asie. D’autre part, quelle différence n’y a-t-il pas entre les landes qui couvrent l’Allemagne du nord et la vive physionomie des rians paysages du Danemark!

Les traits si profondément gravés par la nature physique et morale s’étaient-ils effacés sous l’influence active de la civilisation, et par le mélange des idées et des peuples? Loin de là, ils s’étaient conservés intacts, malgré des apparences contraires, et avaient engagé ces peuples, à leur insu peut-être, dans de communes destinées. Au même temps et d’un même essor, confondus sous la dénomination commune de Northmans ou hommes du Nord, ils avaient exercé la piraterie et s’étaient dispersés en colonies lointaines; ensemble et d’une pareille ardeur ils acceptèrent le christianisme, puis, dans une semblable mesure, la réforme. Si enfin la langue norske s’était divisée pour former le suédois, le norvégien et le danois, ces trois idiomes n’en restaient pas moins les rameaux d’une même souche dont l’affinité était aisément visible. Il est vrai que de fréquentes guerres civiles avaient, pendant le moyen âge et une partie des temps modernes, armé les uns contre les autres les enfans de la Scandinavie. Leurs intérêts répugnaient-ils donc à l’alliance conseillée primitivement par la nature? Non, tout au contraire : on reconnut que les discordes passées avaient seulement affaibli chacun des trois peuples en substituant des haines fraternelles à un noble concours intellectuel et moral, et l’on comprit dans le Nord ce que l’on commençait à comprendre, vers la même époque, dans les autres états de l’Europe, combien la Providence cache de salutaires conseils et de ressources sous cette mystérieuse enveloppe qu’on appelle une nationalité. Ainsi naquit de l’idée de commune origine et de parenté mieux comprise le mouvement du scandinavisme. La conformité du développement littéraire avait conduit aux mêmes conclusions morales : chaque peuple scandinave avait admiré l’essor poétique du peuple voisin; il y avait rencontré une inspiration identique à la sienne; il avait retrouvé des alliés, des frères, et il était décidé à faire disparaître désormais dans une sympathique union les préjugés ou les dissentimens d’un autre âge.

Le scandinavisme, ou, comme on dit encore, l’idée scandinave, a pour la première fois conçu une vue claire de son objet et pris un corps le jour ou dans la cathédrale de Lund, en 1829, OEhlenschlæger reçut de Tegner la couronne de laurier. Tous deux s’embrassèrent en présence des jeunes gens. Suédois et Danois, qu’avaient enflammés leurs poésies, qui vivaient de leur inspiration commune, et cet embrassement apparut à ces jeunes esprits comme le premier symbole de l’amitié qui devait désormais rapprocher et unir des nations voisines et sœurs. Dès l’été de 1829, Tegner, rendant sa visite au poète danois, fut suivi au-delà du Sund par un certain nombre d’étudians suédois qui furent reçus à bras ouverts par ceux de Copenhague et fêtés au bruit des toasts scandinaves. La jeunesse des universités, qui avait déjà donné le signal de la rénovation littéraire, se chargeait de recueillir encore la seconde étincelle, et il était naturel que celle-ci s’enflammât d’abord dans cette petite ville de Lund, capitale de la province la plus méridionale de la Suède actuelle, naguère encore ville danoise et monument des guerres civiles qui avaient armé les uns contre les autres les peuples de la Scandinavie, mais aujourd’hui le premier anneau de leur réconciliation et de leur future alliance.

Pendant l’hiver de 1837 à 1838, les glaces avaient formé un pont naturel sur le Sund, entre la Suède et le Danemark. Bien que le détroit, si resserré en face d’Elseneur, soit encore d’une navigation de deux heures environ entre Copenhague et Malmoe, cependant la force du courant empêche communément que les glaces ne s’y arrêtent, et il faut un rude hiver, tel que chaque génération peut en voir un ou deux tout au plus, pour que le Sund soit entièrement pris. Il est curieux de voir alors toute l’activité de la navigation d’été se renouveler sur un sol factice, et les paysans suédois, avec leurs petites charrettes, venir s’approvisionner en Danemark. C’est par un tel hiver, en 1658, que Charles X Gustave, faisant passer sur la glace une armée entière, vint mettre le siège devant Copenhague. C’est par un tel hiver que les étudians des deux universités voisines, Lund et Copenhague, ayant eu pendant leurs communes vacances de Noël la pensée de se visiter mutuellement, se rencontrèrent au milieu de la route, sur les glaces du Sund. La surprise et l’à-propos de cette rencontre révélaient combien chez les uns et chez les autres la pensée avait été spontanée et le bon vouloir réciproque. Une fête s’improvisa aussitôt, non pas sur le sol suédois ou danois, mais au centre même et comme au cœur de la Scandinavie, sur ces eaux qui relient, par une admirable et facile communication, Norvège, Suède et Danemark, non plus, comme autrefois, pour propager les discordes et la guerre, mais pour devenir au contraire le symbole d’une indivisible union. Les représentans d’Upsal manquaient encore, il est vrai, à la fête; mais on ne les oublia pas dans les toasts, et il fut résolu d’un commun accord, qui répondait à la pensée des absens, que chacune des universités du Nord recevrait à son tour la visite des autres universités sœurs.

Ce n’était pas d’ailleurs la jeunesse des universités qui se chargeait seule de propager l’idée scandinave; des congrès, formés exclusivement d’archéologues et de naturalistes suédois, danois et norvégiens, presque tous professeurs célèbres, voulaient contribuer à ce dessein, et des sociétés où entraient de nombreux publicistes se proposaient de concentrer, de diriger et de féconder les efforts. Les congrès des naturalistes, dont le premier eut lieu à Gothenbourg en 1839, et le septième à Christiania en 1856, avaient pour but de démontrer combien l’union entre les trois pays était fondée sur l’identité des conditions physiques; ceux des archéologues voulaient la confirmer par les preuves historiques; ceux des publicistes hâtaient de leurs vœux et de leurs efforts le jour où l’idée commune pourrait se traduire dans les faits et s’ouvrir une place dans la politique.

La première réunion générale des quatre universités du nord scandinave n’eut lieu, par suite des obstacles matériels qui s’opposaient à ces voyages simultanés, qu’en 1845, à Copenhague; encore n’y comptait-on pas d’étudians finlandais. On sait que la Finlande, la chère Suomi, russe depuis 1809, parle encore le suédois, et qu’elle est encore aimée comme une sœur par le peuple dont elle a partagé pendant plusieurs siècles les destinées. Lors d’une réunion particulière à Upsal en 1843, des invitations avaient été adressées à l’université d’Helsingfors, et trois étudians finlandais étaient venus témoigner par leur présence des sympathies qui subsistaient en faveur de la Suède sur l’autre rive de la Baltique. Le gouvernement russe les avait poursuivis au retour; désormais néanmoins nulle fête scandinave ne devait plus se célébrer sans qu’on y mêlât, pour la rendre complète, le souvenir de la Finlande. La réunion de 1851, à Christiania, eût été générale comme celle de 1845 sans l’absence des étudians d’Upsal, qui n’accomplirent que pendant l’année suivante leur voyage en Norvège. Celle qui a eu lieu dans l’été de 1856 a été de la sorte, à vrai dire, la seconde réunion vraiment générale.

Si quelque touriste non initié visitait au mois de juin 1856 Stockholm et Upsal, il a dû s’étonner de l’avalanche de discours et de sentimens patriotiques qui venaient fondre sur la Suède avec la belle saison. Pendant toute une semaine, ce n’a été dans Upsal et Stockholm que hurras, chants nationaux, interminables harangues, mouchoirs agités aux fenêtres et bouquets jetés par les rues, avec accompagnement de banquets et de toasts bruyans. Le programme obligé était resté le même : visite des étudians de Copenhague, de Christiania et de Lund à ceux d’Upsal; pèlerinage aux tertres du vieil Upsal, tombeaux des trois grands dieux Odin, Thor et Frei; discours et poèmes en l’honneur des ancêtres, de la gloire récente ou de la gloire passée; souhaits enfin d’une alliance conforme aux anciens souvenirs. Un des plus intéressans épisodes de la dernière fête a été certainement l’offre aux étudians norvégiens d’une bannière brodée pour eux par les dames d’Upsal. Il faut avoir quelque connaissance de ces beaux pays pour comprendre quels charmes leur nature si originale peut mêler aux fêtes patriotiques de la jeunesse. Upsal, assise aux bords de la petite rivière du Fyris, est dominée sur la rive droite par une colline verdoyante au haut de laquelle sont situés le château et la bibliothèque, à quelque distance de la cathédrale et de la célèbre université; tout autour s’étendent d’admirables promenades, bosquets et charmilles, que les sapins encadrent et qu’embaument aux chaudes soirées d’été les parfums pénétrans du Nord. En juin, comme on sait, l’extrême Nord ne connaît pas la nuit. A la hauteur de Stockholm et d’Upsal, pendant une semaine environ, la nuit est remplacée par une lueur mystérieuse qui inspire à l’étranger l’incertitude et une sorte de terreur. Ce sont bien les nuits d’acier dont parle la reine Christine, c’est l’éclat métallique d’un ciel opaque et terne, où l’on sent le froid du matin toujours présent sous le pâle reflet d’un soleil caché. Par une telle nuit, à une heure du matin, les trois paquebots à vapeur amenant les étudians de Lund, ceux de Copenhague et ceux de Christiania, entrent dans les eaux du Fyris et s’arrêtent devant les quais d’Upsal. Malgré l’heure avancée, toute la petite ville est en émoi. Les étudians d’Upsal, aux casquettes blanches, sont rangés sur le rivage, chaque nation universitaire avec sa bannière en tête; au chant national suédois, qu’a entonné le chœur des nouveaux venus, se mêlent les fleurs jetées à leur rencontre et de cordiales embrassades; ce ne sont pas seulement les membres d’une famille commune, ce sont d’anciens hôtes qu’on reconnaît et qu’on aime. Voici le Danois, spirituel et brave; de quel cœur on eût fait avec lui la campagne des duchés contre les Allemands! Voici le Norvégien, fier et loyal; il semble porter inscrite au front la beauté majestueuse de son incomparable pays. En tête de chaque troupe s’avancent des chefs respectés, des professeurs que leur science a rendus célèbres. Ce n’est pas un Rütli où se trame quelque conspiration; l’idée de la liberté et le sentiment du patriotisme planent cependant au milieu des airs. On monte au bois d’Odin, sur la hauteur voisine, où les strophes suivantes, chantées par les étudians de Lund et d’Upsal, saluent Norvégiens et Danois :


« ... Fils de l’extrême Nord, assemblés ici au plus haut point du globe terrestre, sans autre frontière que l’Océan, sans autres voisins que les neiges éternelles, prions. Disparaissez de nos annales, sanglans souvenirs! Voici qu’approche un temps de concorde et de paix !

« L’arbre scandinave, de ses rameaux verdoyans, enveloppe Dana, Nore et Svea. Sa couronne est partagée, il est vrai, mais son tronc reste vert et vigoureux. Nulle force ne le saura maintenant diviser, nous le jurons par Odin, Thor et Frei! »


Il est trois heures du matin; la beauté du lieu, le silence de la nature, assoupie sous une sorte de lumière magique, et que ne trouble pas le chœur harmonieux des voix humaines, enfin les nobles sentimens suscités dans les âmes ont déjà transformé les premières impressions en durables souvenirs. Le lendemain, dans le même lieu, un des professeurs d’Upsal, M. Böttiger, poète aimé du Nord, remet aux étudians norvégiens la bannière qui leur est offerte, tandis que les Suédois chantent les strophes suivantes, composées par une des donatrices :


« Le cœur du jeune homme, fortement ému, a le chant pour interprète. Le sentiment de la femme au contraire ne se trahit que par sa rougeur ou par une larme. Le soleil fond la neige, la main du printemps tisse la fleur: aussi secret et silencieux est le travail de la timide jeune fille pendant que la joie fait battre son cœur.

« Le cœur nous bat, à nous femmes suédoises, pour l’honneur de la Scandinavie. Aussi avons-nous travaillé en silence, faisant passer nos âmes dans l’œuvre de nos doigts et le secret de nos rêves dorés dans de simples images. Voyez cette bannière : voici la croix éclatante sur ce fond empourpré; au-dessous est une lyre que nous avons couronnée de lauriers; puisse-t-elle résonner toujours d’accens paisibles et purs!

« Mais s’il faut combattre les ténèbres, le mensonge ou l’injustice, portez-la, notre bannière, haut et ferme, car elle est consacrée à la lumière! Et, vous souvenant des filles de Svéa, vous souvenant de l’instant heureux de cette réunion, chantez notre chant suédois : «O jeune homme! si tu as un cœur pour suivre les traces de tes pères, vole à la défense de ta patrie; venge-la ou meurs! »


Suit la réponse des étudians, qu’un d’entre eux improvise; nouvelle invocation à la bannière, à la patrie, à l’avenir, le tout couronné de neuf hurras qui fendent les airs.

Voilà, dira-t-on, un pays où la poésie court les champs! Oui, les champs, les rochers, les lacs et les rivières. Il faut voir comme, au sortir du long hiver et dès que paraît la courte et brillante saison d’été, ces Suédois s’élancent sur les eaux, dans les campagnes, et se mêlent, comme ils disent, u dans la nature. » Et sous quelque prétexte qu’ils se trouvent réunis, dans ces fêtes d’été comme dans les solennités universitaires, sur les mille embarcations légères qui, à l’aide de la vapeur, sillonnent en courant ces belles eaux vivantes et pures, ou bien dans les marches en commun, cette jeunesse, plus naïvement joyeuse et plus sérieuse à la fois que la nôtre, cette jeunesse, qui aime encore et célèbre son Dieu et son roi, charme sans cesse la route par les chants nationaux, dont pas un d’entre eux n’ignore paroles et musique. Pour peu que la circonstance devienne solennelle, comme à l’occasion d’une fête scandinave, les discours viennent s’ajouter aux chants avec une rare fécondité. Ajoutez l’intervention fréquente des mères et des sœurs, sûrs indices de l’alliance conservée chez ces peuples entre le patriotisme et le respect de la famille.

Pour certaines gens, il est vrai, les sentimens excluent les idées. « Fêtes de jeunesse, disent-ils, et loisirs d’étudians! Vaines imaginations d’un avenir impraticable! Beau sujet de toasts et de harangues, de chants et de poésies, et, s’il voulait être pris au sérieux, digne sujet de moquerie et de caricatures[4] ! » Est-ce donc là tout, et le scandinavisme mérite-t-il cette justice sommaire? Est-il bien vrai que, sous le sentiment généreux d’une fraternité nouvelle, il n’y ait absolument nulle idée pratique, nul dessein salutaire et exécutable? N’y a-t-il là qu’un rêve de poètes et qu’une fantaisie de jeunes gens? Il faut reconnaître sans doute que des écrivains, des poètes ont été les premiers à raviver dans le Nord le sentiment presque effacé de la nationalité commune. Qu’importe cependant? et quel argument en saurait-on légitimement tirer contre les premiers efforts du scandinavisme, s’il est vrai que ces écrivains et ces poètes avaient de leur mission une haute idée, s’il est vrai qu’il ne s’agissait pas pour eux d’un jeu d’esprit, mais d’un patriotique dessein, et que la conscience claire d’une vérité lointaine, n’excluant pas la vue des difficultés pratiques, en donne plutôt la mesure, les domine et aide à les vaincre? Non, ce n’était pas un vain jeu d’esprit que de montrer aux Suédois, aux Danois et aux Norvégiens, — par l’histoire remontant aux sources originales, comme l’écrivait Geijer, par la poésie s’inspirant des sagas, comme Tegner la chantait, par le drame national enfin, tel qu’OEhlenschlæger l’instituait sur la scène danoise, — quelle source de nobles sentimens et de glorieux travaux la vieille Scandinavie avait su tirer du développement de ses seules forces. Ce ne pouvait être un conseil stérile que d’exhorter la jeune Scandinavie, après lui avoir révélé sa dignité, ses ressources, à ne pas demeurer au-dessous de ses premiers aïeux. Quels étaient les vœux des promoteurs du mouvement scandinave? Que chacun des trois peuples apprit seulement à mieux connaître les deux autres, et qu’à d’aveugles inimitiés succédât une mutuelle estime, base nécessaire d’une étroite alliance morale dans l’avenir; que cette future alliance, loin de rien enlever à un seul des peuples scandinaves, fortifiât chacun d’eux de tout le trésor de gloire et de force acquis à la famille commune. Voilà ce que demandaient les écrivains et les poètes scandinaves; ils ne se donnaient pas pour des politiques, ils ne prétendaient pas, comme on les en accusait, renverser ici un trône, modifier là une constitution, afin de rendre exécutables demain leurs beaux projets conçus d’hier. Les universités, il est vrai, ont adopté les premières et avec ardeur l’idée une fois émise, mais les jeunes gens sont devenus des hommes, ils ont pris place parmi les membres actifs et honorés de la patrie; ils ont siégé dans les assemblées délibérantes, tenu la plume ou manié la parole, après avoir au besoin, comme en Danemark, porté le mousquet, et leurs premières espérances ne les ont pas abandonnés, et les générations qui leur succédaient, quand elles ont voulu prendre à cœur, elles aussi, l’idée généreuse qui leur était offerte, n’ont pas été par eux détrompées ni détournées. Il n’est pas prudent de compter pour rien les vœux ou les inspirations de la jeunesse. La Providence n’a pas sans dessein mêlé aux sociétés humaines cet élément perpétuel de leur vitalité. La sève n’est pas tout l’arbre assurément, il y faut encore et les secrets conduits qui la contiennent et la dirigent, et les racines dans un sol bien préparé, et le feuillage dans un air pur; mais c’est par elle que se communiquent tout accroissement, condition inévitable de la vie, et finalement toute saine prospérité.

Le projet d’une alliance intellectuelle et morale entre trois nations d’une même famille n’offrait rien en vérité qui dût sembler chimérique, et il se montre aujourd’hui visiblement praticable. Non-seulement la classe éclairée, dans chacun des pays scandinaves, lit aisément les livres composés dans l’un ou l’autre idiome, et offre ainsi aux écrivains et aux poètes un plus nombreux auditoire, mais les journaux quotidiens commencent à insérer indifféremment des articles rédigés en suédois, en danois ou en norvégien (ces deux derniers langages sont d’ailleurs à peu près identiques); les enfans apprennent les trois langues dans les écoles; l’étude plus que jamais répandue de l’ancien islandais chasse les mots étrangers et aplanit les différences nationales; les théâtres s’unissent; les naturalistes, les archéologues, les médecins travaillent en commun... Rien n’empêchera sans doute que l’union littéraire, scientifique, morale, ne devienne aussi commerciale et industrielle. La diète suédoise élabore en ce moment un projet de navigation et de douanes communes entre la Norvège et la Suède. Le Danemark n’est pas éloigné de s’y associer. Je vois bien ce qu’un tel concert pouvait offrir d’incroyable aux contemporains de Charles XII, ou même à ceux de Bernadotte jusqu’en 1814 ; mais en quelques années il s’est fait toute une révolution morale, et ce qui semblait justement impraticable autrefois, ce que les esprits sceptiques déclaraient plus imprudemment, hier encore, chimérique et puéril, s’est accompli sous leurs yeux. Soit, dira-t-on, la commune alliance du nord scandinave, sous le triple rapport de l’idée nationale, des échanges intellectuels et même des intérêts matériels, paraît, s’il faut le reconnaître, possible aujourd’hui, nous l’accordons et ne voulons plus y contredire. N’en concluez cependant pas que le scandinavisme puisse jamais entrer dans le domaine des idées ou des faits politiques. C’est ici la pierre de touche de l’exacte et sévère réalité: ici les combinaisons sages et pratiques se condensent, prennent une figure et un corps, pour ainsi parler, et les songe-creux s’évaporent. — Voyons donc, faisons l’épreuve. Nous avons esquissé toute une période de l’histoire du scandinavisme, pendant laquelle nous l’avons vu briser sa première enveloppe, littéraire et poétique, pour aboutir à une alliance intellectuelle et morale, et même à quelque chose de plus. Cherchons s’il n’a pas aspiré plus loin encore, et s’il ne prétend pas en effet à se faire compter même par les politiques et les diplomates. Si nous le trouvions admis parmi leurs préoccupations et leurs calculs, ne fût-ce qu’au dernier rang et comme dans la réserve d’un conditionnel avenir, nous aurions donné la preuve que l’étude de cette première phase n’était pas inutile; nous aurions en outre recueilli quelques indices pour l’histoire contemporaine, quelques conseils peut-être en vue de prochaines complications, et nous aurions enfin ouvert une seconde période à l’histoire particulière du mouvement scandinave.


II.

Au préalable, et comme fin de non-recevoir, on oppose d’ordinaire au scandinavisme l’exemple de l’union de Calmar, comme si cet exemple ne rappelait pas au contraire la première protestation de la Scandinavie contre l’invasion de l’élément germanique[5]. D’ailleurs à l’objection générale qu’on veut tirer d’un épisode du XIVe siècle il est bien permis d’opposer les vues précises d’un des génies les plus puissans des temps modernes. Au mois de juin 1810, au moment où la Suède, incertaine sur le choix d’un héritier à la couronne, suppliait Napoléon de dicter ou de laisser entrevoir sa volonté, il fut aisé de comprendre, par les observations insérées au Journal de l’Empire, que l’avis de l’empereur et même son secret désir étaient que la diète suédoise votât pour le roi de Danemark et de Norvège. « Une telle réunion, disait notre chargé d’affaires aux députés suédois qui venaient lui demander le mot d’ordre, affranchira votre politique de l’influence russe et votre commerce de l’influence anglaise. Faites taire les préjugés. Formez un seul état dans lequel disparaîtront ces dénominations diverses qui entretiennent parmi vous la discorde et la haine; formez une grande puissance composée de trois peuples unis par les mêmes intérêts... » Un mois après, à la vérité, le chargé d’affaires de France recevait son rappel, mais c’était seulement parce que l’empereur ne voulait pas être engagé publiquement dans un dessein qui devait blesser la Russie. Son génie politique n’en avait pas moins donné raison d’avance aux projets de réunion qui commençaient de germer dans les esprits. Son alliance avec la Russie ne l’empêchait pas d’apercevoir pour la France et l’Europe, comme pour la Scandinavie elle-même, la nécessité d’un fort boulevard contre les envahissemens de cette puissance; au lendemain de Tilsitt, qui avait livré la Finlande, Napoléon voyait sa faute et pressentait Bernadotte.

Ainsi d’une part effort des peuples scandinaves à la fin du XIVe siècle pour résister, en s’unissant, à l’étreinte de l’Allemagne, d’autre part conseil donné à ces mêmes peuples au commencement du XIXe siècle par Napoléon lui-même de s’unir pour résister à la Russie, — ce double témoignage nous autorise à chercher au fond de l’agitation Scandinave des dernières années une pensée politique applicable et sérieuse.

Ne se trouvait-elle pas déjà, cette pensée politique, sous le premier vêtement, en apparence purement poétique et littéraire, de l’agitation scandinave? C’est un des caractères généraux de la rénovation intellectuelle des premières années du XIXe siècle que la littérature n’y apparaît plus comme un amusement inutile, mais comme l’expression la plus élevée du sentiment public, et ne séparant plus le poète du patriote et du citoyen. Interrogée plus attentivement ou mieux instruite de sa dignité et de ses devoirs, la conscience humaine a réclamé à la même date, dans les différens ordres d’idées, la part d’influence active et de respect qui lui est due; le goût des institutions libres s’est montré contemporain de l’essor intellectuel et moral; les diverses applications du juste, du vrai et du beau, solidaires en effet, n’ont point paru pouvoir s’isoler ou s’ajourner à plaisir. Chez nous, Mme de Staël et Chateaubriand, et après eux les fondateurs de l’école historique, les rénovateurs de la critique philosophique et littéraire, les poètes eux-mêmes, se sont trouvés par leurs seuls écrits mêlés au mouvement politique de leur temps et ont été entraînés à y prendre une part, quelquefois la plus active. Ce fut leur péril à quelques-uns d’entre eux, ce fut leur honneur à tous. Eh bien! il en a été de même chez les autres peuples qu’agitait comme nous le nouvel esprit. J’ouvre au hasard les œuvres de l’évêque Tegner, l’auteur de la Saga de Frithiof, et je lis dans un de ses discours, prononcé en 1817 à l’université de Lund, des paroles qui nous montrent là aussi la direction, toute politique et pratique, des idées nouvelles :


«... Cet esprit de liberté qui s’est manifesté dans toute l’Europe ne sera plus étouffé, dit-il, par violence ni par ruse. Sans se troubler, il poursuit tranquillement sa route, renversant à droite et à. gauche les vieilles constructions pourries et fondant sur elles les assises de ses temples. Il n’est pas question ici d’une populace en délire qui fait voler en éclats trône et autel, et qui célèbre sa victoire insensée sur les ruines de l’ordre et de tout l’état. Il n’est pas question des abus, mais du noble usage de la liberté. Il s’agit des droits éternels des peuples, tels que la conscience les révèle; il s’agit des principes les plus essentiels et les plus profonds qui soutiennent les états. Que demandent les peuples, au nord comme au midi? Rien autre chose, sinon ce que réclame la nature même des gouvernemens, destinés apparemment à aider au développement de l’humanité, et non pas à instituer le pouvoir d’un seul sur des millions d’esclaves ; rien autre chose que le droit d’établir eux-mêmes les lois auxquelles ils obéiront ensuite; rien autre chose que la responsabilité partagée par les gouvernans eux-mêmes, et le droit d’exprimer librement leur pensée dans les limites de l’ordre et de la sécurité publique. Ce droit étant le souffle même de la liberté, celui qui le restreint sans nécessité fait en vérité comme s’il arrachait à son pays la langue de la bouche, et montre le dessein de se faire servir, comme les despotes de l’Orient, par des esclaves muets. Ils demandent, ces peuples, qu’on ne les vienne plus abuser par le sot fantôme d’un prétendu droit devenu par héritage la possession d’une seule famille, et dont rien ne saurait faire déchoir, ni l’incapacité ni l’abus. Ils demandent un rapport plus libéral entre les différentes classes d’une même nation, la consécration de la liberté personnelle et des droits que la nature a donnés à toute personne humaine... Mépriser de telles demandes ne serait pas bien avisé, car, à coup sûr, tôt ou tard ces peuples prendront eux-mêmes ce qu’on leur aura refusé. Il y a des gens qui se réjouissent en disant que la révolution est finie et que l’ancien ordre est enfin rétabli. Ils se trompent; la révolution n’est pas finie; seulement elle était ivre, et son ivresse est dissipée; elle a repris possession d’elle-même, elle a recouvré l’usage de ses sens. Voyez-la, avec son regard ferme et tranquille, continuer sa route inévitable à travers notre histoire. Inutile effort que de vouloir lui faire rebrousser chemin pour ramener le vieux système avec ses formes légales! Ce qui a vieilli ne rajeunit pas; ce qui est précisément contraire à l’esprit nouveau ne se rétablit pas. Nous en avons de nos jours même un grand, un solennel exemple. Nous l’avons vu tomber, le héros des temps modernes, héritier de toutes les forces de la révolution, mais qui les avait fait servir au gigantesque édifice de sa propre grandeur. Pourquoi est-il tombé? Par quelques fautes de détail? Non. Par la supériorité de ses ennemis? Encore moins. Il est tombé parce qu’il a méprisé l’essor naturel de l’humanité, parce que le despotisme est le seul uniforme que ces âmes hautaines viennent toutes finalement revêtir; il est tombé parce qu’il a lutté contre l’esprit du temps nouveau, qui a été plus fort que lui. Les petits esprits insultent au puissant dans sa chute; mais ce qu’il n’a pu faire avec sa force de géant, les autres en vérité le pourront bien moins encore!... »


Voilà en quels termes Tegner, évêque et professeur en même temps que prêtre, parlait il y a quarante ans à la jeunesse suédoise dans une harangue universitaire. Nous n’étions pas les seuls, à ce qu’il paraît, à nous bercer de ce qu’on appelait les idées libérales : elles étaient mêlées à l’esprit public dans l’Europe tout entière; chaque peuple, dans son essor national et spontané, les avait rencontrées comme d’inévitables et sûrs pressentimens de l’avenir. Et en effet comment la Suède, le Danemark et la Norvège eussent-ils échappé à cette direction générale des esprits? Aussi bien que les peuples du continent, ces pays avaient été effrayés des excès de la révolution française et avaient ressenti ce premier ébranlement de l’Europe; bien plus, dans quelles complications pleines de péril et d’anxiété les péripéties de l’époque impériale ne les avaient-elles pas entraînés! Allié fidèle de l’empereur jusque dans son adversité, le Danemark avait été mutilé. La Suède, dépouillée par les Russes, ébranlée à l’intérieur par une révolution qui, si elle renversait l’absolutisme, devait placer un étranger sur les marches du trône, — la Suède avait failli périr. Dans sa renaissance inespérée, comment le sentiment de la nationalité tout à l’heure si menacée, comment le désir impérieux d’institutions libres n’eussent-ils pas trouvé une expression constante? Comment les poètes, s’ils voulaient entraîner les esprits et toucher les cœurs, n’eussent-ils pas été avant tout des amis ardens de la liberté, des libéraux, comme on eût dit en France, et en même temps des ennemis des Russes? Le désir de venger les insultes faites au dehors au nom suédois ne les avait pas moins inspirés que celui de conquérir un gouvernement libre. Il est aussi de Tegner, ce beau chant à la gloire de Charles XII qui est devenu pour les Suédois un chant national : « Le roi Charles, le jeune héros, il est debout au milieu de la fumée et de la poussière. Il tire son glaive et s’élance dans la mêlée. — Voyons, s’écrie-t-il, s’il mord bien, l’acier suédois! Hors du chemin, Moscovites, et courage, mes garçons bleus! » Et les imprécations contre la Russie, l’ennemie héréditaire, avaient retenti dès les premières réunions scandinaves : « Finlande, tu es toujours notre sœur, et la brise d’orient nous apporte les vœux de plus d’un ami... Un jour, il faut l’espérer, nous ferons voile vers cette côte; nous aurons bientôt tranché les liens qui retiennent les mains de nos frères!... »

On conçoit que, par ce double caractère d’effervescence libérale et d’hostilité contre un voisin redoutable, le scandinavisme ait apparu dès sa naissance comme un mouvement doublement politique en même temps que littéraire et moral. C’est chose curieuse que de reprendre aujourd’hui par le souvenir les espérances que le mouvement scandinave fournissait à l’opposition libérale pendant le règne de Bernadotte, et de calculer ainsi dès-lors ses premiers progrès et sa portée. En 1843, au milieu des périls que semblaient accumuler contre l’indépendance de l’un des trois peuples du Nord, et par conséquent contre l’indépendance de toute la famille scandinave, les incertitudes de la succession danoise, puis les fiançailles de la grande-duchesse de Russie avec le jeune prince de Hesse, qui avait des droits à cette succession; à la fin d’un règne où la libre discussion avait représenté comme menacées certaines libertés constitutionnelles, d’habiles et ardens écrivains signalaient déjà à l’opinion publique le scandinavisme comme l’arme destinée à conquérir la sûreté du dehors et les garanties réputées nécessaires à la dignité intérieure. Charles-Jean mourut en 1844, après avoir lutté contre ces tendances qu’il qualifiait de révolutionnaires, et qui pouvaient compromettre son système d’alliances. Le roi Oscar lui-même, pendant la première année de son règne, témoigna le désir que les étudians suédois ne prissent point part à une fête nouvelle déjà préparée, tant la royauté voyait avec inquiétude l’action de ce mouvement général devenir vraiment politique et faire contre-poids à sa propre influence!

Aussi n’est-ce pas sans étonnement qu’on a vu, lors de la réunion universitaire de juin 1856, le roi Oscar manifester, non pas seulement envers les étudians, mais, on peut le dire, envers le scandinavisme, des dispositions beaucoup moins défavorables. Les jeunes gens de Copenhague, de Christiania et de Lund venant visiter ceux d’Upsal, le roi les invita tous (environ huit cents) à un souper dans le château d’été de Drottningholm, et là il prononça devant eux plusieurs allocutions dont les termes avaient été à coup sûr sérieusement pesés à l’avance et qui avaient une importante signification. Les journaux français n’ont donné que deux de ces harangues : il y en a quatre, et chacune mérite d’être connue. Voici d’ailleurs toute la scène. Les étudians étaient réunis dans la grande salle du château, au premier étage; la galerie voisine avait été préparée pour les personnages de la cour, les professeurs qui avaient accompagné les élèves, et les notables des trois pays que quelque titre universitaire avait fait adjoindre à la fête. Le roi Oscar porta le premier toast au roi de Danemark, Frédéric VII, et c’est dans ce premier discours qu’il plaça tout d’abord un chaleureux souvenir de la lutte soutenue naguère par le Danemark, non sans le secours des Suédois et des Norvégiens, contre l’Allemagne : « Le roi Frédéric VII et le peuple danois, dit-il, sont inséparables dans notre hommage; ils ont traversé ensemble des épreuves difficiles, mais ils ont puisé une force irrésistible dans leur union, dans la justice de leur cause, et le drapeau danois, que leurs ennemis voulaient renverser et fouler aux pieds, mais qui pour cela était trop vieux et trop bon, flotte aujourd’hui aussi fièrement et aussi majestueusement que par le passé ! »

Ces paroles n’étaient pas de nature à plaire à la Prusse, qui, dit-on, s’en plaignit. Après une réponse, faite au nom du peuple danois, M. C. Ploug, directeur du journal le plus important de Copenhague et l’un des chefs du parti libéral, prit la parole pour proposer un toast au roi Oscar au nom de tous les étudians. Son discours résumait avec sincérité et précision les traits principaux d’une royale figure qui fait honneur à son pays et à son temps. C’est à ces paroles que le roi Oscar répondit par un toast à la jeunesse scandinave : « Ils sont loin de nous, dit-il, ces temps où des préjugés déplorables et des intérêts mal entendus armaient les uns contre les autres les frères d’une même race! Alors des guerres malheureuses divisaient nos forces et augmentaient la puissance et l’orgueil de nos ennemis... Il ne reste plus de ces souvenirs que ce qui en est glorieux... » Voilà les deux harangues que la presse a fait connaître; mais, après les avoir prononcées, le roi se rendit à la grande salle où se trouvaient les étudians : là il voulut porter de nouveau la santé du roi de Danemark et de nouveau féliciter la jeunesse des universités. Les mêmes souvenirs auxquels il avait déjà fait allusion furent alors exprimés par lui une seconde fois en termes non moins précis ni moins significatifs. Il affirma que personne ne pouvait savoir aussi bien que lui, son allié et son ami, de quel dévouement Frédéric VII se sentait animé envers le Danemark. « Quant au peuple danois, continua-t-il, il est digne de tout notre respect. On croyait que l’influence d’une longue paix avait endormi son courage et engourdi ses forces; mais quand est venue la tempête apportée du midi, le Danois s’est levé, et il a été digne de son passé glorieux, il a été à la hauteur du péril, il a été vainqueur!... » Puis, s’adressant à ses invités, le roi dit : « Tout sincère ami de la patrie contemple avec joie la jeunesse scandinave rassemblée ici dans une fraternelle union. Jeunesse et avenir, objets d’une pensée commune, s’éclairent aujourd’hui du soleil levant de la fraternité. Son éclat illumine les montagnes de la vieille Scandinavie, ses forêts épaisses, ses lacs d’eau vive, ses champs parsemés de fleurs. La discorde s’est enfuie, la haine a disparu. Nos poètes chantent la gloire commune; pour la commune défense, nos épées sont prêtes... A partir de ce jour, plus de guerre possible entre les trois peuples frères ! C’est l’inébranlable volonté inscrite au cœur des deux rois, au cœur des trois peuples du Nord! » Des tonnerres d’applaudissemens suivirent ces dernières paroles. Suédois, Norvégiens et Danois saluaient dans ce langage la première victoire gagnée par le scandinavisme, c’est-à-dire l’oubli des anciennes discordes; une bouche royale constatait et par là consacrait ce beau résultat : — plus de guerre possible entre les nations scandinaves !

Mais ce n’est pas tout : les différentes harangues du roi Oscar, outre le souvenir des défaites de l’Allemagne, outre l’assurance que les guerres fraternelles étaient finies pour jamais, contenaient quelques expressions générales et vagues derrière lesquelles on croyait apercevoir le conseil d’une alliance complète entre les trois peuples du Nord. Une telle alliance ne devait-elle pas nécessairement devenir un jour politique? A quelle distance précise l’union morale, déjà élaborée par les peuples et proclamée par leurs souverains, se trouvait-elle encore d’une telle consécration? Questions délicates qui naissent de l’épisode que nous venons de raconter, et auxquelles il nous reste à répondre en nous efforçant de ne pas dépasser les limites précises de la réalité.

Un orateur de la dernière réunion scandinave, M. C. Ploug, que nous avons déjà nommé, a résolument abordé lui-même ces questions et les a publiquement produites. Laissant là, comme faits accomplis, le rapprochement intellectuel et moral et la réconciliation fraternelle des peuples du Nord, il a porté un toast à leur union politique. Son discours datera dans l’histoire du scandinavisme comme un curieux témoignage des espérances que ce mouvement a fait naître, peut-être même comme un programme de l’avenir. « Le temps est venu, a-t-il dit, de saisir le côté extérieur et pratique de l’idée scandinave, et de savoir nettement ce qu’on veut, et comment on le veut. Si elle nous préserve de l’horreur des guerres fraternelles, notre mutuelle amitié nous assure-t-elle contre des complications politiques capables non-eulement de compromettre tous nos intérêts, non-seulement de blesser nos affections réciproques, mais, bien plus encore, de nous diviser et de briser toute notre alliance ? Non. Je prends un exemple : que serait-il arrivé si le ministère danois qui, au commencement de la guerre d’Orient, a entrepris d’importantes démonstrations au plus grand profit de la Russie, était resté au pouvoir jusqu’après le traité conclu par la Suède et la Norvège avec les puissances occidentales ? On aurait vu l’un des trois peuples du Nord s’allier au mortel ennemi des deux autres ! — Supposez maintenant que la guerre se fût prolongée au milieu de telles circonstances, enveloppant sans aucun doute tous les petits états : nos rapports mutuels ne fussent-ils pas devenus extrêmement tendus, sinon tout à fait hostiles, et nos sentimens de confraternité n’y eussent-ils pas péri ?… Est-ce là, en vérité, une sérieuse et forte union ? Non, sans doute. Pour réaliser l’alliance intime, profonde et sûre que conseille et réclame l’idée qui nous anime, ce n’est pas assez d’un simple rapprochement intellectuel et moral ; il y faut, n’en doutez pas, des liens politiques. »

Une alliance politique peut être de diverses sortes. M. Ploug n’essaie pas de déterminer laquelle serait la plus profitable ; il laisse de tels soins au temps, qui saura bien en décider. Il signale seulement une condition tout à fait indispensable à son gré : c’est que l’alliance politique soit basée sur l’entier maintien des libertés respectives ; chacun des peuples contractans doit conserver sa complète indépendance. Quelque étroitement unis en effet qu’ils puissent être par l’origine et par leurs sentimens actuels, ces peuples se sont développés pendant le cours des siècles par des voies différentes : chacun des trois est en possession d’institutions particulières qu’il ne veut à nul prix sacrifier ou laisser tomber en oubli ; mais à chacun des trois une alliance politique sur la base d’une entière indépendance offre toute sûreté. La Suède est trop puissante pour craindre d’être dominée par le Danemark ou la Norvège, et la Norvège, actuellement la plus faible dans l’union péninsulaire, se sentira fortifiée par l’alliance du Danemark, dont les institutions et la nationalité sont si rapprochées des siennes.

Que faire néanmoins si les souverains devenus alliés sont un jour d’avis différens ? Le Nord possède aujourd’hui deux rois qu’animent les mêmes sentimens dont leurs peuples sont animés ; entre leurs mains l’alliance resterait inébranlable et féconde, mais Dieu seul peut savoir quelle sera la pensée de leurs successeurs, dans quel esprit ils gouverneront, de quels conseils ils voudront s’entourer, à quelles inspirations ils prêteront l’oreille. Dans le cas où les souverains ne seraient pas intimement et fraternellement unis eux-mêmes, que deviendrait l’alliance politique? Des influences étrangères, intéressées à affaiblir ou à ruiner l’union scandinave, ne sauraient-elles pas mettre à profit les premiers dissentimens, exciter de part et d’autre la jalousie et le mauvais vouloir, et persuader en dernier lieu aux souverains qu’il y a désaccord entre leurs intérêts dynastiques et les intérêts nationaux?

D’abord on peut répondre que l’union des peuples commandera infailliblement celle des rois. Cela ne suffit-il point, M. Ploug n’hésite pas à prononcer le mot qui forme le nœud de son discours et en même temps, on peut le dire, le nœud du scandinavisme : il invoque, puisqu’il le faut, « l’unité dynastique. » Il n’espère pas, en présence des obstacles que crée la légalité, que cette unité soit obtenue prochainement; mais il regrette qu’en 1745, quand les Dalécarliens marchaient sur Stockholm en demandant le roi de Danemark pour successeur à la couronne suédoise, — en 1810, quand Napoléon recommandait Frédéric VI à l’élection suédoise, — en 1848 enfin on n’ait pas saisi l’occasion de la préparer ou de la mettre en pratique sans violer aucun serment ni aucun traité. « On me dira, continue-t-il en faisant entrer de plus en plus dans son discours les réalités de la politique actuelle : Comment venez-vous parler d’une union intime entre les états du Nord, vous Danois, vous, dont le pays vient d’accepter nous ne savons quelle monstrueuse union avec un état de la confédération germanique? — Je réponds : Je ne suis pas ici pour accuser ou défendre la politique de ma patrie. Je dirai seulement, pour ceux qui ne connaissent pas notre récente histoire, que, lorsque le choix nous a été offert, nous n’étions déjà plus libres, et que, pour ma part, je regarde la condition présente du Danemark comme une épreuve envoyée par Dieu pour resserrer et affermir notre nationalité. De cette épreuve, j’en ai la ferme espérance, mon pays sortira plus fort, plus énergique, plus digne enfin qu’il n’est peut-être aujourd’hui d’entrer dans la communauté scandinave. Le Helstat sera pour nous ce que l’union de Calmar a été pour la Suède; seulement il ne durera pas aussi long-temps sans doute. Le Helstat n’est pas un obstacle sérieux à l’union du Nord. Cette union est indispensable aux trois royaumes pour protéger au dedans leur liberté, au dehors leur indépendance, pour donner aux nations du Nord la place qu’elles méritent d’occuper dans l’histoire, et elle ne sera une vérité qu’après qu’elle aura été sanctionnée par une étroite alliance politique. »

Voilà ce qui s’appelle entrer dans le vif de la question, et l’on voit que les fêtes scandinaves de l’an dernier ne sont pas restées étrangères à toute idée politique et pratique. Par la voix du publiciste et du député danois, le Danemark lui-même y a fait intervenir la pensée des dangers qui le menacent de nouveau; ces dangers, qui ne peuvent être indifférens aux deux autres nations nées du même sang, deviennent précisément la pierre de touche du scandinavisme. Qu’il soit, comme il le prétend, capable de les conjurer, ou bien qu’il vienne s’y ajouter, ainsi que l’affirment ses adversaires, comme un nouveau péril, dans l’un et l’autre cas il prend une importance vraiment politique, et la seconde période de son histoire, dont nous n’avons vu encore que la préparation, est véritablement commencée.


III.

Sans vouloir reprendre tout au long l’histoire du Danemark pendant les dix dernières années, histoire difficile à saisir et difficile à exposer, il faut que nous insistions sur les récentes complications qui ont amené le péril où s’agite aujourd’hui ce petit royaume constitutionnel. D’abord c’est le cœur même de notre sujet, car nous toucherons ainsi du doigt la raison fondamentale et l’explication de l’importance qu’a prise en ces derniers temps le mouvement scandinave et des espérances qu’il a fait naître. Et puis on en conclura sans peine de quelle considération peuvent jouir actuellement, auprès de quelques-unes des grandes puissances de l’Europe, certaines doctrines d’équilibre européen et de droit politique; on aura, comme on dit en Allemagne, quelques-uns des signes du temps.

Le Danemark a vu plusieurs fois depuis dix ans et voit encore en ce moment mettre en question à la fois le triple intérêt de son intégrité territoriale, de ses libertés constitutionnelles et de son indépendance extérieure, c’est-à-dire finalement de son existence même comme nation. De plus, il est permis de croire que, dans la crise suprême qu’il subit, certaines puissances ses voisines ont engagé des espérances tenues dès longtemps en réserve. Dès 1848, l’incertitude de la succession royale d’une part, le bizarre et funeste amalgame de la monarchie danoise de l’autre, furent les sources des premières complications. On pouvait prévoir que la branche d’Oldenbourg allait s’éteindre. L’héritier le plus prochain et le plus direct devant être choisi, suivant la loi royale de 1665, dans la branche féminine de cette même famille, un parti anti-danois, qui couvait depuis longtemps en Holstein, éleva la double prétention que certaines parties de ce duché, soumises à un droit de succession particulier n’admettant pas l’hérédité suprême dans la descendance féminine, devraient se séparer du Danemark, si ce royaume tombait en quenouille, et que le Slesvig, aux termes de certaines déclarations des anciens rois, devrait rester en tout cas inséparablement uni au Holstein. Nous avons dix fois réfuté cette double et injuste réclamation, sous laquelle se cachait l’ambition du slesvig-holsteinisme. Pendant que la question de la succession royale était ainsi devenue un prétexte à l’insurrection, la révolution de février avait éclaté. Le roi Frédéric VII, fidèle aux derniers conseils de son père, Christian VIII, avait promis dès le 28 janvier 1848, quatre jours après son avènement, des institutions, libérales; il avait tenu sa promesse après la révolution, avait réuni une constituante, et le 5 juin 1849 le Danemark, délivré de l’absolutisme, avait pris sa place parmi les états constitutionnels dans le temps même où les institutions qu’il adoptait éprouvaient chez nous un subit revers. Ce progrès d’une nation intelligente vers la liberté, grâce à un noble accord entre la royauté et le peuple, ne faisait pas le compte de l’aristocratie des duchés. La crainte de voir disparaître des privilèges conservés du moyen âge jusque dans notre temps, la crainte tout au moins d’être réduits à abaisser leurs prétentions surannées devant les intérêts nouveaux de tout un peuple poussa les chefs de l’agitation slesvig-holsteinoise à chercher un asile et une protection dans la révolte même. Ils s’intitulèrent les gardiens des anciennes institutions, et ne trouvèrent que trop de sympathies dans les cabinets voisins, qui redoutaient la contagion d’une démocratie, quelque modérée qu’elle pût être. La Prusse en particulier ne se contenta pas de prêter aux insurgés son appui moral; elle leur envoya des troupes, sous le prétexte que le Holstein, état faisant partie de la confédération germanique, était menacé dans son indépendance, et elle se laissa entraîner à l’espérance de posséder un jour ces beaux ports du Slesvig et du Holstein, qui depuis longtemps excitaient sa convoitise. Les Allemands envahirent le Slesvig après le Holstein, et le Danemark eut à regagner par les armes son propre territoire. La guerre dura trois ans, de 1848 à 1851. Avec quelle énergie, avec quel succès inattendu ce petit peuple revendiqua ses droits, les noms de ses victoires, les noms d’Idstedt et de Fredericia l’attestent. Malheureusement les armes ne suffisaient pas à trancher un nœud qui allait se compliquant chaque jour. A la question d’intérêt territorial, telle que l’avaient posée l’incertitude de la succession royale et l’invasion étrangère, se trouvait étroitement unie la question constitutionnelle; le Slesvig étant occupé par l’ennemi, la constitution de 1849 n’avait pas été étendue à ce duché; il s’agissait de savoir si les négociations n’enlèveraient pas aux Danois ce qu’ils avaient reconquis sur le champ de bataille, au prix de leur sang, et si la réaction générale qui déjà s’était manifestée en Europe n’arrêterait pas l’essor de leurs nouvelles institutions.

C’est précisément ce qui arriva. Toutes les grandes puissances durent prendre part aux conférences qui s’ouvrirent en 1851 en vue de régler les questions que la guerre interrompue laissait pendantes, et qui concernaient l’équilibre général. L’Allemagne était directement intéressée aux affaires d’un duché faisant partie de la confédération; l’Autriche était entrée dans le débat, et même, vers la fin de la guerre, son influence avait presque supplanté celle de la Prusse. La Russie, de son côté, n’avait pas vu avec indifférence la Prusse méditer un notable accroissement, l’état danois acquérir une constitution libérale, et la Suède sur le point de s’unir à ce royaume contre les envahissemens de l’Allemagne. L’empereur Nicolas avait donc envoyé quelques vaisseaux dans les eaux danoises pendant la guerre même, et son invitation formelle, équivalant à un ordre, avait fait rétrograder les Prussiens quand déjà ils avaient envahi le Jutland; mais, une fois les négociations ouvertes, la Russie s’était empressée de se mettre d’accord avec l’Autriche et la Prusse, et l’accord s’était fait sans peine. Les puissances occidentales, la France et l’Angleterre, qui avaient en 1721 garanti formellement au Danemark la possession du Slesvig, prirent aussi place aux conférences, mais sans doute avec une attention qui se détourna souvent sur leurs affaires intérieures. La paix avait été conclue en principe entre le Danemark et la Prusse le 2 juillet 1850, et le protocole de Londres (4 juillet) avait préparé la solution de la grave question de la succession au trône en décidant que les grandes puissances, afin de garantir l’intégrité de la monarchie danoise, désigneraient, d’accord avec le roi de Danemark, un héritier également acceptable pour les duchés et le royaume. C’est ce que régla définitivement le traité de Londres, signé le 8 mai 1852, et qui réservait au nom de toute l’Europe la couronne danoise au duc de Glucksbourg et à sa descendance mâle. Les deux questions territoriale et constitutionnelle venaient d’être réglées en même temps aux conférences de Vienne. Le système du Helstat y avait été adopté, c’est-à-dire que désormais, en vertu du principe de l’intégrité de la monarchie danoise proclamé au nom de l’Europe, les duchés de Holstein et de Lauenbourg, sans voir rompre leurs liens avec la confédération germanique, étaient cependant plus étroitement que jamais rapprochés du Danemark, puisqu’ils devaient dorénavant faire partie, au même titre que le Slesvig, de l’ensemble de l’état ou Helstat, puisqu’ils devaient être aussi bien que le Slesvig représentés dans une assemblée commune chargée des intérêts du gouvernement de toute la monarchie, puisqu’enfin une constitution commune à toutes les parties de la monarchie danoise devait relier ces parties entre elles, sans nulle différence foncière, chacune conservant ses anciennes institutions locales.

Voilà quelle solution la diplomatie européenne sut trouver à la triple question danoise, aux questions territoriale et constitutionnelle, et à celle de la succession au trône. On saisit facilement quels changemens cette solution apportait à l’ancien état de choses. Avant 1848, la monarchie danoise ne se composait, à vrai dire, que du Danemark propre, c’est-à-dire du Jutland avec les îles, et du Slesvig; sa frontière était le fleuve Eyder, au sud de ce dernier duché, l’ancienne frontière scandinave, Eidora romani terminus imperii. Ces deux parties de la monarchie danoise étaient régies par l’absolutisme, mais chacune d’elles jouissait d’états provinciaux dont la constitution et les droits analogues n’instituaient aucune fâcheuse inégalité. Le roi de Danemark était en outre duc du Holstein et du Lauenbourg, états allemands régis par leurs lois locales et traditionnelles. Seulement entre ces duchés et la monarchie danoise proprement dite il n’y avait qu’union personnelle, c’est-à-dire que les droits particuliers du roi de Danemark étaient l’unique lien; les duchés allemands n’étaient rattachés à la monarchie danoise que comme le Hanovre l’était à l’Angleterre, comme le Luxembourg l’est à la Hollande. — Désormais cet ancien ordre était changé; la monarchie danoise, au lieu de s’étendre jusqu’à l’Eyder, c’est-à-dire jusqu’au sud du Slesvig, irait jusqu’à l’Elbe, c’est-à-dire jusqu’au sud du Holstein et du Lauenbourg, comprenant ainsi ces duchés tout aussi bien que le Slesvig, le Jutland et les îles; ces duchés cependant continueraient à être allemands, pendant que leur union avec le Danemark, de personnelle qu’elle était, deviendrait réelle. Quant aux institutions libérales que s’était données le Danemark en 1849, elles n’étaient pas étendues au Slesvig, qui restait soumis, comme les duchés allemands, à l’absolutisme, pendant que le Jutland et les îles formaient un petit état constitutionnel. C’est ainsi que la diplomatie avait compris l’unité et l’intégrité danoises; c’est ainsi que le Danemark fut alors et qu’il est aujourd’hui organisé.

Ne savait-on pas pourtant que l’antagonisme des deux nationalités germanique et scandinave avait fait de l’Allemagne l’ennemie pour ainsi dire naturelle des peuples scandinaves? L’influence germanique, toute-puissante dans le Holstein, pays allemand, n’avait-elle pas déjà envahi toute la partie méridionale du Slesvig? Rapprocher plus que jamais le Holstein de la monarchie danoise, bien plus, l’y enfermer, et cela peu de temps après que ce duché s’était révolté contre l’influence danoise, et après qu’il avait tenté d’entraîner avec lui le Slesvig, n’était-ce donc pas introduire de vive force chez les scandinaves cet élément germanique qu’ils croyaient précisément devoir redouter et éloigner? De quel droit interdire au Slesvig la jouissance des institutions libérales que le roi de Danemark lui avait destinées en 1849, et que l’occupation allemande avait seule empêché de lui appliquer en même temps qu’on l’avait fait au Jutland et aux îles? Frédéric VII n’était-il pas maître absolu du Slesvig, fief scandinave de sa couronne, au même titre qu’il était souverain du Danemark? A quoi bon la guerre soutenue pendant trois années par les Danois contre l’Allemagne, à quoi bon le meilleur de leur sang versé par eux, si ce n’était pas pour reconquérir ce duché de Slesvig, terre danoise? La diplomatie devait-elle le leur ravir après qu’ils l’avaient repris par les armes? Chacun croyait que le Slesvig devait être intimement rattaché au royaume et placé sous les mêmes institutions. Quand Frédéric VII déclarait que la monarchie danoise serait désormais une monarchie constitutionnelle, il n’entendait pas faire exception pour ce duché. Bien plus, négliger l’occasion offerte de faire cesser la conformité dangereuse des institutions du Slesvig et de celles du Holstein, isoler au contraire le Slesvig du Jutland et des îles danoises par le gouvernement et l’administration, qui exercent tant d’empire sur les mœurs, c’était créer un nouveau slesvig-holsteinisme, c’était semer les germes de nouvelles révoltes, c’était appeler la guerre avec l’Allemagne et le démembrement politique.

Quant au traité de Londres, qui désigne pour héritier de la couronne danoise le duc de Glucksbourg, il a fait disparaître les droits légitimes de nombreux héritiers que la descendance féminine plaçait entre la maison d’Oldenbourg, qui va s’éteindre, et celle de Holstein-Gottorp; il ne laisse plus entre elles que le duc de Glucksbourg et ses deux fils, encore enfans. Est-ce là une succession bien assurée? Joignez aux chances ordinaires de la mortalité humaine les hasards d’une épidémie subite; le duc et ses deux enfans ne peuvent-ils pas disparaître, et alors que reste-t-il? La maison de Holstein-Gottorp, dont le chef est sa majesté l’empereur de Russie, qui, dans la série de ses titres, n’a pas retranché celui d’héritier du Slesvig-Holstein, le même prince qui, hier encore, lors de la signature du traité de Londres, a formellement réservé les droits de sa maison. L’empereur de Russie, dites-vous, se trouvera réservé, dénué d’ambition, modeste, « grand et généreux. » Nous le voulons. Eh bien! le cas échéant, il ne prendra donc pas la couronne danoise ; même quand le fruit lui semblerait mûr, il ne le cueillera pas de sa main. Qu’importe, s’il envoie son serviteur pour le cueillir? Non, l’Europe ne le laissera pas s’emparer du Danemark; mais l’Europe ne pourra pas annuler sans doute ses droits de famille, ses vieux droits féodaux héréditairement transmis et légués, et vous reconnaîtrez pour roi de Danemark un de ses vassaux, un des cent princes allemands qu’il aura su envelopper dans la redoutable trame de ses alliances de famille. Et dès aujourd’hui comment le duc de Glucksbourg ne serait-il pas pénétré de reconnaissance envers la Russie, et comment lui reprocheriez-vous même cette reconnaissance qui part d’un cœur non oublieux des bienfaits? N’est-ce pas l’empereur Nicolas qui a le plus contribué à faire le duc de Glucksbourg héritier du Danemark ? Demandez au prince de Hesse, qui, partant pour Varsovie, où le mandait le tsar, montant en voiture et disant adieu à quelques dévoués confidens, déclarait encore qu’il n’abandonnerait jamais ses droits à la couronne danoise, et qui revint cependant de la conférence impériale prêt à signer toutes les renonciations demandées. Ne se rappelle-t-on plus la toute-puissance qu’exerçait, il y a quelques années, en Europe l’empereur de Russie? L’histoire anecdotique de cette époque en offrirait de curieuses preuves, tout comme l’histoire générale et retentissante de la France et de l’Europe pendant les années qui suivirent montrerait cette puissance et l’ascendant de la Russie ramenés à leur juste mesure. — Double danger, de la part de la Russie et de l’Allemagne, pour l’indépendance future et présente même du Danemark, pour sa nationalité au dedans, pour sa liberté d’action au dehors, c’est tout le résultat du traité de Londres, et si la diplomatie a cru assurer l’unité et l’intégrité de la monarchie danoise, il y a bien apparence qu’elle s’est trompée; elle a rendu inévitables sa dissolution, son démembrement. Pour peu qu’on néglige d’y apporter un prompt remède, il faudra rayer le Danemark de la carte d’Europe.

Voilà ce que disaient, voilà ce que disent encore aujourd’hui ceux des citoyens danois qui redoutent pour l’avenir de leurs institutions comme pour leur indépendance et leur nationalité même l’ascendant de la Russie et l’influence de l’Allemagne. Ils auraient souhaité avant tout que la constitution libérale du 5 juin 1849 fût étendue, comme elle devait l’être en effet, au duché de Slesvig, afin que l’ancienne monarchie danoise restât unie comme par le passé. Quant au Holstein et au Lauenbourg, ils ne demandaient pas que l’antique union personnelle fût changée en union réelle : leur défiance de l’Allemagne allait jusqu’à leur faire admettre, s’il le fallait, que les duchés allemands fussent complètement détachés du Danemark et intégralement rendus à la confédération germanique. Pour eux, le Danemark allait jusqu’à l’Eyder, et non pas jusqu’à l’Elbe. Ils formaient et forment encore aujourd’hui le parti eydériste, le parti constitutionnel ou national. Nous ne nous trompons pas en affirmant que ce parti comptait dans ses rangs, au moment où la solution diplomatique fut imposée au Danemark, bon nombre des Danois les plus éclairés, les plus dévoués. Ils durent se résigner à subir ce qu’on appelait la nécessité européenne. On leur disait : « Le Helstat agrandit nos frontières et augmente nos richesses. Pourquoi renoncer au Holstein, à ses bons pâturages et à ses bestiaux? Nous finirons bien par mater l’esprit de révolte ou d’indépendance qui agite les duchés allemands, et nous les forcerons à reconnaître la domination danoise. » Les Danois éclairés ne l’espéraient pas; ils acceptèrent tristement la légalité qu’on leur imposait, et ils attendirent que les embarras et les complications de la pratique vinssent malheureusement justifier leurs prévisions. Ces complications ne tardèrent pas à se montrer; ce sont elles qui font aujourd’hui des affaires intérieures du Danemark et de ses rapports extérieurs le plus obscur et le plus dangereux chaos. Pour un petit pays de trois millions d’habitans, c’est trop en vérité de contenir, en présence l’une de l’autre, deux nationalités ennemies, comme la scandinave et la germanique, et deux sortes de gouvernement, l’absolutisme et les institutions libres. A une machine bien faite, une seule roue maîtresse, qui contient et règle par son mouvement bien ordonné toutes les autres, suffit d’ordinaire; mais la machine du Helstat, au lieu d’une roue principale, en a sept, sept assemblées et sept constitutions! Parmi les ministres qui entourent le roi, il y en a qui ne s’occupent que des duchés et qui par conséquent sont irresponsables et absolus; il y en a qui gouvernent le Danemark proprement dit, et qui sont alors constitutionnels; il y en a qui sont à la fois, par leur administration quand elle pénètre dans le Danemark proprement dit, responsables envers les chambres de Copenhague, et, par une autre face de leurs attributions, représentans d’un roi absolu, n’ayant, envers leurs administrés, aucun compte à rendre.

Nous avons trop souvent dépeint la confusion administrative et permanente que le Helstat a imposée jusqu’à présent au Danemark pour que nous ayons besoin d’y insister encore. Les conséquences politiques de ce système nous intéressent seules aujourd’hui : elles méritent d’être signalées.

Quelle a été la conduite du cabinet danois pendant la guerre d’Orient? Après avoir proclamé de concert avec la Suède et la Norvège sa neutralité, cédant alors sans aucun doute à l’entraînement de la confraternité scandinave, nous l’avons vu, retenu par d’autres attaches, se refuser à partager l’alliance occidentale acceptée par les deux nations voisines, et s’abstenir de signer le traité du 21 novembre 1855. Bien plus, au moment où les mauvaises dispositions de l’Allemagne se faisaient le plus vivement sentir, le roi de Danemark se voyait singulièrement partagé, inclinant vers la France et l’Angleterre avec le reste des peuples scandinaves et comme souverain scandinave lui-même, mais entraîné vers la Russie avec l’Allemagne comme duc de Holstein et de Lauenbourg et comme membre de la confédération germanique. Que fût-il arrivé, si la diète eût fait alliance avec la Russie? Le roi-duc eût été obligé d’envoyer son contingent à l’armée allemande, tandis que la nation danoise se décidait indubitablement pour l’alliance occidentale; les différens corps mis en campagne par Frédéric VII auraient pu se rencontrer en ennemis sur les mêmes champs de bataille. — Veut-on toucher du doigt les autres conséquences politiques du Helstat? Nous avons déjà dit de quel poids la Russie devait peser désormais sur les destinées du Danemark, soit par suite du rôle principal que l’empereur de Russie a rempli dans l’élection du duc de Glucksbourg, soit par la seule autorité des droits que la famille de Holstein-Gottorp, dont le tsar est chef, s’est réservés pour l’avenir. N’y insistons plus, mais montrons par un troisième exemple, celui de la crise actuelle, que ce n’était pas une prédiction fausse ou exagérée de dire que l’introduction de l’élément germanique dans la monarchie danoise serait un germe à la fois de discordes civiles et d’inextricables embarras politiques à l’extérieur; montrons les duchés se révoltant contre cette captivité légale du Helstat et appelant aujourd’hui à leur secours, outre les cabinets de Berlin et de Vienne, la diète de Francfort!

Pendant le courant de l’été dernier, lors de la première session complète du conseil général de la monarchie, onze membres appartenant à la députation des duchés exprimèrent tout à coup des griefs inattendus. Ils prétendirent que la constitution commune, publiée en 1855, était entachée d’illégalité pour n’avoir pas été soumise à la sanction des assemblées provinciales de Holstein et de Lauenbourg, et ils demandèrent expressément que ces assemblées fussent convoquées sans plus de retard pour être consultées sur cet acte politique. En vain leur répondit-on que la constitution commune, avec le consentement et à l’instigation des cours de Berlin et de Vienne, avait été octroyée par le roi de Danemark et n’avait pas même été présentée à l’approbation des chambres de Copenhague : ils persistèrent et furent abandonnés par la majorité du conseil. Derrière eux cependant étaient les cours allemandes, prêtes à ramasser l’arme tombée des mains de ces enfans perdus, et qui, y joignant une autre plainte aussi peu fondée, relative à la vente parcellaire, c’est-à-dire démocratique, de quelques domaines publics dans les duchés, vente ordonnée par le gouvernement danois sur l’avis des états provinciaux, firent de ces réclamations intempestives le sujet de notes pressantes d’abord et bientôt menaçantes, sous le poids desquelles le Danemark a véritablement sujet de trembler aujourd’hui. En effet, les cabinets de Vienne et de Berlin ont déclaré que, si la constitution commune n’était pas soumise à l’approbation des assemblées provinciales du Holstein et du Lauenbourg, ils saisiraient la diète de Francfort du soin de protéger les duchés contre ce qu’ils appellent l’oppression danoise. La réponse du Danemark aux cours allemandes a été, sur le point principal, négative. L’affaire de la constitution commune est un fait accompli; le Danemark, qui ne l’a acceptée naguère qu’à regret, forcé qu’il y était par cette même diplomatie allemande qui lui fait un crime aujourd’hui de son ancienne obéissance, ne peut pas la remettre en question aujourd’hui et permettre aux cabinets de Vienne et de Berlin d’intervenir dans ses affaires intérieures sans reconnaître, en face de ce dernier affront, qu’il n’a plus aucune indépendance. La question n’est pas purement allemande, puisque la confédération prétend faire modifier la constitution commune à toutes les parties de la monarchie danoise, même aux parties scandinaves. La guerre la plus injuste peut donc éclater, si les grandes puissances ne sauvegardent pas l’équilibre européen en sauvant le Danemark.

Oui, le Danemark, dans l’état actuel des choses, n’a en perspective, en dehors d’un arbitrage des grandes puissances, que la guerre même. S’il eût accepté l’ultimatum allemand tel qu’il a été récemment présenté, les duchés, triomphant de son excès d’humiliation, eussent senti leur force, désapprouvé la constitution commune en vigueur depuis deux années, et résisté plus énergiquement que jamais au Helstat. Le Danemark a refusé, et il refuserait sans doute aussi un ultimatum de la diète de Francfort; alors quelle autre issue que les deux que nous avons indiquées? Voici en attendant (nouvelle preuve de la dislocation du Helstat) que le duché de Slesvig, province tout à fait danoise, mais infectée dans sa partie méridionale de l’influence allemande, et entraînée par là vers l’ancien et factieux projet d’une alliance avec le Holstein, a répondu au gouvernement danois par le refus de voter l’impôt! C’est la guerre civile en attendant la guerre étrangère. L’une et l’autre sont prêchées aux duchés, y compris le Slesvig, par les pamphlets allemands. Pour quelques livres ayant en vue la conciliation[6], il y a vingt brochures belliqueuses. Qu’on lise les Lettres sur le Slesvig-Holstein, de M. Moritz Busch, les articles de M. E.-M. Arndt dans la Gazette de Cologne, et les écrits de M. Wilhelm Beseler. « Le Danois, dit M. Arndt, pénètre au milieu des Allemands comme une dangereuse graine. Il s’attribue la force et la puissance, et prétend réussir, avec le temps, à faire disparaître la race allemande pour la faire entrer de force dans sa petite nationalité ! Le cœur se soulève devant les violences hypocrites de ces Danois, qui ne s’abstiennent pas même du crime. En sera-t-il longtemps ainsi? Non, répondent les cœurs généreux. Le jour des représailles approche. Il sème une haine qui retombera sur sa tête, ce petit peuple, le plus vain et le plus rempli de fiel qui soit sur la terre, et qui ose ainsi opprimer et piller les belles péninsules et les belles îles de la Baltique... Nous espérons en Dieu, dans le Dieu allemand!... » Et M. Beseler termine une longue brochure sur la question des duchés[7], après avoir imploré leur séparation complète d’avec le Danemark, par ce cri de haine et de guerre : « Citoyens des duchés, nous n’adressons qu’une prière aux puissances de l’Allemagne. Ce sont elles qui nous ont fait tomber les armes des mains il y a six ans pour conclure des armistices et des traités de paix; nous détestons ces traités! Qu’elles nous rendent nos armes : nous saurons bien nous affranchir et nous venger nous-mêmes! »

C’est ainsi que parlent en ce moment les écrivains allemands ou slesvig-holsteinois. L’un veut courir tout de suite aux armes; l’autre, effrayé des redoutables entreprises de « ce petit peuple danois » contre la grande patrie allemande, invoque le Dieu allemand, et s’indigne déjà de voir les îles de la Baltique, Seeland et Fionie, aux mains des Danois. A qui veut-il donc qu’elles soient? L’aveu est naïf, et rappelle trop les velléités maritimes de la Prusse avec le chant national au Slesvig-Holstein meerumschlungen. — Beaux témoignages en faveur du Helstat ! Le Danemark n’en voulait pas, et voilà comment les duchés allemands l’acceptent. Qui donc est satisfait à la suite d’un si malheureux arbitrage? Ni l’un ni l’autre des deux plaideurs apparemment. Serait-ce quelqu’un des juges?

On voit que les belles combinaisons du Helstat n’ont fait qu’attirer au Danemark cent ennemis du dehors. A l’intérieur, on a pu entendre maint craquement et maint gémissement de la machine en désarroi. Que veut-on que fasse le gouvernement danois, si d’une part la diplomatie européenne lui impose une combinaison politique hérissée de mille difficultés pratiques, et si d’un autre côté la diète de Francfort vient s’interposer entre ces difficultés et lui, pour l’empêcher de les aplanir ou de les vaincre? A quoi bon une seconde guerre? Celle qui a eu lieu de 1848 à 1851 n’a déjà servi de rien. Il faudra des négociations à la suite des nouvelles hostilités, et les grandes puissances, consultées précédemment, seront appelées de nouveau à y prendre part. Pourquoi l’arbitrage n’aurait-il pas lieu avant qu’on en vienne aux armes? Mais dans ce cas quel parti prendre?

C’est ici que le scandinavisme prétend offrir une solution. — Prenons, disent les partisans de l’idée scandinave, l’Allemagne au mot. La confédération germanique remet d’elle-même en question une partie du système imposé naguère au Danemark par la nécessité européenne. Nous acceptons. La constitution commune va donc être soumise à l’approbation des diètes provinciales. Nous, majorité des chambres de Copenhague, à qui vous ne sauriez refuser le droit d’émettre à ce sujet notre avis, nous la rejetons entièrement, nous trouvant probablement en cela d’accord avec les diètes du Slesvig, du Holstein et du Lauenbourg. Voilà brisé le lien détestable qui nous attachait ensemble malgré nous, Allemands et Scandinaves. À cette union contre nature nous en substituons une autre, naturelle, depuis longtemps souhaitée, utile à l’Europe, qui, nous l’espérons, la consacrera : l’union avec la Suède et la Norvège. Plus d’attaque à redouter du dehors ; nos voisins savent désormais qu’ils auraient affaire non plus au petit peuple danois, mais à trois peuples frères, aux trois nations scandinaves, dont les intérêts sont les mêmes, et qui se sont formellement obligées à se secourir mutuellement. Plus d’accusations de la part des duchés allemands contre la prétendue tyrannie des Danois : l’union réelle, qui les emprisonnait tout à l’heure dans la monarchie danoise, a disparu ; elle a fait place à l’union personnelle rétablie, c’est-à-dire que le roi de Danemark, comme par le passé, reste leur duc, faisant à ce titre partie de la confédération germanique, et par conséquent incapable de modifier sans le consentement de l’Allemagne les institutions allemandes. Que souhaiteraient-ils de plus ? Appartenir à la Prusse ? Ils ne le veulent pas, et d’ailleurs l’Europe ne verrait pas de sang-froid la Prusse acquérir leurs magnifiques ports. Former à eux seuls un état particulier et indépendant ? Ils n’y gagneraient rien en vérité. Ils n’ont donc aucun intérêt à se séparer complètement du Danemark, c’est-à-dire à rejeter l’ancienne autorité du roi-duc. Seulement ils doivent oublier le Slesvig. Par suite d’une longue indolence de la part du gouvernement danois, l’influence allemande s’est implantée dans la partie méridionale de ce duché ; ce n’en est pas moins une terre primitivement et essentiellement scandinave. Il est temps enfin de couper court à toute velléité de slesvig-holsteinisme, et il faut que chacun soit maître chez lui. Le Slesvig devra reprendre peu à peu les mêmes institutions qui régissent les autres parties du Danemark. Revenu de ses erreurs et rentré dans le giron scandinave, ce beau duché sera notre don du matin à notre fiancée suédo-norvégienne. Telle est notre première solution : une alliance politique des royaumes du Nord, avec l’anéantissement du Helstat, de telle sorte que le Slesvig soit véritablement incorporé dans le royaume de Danemark, tandis que les duchés du Holstein et du Lauenbourg ne formeront qu’un appendice assez indépendant de ce royaume, à l’exemple du Luxembourg annexé à la Hollande. — Cela ne suffit-il point, et l’unité dynastique est-elle absolument nécessaire pour consacrer l’alliance politique du Nord? Eh bien! la seconde solution est prête. Nous vous avons pris au mot tout à l’heure. Vous avez prétendu, quand déjà elle était incontestablement un fait accompli, réviser la constitution commune, et nous y avons consenti. Maintenant nous vous demandons, nous, la révision du traité de Londres, et vous reconnaîtrez nécessairement que constitution commune et traité étaient les deux colonnes d’un seul et même édifice. Vous avez renversé l’une; nous avons le droit, quand l’autre penche, de la pousser à terre et de déblayer le terrain. Voilà qui est convenu de concert avec toute l’Europe. Donnez toute indemnité nécessaire à l’élu du traité de Londres; il n’est plus le successeur éventuel à notre couronne. Que l’Europe, en vue de cette union scandinave qui doit élever un utile boulevard, maintienne pour y aider les renonciations des prétendans de la ligne féminine à la couronne de Danemark, et que cette couronne, redevenue libre, aille se placer sur la tête qui réunit déjà celles des autres royaumes du Nord, chacun des trois peuples alliés stipulant d’ailleurs sa complète indépendance, le maintien de ses institutions particulières et de son gouvernement intérieur.

Ainsi parlent les partisans du scandinavisme ; telle est la réponse qu’ils veulent opposer à l’intervention de la diète de Francfort. Ils entendent respecter tous les droits qu’a stipulés naguère la diplomatie, mais ils souhaiteraient que la diplomatie, mieux informée aujourd’hui à leur sens, consentît à modifier son œuvre, qu’ils croient funeste et impraticable. Ils ne voient de salut que dans l’union scandinave; pour y parvenir, ils consentiraient, nous l’avons dit, à de pénibles sacrifices, au cas par exemple où la Suède et la Norvège ne voudraient pas accepter dans l’association l’élément germanique. En vue de cette union, ils voudraient voir réviser le traité de Londres. Ils savent, à la vérité, que la légalité ne se défait pas aussi aisément qu’elle se façonne, et qu’il n’y a, pour la briser d’un coup, que les révolutions. Ils ne veulent pas des révolutions, qui tourneraient contre eux tous les cabinets de l’Europe, et qui répugnent d’ailleurs à leur cause noble et juste. C’est donc la diplomatie qu’ils implorent.

La preuve qu’il y a bien dans leurs vœux quelque chose de pratique et d’utile, c’est qu’au lieu d’argumens contre le scandinavisme pendant ces graves débats, on ne voit paraître, du côté même qui semblerait devoir lui être hostile, que des expédiens ou des solutions qui lui sont en certaine mesure conformes. L’écrit publié récemment par le propre beau-frère du duc de Glucksbourg, M. Le baron de Blixen-Finecke[8], montre bien qu’on ne dédaigne plus réellement le mouvement scandinave, mais qu’on essaie de le diriger à son profit. M. de Blixen-Finecke, sujet suédois et danois en même temps par les riches domaines qu’il possède en Scanie et dans l’île de Fionie, était naguère encore en Danemark le chef de l’opposition aristocratique contre le progrès des institutions libérales ; il est maintenant converti au scandinavisme. « L’union politique des trois royaumes du Nord sous un seul roi, dit-il, avec communauté de douanes, de monnaie, de poids et de mesures, est chose très désirable, et à laquelle l’assentiment de l’Europe, au cas d’une solution présente, ne saurait manquer. » L’idée du scandinavisme a fait depuis dix ans, et particulièrement depuis trois années, M. de Blixen-Finecke le reconnaît, des progrès incontestables. Ce n’est plus seulement la jeunesse des universités qui la proclame ; elle est adoptée, dit l’auteur, par les esprits les plus sérieux et les plus élevés dans la nation. — Mais, continue-t-il, l’idée scandinave ne saurait prétendre à fouler aux pieds les droits reconnus par l’Europe, car alors elle ne serait plus qu’une violence révolutionnaire que les cabinets européens ne laisseraient pas triompher. Comment donc faire pour réaliser le scandinavisme pratique ? M. de Blixen-Finecke propose « une adoption réciproque et mutuelle des deux familles royales de Suède-Norvège et de Danemark, de telle sorte que la descendance mâle survivante restera seule en possession des trois couronnes. » Or le roi Oscar a aujourd’hui trois fils, dont le premier est marié depuis quelques années seulement ; le duc de Glucksbourg a lui-même deux fils. Pour peu que l’une des deux dynasties atteigne une durée semblable, par exemple, à celle de la maison d’Oldenbourg, qui s’éteint aujourd’hui en Danemark, le scandinavisme verra ses vœux réalisés dans quatre cents ans d’ici, vers l’an de grâce 2250 ! C’est lui laisser le temps de la réflexion. — L’auteur ne plaisante pas cependant ; il n’imagine pas d’autre moyen pour réaliser l’union qu’il croit salutaire, et, comme il tient d’ailleurs à justifier le titre de son écrit, voici comment la proposition qu’il a faite devient pratique à son point de vue : « Si cette proposition, dit-il, est rejetée par ceux qui ont mis en avant des souhaits et des espérances pour une alliance scandinave, nous saurons bien désormais de quelle nature est véritablement leur scandinavisme, nous saurons que nous avons affaire ou bien à de purs idéalistes, ou bien aux adhérons d’une politique toute personnelle, n’ayant d’autre dessein que d’éloigner une certaine personne au profit des plans ambitieux d’une certaine autre… » Quelles sont les deux personnes que désigne M. de Blixen-Finecke ? — Cela n’est pas difficile à deviner. Il s’agit de son royal parent, M. Le duc de Glucksbourg, l’héritier désigné de la couronne danoise, et en second lieu du prince royal de Suède, déjà vice-roi de Norvège et futur héritier du trône suédois. L’apologie du duc de Glucksbourg, qui forme une bonne partie de la brochure, n’est qu’une réponse au cordial accueil fait récemment à Copenhague au fils du roi de Suède, lorsqu’il y est venu, en septembre dernier, à la suite des fêtes scandinaves de 1856, pour introduire, assura-t-on, sa majesté Frédéric VII dans les hautes régions de la franc-maçonnerie ! Le journal officiel danois eut la naïveté d’annoncer que la promenade aux flambeaux préparée en l’honneur du prince suédois par les étudians de Copenhague n’aurait aucun caractère politique, comme s’il eût craint que les ardens du parti ne relevassent le lendemain, dans la cour du château de Christiansborg, sur le triple pavois du Nord. On s’est contenté de remercier publiquement le prince de la sympathique ardeur qu’il avait plus d’une fois chaleureusement exprimée en faveur des intérêts scandinaves. Un journal cependant a osé de plus instituer entre le duc de Glucksbourg et le prince royal de Suède un parallèle singulièrement flatteur pour ce dernier, singulièrement défavorable au prince danois, et qui a fait sensation dans tout le Nord. Nous ne nous permettrons pas de le reproduire ici, bien que M. Le baron de Blixen-Finecke nous en ait donné le droit, et nous y ait presque invité même, en acceptant, lui aussi, dominé sans aucun doute par ce souvenir, que la question fût posée entre deux personnes.

Non, la question n’est pas personnelle, elle est nationale. Il s’agit pour les peuples scandinaves de s’unir pour être indépendans et forts. Il s’agit pour le Danemark en particulier d’échapper enfin à l’influence, à la pression germanique, et de conquérir à l’intérieur quelque unité. La légalité instituée par le Helstat et le traité de Londres s’opposent à l’union scandinave, cela est vrai ; mais, puisque les grandes puissances allemandes portent aujourd’hui une première atteinte à l’édifice qu’elles ont elles-mêmes contribué à élever malgré les vœux du Danemark, il semble qu’une légalité nouvelle pourrait remplacer, grâce à la diplomatie, celle qui contient tant de périls. En tout cas, une alliance politique, un traité de commune défense conclu entre les trois peuples, dont la race et les intérêts sont communs, sauverait peut-être en ce moment celui des trois qui est si dangereusement menacé. Qu’il nous suffise à nous, — c’était notre unique dessein, — d’avoir montré l’entier développement d’une idée généreuse, depuis son berceau, tout poétique et littéraire, jusqu’à son entrée, bien constatée par la récente circulaire de M. de Scheele, dans le domaine de la politique et de la diplomatie. Le scandinavisme répond à un sentiment vrai des périls et des ressources que les pays du Nord rencontrent autour d’eux et au milieu d’eux. C’est assez dire que sa place est marquée parmi les idées sérieuses qui doivent préoccuper aujourd’hui l’Europe. Vouloir préciser exactement l’époque et le mode de son entier accomplissement serait dépasser les prétentions de cette étude, et, nous le croyons, les limites de la prudence. Nous ne voulions que constater ses progrès, que prévoir tout au plus son succès dans l’avenir, sans nous charger d’en rédiger le programme imaginaire. Toute une nation mise en péril y voit un refuge assuré. N’exagérons pas les sacrifices que cette nation aurait à faire : les duchés devraient lui rester; ces duchés annexés ne seraient pas pour elle, redevenue puissante à l’intérieur, un plus grand embarras que n’étaient à la Suède de 1648 ses possessions continentales; ils lui seraient au contraire un lien précieux avec le reste de l’Europe. Les peuples dont cette nation, dans son péril extrême, invoque la fraternité et l’alliance sont prêts à s’unir à elle; les anciennes haines ont été oubliées, les dissentimens se sont aplanis; la Norvège ne craint pas que l’union nuise en rien au solide édifice de sa liberté; la Suède a tout à gagner et suit son étoile. Encore une fois cependant, la diplomatie européenne tient la clé du problème; nous ne pouvons donc que faire des vœux pour qu’elle s’interpose avant le renouvellement, imminent peut-être, d’une guerre dangereuse et inutile, et pour qu’elle assure enfin, par l’alliance préparée des trois couronnes du Nord, les destinées d’une race intelligente, brave, qui nous est attachée de cœur, et nous sera, comme à tout l’Occident, un précieux boulevard. La politique de la France, celle de Henri IV, de Richelieu, de Louis XIV jeune et encore généreux, celle de Napoléon Ier n’est pas de s’allier aux forts sans nul souci des faibles. La politique française est de protéger les puissances secondaires, de les grouper en un faisceau que rendent consistant et bien cimenté non pas seulement la force du nombre, mais celle de la reconnaissance, celle de l’éternelle justice, du bon droit et de la vérité.


A. GEFFROY.

  1. Les grands poèmes mythiques du Nord; on distingue la vieille et la jeune Edda.
  2. Si consciencieusement gravé sous la direction et par les soins de M. Casimir Leconte, son admirateur et son ami. Voyez sur Fogelberg la Revue du 15 juin 1855.
  3. Séjour des géans suivant la mythologie scandinave.
  4. L’ancien Corsaire danois en avait fait une amusante à ce propos : trois bouteilles, dont chacune portait une des trois étiquettes : Suède, Danemark, Norvège, et d’où s’élançaient à la suite des bouchons trois étudians qui se rencontraient et sympathisaient dans les airs, au milieu des nuages, parmi les vapeurs fumeuses du champagne !
  5. En appelant Marguerite, déjà reine de Danemark et de Norvège, la Suède se débarrassait de son premier roi de race allemande, Albert de Mecklenbourg. Malheureusement le successeur de Marguerite, son petit-neveu Éric le Poméranien, fut encore un Allemand, qui s’entoura d’étrangers et gouverna en conquérant étranger, et, quand la Suède rejeta ce joug pour nommer le chef national Charles Canutson, le Danemark et la Norvège allèrent s’offrir au contraire à un Oldenbourg, à Christian Ier. Ce que fut pour la Suède, asservie de nouveau, la domination d’un Christian Ier et d’un Christian II, personne ne l’ignore, l’union de Calmar, qui avait subi d’ailleurs de très longues alternatives, ne pouvait plus lui paraître désormais une association nationale et fraternelle, mais plutôt un asservissement en commun sous des maîtres cruels et étrangers; le même sentiment qui avait amené l’union devait l’anéantir, et ce sentiment n’était autre que celui qui revit de nos jours, éclairé et fortifié par l’expérience, dans le scandinavisme.
  6. Voyez le livre intéressant de M. R. Quehl, consul-général de Prusse en Danemark, intitulé Aus Dänemark (1856, petit in-8o).
  7. Zur Schlewig-Holsteinischen Sache im August 1856, von W. Beseler, Braunschweig, 1856.
  8. Skandinavismen practisk, in-12.