Le Satanisme et la magie/Livre II/Chapitre VIII

Ernest Flammarion (p. 319-336).


CHAPITRE VIII
L’EXORCISME


I


La grandissante audace de Satan menaçait Dieu. Non pas seulement le maître des volontés par cet attrait du malfaire auquel résistent si peu d’âmes, mais le propriétaire de corps conquis sans être consultés, d’organismes en débâcle où « l’astre tombé du ciel » glisse un trouble rayon. Satan vient quand on l’appelle ; il vient aussi sans être appelé ; il singe le Tout-Puissant, établit le caprice futile et formidable de sa grâce. Il touche celui qui ne s’y attendait point, élit comme favorite la pauvrette qui moins qu’une autre pensait au mal. La légion de ses larves heurte d’une corne souveraine la cloison du libre arbitre et saute au delà. Mystère des providences ! Il ne suffit pas au Malin de tenter, il ne baguenaude plus aux bagatelles timides du seuil ; il entre droit devant lui sans frapper, s’assied à la table, se couche au lit, déloge Dieu dans la créature. Et Dieu ne se défend même plus ; il laisse l’enfer comme par enchantement empiéter sur les frontières de cette chair pétrie selon l’altière image. Le Diable est dans l’homme, le Diable, magicien sournois, par une cabriole s’installe dans le crâne, dans le cœur, autrefois temples du Ciel.

Il était temps. Les religions officielles se réveillent ; se rappelant leurs origines mystiques, elles saisissent ces foudres immatérielles, sommeillant dans les livres traditionnels et révélés. Au prodige, elles répondent par le miracle. L’escarmouche déloyale les précipite sur ces armes excessives, délaissées ; elles acceptent la guerre en reprenant l’offensive, déplacent leurs troupes fraîches, les déploient selon la magique stratégie, adoptée par l’adversaire. Satan voit se lever contre sa téméraire fureur des prêtres enivrés d’un saint délire, nécromants, évocateurs, sorciers, harnachés d’amulettes bienfaisantes, lecteurs de grimoires orthodoxes, adjurant, conjurant, opérant selon les grands rites, opposant à la magie et au satanisme, — l’Exorcisme.

Guerre verbale, guerre de gestes, de signes, d’odeurs, d’aspersions, allant d’âme à âme ; envahissement sacerdotal dans les districts obscurs de l’inconscience, là où se hérisse, se recroqueville, se détend d’un brusque ressort, l’inévitable dragon dont le repli échappe aux réprobations, dont le sifflet raille jusqu’au châtiment. L’instinct têtu de la nature autonome, anarchique, en antagonisme avec tout dogme, avec toute loi, est assiégé par l’exorciste en son fort le plus reculé, en sa capitale inexpugnable.


Lorsque les prophètes nouveaux pénètrent de leurs prédications ardentes les peuples épuisés de superstitions et de scepticisme, un flot se soulève sans cesse contre eux, une vague monte, faite avec les ruines des cultes écroulés, avec la colère aussi de cet esprit insoumis qui en les ténèbres de l’âme culbute tout asservissement intellectuel, serait-il le plus noble.

Satan s’allie à l’inconscient indocile. Comme un vautour, qu’une proie excite, il fond sur ces débris, s’agrippe à ces noires convulsions. Elles ne s’en doutaient point, ces victimes involontaires, si préparées pourtant. « Énergumènes », tel est le nom qui les marque. Elles sont ses voyantes, ses instinctives prêtresses, les pythonisses de sa divinité illusoire. Les souffles mystérieux de la chair les gonflent, elles sont secouées d’inquiétudes hérétiques. Il ne leur a pas suffi d’être tentées et de succomber aux tentations ; les voilà la Tentation elle-même, qui les posséda d’un coup et dont elles crient. Démoniaques, elles le sont au point de s’identifier aux démons. Non plus des Damnées, mais l’Enfer en personne. Ames abolies, parois physiologiques seulement où bouillonne la géhenne, chaudrons où cuisent, ténèbres et flammes mêlées, les sophismes, les tortures, les imprécations, les sourires, les langues sanglantes des fausses révélations et les dents des turbulentes amours !

Chaque religion remonta de sa masse le fleuve révolutionnaire. Chacune nous a transmis les exorcismes divers ; mais la règle reste identique pour toutes. Le sacerdote devient le magicien qu’il doit renverser.

À sorcier, sorcier et demi. Les bibles se muent en manuels de goétie : chaque phrase revêt, semble-t-il, une superstitieuse et réelle puissance, les mots se groupent en conjurations, les prières sont barbelées de menaces. Une vertu secrète émane de la garde-robe hiératique ; un dictame presque physique coule des huiles saintes ; le pacifique arsenal où se fabrique parmi la patience et l’ombre parfumées, la vêture sacramentelle du Dieu, se dissémine en glaives, en boucliers, en lances, eu herses, en poisons. Dans le sommeil onctueux du sanctuaire s’agite un cauchemar belliqueux, une démence de massacre, un néronien vertige de destruction ; la vindicte arme l’Agneau du Sacrifice avec des cornes étincelantes de bouc, des dents de loup, des yeux irascibles de fauve.

Limitons-nous au catholicisme, si près de nous. On a dit que le Diable était sorti de toutes pièces de ses abjurations. Erreur enfantine ! Le Diable, l’esprit qui n’accepte pas, qui ne se plie pas, est éternel. Possible que les exorcistes aient sculpté l’effigie invisible du Diable, qu’ils aient creusé dans l’imagination des mécréants, la niche de leur saint ; mais l’exorcisme a sa raison d’être, son efficacité Lui seul encore peut guérir de terribles maux, assainir des marais d’âme, chasser d’incurables épidémies, devant lesquelles le médecin reste stupide, s’épouvante même d’une subite contamination. En nos jours abjects de sottise rationaliste, la possédée de Gif n’a trouvé qu’auprès du prêtre le repos et la santé. Parfois, il est vrai, l’ennemi éternel, au lieu d’être expugné de sa citadelle, accomplit une sortie triomphale contre l’assaillant, profite de la bataille offerte pour envelopper l’adversaire, le noyer d’une onde définitive, augmenter encore le domaine de Satan. Pas de quartier en cette farouche lutte. Si l’exorciste ne vainc pas, il ne risque pas seulement son âme, mais sa vie. Boullan racontait que la femme du directeur d’un grand journal catholique parisien, atteinte d’envoûtement, vit périr devant elle le dominicain qui, cherchant à la « désobséder », n’avait su se garer lui-même contre les forces hostiles.


I
LE DRAME DE LEXORCISME


Aux époques lumineuses, à l’aube du christianisme, il suffisait au Christ et aux apôtres d’un mot, d’un geste pour chasser les démons. Ils avaient la foi, ce dynamisme incommensurable. Saint Paul n’employait que des moyens spirituels ; trois locutions divines suffisaient.

« Il est écrit, l’homme ne vivra pas seulement de pain, mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu. »

« Il est écrit, Satan, tu ne tenteras point le Seigneur ton Dieu. »

« Va, Satan, car il est écrit, tu adoreras le Seigneur ton Dieu et à lui seul tu serviras. »

Plus tard le signe de la croix, l’eau bénite, les saintes Reliques, l’Eucharistie devinrent nécessaires[1].

La forte confiance en Dieu, la certitude d’une mission purificatrice s’anémie bientôt en l’Église, éperdue de domination matérielle. Alors le réseau abjuratoire s’augmente d’innombrables mailles ; moins l’élan s’élargit, plus le filet devient subtil. Le pécheur de démons sent sa main trembler, son cœur faiblir. Aussi s’en rapporte-t-il moins à l’assistance céleste, il accumule les précautions, multiplie les circonvolutions et les ruses. On n’est plus exorciste spontanément ; c’est un grade ecclésiastique, un des ordres mineurs précédant immédiatement la prêtrise. L’évêque reçoit un clerc exorciste en lui faisant toucher le livre des formules et en lui disant : « Accipe et commenda memoriæ et habe poteslatem imponendi manus super energumenos… — Recevez ce livre et souvenez-vous qu’en même temps vous recevez le pouvoir d’exorciser les énergumènes. » C’est tout un art, un métier presque. D’une foi vive, humble de cœur, il ne devra opérer jamais avec quelque pensée de démonstration ou par orgueil ; la prière et le jeûne le ceignent de forces supérieures ; il ne lui messied pas d’être âgé et de corps décrépit afin que les belles possédées n’éveillent pas en lui le démon de luxure.

Tâche délicate et hypervirile. Voyez l’énergumène, tel que nous le décrivent les manuels opératoires, comme nous l’exhibent les maîtres-peintres du passé, comme Charcot nous Ta ressuscité. Le plus souvent c’est une femme. Elle craque des dents, se roule à terre, écume, essaie de se donner la mort, soit en s’étranglant, soit en se ruant à la fenêtre, dans l’eau ou vers les flammes. La vue seule du crucifix la fait se renverser d’horreur ; elle blasphème en des langues inconnues, tantôt sublime, tantôt absurde, ausculte d’un impitoyable regard fixe l’arcane des consciences, écosse les péchés des assistants, puis retombe en une stupidité incoercible. Ses cheveux dénoués se durcissent en nœuds de luisantes vipères autour d’un visage tuméfié ; sous sa peau taraudée d’aiguilles monte et descend un souffle, une palpitation, le gonflement d’un poisson infâme qui nage en ses veines gonflées. Et le démon stationne souvent en le gosier hypertrophique, tandis que la bouche ouverte crache parmi des cris d’animaux et de la salive et de la sueur, une langue râpeuse, corde arrachée et tordue du puits de l’abîme.

L’exorciste écarte pour la cérémonie les enfants et même les femmes, cependant il conservera les amies de la possédée qui la tiendront et la secourront. Tout curieux, tout mondain, tout faible sont exclus. L’assistance doit être composée de gens graves et pieux, dont les prières seconderont l’effort antidémoniaque. Le meilleur emplacement, c’est l’Église et, en cas de maladie, la maison même de l’énergumène. L’heure matinale après la première messe est préférée ; il est sage de choisir les fêtes de la Nativité du Christ, de la Résurrection, de l’Ascension, de la Pentecôte, les anniversaires de la Vierge Marie et des Apôtres.

Le patient doit avoir reçu le baptême, la confirmation, l’Eucharistie. Tandis que l’exorciste a revêtu le surplis et que le prêtre s’est couvert de la chape violette, symbole des souffrances du Purgatoire, l’exorcisé souvent lié, à jeun, recueilli le plus qu’il peut, suppliant humblement sa délivrance, subit l’empreinte des signes de croix, le choc du crucifix, le contact de l’hostie, l’immersion de l’eau bénite, le flot tempétueux des conjurations, dont certaines phrases le brûlent, le secouent, le vexent jusqu’à l’imminence de mourir. Et jamais de relâche. Tristement les paroles qui ont le plus effrayé les démons seront répétées, recommencées avec acharnement jusqu’à ce que, par un paroxysme de frénésie, l’impure tribu s’enfuie dans un vomissement de la bouche et du nez, vomissement de vent ou de sang, fuite vide et flottante où passent des ailes de chauves-souris, des cornes ébréchées, des flammes, des pattes de rat, des bourdonnements de mouches.

Péripéties imprévues et sans cesse nouvelles ! les diables mentent, jouent une comédie stercoraire ou sacro-sainte. Tantôt l’ordure giscle, tantôt des inepties, tantôt des éclats de rire, tantôt des plaintes pseudo-angéliques. De la part du prêtre pas de discours, pas d’interrogations inutiles. Il presse le malade de lui révéler le nombre et le nom des esprits, requiert les causes, les circonstances de l’obsession. « Avez-vous été enfermés dans ce corps par opération magique ou par maléfice ? » questionne-t-il. Si la larve ne se retire pas assez vite ou tarde à répondre, il prend l’image peinte d’un démon et dans le feu consacré la jette, en même temps que l’encens, la rue et le soufre aux violentes odeurs, voulant prouver par cet acte qu’il réintègre le maudit dans son véritable élément, l’enfer. Il parle sur le ton impératif et en latin, ne s’emporte jamais, redouble devant l’insensibilité comme devant la rage, ne doit pas à l’exemple de certains souffleter la victime, mais pourchasser jusqu’en les plus minutieux recoins l’affolement des invisibles bourreaux.


III
RITUEL


Voici résumé, d’après le Rituel romain, le plus commode et le plus complet cérémoniel de la victoire sacerdotale sur la possession :

Les litanies ordinaires récitées, le prêtre lit le psaume LIII ; ayant supplié Dieu de prendre pitié de sa créature ; il s’adresse ainsi au démon :

« Qui que tu sois, je t’ordonne, esprit immonde, ainsi qu’à tes compagnons, qui obsèdent ce serviteur de Dieu, au nom des mystères de l’Incarnation, de la Passion, de la Résurrection et de l’Ascension de N.-S. J.-C. et au nom du Saint-Esprit, de me dire ton nom et de m’indiquer par un signe quelconque le jour et l’heure où tu sortiras de ce corps. Je t’ordonne de m’obéir, à moi ministre indigne de Dieu, et je te défends d’offenser cette créature de Dieu et aucun des assistants. »

L’exorciste lit ensuite les évangiles selon saint Jean (i), saint Marc (xvi), saint Luc (x et xi). Il appelle le Christ qui a foulé les scorpions et les serpents, munit l’obsédé et lui-même du signe de la croix, cerne le cou démoniaque d’un peu d’étole et pose sur la tête rebelle la main droite.

Je t’exorcise, très immonde esprit, incursion de l’adversaire, phantasme, légion, au nom de N.-S. J.-C. Je t’ordonne de t’arracher et de sortir de cette créature que Dieu a façonnée avec de la terre ; Celui même qui du haut des cieux t’a précipité dans les profondeurs de la terre te le commande ; Celui même qui a commandé à la mer, aux vents et aux tempêtes te l’ordonne. Entends donc, et tremble de crainte, Satan, ennemi de la foi, ennemi du genre humain, messager de la mort, ravisseur de la vie, oppresseur de la justice, racine de tous les maux, source de tous les vices, séducteur des hommes, traître à toutes les nations, origine de l’avarice, inventeur de l’envie, cause des discordes et des douleurs. Pourquoi restes-tu ? Pourquoi résistes-tu ? Crains Celui qui a été immolé pour Isaac, vendu pour Joseph, tué pour un agneau et qui a fini par triompher de l’enfer.

Après plusieurs signes de croix sur le front du possédé, ayant magnétisé divinement sa poitrine, ses viscères, son cœur, et récité d’autres prières, le prêtre continue non sans une solennelle beauté :

Je l’adjure, serpent antique au nom du jugement des vivants et des morts, au nom de ton créateur, au nom du créateur du monde, au nom de celui qui a la puissance de t’envoyer dans l’enfer, de sortir immédiatement avec l’armée de ta fureur, de ce serviteur de notre Dieu réfugié avec crainte dans le sein de l’Eglise. Je t’adjure de nouveau (signe de croix sur le front de L’obsédé), non pas au nom de ma faiblesse, mais au nom de la puissance du Saint-Esprit, de sortir de ce serviteur de Dieu créé par notre Dieu tout-puissant il son image. Obéis donc ; obéis non à moi, mais au ministre du Christ. La puissance de celui qui t’a soumis à sa croix te presse. Redoute le bras de celui qui a conduit les âmes à la lumière après avoir vaincu les gémissements de l’enfer. Que le corps de cet homme l’inspire la terreur (signe de croix sur la poitrine) ; que l’image de Dieu t’inspire la crainte (signe de croix sur le front). Ne résiste pas et hâte-toi de sortir du corps de cet homme, car il plait au Christ de l’habiter. Dieu, la majesté du Christ, le Saint-Esprit, le sacrement de la Croix, la foi des saints apôtres Pierre et Paul et des autres saints, le sang des martyrs, l’intervention des saints et des saintes, les mystères de la foi chrétienne, t’ordonnent d’obéir. Sors donc, violateur de la loi ; sors, séducteur rempli de ruse et de tromperie, ennemi de la vertu, persécuteur des innocents. Cède la place, très cruel (dirissime), cède la place très impie, cède la place au Christ que tu ne peux atteindre, qui t’a dépouillé et chassé de ton royaume, qui t’a enchaîné après l’avoir vaincu et t’a enlevé tes vases, qui t’a précipité dans les ténèbres extérieures où la mort vous attendait toi et tes compagnons. Mais pourquoi résistes-tu cruellement ? pourquoi refuses-tu témérairement d’obéir ? Tu es coupable envers le Dieu tout-puissant dont tu as transgressé les ordres. Tu es coupable envers N.-S. J.-C. que tu as osé tenter et que tu as eu la prétention de crucifier. Tu es coupable envers le genre humain, auquel tu as offert le poison de tes conseils.

Je t’adjure donc, dragon très vicieux, au nom de l’agneau immaculé qui a marché sur l’aspic et sur le basilic, qui a vaincu lion et dragon, de sortir du corps de cet homme (signe de croix sur le front), de t’en aller de l’église de Dieu (signe de croix sur les assistants). Crains et relire-toi, après l’invocation du nom de ce maître qui fait trembler les enfers, à qui les vertus des cieux, les Puissances et les Dominations sont soumises, dont Chérubin et Séraphin, sans jamais être fatigués, chantent les louanges en disant : Saint, saint, saint le Seigneur Dieu Sabaoth. Le Verbe qui s’est fait chair, le fils de la Vierge, Jésus de Nazareth t’ordonne de sortir de cet homme. Retire-toi donc maintenant que tu es adjuré au nom de celui que Dieu a lui-même créé avec de la terre. Il t’est difficile de résister et de regimber contre cet ordre. Plus tu tarderas à sortir plus ton supplice sera grand, car ce n’est pas les hommes que tu méprises, mais Celui qui commande aux vivants et aux morts et qui viendra juger les vivants et les morts.

Après une brève prière, le prêtre lit enfin cet exorcisme tout-puissant :

Je t’adjure donc, tout esprit très immonde (omnis immundissme spiritus), tout vain fantôme, tout envoyé de Satan, au nom de J.-C. le Nazaréen, qui fut conduit dans le désert après le baptême de saint Jean et qui t’a vaincu dans ta demeure, de cesser d’obséder cette créature que Dieu, à son honneur, a tirée du limon de la terre, et de redouter dans cette misérable créature non la fragilité humaine, mais l’image du Dieu tout-puissant. Cède donc à Dieu, qui a précipité dans l’abîme toi-même et ta fourberie dans la personne de Pharaon, par l’intermédiaire de son serviteur Moïse. Cède donc à Dieu, qui t’a condamné dans le traître Juda Iscariote. Il t’a touché de ses coups divins, lorsqu’en sa présence, tremblant et vociférant, tu as dit à tes légions : Jésus, fils du tout-puissant, es-tu venu ici pour nous tourmenter avant le temps ? Jésus te condamne à des flammes éternelles, lui qui, dans la fin des temps, doit dire aux impies : Eloignez-vous de moi, maudits, et allez dans le feu éternel qui est préparé pour le diable et ses serviteurs. Les vers vous attendent, toi et les tiens. Un feu dévorant vous est préparé pour l’éternité, car tu es la cause de l’homicide maudit, tu es l’auteur de l’inceste, tu es l’organisateur des sacrilèges, tu es l’instigateur des plus mauvaises actions, tu es celui qui enseigne l’hérésie, et tu es l’inventeur de tout ce qui est obscène. Sors donc, impie, sors, scélérat, sors avec tous tes mensonges, car Dieu a voulu faire son temple du corps de cet homme. Mais pourquoi restes-tu plus longtemps ici ? Obéis à Dieu le père, devant qui toute créature fléchit les genoux. Cède la place à N.-S. J.-C., qui a répandu son sang sacré pour l’humanité. Cède la place à l’Esprit-Saint, qui par son bienheureux apôtre Pierre t’a vaincu dans le mage Simon, qui a condamné ta fourberie dans Anania et Saphira, qui t’a frappé dans Ilérode, qui n’a pas voulu honorer Dieu, qui par son apôtre Paul t’a rendu aveugle dans le mage Elyma. Sors donc, maintenant, sors, séducteur. Le désert est ta résidence. Ta demeure est celle d’un serpent ; humilie-toi et prosterne-toi. Tu n’as pas de temps à perdre. Voici, en effet. Dieu le Maître, il s’avance rapidement, et le feu brûlera ses ennemis s’ils restent dans sa présence. Si tu as pu tromper un homme, tu ne pourras te moquer de Dieu. Il te rejettera, celui pour les yeux de qui rien n’est caché. Il te chassera, celui qui tient tout en son pouvoir. Il te fera sortir, celui qui a préparé pour toi et pour les tiens la géhenne éternelle, de la bouche de qui sort un glaive aigu, qui viendra juger les vivants et les morts et le siècle par le feu.

Nous venons d’atteindre le point culminant de l’opération mystique ; le reste s’éteint, s’estompe, s’évanouit en un ronron : Pater noster, Ave, Credo, Magnificat, cantique de Zacharie, symbole d’Athanase. Et les psaumes s’égrènent, intercalés de Gloria Patri !…

Je dois me contenter de citer seulement un autre rite dit ex Pastorali Malchliniensi et les exorcismes invoquant les saints Anges, la Vierge Marie ou les saints. Il y a encore toute une série d’oraisons pour forcer le démon à restituer l’Eucharistie tombée en son pouvoir. Le Te Deum clôt ces pénibles exercices et, après avoir béni le délivré, le triomphateur lui crie : « Voici que tu as été refait sain, ne pèche plus de peur qu’il ne t’arrive un plus terrible désastre. Va dans ta maison, chez les tiens et annonce-leur les grandes choses que Dieu a faites pour toi et toute sa miséricorde… »


L’Église, en notre époque d’incrédulité même chez les catholiques pratiquants, hésite à terrasser les démons ; elle confie volontiers à la douche et à Thypnose ceux qu’autrefois elle eût flagellés du fouet verbal de ses abjurations. Néanmoins elle a dû conserver pour la bénédiction des fonts, le samedi saint, à l’office du matin, les plus magnifiques formules d’exorcisme. « La créature de l’Eau » y est bénie ; l’esprit immonde y est chassé, soit qu’il vole, soit qu’il rampe, soit qu’il se dérobe et le prêtre trace avec son souffle un ψ sur l’onde régénérée[2].

Dans les anciens monastères, on affublait l’envoûté de certaines amulettes aux formules protectrices. D’autres fois, ces formules, inscrites sur des morceaux de parchemin, étaient avalées par les possédés ; avec la digestion, l’exorcisme s’accomplissait sans fatigue.

De nos jours, m’a raconté M. Huysmans, c’est à la Trappe que s’est réfugié le traditionnel exorcisme. Le clergé s’en écarte, en l’admettant toujours. Celui qui lève les sorts est un très vieil homme. Mais les démons, repoussés par les bons moines, en sont réduits à taquiner les animaux, et de préférence les porcs. Alors le vieux leveur de sorts leur lit des oraisons et les fouaille d’eau bénite. Ces bêtes, le même jour, se redressent joyeuses et guéries.

M. Gilbert Augustin Thierry, qui a étudié avec soin les démonographes, m’affirme avoir assisté à une messe rouge dite par le curé des Petites Dalles soit à l’église de Sanetot, soit à l’église de Senneville : c’est « la messe des martyrs ». Sur l’autel des fleurs rouges, au prêtre l’étole rouge. L’église est tendue de pourpre. Cette messe rompt les maléfices des Bergers. L’envoûté doit assister à la cérémonie sans répondre aux injonctions de son envoûteur, que la puissance magique de la messe emmène dans le saint lieu ; s’il parle, l’exorcisme demeure impuissant.


IV
LEXORCISME SERT À TOUT


Tant que les peuples crurent que le Démon était vraiment « la racine de tout le mal », ils s’en prirent à lui pour toutes leurs mauvaises fortunes. L’exorcisme devint d’utilité publique, aussi nécessaire, aussi à la mode que l’hygiène dans les maisons modernes. Non seulement les personnes furent exorcisées, mais encore les animaux, et les objets. Les maisons étaient aussi bien nettoyées par les versets bibliques que par le balai et les désinfectants. Dans ce but le prêtre lisait des psaumes, prononçait les évangiles, répandait l’eau bénite, jetait dans le foyer l’encens consacré. Après tout la méthode n’était pas si mauvaise et les mystérieuses rumeurs des appartements hantés étaient toujours pacifiées par ces cérémonies purificatrices. De plus la religion semait en ces attentives âmes un goût de probité et de netteté morales, d’autant plus profond que l’intérêt immédiat y était indissolublement lié. Les habitants confessaient leurs péchés, purgeaient leur conscience, s’engageaient à satisfaire le prochain offensé, priaient pour le voisin qui injuria. L’image du crucifié exaltait au pardon et à la justice le sédentaire et les cierges bénits étaient plus doux à l’œil et au cœur que notre brutale électricité.

En Bretagne, par exemple, la bénédiction de certaines maisons ne s’accomplit pas toujours sans fracas, surtout si l’esprit d’un mort s’y est attaché. Le prêtre appelé pour ce dur labeur est d’ordinaire un solide gars. Ayant revêtu le surplis, il tient à la main l’étole, se déchausse « afin d’être prêtre jusqu’à terre ». Les escaliers et le parquet inondés de sable attestent par les traces laissées la présence du mort hargneux. Le prêtre suit ces vestiges jusqu’à la chambre où ils s’arrêtent. Là, il se renferme, combat tantôt avec des oraisons, tantôt corps à corps. Il n’a triomphé qu’après avoir passé son étole au cou du mort, qui est jeté dans le corps d’un animal, d’ordinaire un chien noir. Le bedeau ou le sacristain se chargent de l’emmener. Ils vont jusqu’en une lande stérile, une carrière abandonnée, une fondrière dans une prairie. « C’est ici désormais que tu demeureras, » dit le prêtre, lâchant l’esprit. Et, circonscrivant l’espace, il se sert d’un cercle de barrique…

Pays de brume pittoresque, tu caches en tes replis, selon cette légende, quelles âmes solitaires et désespérées[3] !

Les Clavicules nous ont conservé d’innombrables exorcismes servant à contraindre les gnomes gardiens de trésors ; mais ces conjurations manquent absolument de grâce et sans doute d’utilité. Je préfère de beaucoup les formules désintéressées qui enchantent les menus objets, les modestes compagnons de la vie intime, apportent dans un intérieur la magie d’une mystique propreté.

En somme, toute bénédiction est d’abord un exorcisme. L’eau par exemple ne devient bénite qu’après la purification de sa propre nature et de la nature du sel. Puis cette onde régénérée doit, tombant en pluie sainte, chasser le Satan panthéistique qui dort en tout objet animé, ou inanimé. Le pain, l’agneau, les autres chairs, les brebis, les fruits eux-mêmes si innocents, tout comestible, le vin, la cervoise, l’huile, les médecines, le lit du sommeil, le canapé du repos, le feu où sont brûlés les signes maléfiques, les brasiers près desquels frileux on se réfugie, — tout est matière à rénovation spirituelle, à récupération édenique. Le péché originel, dont succomba le premier couple, a corrompu avec eux toutes choses. Une tare occulte déprécie l’industrie et la nature, un piège est tendu dans l’univers…

En 1516 l’officialité de Troyes donna une sentence burlesque contre les chenilles de ce diocèse. Admonestées gravement, les chenilles reçoivent l’ordre de se retirer dans l’espace de six jours : faute de quoi l’anathème est sur elles jeté.

HOSTIE MIRACULEUSE DE VINTRAS SERVANT AUX EXORCISMES DU Dr JOHANNÈS

Léonard Vair rapporte que d’autres diocèses constituent un tribunal contre les sauterelles et autre dommageable vermine : deux procureurs, l’un de la part du peuple, l’autre du côté des sauterelles. Après les plaidoyers, sentence d’excommunication est lue contre ces petites bêtes nuisantes. Mais il n’y a rien là pour dérouter le bon catholique. Saint Bernard n’a-t-il pas frappé des foudres ecclésiastiques les mouches qui persécutaient une église du diocèse de Laon ?

Quelque chose de vrai demeure en cet excès liturgique : la toute-puissance de la prière sur l’univers visible et invisible. Les psaumes, accommodés avec les évangiles, défendent contre les fièvres, et la peste, délivrent même les animaux, réhabilitent le lait, mettent en déroute les vers, les rats, les serpents ; et l’Apocalypse sert à soumettre la tempête, à détourner la foudre, à dissiper les nuages, à réduire la grêle ou la pluie.


  1. Lactance (Lib. IV, cap. xxvii) ; saint Ignace (Epître aux Philippiens) ; saint Cyprien (Sermon de la Passion) ; Origène (Job, Liv. III) ; Lactance Firmian (Liv. IV, cap. xxiv) ; Epiphane (Lib. I, t. II, hérésie 30) ; saint Chrysostome (saint Mathieu, Hom. 50) ; saint Athanase (Oraison contre les idoles) ; saint Grégoire de Nissène (Vie de Grégoire de Nazianze) ; Theodoret (Vie de Macedonius) ; saint Augustin (Sermon 181, de Tempore) disent que le signe de la croix est le premier et le meilleur moyen d’exorcisme.

    Epiphane (Liv. I, hérésie 30) conseille l’eau bénite avec la formule suivante : In nomine Jesu Nazareni crucifixi egredere dæmones ab ipso et sanus fiat. Jean, diacre (Vie de saint Grégoire le Grand), Hugue de Clugny (Mémoires) ; Palladius (Vie de saint Macaire Egyptien) sont de la même opinion.

    Le troisième moyen est l’application des saintes Reliques. En font foi : Abdias Babylonien (Liv. VII et IX) ; saint Grégoire de Naziance (Oraison sur saint Cyprien) ; saint Chrysostome (Homélie 26 aux Corinthiens, § II) ; Rufin (Liv. I, ch. xxiv) ; Socrates (Liv. III, chap. xvi) ; Evagrius (Liv. I, chap. xvi) ; Nicéphore (Lib. X, cap. viii) ; saint Chrysostome (Homélie 66) ; saint Ambroise (Sermons 77 et 91) ; saint Jérôme (Epitaphe de Paule) ; Sozomène (Biographie, Liv. VII, chap. xxvi) ; Rupert (Vie de Herebert de Coulongne, chap. xvii).

    Mais le principal et quatrième procède repose sur le S. Sacrement de l’Autel. Lire saint Ignace (Epître aux Ephésiens) ; Prosper Aquitain (Récit d’un Miracle) ; Arnould de Boneval (Vie de saint Bernard) ; saint Ambroise (Sermon 91).

  2. Voici la formule d’exorcisme du sanctuaire :

    « Procul ergo hinc, juhente te, Domine, omnis spiritus immundus abcedat. Procul tota nequitia diabolicæ fraudis absistat… Nihil hic loci habeat contrariæ virtulis admixtio ; non insidiendo circumvolet, non latendo subrepat, non inpciendo corrompat. »

    Pour exorciser l’eau, le prêtre dit : Unde benedicite, creatura aquæ per deum vivum, per deum verum, per deum sanctum, per deum qui te in principio verbo separavit ab arida, cujus spirilus super le ferebatur. »

    La bénédiction des fonds s’exprime comme suit : « Sanctificetur et fecondetur fons iste oleo salutis, renascentibus ex eo in vitam æternam. Amen. » Puis, prenant le vase du saint chrème, le prètre ajoute : « Infusio chrismatis domini nostri J.-C. et spiritus sancti Paracleti fiat in nomine sanctæ trinitatis. Amen. »

  3. De nos jours encore les sorciers savent dissoudre des enflures que les médecins ne peuvent ni expliquer ni guérir. La douleur est grande, rappelle les affres du tétanos et l’aspect du mal l’assimilerait à l’éléphantiasis. Appelé à temps l’opérateur prend un verre d’eau, y jette cinq ou sept grains de blé, prononce des exorcismes. À mesure que les grains gonflent et remontent à fleur de liquide, le patient est guéri. Pour les dartres vives c’est plus bizarre encore. Le berger se contente de prendre le nom et l’âge de la personne. À cent lieues de distance il lève ainsi le mal !