Le Satanisme et la magie/Livre II/Chapitre I

Ernest Flammarion (p. 151-171).


LIVRE II


L’ÉGLISE DU DIABLE
ET
LES RITES MAGIQUES



CHAPITRE PREMIER
LE SABBAT


L’humanité a besoin de délire ; elle se crispe et s’irrite de rester « humaine » ; elle convoite, elle espère un autre monde en ce monde déjà, un au-delà d’exaltation et de bienheureuse démence, son « là-bas », comme a dit Huysmans. Oui, l’humanité sent nécessaire la folie, pour se distraire autant que pour se grandir. Alors elle se prend à détester la torpeur quotidienne, l’esclavage, le labeur, les affaires, le sommeil, les vulgaires jouissances. L’Ennui féroce, pierre tumulaire qui l’écrase, elle le secoue en se tordant, écumante. L’humanité a sa crise bienfaisante et effroyable d’hystérie. C’est que l’Ennui stimule perpétuellement le monde. Bien plus que les vieilles injustices, bien mieux que l’antique colère, il galvanise en stupéfiant, il crée par la saturation de ses bromures, de ses sulfonals, une réaction d’épouvante épileptique. Les peuples n’ont jamais supporté de vivre normalement. Ils ont somnolé, mornes, puis se sont dressés, gesticulateurs, névralgiques. Au fond, ils n’aimèrent que la splendeur des convulsions ; et lorsque l’énergie leur manque, ils appellent l’influx de Satan, les poisons excitateurs, les drogues fébriles. Ah ! la morphine mentale, le haschich cordial, ce paradis artificiel dont le désir s’enracine d’autant plus profondément que l’autre paradis, le vrai, absent d’ici-bas et que le doigt du prêtre montre trop loin, là-haut, échappe à des fois incertaines, à de grossiers désirs. Las de s’éreinter vers l’impossible ciel, voyez-les s’exerçant aux horreurs faciles de l’enfer.

Le Sabbat c’est l’ivresse collective des instincts, le déchaînement des baves, la torture essoufflée et joyeuse de la chair.


Je tenterai, l’énorme labeur, je dirai l’insanité splendide, tendre, douloureuse, furieuse de cette fête qui ne s’éteindra jamais, tant que l’homme sera.


I
LE DÉPART


Nuit sublime. Impatience des nerfs picotés par la longue attente du dieu qui s’est enfin promis. Les sorciers et les sorcières, récemment initiés, prêtent l’oreille, mordent le drap, sursautent à la moindre rumeur. Il faut s’être couché pour aller au sabbat ; on n’y va qu’après avoir dormi, néanmoins on s’éveille[1]. Quand viendra-t-il le cavalier vêtu de noir, dont la jument sombre piaffe des étincelles ? C’est la nuit[2], une nuit d’hiver précoce, neuf heures à peine, nuit du jeudi ou du lundi ou du mardi, du vendredi ou du samedi, jamais du dimanche, car il a été annonçé : « Tu ne seras pas au Diable et au Seigneur à la fois. » Les ais des portes se plaignent, l’hôte approche, le vent qui l’entraîne hurle, annonciateur. L’onguent dont s’est frotté l’adepte, en s’écriant : Emen-Hétan, Emen-Hétan (ici et là), son imagination surtout, l’influx démoniaque aussi le marinent dans une sueur froide et épaisse, prodrome de l’extase solitaire ou du départ mystérieux. Manants et grands seigneurs, d’envie, grillent dans leur peau. Les prisonniers, dont le diable est le consolateur, soupirent d’aise, ils vont être enfin pour quelque heures délivrés. Le bon Frère, ami des forbans, les vient avertir, ouvre la fenêtre, descelle les barreaux. Toujours tant de pris sur le châtiment, une bouffée d’air libre sentant le soufre. Ah, celui qui, perçant ces toits maléfiques des villes vouées à la folie nocturne, regarderait en ces chambres dévastées par l’apprêt du sabbat, qu’il s’ébahirait de la multiple, de l’incohérente, de la miraculeuse fuite ! Il en est qui bondissent et, jambes nues, étreignent, presque voluptueusement, le petit bâton blanc ; l’air, par un phénomène de lévitation satanique, les emporte, tirés dans les plaines bleues et vides par l’outre du diable, cette mongolfière invisible ; d’autres subissent l’emprise brutale du maître ; il les secoue, les empoigne par leurs cheveux dardés, les casse en désordre ou sans vêtements sur la selle ténébreuse ; certains partent seuls, la cheminée-ventouse les aspire, ils raclent la suie, hissés par quelle corde ? ou rompent le carreau, trouent le volet, s’échappent, recroquevillés par des chatières, s’enfilent par des trous de rats, chevauchent l’ustensile proche, animé tout à coup d’une vie surnaturelle, le balai[3] des cuisines, le chien réveillé, le bouc de l’étable ou le taureau, parfois le cheval, parfois seulement la fourche, la quenouille et même une canne, le fragile roseau, que l’enfant arracha sur les bords de l’étang. Tout sert de véhicule à l’élève du diable.

Mais d’aucuns, d’aucunes, plus privilégiés ou plus mystiques, pâlissent brusquement, se crispent en un spasme qui vomit leur âme ; le corps reste immobile durant la fête impure, quasi mort, sans bouger plus. Par la vision Ezéchiel visitait Dieu ; le sorcier et la sorcière peuvent aussi visiter Satan parle seul pèlerinage de leur esprit.

En vain, le mari espoinçonne sa femme ; ou elle, lui. L’absent ne bouge pas plus que bûche ou effigie ; celui des deux qui est resté devine le manège ; un tremblement le gagne et il ne peut sauter du lit ; le voilà lié pour trois heures, n’ayant même la licence de crier jusqu’à ce qu’ait chanté le coq[4].

La foule moins subtile, plus pratique, ne s’associe pas à l’hallucination, ne profite pas de la belle voiture de ces reins formidables où s’entassent les saints de l’affreuse synagogue ; la foule (bohémiens, paysans, cheminots, bateleurs, mauvais clercs), va sur ses pieds, patauge dans l’ombre, roule, longue chenille, dans les chemins peu connus, loin de la police, loin des graves ou des timides hommes, s’enfonce vers la lande, la forêt, l’église en ruines, l’autel du mal. Ils portent des pelles, des vaisseaux de cuivre (ou d’argent pour mieux solenniser la fête), plient sous le faix de tentes, de provisions extraites de sépulcres, s’arment des saints instruments du sacrilège, traînent dans des cages les bêtes complaisantes, la ménagerie du diable.

Les ondes de la nuit s’ébranlent au double courant terrestre et aérien. Là-haut sous la triple Hécate, ce sont rafales d’humanité, étoiles filantes de chair, nuages de toisons noires, rames de bras s’agitant entre des poupes et des proues qui sont des têtes ou des croupes, foudres qui sont des ventres, tonnerres qui sont des cris… En bas grouille la canaille, l’ordure putréfiée des amours, la fiente des haines, la fourmilière vorace des incestueux, des débauchés, des curieux, des misérables, des vagabonds des infirmes, des assassins…

Au loin, sur la tour, qui veille, rigide et chantonnante, pareille à une lampe et à un glas ? La Reine du Sabbat elle-même, la belle vieille, la malicieuse inféconde, aux flancs ignominieux, la vestale infâme, celle que les sept vices stigmatisèrent de sept purulences ; l’oriflamme de sa chevelure bat à son front de rouges ailes ; elle condense au magique miroir la fournaise de ces âmes nomades en mal de sabbat, boit de ses lèvres fardées et crevassées, de ses narines velues, de ses yeux de chouette, le vin immatériel des meurtres et des viols dans le mirage d’une cuve prophétique, faite d’un cristal maculé de sang…


II
LA FOIRE DU SABBAT


C’est assez loin de la ville. La route meurt en l’inculte lande que les pieds des démons ont à jamais froissée de leur stérilité, « l’aquilarre, » la contrée qu’inondèrent les sacrifices sanglants des Druides, le sanctuaire en plein vent de Moloch et de Teutatès. Ce sanctuaire se dresse quelquefois sur la place des paroisses, devant des églises, afin que le diable puisse planter sa chaire vis-à-vis du grand autel qu’ensoleille le saint sacrement. De l’eau clapote aux environs d’un grand noyer qui abrite un sombre calvaire. La forêt borde l’horizon de sa dentelle funèbre[5].

Les femmes des arènes célestes descendent échevelées comme érynnies, nues ou quasi, graissées ou non, la tête si légère qu’elles n’y pourraient supporter de couverture. Un démon familier, quelquefois en queue, écuyer de la même monture, les fouette tandis qu’elles hurlent « Har ! har ! har ! sabat ! sabat[6] ! » éperdues. « Vous êtes déesses, leur dit-il, ne descendez-vous pas, pareilles aux dieux, de la porte du Capricorne, qui est cette figure du Bouc par lequel vous êtes transportées. Vous avez franchi la porte des voies suprêmes ; mais que vous êtes lentes et sottes, indignes encore de moi ! » Exaspérées par l’orgueil, par l’outrage, elles essorent et s’élancent, fusées bruyantes. Et elles foncent bas, plus vite qu’un aigle ou qu’un milan sur sa proie. En somme, l’aspect fantastique s’adoucit et s’accentue en réalisme. Si la forêt de Brocéliande s’illumine de féeries, si le ciel est sillonné par les chars des Valkurs où deux chats ailés s’attellent, si la Corne de Mai, le grand vase à boire, le calice, le gobelet du Diable, rappellent les banquets d’Odin, — la foule déguenillée, éprise de chahut et de lascivités, fait songer déjà, mais avec quelle pompe supérieure, quelle beauté grandiose de décor, quel attirail dramatique, aux infâmes cohues des lieux de plaisirs où s’atrophient les modernes névroses, à nos bals en plein vent, exhibant et vendant de la chair. Au lieu de fanaux électriques, des cierges noirs, égouttant du suit humain, émergent de séants, haussés, de vieilles, ou s’érigent, sur la plante de leurs pieds retournés vers le firmament noir. Certains démonographes romantisant, la fête houleuse l’illuminent de bras d’enfants morts ; mais l’allure générale est moins fétide. Je vois le sabbat en foire de marchands mêlés, en kermesse : là des saltimbanques, des ventriloques, des montreurs de bêtes, des faiseurs de tours, des jongleurs, tout ce qu’il faut pour ravir la sottise populacière. Le délire s’accélère par le nombre des délirants ; les bêtes s’en mêlent, et les idiots et les farceurs ; tous les difformes de la terre, disgraciés, boiteux, bossus, estropiats, vieux décrépits et caducs y dansent au milieu du désordre plus légèrement que les robustes drilles. Voilà leur « Eldorado », leur « foire de Neuilly », leur « Moulin-Rouge », leur mardi-gras, leur mi-carême. Ils y aiment, se distraient, se reposent, retrouvent, loin de l’inégalité cruelle des autres jours, une minute incomparable d’égalité, ils ne craignent plus rien, narguent le Seigneur et le prêtre, lâchent leurs tripes et leur révolte, font la figue et la nique au Dieu despotique et clérical[7].


III
LES ANIMAUX ET LES ENFANTS AU SABBAT


Les animaux les plus décriés, les plus épouvantables, profitent de cette trêve d’ostracisme, usurpant la place des bêtes de luxe, glorifiant leur propre laideur, leur méchanceté.

Mis au banc de l’univers, « jeteurs de sort », sorciers (car le sorcier appartient à tous les règnes, même au végétal, même au minéral), convoqués au sabbat, habitués des prairies désolées et des mares croupissantes, félins ou reptiles, ou fauves, les voilà, en tumultueuse et joyeuse cohorte, suppôts de la Bonne-Mère-Perversité : chats, coqs, chats-huants, renards, loups, ours, serpents, porcs, basilics, crapauds. Dans cette mêlée foraine du sabbat, idéalisés par le triomphe, tout à coup métamorphosés à l’emprise d’un esprit inusité, ils s’élèvent par l’abêtissement des hommes et des femmes abrutis de cérémonies abjectes. Habitées par des âmes humaines, surhumaines, ces bêtes profèrent des paroles comminatoires, se prélassent graves et féroces, se dandinent, gonflent aux fluides de la luxure et de la cruauté.

Le Chat, de tout temps, fascina. Montaigu raconte lui-même que son chat attirait de sa fenêtre les oiseaux del’air et des arbres ; le Coq — ce terrible coq dont le cocorico sonne l’alarme et le chant du départ de la synagogue satanique, — le coq, dernière incarnation du Diable, sa sentinelle, quand le matin va le faire s’évanouir, le coq, disent les grimoires, a la puissance de fasciner jusqu’aux lions ! Quant au renard, déprédateur et louvoyant, brigand de bergeries, escroc de poulailler, il darde contre les dindons ensommeillés sur les branches une prunelle perfidement attentive. Le Jaguar saisit par la queue le caïman, dont la gueule cependant dévorerait un homme ; malgré sa petite taille, il happe l’énorme bête qui sous sa dent demeure immobile et charmée, couvant respectueusement son supplice… Mais les vrais fascinateurs, les meilleurs acolytes du Diable, les préfets du Sabbat sont le Crapaud et le Serpent.

Chaque sorcière porte sur l’épaule un crapaud artistement vêtu et la tête ornée de deux petites cornes ; ses yeux jamais clos ont la fixité qui ne pardonne pas. Les oiseaux, la belette, la couleuvre, les mouches, les papillons, rien ne lui résiste. Certains même mettent à mal les hommes. L’abbé Rousseau, un fascinateur, qui, plusieurs fois, avait fait mourir des crapauds par le regard, manqua en mourir lui-même ; il s’acharnait contre l’un d’entre eux, énorme qui, s’enflant, se dressant sur ses quatre pieds avec un souffle rauque et regardant sans varier de ses yeux aux rougeoyantes flammes, lai infusa à lui l’homme, le prêtre, l’invincible faiblesse d’un évanouissement. Le serpent est encore supérieur au crapaud. Au Sénégal, des chasseurs se retournent tout à coup, pris d’un incoercible tremblement, et ils aperçoivent une tête plate tendue vers eux et sifflante. Le coup de fusil seul rompt le charme ; ou une faite précipitée.

Ces reptiles ont donc en eux l’âme mobile et prédatrice du grand proscrit ; les sorciers se les attribuent, petites idoles, fétiches vivants du Dieu. La Dame de Martibalsarena dansait avec quatre crapauds ; l’un vêtu de velours noir, avec sonnettes aux pieds, sur l’épaule gauche ; l’autre sans sonnette sur l’épaule droite, et aux deux poings les deux derniers, comme oiseaux en leur naturel.

Bien mieux, les sorcières devenaient bêtes elles-mêmes. Au retour des maudites assemblées, elles se recroquevillaient, tellement bondissantes et griffantes contre l’hostile espion que celui-ci les prenait pour des chattes ; ou bien, à quatre pattes, elles aboyaient comme des chiennes, boitaient dans les herbes, pareilles à de gluantes grenouilles. Dans cette immense foire du sabbat, l’humanité redevenait son bestial ancêtre. Lézards, singes, crapauds, limaces, araignées, serpents allaient et venaient selon la fièvre et le rhythme des métamorphoses et tout à coup s’évanouissaient ainsi que des éclairs.


L’enfant est un faible, une petite bête, presque pas un homme, le Diable du sabbat antique défend tous les faibles. Comme le Christ il les appelle, il reconnaît ses élus, les petits sorciers futurs, les autres il les déchire et les fait cuire. Mais, est-ce pudeur, est-ce sentiment d’inaptitude à l’abominable science ? Il se garde en tout cas de les initier à ses redoutables arcanes. Dans un poème latin sur le sabbat, écrit par M. le président d’Espagnet, conseiller du Roy, et traduit par G. Guay, il est dit, non sans grâce :

Plusieurs enfants y vont comme on voit au printemps
Sur les plantes nouvelles
Les oiseaux par amour ensemble voletants.

Le Maître ténébreux a pitié de cette innocence qui cependant marche sûrement à la corruption ; il passe les enfants à travers la fumée et le feu, les hypnotise d’une main velue, rapide sur leurs yeux qu’il aveugle pour toute la durée de la cérémonie ; puis, leur ayant baillé à manger du pain de millet noir, il les envoie garder la théorie sacrée des crapauds au bord de la mare. Ces démons aquatiques, vêtus de vert, tintinnabulent de clochettes, jacassent un kabbalistique idiome, austère, profond, qui semble initier un peu leur rêveur petit gardien, saint Jean-Baptiste des moutons du Diable.


IV
LA DANSE ET LE BANQUET


Ici la danse est violente, passionnée, et non seulement elle enivre, elle est affreusement utile ! elle sauve du mal d’engendrer, elle déchire par la gambade le lien du fœtus, dès le ventre. La sorcière encore assez jeune pour perpétuer l’humanité, lui jette un fruit débile et sans forme, comme un défi rouge. Les hommes s’en excitent plus. Ces gestes muets demandent plus en leur silence que de véhéments discours ; la réponse, c’est toujours d’accepter, de prêter le corps. Alors le sorcier et la sorcière s’accointent ne faisant qu’un, se mesurent, s’exaucent. Don satanique, c’est-à-dire eurythmique à l’univers que de danser. Vieille volte païenne, tu reparais ! Quelquefois à ses meilleures amies, le Dieu Pan accorde la supérieure faveur de transmuer ; tout être humain, serait-il malade de mélancholie, s’il est frôlé par le sceptre de fer, devient un bienheureux titubeur du cosmique branle. Tous tournent le dos au centre du bal, ainsi qu’en les danses I bretonnes, se heurtent en des circuits. Pour que l’illusion même de la pudeur et de la défense n’existe plus, les filles s’accoutument à porter les mains en arrière ; leur croupe se baisse, tandis que les bras tournent… Simples chiennes expectantes en une cassure des reins qui ne se redresseront plus, et dont s’enfle le ventre, projeté sur les cuisses, où il appuie son faix d’ordures et de méchantes viandes. « Faute ici, faute là… joue ici… joue là… » Et l’on ne se contente pas de danser, on saute ! quelquefois du haut d’une montagne jusque dans la mer. Cela se passe dans ce cas en Gascogne. Rêve élastique ! On saute dans les feux comme les enfants à la Saint-Jean afin de railler l’enfer clérical et le bûcher. Sorte d’espoir en un saut vers l’au-delà, après les tortures de la vie ; ah ! l’inquisition évitée, le saut au delà du Dieu vengeur, du Dieu déçu !…

N’est-ce pas le biniou des rondes de farfadets, qui rappellerait le mieux en son aigreur l’orchestre maigre du sabbat ? Néanmoins non seulement folles clochettes, grincement exigus d’harmonica, cascades de perles d’onde énervent intolérablement, mais le mâle tambour, le tambourin allègre, la flûte des fêtes de Dionysos, le violon larmoyant, et « ce long instrument posé sur le col, s’allongeant jusqu’à la ceinture et battu par un petit bâton ajoutent encore à l’acrimonie leurs sonorités ou leurs langueurs. Luxe orchestral des assemblées de douze à quinze mille âmes. Les autres, les moindres, se contentent de la musique des forêts.

Le diable, qui cependant sort d’une cruche, c’est un grand bouc avec deux cornes devant et deux derrière. Celles de devant se rebroussent en perruque de femme. Parfois il n’a que trois cornes formant le schin, la lettre hébraïque de Jésus. Celle du milieu éclaire ; on y allume les cierges et les yeux aussi des sorcières. Au-dessus de ces cornes un bonnet ou un chapeau. Caricature d’Adonis, il est nu avec des mamelles féminines, des poils aussi longs que des crinières ; mais ce qu’il exhibe avec une ignominie sans égale, c’est sa virilité sacrilège, l’organe démesuré, entortillé, sinueux, aux serpentines écailles, aux piquants de hérissons, et qui semble parfois de bois ou de corne ou un fer rouge. Assis sur la grande chaise dorée et fort pompeuse, il ricane et attend le chœur des suppliciées d amour qui réjouiront sa lascivité et le remercieront du baptême des baves par les baisers déviés, à cet autre visage qui orne sa fesse, visage morose, masque d’effigie, lavé sans cesse par les lèvres des sorcières.

Le voilà le dieu à rebours, le Dieu de l’Inceste ! Inceste indispensable au sabbat, peut-être parce qu’unissant la mère vieille au jeune fils, la jeune enfant au vieux père, il conspire l’extinction de la race ; à coup sûr pour des raisons plus obscures, le recommencement des orgies païennes, la reconstitution sur le plan humain des théogonies déchues, où se mêlent les parents, — pour l’infernal spasme du baiser consanguin.

Parfois le péché s’accroît encore ; la Bête subjugue la femme. Tous les règnes de la création influent vers elle, tentent de mettre au monde, réel, le sphinx de chair qui résumera l’univers. (Voir le Belthis de l’Eternelle Poupée.)


Rarement, il s’absente, le Diable, président de ce cercle effréné, magnétiseur de cette chaîne aux anneaux de bêtes, de démons, de femmes, d’enfants et d’hommes. Cependant de peur, il échappe, lévrier noir subit, à de profanes yeux. La semaine suivante quand il s’excuse, il raconte qu’il est allé plaider devant le Christ, devant « Janicot », la cause de ses fidèles à lui, persécutés.

La posture des adorateurs est variée, innombrable. Ils l’adorent à deux genoux, se renversent sur le dos, jettent les jambes en l’air. Après avoir baissé la tête sur la poitrine, ils la relèvent de façon à ce que le menton chavire vers le ciel. Ils approchent du diable le dos tourné, marchant en crabe ; leurs mains se joignent sur leurs reins, et ils râlent sans revirer vers lui, les yeux contre terre.


Le banquet n’a rien d’officiel ; chacun s’assied à la place qu’il veut, près de l’autre, la préférée, celle que la société ou l’Église lui refuse. Au lieu du bénédicité, on blasphème ; c’est plus drôle ! on confesse Belzebuth pour créateur, dateur et servateur. Mais elle est médiocre la nourriture du Satan populaire ; il ne veut pas qu’on s’amollisse à de succulentes friandises. Il recommande les alcools qui tuent, ces quintescences dont Paracelse garda toute sa vie un égarement, ces épais liquides pareils à de l’encre ou à du sang gâté, ces mets suppedités par lui, viandes fades et nauséeuses, affligeant l’estomac d’un famélique aboi de mâle faim. Et on se lève de ces tables magnanimes avec plus d’appétit que lorsqu’on vint s’y asseoir. C’est du vent qui gonfle l’intestin, un vent de revanche, qui se vengera du mensonge par la tempête.

Communion des vivants, communion aussi des morts ! ceux-ci sont de la fête ; le sorcier récemment enterré était déterré pour le sabbat. En chœur on processionnait vers les sépultures. À coups de pelles et de pioches, les cadavres exhumés, déliés de leur suaire bénit qui les envoûtait pour le ciel, livraient pour la cuisine ou pour le taudis alchimique leurs entrailles éventrées. Le reste du corps était partagé entre les parents, qui, jaloux de la terre, voulaient à cette chair si proche de la leur, un tombeau parental ; quoi de mieux pour chaud sépulchre que le propre estomac des vivants, surtout s’ils ont faim ? les os mêmes n’étaient pas épargnés ; grâce à une plante basque, appelée balaronna, ils devenaient souples et savoureux autant que navets cuits.


Cependant le sabbat était joyeux quoique funèbre. On y allait comme à des noces, pas seulement pour la grossière licence de s’accointer, mais pour la diabolique communion des âmes. « Le Diable, disait Marie de la Ralde, très belle femme de vingt-huit ans, tenait tellement liés les cœurs et les volontés, sans y laisser entrer d’étranger désir, que je me sentais ravie et croyais être dans quelque paradis terrestre[8]. »

Naturellement les femmes devaient accourir en foule ; les démonographes, les inquisiteurs s’exténuent pour en savoir la raison. Quoi de plus simple. Ève est faite pour la sensualisé ou pour l’extase. Le sabbat lui apportait l’une et l’autre et à sa portée, truculentes, sans ascétisme. Elle en profitait pour prêcher sa doctrine en l’assemblée, pour défendre ses intérêts particuliers. Le sabbat fut en somme le premier des clubs féministes. On y proclama la victoire prophétique de l’éternelle opprimée.


V
LEXCUSE CRIMINELLE ET SCIENTIFIQUE DU SABBAT


Les anciens sorciers furent les anarchistes du passé ; eux aussi détestaient le prêtre, le roi, le riche ; eux aussi préparaient en ces occultes cérémonies les bombes des maléfices ; ils empoisonnaient surtout, détruisaient cependant avec plus d’ampleur, savaient répandre dans les campagnes la poudre qui tue les moissons, ensevelir sous les étables la charge magique dont les troupeaux dépérissent. Et ils s’en prirent surtout à la tendre race des enfants, (celle qui, ne gardant pas les crapauds, a refusé l’initiation), décimèrent plus radicalement, plus religieusement que les anarchistes modernes, frappèrent la race avant tout, partout, sachant que, quoi que fasse l’homme, il sera toujours l’homme, le vil, l’égoïste, le déprédateur du patrimoine d’autrui, la honte du monde 1 Cela devient pour eux un but mystique de débarrasser l’univers de cette lèpre humaine, gagnant la bonne nature, corrompant la terre faite pour être libre et qui s’avilit d’être l’esclave nourrice. Les animaux, sur qui l’homme appesantit son joug, ne sont plus dignes du soleil ; leur abaissement mérite la mort, afin qu’un aussi funeste exemple ne gagne pas les bêtes indépendantes et maudites. Les objets inanimés ne méritent guère plus de pitié ; il faut amonceler les ruines sur les ruines ; la Ruine seule est belle, douloureuse, digne de Satan, habitée par ses fidèles, les parias de la société, les vagabonds et les hibous. Les cimetières sont pardonnés, à condition que la tombe opulente meure elle aussi, que les morts pauvres aient leur coudées franches, que hors de la terre remuée, ils puissent s’évader en vampires, tuer, tuer encore même après avoir été tués, ou servir à l’œuvre meurtrière par leurs os mis en poudre, l’essence de leur nourriture extraite du cadavre inutile, l’ofirande, au Dieu des morts, de la mort exaltée jusqu’à l’assassinat.

L’anarchiste confus et intraitable se doublait aussi d’un savant superstitieux et trouble.


Qui sait si, en un coin du sabbat, loin du ménétrier, loin de la foule funéraire, beuglante, dansante, banquetante, quelque Agrippa, quelque Paracelse, mêlé à des grands seigneurs attentifs, épeurés sous leurs masques, ne profitait pas de ce spectacle inouï pour rénover la science, devancer nos découvertes, même les plus futures ? Les sorcières voyageant dans les airs, c’est la direction des ballons trouvée par le Diable ; en tout cas il est bien l’inventeur du parapluie : « Haut le coude, Quillet, » disait la voyageuse mouillée par l’ondée, et le démon galant allongeait sur cette tête chère l’ombrelle de sa queue, parodie du dais. Qui sait si ce branle cosmique, faisant communier aux mêmes forces des organismes divers, ne trahissait pas, sous le manteau comme dilué des apparences, l’identique et naturelle extraction ? la lente évolution des espèces apparaissait à ces précurseurs de Darwin, leur involution aussi, l’origine de l’homme en l’animal, le retour de l’homme vers cet animal qu’il fut et dont il conserva en les affinant les instincts ? À la fumée des chaudières et des bassins qui débordent de crapauds et de mandragores, Paracelse prophétisa la chimie au delà de la nôtre, celle qui, secourue d’une physique encore inexplorée, fixera le rôle des forces cosmiques et vitales dans l’élaboration des éléments. Qui sait si ces obscurs poisons manigancés par les sorcières ne lui suggérèrent déjà les découvertes de Pasteur ? si Brown-Séquard dans les obscénités sabbatiques ne s’annonçait point ? La thaumaturgie savante des siècles prochains surgissait en lueurs fauves dans les atrocités et les démences. Satan fut peut être le père douloureux et maudit d’un avenir de matériel bonheur.

Là gît le grand mystère, mystère d’où naissent la chirurgie, l’anatomie, la médecine des simples, et la médecine chimique, la science bienfaisante et redoutable des poisons[9]. Mystère de la sorcellerie qui fait se coaliser contre elle tous les pouvoirs constitués : le roi, le pape, l’inquisiteur, le juge, le savant retardataire et officiel, le seigneur, quiconque possède matériellement, moralement. Elle choque à la fois leur ignorance pudibonde, et leur culte du despotisme et de la servitude ; elle est l’éternelle ennemie de l’homme médiocre et gras qui a machiné sa destinée, a consolidé son lourd séant sur le coussin de la misère universelle, rit, boit, mange, crache, vomit, éclate d’obésité huileuse. Mais le coussin se hérisse en venimeuses têtes, les vieux membres des pauvres se révulsent et s’épointent en bois de justice ; la sorcellerie ou l’anarchie fermentent sous le triomphe grossier, et la lâcheté outrecuidante s’écroule tout à coup cul par-dessus tête parce que le coussin a fui, la chaise a sauté comme un cabri, le fluide de colère électrisa l’élément en sommeil. Satan est le grand révolutionnaire, le transformateur obstiné de la création.


  1. Une fois pour toutes j’avertis que chaque détail de ce Sabbat est cueilli chez les démonographes, dans les copieux procès de sorcellerie ou dans les traditions populaires anciennes et modernes. J’ai délaissé le fracas et l’oripeau romantiques qui dénaturèrent l’aventure sordide pittoresque du premier des cafés-concerts et des clubs.
  2. Quelquefois c’est le jour, à midi, l’heure de la sieste, quand la digestion travaille, quand les désirs impurs s’insurgent. Le démon de midi est en somme le démon du solitaire, du savant, du moine. Le roi David en avait connu l’assaut.
  3. M. Léon Daudet m’a raconté qu’il vit un jour de ses propres yeux un balai prendre vie et marcher devant lui quelques instants ; les légendes allemandes de l’apprenti sorcier (Gœthe Lieder) ne seraient donc pas si apocryphes.
  4. Cette catalepsie du fugitif, s’en allant d’âme au sabbat, faisant croire que le diable remplaçait par une poupée dans le lit la vacance de son fidèle.
  5. Pour les sabbats plus restreints, la horde choisit un cimetière, une caverne, l’hôtel des juges — ô ironie ! — ou simplement les toits ; dans le dernier cas les arbres servent de route ; le vieil anthropopithèque renaît en le nécromant.
  6. Peut-être le « Sabaé, évohé », des chants orphiques, des fêtes dionysiaques.
  7. De nos jours le sorcier se plaît encore quand il aborde les villes aux mystifications grossières de nos foires où tel « Pipento » rappelle le fascinateur d’antan.
  8. Malgré cet accord des volontés, cette tension des organismes, jamais de miracles bienfaisants, de cure durable au sabbat. L’excitation, vite tombée, donnait seulement aux nerfs une factice souplesse. En fait l’impureté ne produit aucun doux prodige. Il faut le pur visage de la Vierge pour qu’à Lourdes les infirmes soient guéris. Ce mystère aurait dû faire réfléchir M. Zola, n’attribuant les guérisons de Lourdes qu’à l’autosuggestion et au magnétisme des foules.
  9. Car le Diable ne protège pas que les animaux et les gens décriés, mais aussi les plantes maudites, celles qui rendent fou, tuent et sauvent à la fois, selon les doses. Nos ordonnances déjà !