Le Satanisme et la magie/Le rôle fatidique de la femme

Ernest Flammarion (p. 7-23).


LE
ROLE FADITIQUE DE LA FEMME


I


C’est le Dieu-un, le Dieu-mâle qui créa la Sorcière, et, la chassant de son église, donna cette reine enthousiaste à la satanique magie.

Pas de sophisme. Il faut choisir : ou le Dieu unique ou les Dieux. Le Dieu unique n’admet que lui ; ses Anges sont ses missionnaires, les Satans ses lointains esclaves, les Lucifers ses prisonniers. En somme, il est maître ; que dis-je, seul, bien seul. Il ne supporte pas même les esprits. Avec Zoroastre, avec Manès, avec la Kabbale, avec l’idée du Dieu Double, Bien et Mal, Androgyne, Père-Mère, le paganisme se rue par la brèche faite à cet éternel et grandiose isolement. Du coup les morts deviennent eux aussi des Dieux, les éléments s’animent d’invisibles rayonnants, les mondes regorgent de divinités, les Astres sont des Daimons, les grands hommes des Éons, les enfers vomissent des cohortes de Puissances. Choisissez entre le despotisme de Iaveh et l’anarchie de Satan. Le catholicisme, intermédiaire, plus conciliant que la Bible, affirmant l’immortalité des âmes, le Dieu fait homme, le Satan efficace, Marie presque divine, les saints dignes d’autels, craque de vouloir créer une hiérarchie républicaine avec le Père de Moïse comme président. De lui jaillit le spiritisme, de lui le satanisme ; de lui renaît le paganisme, ce phénix que strangula, puis brûla le juif rigide. Dieu ou les Dieux ? il faut que le monde n’hésite pas ; s’il transige, il renonce à son unité, roule aux grandes houles des orientales idoles se balançant avec la majesté des vagues informes sur l’océan du nirvana.

Nul n’a découvert ce fait évident, n’a compris que la Femme se vengeait d’être chassée du Temple. Elle est cependant toute la religion. Comment ne serait-elle pas la superstition aussi, cette religion passée qui agonise prête à enfanter les cultes nouveaux ? Iaveh, le Dieu triste, cruel, qui veut une intelligence mâle, penchée sur ses arcanes, Iaveh expert en irrévocables châtiments, nie les profondeurs vivantes du sépulchre[1], jalouse jusqu’au cadavre[2], — Iaveh suscite la révolte de la faible, de la rêveuse, de l’apitoyée qui communique avec les âmes éternelles et garde les destinées des peuples. Moïse créa le Dieu misogyne, jaloux de l’Égypte tendre et isiaque, violent suprême, rechignant au doux caprice, à ces intuitions charmantes qui eussent pu détourner un peuple trop crédule de sa formidable et droite voie. Avant lui, pas de sorcière. Tant que l’homme n’accapara point l’orthodoxie, laissa dans le ciel le Père et la Mère immenses régner dans la même étreinte, la sorcière habita le temple, chanta le cantique de l’Au-delà, fut la sublime prêtresse, conseillère de l’époux, instigatricedes rois et des guerriers, consolatrice ! Elle était la promesse et la miséricorde ; elle pleurait devant le génie qui se lève, elle pleurait devant le criminel, comme devant sa victime, elle pleurait devant la geôle, tout près de celui qui est châtié pour trop d’héroïsme ou trop d’ignominie. Isis, elle cueillait les enfants qui naissent et les hommes mourant ; elle pleurait, et ses larmes furent le véhicule des âmes.

Le Christ libéra la femme, mais en la maîtrisant ; l’initiation lui avait ordonné la méfiance. Cependant il laissa les pécheresses l’aimer, il ne voulut pas qu’on tuât l’adultère, jamais il ne prononça le mot brutal : « Femme qu’y a-t-il de commun entre toi et moi[3] ? » il supporta qu’au pied de la croix sa mère reçût contre son sein, afin d’y compléter la révélation du Verbe — le disciple le mieux aimé, l’apôtre des avenirs ; il apparut à la courtisane, il voulut que saint Paul voyageât chez des filles perdues, et qu’elles lui fussent des protectrices et des hôtesses. Jésus plaçait un de ses pieds divins dans la religion qui suivrait la sienne. Jésus faisait mieux encore, il était femme, d’à cette habileté du sentiment dont la puissance intarissable d’Ève est tissée[4].

Mais les Conciles conspuèrent les Madeleines et les Maries ; on les chassa de l’autel, on leur défendit de consacrer, d’apporter Dieu dans l’hostie, elles qui (e livrent au bout de leurs lèvres, jailli de leur grand cœur. Elles ne purent même plus être les enfants du sacrifice, les servantes du sanctuaire ; on les refoula dans la foule, leur laissant le seul attrait d’être humiliées, la seule force d’obéir.

La haine du sacerdoce grandit et les grandit. Elles deviennent le Diable : débiles, timorées, vaillantes à des heures exceptionnelles, sanglantes sans cesse, lacrymantes, caressantes, avec des bras qui ignorent les lois, des pitiés qui rompent les châtiments, des instincts qui raillent la majestueuse et dogmatique bêtise. Fi ! Fi ! Elles ne valent rien, elles sont faites d’une côte, d’un os courbe[5], d’une dissimulation rentrée, d’une lâcheté qui communie avec la Nature, cette maudite — d’une intrépidité qui brave tous les pouvoirs. Elles baisent le serpent qui leur enseigne l’art de s’enfouir, puis de saillir tout à coup dardantes et sifflantes. La Femme est le péché du premier soir, elle corrompt l’amant, l’époux, l’homme qui cependant est son père. Horreur des cultes mâles : l’homme le premier, l’homme l’unique, l’homme, une statue d’argile où souffle un Daimon magnétiseur, l’Homme qui n’a pas été l’Enfant ! L’Adam biblique n’est pas un être, il est un monstre artificiel, non un homme, mais un « Homunculus ». Il n’y a pas d’homme sans la mère, sans la femme. Notre père le plus lointain sort de la boue marine, selon les naturalistes ; et les naturalistes ont cette fois presque raison ; car la boue c’est la matrice, c’est la molle passivité, la creuse origine où dort le germe, le germe, qui avant de féconder les entrailles en sort. Mais elle est si bonne cette source de toutes les existences, qu’elle permet qu’on la blasphème. Au défi de toute religion profonde, de toute science calme, sa puissance est niée, sa douceur soupçonnée de traîtrise, son pardon inépuisable qualifié de révolte, sa charité appelée péché et damnation.


II

L’ardente et dédaigneuse Circé experte aux rites de Proserpine, la brutale Médée, qui cueille aux heures harmonieuses avec les étoiles, des simples qui effraient tant ils se nourrissent de douleurs et tant ils ruissellent de poisons, Canidie qui boit les entrailles fumantes des petits, toutes les Thessaliennes — le paganisme les enveloppait de je ne sais quoi de sacré en les proclamant prêtresses d’Hécate et de Cottyto. Temple souterrain, temple cependant. Elles embrouillent de perfides écheveaux, fils d’Ariane qui, au lieu de conduire, égarent ; elles envoûtent, virevoltent poétiquement, cuisinent des potions abominables, triturent des os de mort, égorgent aussi… Nulle d’entre leurs victimes n’oserait porter sur elles une main vengeresse, et les apostrophes d’Horace contre la sorcière s’agenouillent bien vite en supplications. Elles symbolisent l’Instinct-Dieu, tel que le christianisme l’abolit dans le cloître, le combat partout. Elles sont fatales, belles, — même lorsqu’elles sont laides ! — divines surtout si elles sont infernales. Elles recèlent le mystère, gardent l’Hâdes, apprivoisent Cerbère, conduisent chez les morts ; on les dirait, ces décriées, plus sacerdotales que les autres, car seules elles approchent les Mânes, elles ont le droit de faire mourir, ô terreur ! elles ont le pouvoir de faire revivre, ô douceur ! Elles sont incomparables ; ne méprisent-elles pas la Pythie inaccessible sur son trépied, jouet du clergé, médium pétri par un magnétisme despotique, ambiguë aussi parce qu’elle n’est pas indépendante, étant l’oracle du grossier Apollon, et irresponsable de ses prophéties ? Leur dieu à elles, les libres inspirées, leur guide, noble comme ce qui est invisible, leur dieu, c’est au contraire le soleil d’en bas, pasteur d’àmes, l’Ammon-Ra des bagnes du Léthé, le Dionysos des Ombres, le Pluton aux yeux impassibles qui ne voient plus : — tout ce qui impose aux hommes étant irrévocable et au delà de la mort. Et elles préconisent et confèrent la plus sordide, la plus impunie, la plus fervente volupté ; entrelaçant de cyprès les thyrses des Bacchantes, elles donnent au plaisir l’excuse d’être criminel ! à l’assassinat le ragoût d’être religieux ! Qui songerait à mépriser ces courtières et ces courtisanes, qui, consacrées par la Lune, sont les gardiennes de l’esprit des ancêtres ?

La triple et noire Hécate, la veuve qui parcourt le ciel, les tient pour des filles bien-aimées, Hécate, souple aux évocations de celles et de ceux comme elle délaissés et désespérants, veufs de cette lumière personnelle, solaire, la Joie. Ces atroces prêtresses, le peuple à l’impitoyable bon sens les condamne si peu, qu’elles deviennent les fées, les enchanteresses, ces puissances des éléments qui apportent à toutes destinées, même étroites et positives, leur rayonnement mystique, un baptême surnaturel de nature passionnée. Elles remplissent les légendes, elles remplissent aussi les clairières et les imaginations ; elles sont les Vivianes qui donnent la paix, le sommeil de plusieurs siècles dans le palais de cristal ; elles sont les Melusines bienfaisantes dont le corps finit toujours en serpent (c’est ce terrible catholicisme qui veut cette anomalie : la femme même bonne, toujours maudite). — Mais leur temple est bien solide, quoique de fragile aspect ; c’est le cerveau malléable et naïf de l’enfant dont les premières années s’idéalisent de leur vol grêle. L’enfant ! elles le massacraient aux soirs lointains, et avec lui elles forgeaient leur invincible sortilège, maintenant elles regrettent… Et elle le vengent en lui apportant par la voix de la grand’mère ce régal de poésie que le père positif bientôt bousculera. La vieille fée, la méchante, est vaincue par sa jeune et bienfaisante sœur. Revanche des temps, la Thessalienne d’autrefois, respectée quoique humble, gagne, à la persécution du culte nouveau, de dévêtir sa gaine de démon et de s’envoler ange autour des berceaux.

Le peuple têtu ne cessa point d’espérer en la femme ; les poètes aussi, ces frivoles joueurs de violes, plus sérieux qu’on ne croit — et qui, trouvères ou troubadours, préparèrent sa divinité, en lui faisant avec une rose son auréole.

Ah ! le sacerdoce y met ordre bien vite. Il flaire l’hérésie, pressent Manès avec ses croyances au Dieu Double. « La femme c’est le mal, c’est la passion, le trouble, la mère des hérésies, la sorcière et le sabbat, — c’est Satan. »

Et la guerre commence, effrénée. Les Albigeois, les « Parfaits », les « Croyants », les « Bons-Hommes » sont noyés dans le sang, les Albigeois qui reçurent une initiation filtrée du Temple ; le Midi amoureux, fébrile, bruyant, sensuel, voit dans l’Ève nouvelle : l’Amour, le Saint-Esprit — la Béatrice révélant le ciel. Simon de Montfort répond en brute égorgeuse : « elle révèle l’enfer », et il meurt d’une pierre lancée par une femme. Les Templiers se taisent, tristes et méfiants. Ils sentent bien que cette haine, qui massacre des frères, les menace, inconsciente. Eux, ils dédaignent l’Occident chrétien. N’ont-ils touché les Chamites, là-bas, au Saint-Sépulcre, qui ne leur a appris que la mort du Christ et non pas sa résurrection ? Le Christ nous défend mal, — croisades vaincues toujours, même victorieuses. Le Christ est mort, crachons sur le Christ ; et ils crachent sur le Christ. Le Christ est humble, le Templier est orgueilleux. Il se rend à lui-même le culte que le Christ, homme suprême, rend cependant à son père. L’horrible baiser au dos du Baphomet, symbolise cette abnégation criminelle, non plus offerte à Dieu, mais au Templier lui-même, voluptueux et brutal[6]. Combien plus beau pour ce Templier, le Dieu fort et vraiment mâle, dédaignant si peu la femme, qu’il rêve l’union miraculeuse des deux sexes, l’amour créant l’éternelle union même dans les corps, — Androgyne, Baphomet, Bouc ennemi de l’Agneau, vieux sphinx à mamelles et à griffes, puissance et luxure ! Le sabre, recourbé comme un ctéis s’entrelace au rigide spectre du lingham. Le Vieux de la Montagne aussi a parlé, enseignant les prestiges, initiant par les délices des paradis de Mahomet à la conquête guerrière du monde. Et les Templiers se regardent entre eux avec des yeux virils en quête de fémininité ; la femme est dans leur vice[6] n’exilant la femme que parce que ce vice la crée en eux. Les Templiers nourrissent l’Orient dans leur cœur sombre : le torrent de l’antiquité révélatrice leur apporte, défigurée par leur corruption, l’idole jouisseuse et équivoque qu’ils opposent au Christ pur et souffrant.

Cependant qu’elle fut noble, dans l’esprit des chefs, malgré la tache d’égoïsme satanique, l’idée de ce temple de Salomon, reconstruit selon la tradition éternelle avec les pierres de l’Église plus récente ! Si féconde cette idée qu’elle se perpétua, ne put mourir dans le massacre, connut le miracle de ressusciter en les Rose-Croix, en les premiers francs-maçons, pas encore dégénérés, et mieux, en cette glorification du Saint-Esprit, dont nous sommes tous exaltés, positivistes ou mystiques, sous des formes adverses, selon d’autres méthodes.

Le motif secret de cette coalition en faveur de la Troisième Personne mystérieuse, c’est que le Paraclet n’est pas seulement l’Esprit, c’est la Mère universelle, toujours refoulée par l’Église, la Mère étouffée par la Vierge, la femme vraie sans fausse honte de sa nature et de ses dons.


III

La femme, la femme ! la femme arrive.

La vengeresse s’est levée.

La voilà : c’est la sorcière du moyen âge, de la Renaissance. Celle que les bûchers et les tortures glorifieront ; trouble certes, abstruse comme la vraie femme, tantôt la Jeanne de Domrémy, tantôt l’abominable Nécato. Elle recueille entre ses bras, contre sa bouche, au fond d’elle-même depuis les dieux lares, jusqu’au bouc émissaire de Moïse, l’Androgyne des Templiers, aussi bien que le Sphinx d’Égypte, le Satan aussi des exorcistes, qui n’est que le cri pourchassé de l’impure joie. Elle est reine au sabbat, traquée et tourmentée, reine qui n’ose avouer sa royauté, la prend quand même, alors que le sorcier, louche, timide, s’enfonce dans ses tanières[7].

Les derniers Albigeois sourient ; ils lèvent la tôte, éparpillés et craintifs. Tiens, la « Bice » (Béatrice, la secte du sud), quoique vierge, a fait des petits, « L’Église coquette » se réveillerait-elle ? Le Pape, « le vieux de l’Ida » a du fil à retordre, du fil de fée et de nécromancienne. « Les arbres morts », « les durs cailloux » (les orthodoxes) appréhendent que « les vivants », les hérétiques ne renaissent, les flots de la science dissidente si bien terriblement nommée « la Mer », va frapper l’autel catholique d’un remous nouveau. Et les voilà qui déjà se chuchotent à travers les roches nues du Midi l’ancien mot de passe : « Altri[8] ».

Les juges, les bourreaux, les soldats, les prêtres, se ruent sur cette révolte décriée. Serait-elle vaincue ? Et comment résister à toutes ces forces liguées ? Le sang païen s’anémie dans les campagnes. Jésus est d’ailleurs un redoutable magicien ; l’exorciste a secoué son eau bénite et son latin sur l’arbre, le chien, la mare. Où le pauvre Satan va-t-il se nicher ? Il n’a même plus de doctrine ; s’il avait un livre à lui, un vrai, qui ne soit pas seulement le missel à rebours ? il attend sa Bible, son Évangile, le récit de sa passion et de sa gloire afin qu’à l’instar des autres Messies, il soit immortel même au tombeau. Quel livre, pour des adeptes qui ne sauraient lire ? parbleu, mais un livre d’images, un livre discret, qui ne compromettra pas, un livre à jouer…

Ce livre, un miracle l’apporte. Il semble que le morne Orient se soit attendri, qu’il ait eu pitié de ce Satan son fils… Puisque le pauvre hère n’a plus même la force de retourner dans sa patrie, sa patrie lui envoie des auxiliaires, une armée fraîche avec ces armes incomparables, l’arsenal pacifique de ces cartes par lesquelles s’édifient les châteaux fragiles de l’avenir, — le Tarot.


Ils arrivèrent à la rescousse, haillonneux, bas et insolents, ces messagers de la Bonne-Aventure, sur leurs allègres chevaux, en horde caracolante, avec leurs figures basanées leurs cheveux gras, leurs carrioles de bois peint heurtant les cailloux des rues. Ils demandèrent les échevins, qui s’ébrouèrent. « Qui êtes-vous ? — Je suis, dit le premier, duc de la haute Égypte, et ceux-ci en sont les comtes et les barons ; nous venons demander à la France l’hospitalité. » Les échevins se regardèrent : Quoi ! ceux-ci des ducs, des barons, des comtes ? des pouilleux, ou des voleurs… en tout cas des troupes de païens, dont il faut prendre garde. Le rayonnement du diable obscurcit l’insupportable lueur de leurs yeux. « Et qui vous amène, quel ordre avez-vous reçu ? » Le duc se cambre : « Nous obéissons à Celle que précède notre cortège, qui, réfugiée dans son palanquin, étudie dans les livres d’Hermès la destinée du monde ; c’est notre Reine, notre Duchesse, la Sublime Maîtresse du Feu et du Métal ! » Ah ! front ténébreux que scelle une couronne de sequins, cheveux crespelés de négresse, manteau assyrien où l’or chante parmi de sourdes pierreries. Toi que précède un hérault porteur d’un rameau d’églantier. Mendiante, Papesse !

Non, non, ces bourgeois d’échevins ont trop la crainte du Seigneur, des deux Seigneurs, celui de la terre comme celui du ciel, pour ne pas écarter ces penailleux qui s’enorgueillissent. « Hors Paris, hors Paris ! Allez au diable, d’où vous venez sans doute. (Le bon échevin ne s’imaginait pas dire si vrai !) Allez. » Mais le lendemain toute la ville s’éveille avec une curiosité charmante d’angoisse. « Des gens inconnus qui se disent venus d’Egypte… le pays où Notre-Seigneur se réfugia sur son âne avec ses parents… Ma chère, on dit qu’ils lisent dans les mains. » Les commères papotent. Dans le fond des campagnes, le sorcier terré lève l’oreille au vent qui souffle d’Orient ; la sorcière, dans la chambre des tortures, sourit ; elle a entendu arriver ses maîtres, sinon ses sauveurs.

Et ce livre égyptiaque, distraction du roi Charles VII qu’un philtre d’amour consumait, comme il se plia au rêve de cette sorcière, idéalisant les martyrs de la secte, tous les larbins d’amour, les valets, les Lahire, ces « fidèles » de la langue d’Oc qui aux cours galantes dissimulèrent l’enseignement du Temple sous des fadeurs. Ne reconnaissez-vous pas dans le Chariot (lame 7) le char des Bohémiens, dans l’Ermite (lame 9) le Vieux de la Montagne, dans le Diable (lame 13) le Baphomet, dans l’Amoureux (lame 6) le charme aveugle que sait diriger le sorcier vers le cœur rebelle, dans le Feu du Ciel (lame 16) (tour fracassée par le tonnerre) la fatalité frappant le Temple qui se venge en écrasant sous ses ruines le Pape et le Roi ?… Henri VII, le patron de la secte, celui qui assiégea Rome et qu’une hostie orthodoxe empoisonna, c’est l’Empereur du tarot (lame 4) ayant à ses pieds l’aigle, attribut héraldique, oiseau de saint Jean, — saint Jean le patron des Templiers. L’Impératrice (lame 3) c’est la Secte elle-même, la « Bice » l’épouse mystique de l’empereur Henri VIL Qui ne découvrirait dans la Papesse (lame 2) la Sublime Maîtresse du Feu et du Métal, la Duchesse d’Egypte ? Le Pape (lame 5), c’est le pape d’Avignon, le bon pontife Albigeois, peut-être l’anti-pape Cadulus, l’auteur du célèbre grimoire signé Honorius. Quant à la lamel, le Bateleur, mais il faudrait être aveugle pour ne pas y voir le Bohémien, lui-même, ou le vieux sorcier d’Albi, réduit à faire des tours de gobelet, le rebouteur, le montreur d’ours.

Satan est désormais tranquille ; on pourra brûler les grimoires où il n’est pas. Son histoire et jusqu’à son avenir — lame suprême « le Triomphe des Mages » — sont écrits en inoffensives peintures où les femmes solitaires se complairont, dont les hommes se délassent, s’énervent, cartes de réussite, cartes pour l’amour, cartes pour le jeu, cartes vraiment de la Femme et du Diable !


IV

Cependant il semble que devant l’insistance des bûchers un conciliabule se soit tenu entre le sorcier et la sorcière. Moi, dit l’un, je garderai la terre des ancêtres. — Moi, dit l’autre, je serai plus maligne, j’irai au couvent, je détraquerai le prêtre, je démantibulerai l’Église, je mettrai Satan à la place du Crucifié, sur le maître-autel.

En effet, selon les procès plus modernes, on sent dans l’Église le souffle de la chassée ; elle y apporte sa crise, ses miracles, ces flambées de passions dont les pales nonnes s’effarent d’abord, puis sont gagnées. Quelques-unes firent tout tomber sur le prêtre, dirent comme en certaines dépositions : « C’est lui le confesseur, qui pervertit par ses questions, incite, lubrique, à d’abominables sacrilèges. » Non, la sorcière est surtout cause de tout, expie tout d’ailleurs le plus souvent. Elle tente : sa beauté, — yeux d’enfer, bouche dévoratrice, avec dans ce corps noir les sursauts qui, rend fou ; et son soin stigmatisé suggère à l’homme de Jésus l’impure hérésie. « Le corps a sa splendeur, le corps est divin, si l’âme y apporte Dieu ; il faut marcher nu (se rappeler les Adamites), tout est chaste pour qui croit ; s’il reste encore du péché dans la chair, que cette chair l’extermine en se ruant au péché… » Doctrines albigeoises, principe de Manès et du Temple qui se retrouvent tout à coup aux lèvres de Gaufridy, de Grandier, et surtout de Girard, de Picard et de Boullé… Madeleine Bavent est le meilleur exemple de la sorcière dans l’Église. Elle dégage, inconsciente peut-être, autour d’elle une atmosphère de sabbat qui corrompt tout. Mais la victoire ne peut plus tarder.

À la fin du xviie siècle la sorcière règne, elle asservit le clergé, terrorise la cour, manque tuer le roi. (Procès de la Brinvilliers.)

Le xviiie siècle la voit rayonnante, installée enfin avec le diadème et la tiare promis par le Tarot, impératrice et papesse, épouse du grand Cophte Cagliostro, prêtresse d’Isis. — Elle fomente la révolution, elle construit l’échafaud, qui revanche son bûcher.


V

Aujourd’hui, son empire grandit encore ; elle se révolte sur tous les points, rêve toutes les conquêtes, erre parfois voulant trop avoir, comme un enfant à qui on aurait longtemps trop refusé. En Amérique, en Angleterre, elle triomphe ; au nord de l’Europe elle s’agite ; en France ou commence à l’écouter. C’est elle encore qui gère et conduit le nouveau mouvement religieux.

Elle semble s’être réconciliée avec le Christ ou du moins l’enrôler sous sa bannière.

Son apostolat étend sur l’Occident cette renaissance « spiritualiste » dont bouillonne le Nouveau-Monde ; elle ne profite de sa liberté, cette sacrifiée qui veut toujours l’être, que pour la lier aux inspirations invisibles. Elle grandit même dans le catholicisme qui l’a tant dédaignée. Il n’y a plus de prophètes mais il nous reste des voyantes. L’hérésie et l’orthodoxie la glorifient également. Marie Alacocque, apercevant le Christ, y découvre son cœur, justement ce qu’il y a en le verbe de plus féminin, de plus passionné. Et le catholicisme s’oriente vers une ère nouvelle. Une des plus neuves et des plus étranges hérésies modernes, le vintrasisme débute en demandant l’immaculée conception de la Vierge Marie. Ce privilège inouï est accordé à la Femme par le Pape. Et Bernadette, la divine Pastoure, par ses entretiens avec la Déesse nouvelle, inaugure dans une humble grotte les miracles de la Suprême Bonté. Les sanctuaires de Marie envahissent les sommets et elle seule accomplit encore des prodiges. Est-ce bien la Marie de l’Évangile, toute seule qui monte et s’affirme ainsi ? Ne s’allie-t-elle pas cette Mère de Jésus, à la « Virgo paritura » des Druides[9], à l’éternelle épouse d’Osiris dont les images remplissent le monde ?

Par d’étranges destinées, émissaires d’un règne meilleur, deux femmes proclament le mystère en ce siècle, au milieu des colères et d’un incomparable étonnement.

Katie King, le plus beau des êtres humains, un fantôme de chair, sous les yeux du plus respecté des savants, William Crookes, pendant trois ans raconte sa mission d’Orientale et colporte en Europe la merveille des Temples du Très Loin[10].

L’autre une vivantedenotre terrestrevie, c’est la générale des Théosophes, Mme H. P. Blavatsky, l’Occidentale qui rallume parmi les brouillards d’une vie tumultueuse les flambeaux védique, brahmanique et bouddhique, comme afin de contrôler Katie King, et d’affirmer la Grande Doctrine.

J’ai parcouru Paris en quête des petites religions qu’il renferme, je l’ai trouvée partout la sectaire levant un front indomptable. Les femmes mènent le mysticisme, non plus cette fois secrètement, mais au grand jour, avec orgueil. L’élan est donné. Des âmes plus limpides communient secrètement avec l’au-delà, tentent, davantage encore, le mariage de l’Invisible et de l’Humain. Nobles femmes, je les vois Précurseurs méconnus défère nouvelle, qu’elles portent déjà dans leurs yeux fiers.

Si tu te purifies, sœur du Christ, antique Sorcière régénérée par la Douleur, Vierge Marie ou Isis, impératrice du Cœur, prêtresse de l’Esprit, quel téméraire ne reconnaîtra pas ta douce et lucide puissance ? qui donc ne tombera point à genoux devant ta grâce et ton infaillibilité[11] ?


  1. Le vrai Juif est matérialiste.
  2. La loi de Moïse défend l’évocation des morts.
  3. M. Louis Ménard traduit très judicieusement et beaucoup plus exactement : λέγει αὐτῆ ὁ Ἰησοῦς τι εμοι καὶ σοὶ γύνα par « Jésus lui dit : Femme qu’est-ce que cela nous fait à toi et à moi ? « C’était aux noces de Cana, Marie voulait qu’on eut du yin. Mais, pour des intelligences mystiques, que peut être un peu de vin ?
  4. L’apôtre des Gentils, celui qui répandit la loi chrétienne avec le plus d’enthousiasme et d’acharnement, saint Paul, je le répète, fut sans cesse secondé par des femmes : tantôt Thécla, tantôt Lyda, tantôt Chloé la pâle et tantôt Phœbé la brillante ; à peine nommées dans les écrits qui nous restent, on les sent cependant ouvrières infatigables, exécutant docilement (avec la docilité de l’amour) les volontés du maître, et plus d’une tint le calame pendant que l’inspiration débordait des lèvres de Paul.

    Jusqu’en 379, dans l’Eglise grecque orientale, l’Eglise mère, la femme a été prêtre, elle était sacrée solennellement, recevait le Saint-Esprit par l’imposition des mains. Quand elle officiait, une sorte de terreur environnait sa consécration ; au moment où un Dieu descendait à sa parole, sous sa main délicate, un frisson de trop d’amour secouait l’assistance. On finit par craindre la contagion d’un attendrissement inévitable ; les évêques lui prescrivirent de ne plus dire la messe qu’à huis clos, mais les profanes violèrent trop souvent la chasteté du mystère ; peu à peu les conciles s’émurent, lui interdirent le sacerdoce, puis lui défendirent de cathéchiser, de baptiser, d’étudier même, sans son mari. En Occident, la femme ne fut jamais chargée que du diaconat, des soins matériels de l’église, et au siècle elle en fut exclue entièrement.

    Le mouvement messianique, le mouvement de foi, de martyre se ralentissent à cette époque ; c’est que le rôle de la femme faiblit.

    Elle se recroqueville ; elle, la propagatrice de cette religion qui maintenant l’écrase, elle se sent destinée à l’œuvre sourde des conspirations. La voilà qui s’humilie dans le menu des choses, elle avait vu par-dessus nos fronts, elle avait baisé l’Invisible, elle s’enfouit dans des détails obscurs, et la Sibylle qu’elle porte en elle fait semblant de dormir, s’éveillant parfois en ce grand empire romain, selon la curiosité d’un empereur inquiet ou d’un prétendant impatient, — persécutée. (Voir encore p. 27, note 3.)

  5. Voir Sprenger, Nider, etc.
  6. a et b Ce détail est affirmé dans presque toutes les dispositions des innombrables procès des Templiers.
  7. Toutes les professions se mêlent, tous les surnoms, depuis les grandes dames altières jusqu’à celles d’en bas, celles de la glèbe ou du petit commerce, « la Grosse Bossue », « l’Amoureuse », « la Gardienne du Pont », « la Vieille Charcutière », les plus jolies filles entraînant avec elles le jeune étudiant, toutes, jusqu’aux enfants de dix ans.
  8. Lettres combinées, initiales d’une formule demeurée encore dans les traditions populaires du Midi, dont la clef reste à découvrir : Arrego, Lucembourg Templaro, Romana, Imperator.

    J’y distingue, mais bien faiblement, le navire Argo, le Temple et peut-être Henri VII, mais qui exactement saura ?

  9. La crypte de la cathédrale de Chartres est l’ancienne grotte dans laquelle les Druides célébraient le culte, en quelque sorte prophétique, de « la Vierge qui devait enfanter ».
  10. Un oriental aussi, Adullah apparaît à Londres et à Saint-Pétersbourg par les soins d’Aksakoff, mais il n’a ni la même autorité morale, ni une consécration aussi scientifique que Katie King.
  11. Je tiens à revenir sur le rôle de la femme dans la primitive Église ; prêtresse elle y est l’égale du prêtre. La quatrième œcuménique du concile de Calchédoine lui permet d’être consacrée. Tertullien et Athanase s’en indignent assez. En 369, le concile de Laodicée lui enleva ce droit. (Collection de Denys le Petit, Mayence, 1525, cap. XII.) En 391, le concile de Carthage l’exclut tout à fait. Aussi quoi d’extraordinaire si un prophète moderne (hérésiarque on n’est pas très sur), Vintras, lui rend le droit d’officier, la proclame prêtresse de Marie, comme elle le fut dans le secte des Callydiciens ?