ETUDES MORALES

LE SALAIRE
ET
LE TRAVAIL DES FEMMES

II.
LES FEMMES DANS LES FILATURES.

Dans la fabrication des étoffes de soie, la manufacture est l’exception ; pour les autres matières textiles, le coton, la laine, le lin et le chanvre, elle est au contraire la règle. Il y a quelques années, nous avions très peu de tissages mécaniques et nous n’avions pour ainsi dire pas de filatures. Aujourd’hui la France a pris définitivement et glorieusement sa place parmi les pays de grande industrie, et il y a lieu de prévoir que, dans un temps peu éloigné, une activité nouvelle sera imprimée à la fabrication nationale. C’est là un grand fait économique, en même temps un grand fait moral, qui a changé la position des ouvriers vis-à-vis de l’état, les rapports des ouvriers avec leurs patrons, et surtout des divers membres de la famille de l’ouvrier entre eux. Une des principales conséquences de cette situation nouvelle a été la part considérable faite au travail des femmes dans les manufactures. Quand Colbert résolut de venir au secours de l’agriculture en lui fournissant, au moyen d’un travail supplémentaire, une véritable augmentation de revenus, il voulut du même coup réglementer l’industrie, réunir les travailleuses dans des ateliers : sa toute-puissance y échoua. Ce pays-ci, qui aime à être administré en tout et partout, fait cependant une exception pour les détails intimes de la vie ; il n’y veut point être gêné, il tient à se sentir indépendant entre quatre murailles. Ce qui avait été impossible à Colbert, même avec l’appui du grand roi, un monarque bien autrement puissant l’a réalisé. La vapeur, dès son apparition dans le monde de l’industrie, a brisé tous les rouets, toutes les quenouilles, et il a bien fallu que fileuses et tisseuses, privées de leur antique gagne-pain, s’en vinssent réclamer une place à l’ombre du haut-fourneau de l’usine. Les mères ont déserté le foyer et le berceau, les jeunes filles et les petits enfans eux-mêmes sont accourus offrir leurs bras débiles. Des villages entiers où naguère retentissaient le bruit du marteau, le ronflement des bobines, les cris joyeux de l’enfance, sont aujourd’hui déserts et silencieux, tandis que de vastes édifices de briques rouges, surmontés d’une immense cheminée au panache ondoyant, engloutissent dans leurs flancs, depuis l’aube du jour jusqu’à la tombée de la nuit, des milliers de créatures vivantes. Là tout ce qui constitue l’individu disparaît ; on oublie ses affaires, on fait trêve à ses inquiétudes : toutes les volontés se courbent devant cette trinité suprême, le règlement, le patron, le moteur. Chaque matin avant le lever du soleil, père, mère et enfans partent pour la fabrique ; la dispersion commence au seuil même de la maison. Il est déjà nuit quand ils rentrent au domicile commun, accablés par treize heures et demie de fatigue. Le salaire des enfans, quelque minime qu’il soit, leur donne une sorte d’indépendance dont ils sont très prompts à se prévaloir, et le père, absorbé par son travail, tenu loin d’eux dans une autre manufacture, ne peut ni les gouverner, ni les protéger. Ils ont, comme lui, leur atelier, leur patron, leurs compagnons et leur tâche. En signant le contrat d’apprentissage de ses enfans, le père a signé son abdication.

Le mal est si grand que certains esprits plus généreux que sensés, et pour ainsi dire à bout de ressources dans leurs tentatives de régénération morale, se sont mis à souhaiter ouvertement le retour aux anciennes méthodes, dans l’espoir de revenir aussi aux anciennes mœurs : transformation deux fois impossible. On ne recommencera pas la petite industrie on ne retrouvera pas l’ouvrier d’autrefois. C’est un monde détruit, une race perdue. Ni l’industrie, ni les mœurs ne peuvent reculer. L’isolement sera maintenu là où il subsiste, pour le tissage de la soie et pour lui seul, parce que dans cette fabrication exceptionnelle l’intérêt du commerce est d’accord avec les vœux des moralistes ; mais dès que le travail n’a plus besoin de l’application constante d’un artiste, dès que la consommation peut s’étendre dans une proportion indéfinie, l’industrie, forcée d’obéir à la loi du bon marché, est condamnée à n’employer le tissage à domicile que comme auxiliaire du tissage mécanique, à remplacer sans cesse les bras par des machines, à simplifier de plus en plus les machines pour diminuer le nombre des bras. On pouvait à la rigueur s’obstiner encore aux anciens procédés quand on travaillait à l’abri des lois prohibitives ; il était permis alors de tenter des essais, de réfléchir longuement avant d’adopter une machine nouvelle : à présent que le démon de la concurrence est absolument déchaîné et qu’il faut courir sans relâche, les chefs d’industrie ne doivent plus compter que sur la promptitude de leur décision et la sûreté de leur coup d’œil. Ils seraient perdus au moindre tâtonnement.

Et quand même on pourrait éteindre ces fournaises, arrêter ces chutes d’eau, disperser ces métiers, renvoyer tout ce peuple dans ses demeures, qu’y gagnerait-on ? La révolution est faite jusqu’au fond des âmes. Non-seulement nous n’avons plus que du travail de fabrique à offrir aux ouvriers, mais nous n’avons plus que des ouvriers de fabrique. Entre ce que les ouvriers étaient et ce qu’ils sont devenus, il y a la même différence qu’entre un conscrit de vingt ans et le soldat qui revient après sept ans de service reprendre l’habit et les occupations du paysan sans en reprendre jamais l’esprit. Quand on explique aux ouvriers de Lyon qu’ils pourraient gagner le même salaire et vivre à moins de frais en transportant leurs métiers dans la banlieue, ils se montrent aussi étonnés ou pour mieux dire aussi indignés que si on leur parlait d’aller en exil. On a constaté à Lille des faits peut-être plus significatifs : les ouvriers lillois refusent d’aller à Roubaix, où le travail est mieux payé et la vie moins chère, parce que Lille est la capitale, et qu’il leur faut désormais des estaminets, des théâtres, des bals publics. On réussirait bien moins encore à les ramener à l’état de campagnards, à leur mettre le manche de la charrue dans la main. Pour se plaire à la vie des champs, quand on n’a pas une âme d’élite, il faut ne l’avoir jamais quittée. Envisageons donc en face le nouvel état social que la vapeur nous a fait. La vapeur ne reculera pas ; c’est à nous de chercher avec elle des accommodemens, et de restaurer ce que nous pourrons de la vie de famille à l’ombre de la fabrique.

Ce n’est pas seulement parmi les populations de nos manufactures que les liens de la famille sont relâchés : il importe grandement de ne pas l’oublier, si l’on veut être juste ; mais tandis que le relâchement vient ailleurs de la faute des hommes, il découle ici de la situation exceptionnelle que les manufactures font aux ouvriers, et principalement aux femmes. Quand les conditions matérielles du travail séparent forcément tous les membres de la famille pendant la journée, et quand le domicile où ils se rencontrent quelques heures pour prendre un peu de repos est malpropre, insuffisant, presque inhabitable, il faut une grande vertu pour résister à ces deux causes de trouble intérieur. Les désordres produits par cette situation anomale des femmes doivent être constatés avec une sympathie profonde pour ceux qui en souffrent et un désir ardent d’y porter remède. C’est en même temps le plus grand malheur des ouvriers et la cause de tous leurs autres malheurs. En énumérant les principales professions de la filature, nous verrons quelques occasions de danger, quelques états insalubres ou fatigans à l’excès ; mais nous pouvons dire à l’avance que le mal n’est pas dans la manufacture elle-même ; il est à côté. Les professions insalubres sont en petit nombre, et n’occupent qu’un personnel restreint ; les dangers que présente le voisinage des machines peuvent être évités par des précautions très simples et très connues. On peut dire que la manufacture, sous la main d’un patron honnête homme, est bienfaisante pour les corps : c’est pour les âmes qu’elle est un danger.


I

Il n’est personne qui n’ait vu filer au rouet ou à la quenouille. L’ouvrière prend du coton bien propre : s’il ne l’était pas, s’il contenait de la poussière et des débris de bois ou d’écorce, il faudrait le battre et l’éplucher avec soin ; elle l’ouvre un peu, pour diminuer la cohésion et le tassement des fibres ; elle le dispose autour de la quenouille de manière à former ce qu’on appelle une poupée. Cela fait, elle prend dans la masse une pincée de fibres qu’elle étend dans le sens de la longueur, sans toutefois les séparer du reste ; puis elle les presse et les arrondit sous ses doigts. Le fil se forme et s’amincit sous cette pression répétée. L’ouvrière l’étire, l’attache au fuseau qu’elle fait tourner rapidement ; ce mouvement de rotation tord le fil et lui donne de la force ; elle l’enroule alors sur le fuseau, et l’opération continue jusqu’à ce que la quenouille soit nue et le fuseau chargé. Voilà ce qu’on appelle filer à la main. La filature mécanique ne fait pas autre chose : sa tâche est de nettoyer, battre, ouvrir le coton, de l’étendre dans le sens de la longueur pour transformer en nappe et en ruban cette masse floconneuse, de l’étirer, l’amincir, la tordre, et finalement de l’enrouler sur une broche pour la livrer ensuite au tissage. Si le nombre des machines qui composent ce qu’on appelle un assortiment de filature est considérable, c’est que plusieurs machines recommencent le même travail sur le même fil, qu’elles conduisent peu à peu au degré de finesse et de cohésion voulu. Tout semble uni et confondu sous la main de la fileuse, tout est divisé à l’excès dans la manufacture.

Quand la balle de coton arrive à la fabrique, elle ne contient qu’un coton emmêlé, sale, rempli de débris de toute sorte ; on commence par l’éplucher et le battre. Cette besogne se fait quelquefois à la main, le plus souvent à l’aide de machines qui ont reçu le nom de loups. Cette première opération s’appelle le louvetage. On livre successivement la matière ainsi préparée à deux machines, le batteur-éplucheur et le batteur-étaleur, qui recommencent à peu près le même travail et rendent le coton sous la forme de ouate. Les élémens de cette ouate sont floconneux ; ils ressemblent moins à des fils qu’à une sorte de duvet. Pour commencer à les étendre dans le sens de la longueur et imprimer aux fibres une direction parallèle, on a recours à la machine à carder. Cette opération donne au coton l’aspect d’un large ruban assez épais et n’offrant que peu de consistance ; on fait passer ce ruban par divers appareils mécaniques qui retirent sans le tordre, par le rota-frotteur, qui l’étire en le frottant, par le banc à broches, qui l’étire en le tordant, puis par une machine de doublage, qui réunit plusieurs rubans en un seul. Une nouvelle machine prend ces rubans tous ensemble et les presse, les condense, pour leur donner plus de corps sous un moindre volume : c’est une opération analogue au laminage des métaux, et qui porte en effet le même nom. Ce n’est qu’à la suite du laminage que le coton est disposé sur la mull-jenny ou machine à filer. On comprend que toutes ces machines, si différentes de formes et de noms, ne remplissent en réalité que deux fonctions : les unes épluchent et battent la matière textile, les autres l’étendent et la tordent. On dit que la mull-jenny est la fileuse, que c’est elle qui file le coton ; il serait plus juste de dire qu’elle achève de le filer, qu’elle termine l’étirage et la torsion. Au lieu de cette fournaise ardente, de cette machine à vapeur toujours haletante, de ces monstres de fer dont les dents mordent le coton, dont les cylindres le pressent, dont les broches le tordent, on avait autrefois deux appareils bien simples : une claie d’osier et une baguette pour le battage et l’épluchage, un rouet ou une quenouille pour tout le reste ; mais avec un bon métier et un garçon de quinze ans pour rattacheur, un ouvrier fait dans sa journée la besogne de quatre cents fileuses.

Il y a trois ateliers dans une filature : l’atelier de l’épluchage et du louvetage, l’atelier des préparations, comprenant la carderie, les étirages et le doublage, enfin l’atelier de la filature proprement dit. Le premier est le moins sain et le moins propre. Les machines y sont peu compliquées et en petit nombre ; mais la poussière et le duvet qui s’échappent du coton épaississent l’air, couvrent les vêtemens, entrent dans les poumons et causent souvent des maladies serieuses. Dans cet atelier, où il ne s’agit que d’étendre le coton avec la main et de le présenter aux machines, on emploie presque exclusivement des femmes. Si le bâtiment a été construit spécialement pour cette destination, et que l’espace soit suffisant, on remédie en grande partie aux inconvéniens du battage et de l’épluchage par une forte ventilation qui appelle au dehors la poussière et les détritus du coton ; mais il est beaucoup de centres industriels où les manufactures se sont établies dans des édifices dont la destination primitive était tout autre. Quelquefois aussi elles ont pris des accroissemens successifs qui ont obligé le fabricant à entasser les machines et les travailleurs. Le sol est humide, les parois de l’atelier noires et encrassées, les fenêtres étroites et peu nombreuses. Les simples visiteurs ne peuvent respirer dans ces tristes salles, et les éplucheuses, qui doivent y passer douze heures par jour, résistent avec peine à cette atmosphère chargée de poussière et de débris végétaux.

L’atelier des préparations est aussi un atelier de femmes. Les soigneuses de carderie et en général les femmes de préparation sont dans de bien meilleures conditions que les éplucheuses. Elles n’ont d’autre occupation que de présenter à la carde le coton monté sur des cylindres, de surveiller la marche de la machine, de rattacher les nattes qui se sont rompues ; ce travail demande plus de soin et d’attention qu’il n’impose de fatigue. Dans les grands établissemens construits et dirigés avec intelligence, l’air et l’espace ne manquent pas, l’atelier est propre, et l’ouvrière ne subit d’autre inconvénient que celui d’une température élevée sans être énervante (18 ou 20 degrés de température sèche). Les cardes, en assez peu de temps, se remplissent de bourre, les dents s’émoussent : il faut les débourrer et les aiguiser ; mais le débourrage, opération très malsaine, est fait presque partout par des hommes, et l’aiguisage a cessé d’être dangereux depuis qu’il se fait à la mécanique. Le métier de soigneuse de carderie serait donc en somme un métier très doux, s’il était partout exercé dans des conditions normales ; mais il faut ici encore signaler un grand nombre d’établissemens où rien n’a été fait pour l’hygiène du travailleur. Le nombre des machines est si grand qu’on peut à peine circuler ; les femmes suspendent le long des murailles les vêtemens que la chaleur les oblige de quitter, ce qui obstrue encore le passage, offense la vue et aggrave l’insalubrité du local. Malgré les recommandations pressantes de l’autorité, les engrenages qui donnent le mouvement à la machine ne sont pas toujours enveloppés de boîtes ; les vêtemens, les membres, peuvent être saisis, et pour éviter des accidens terribles, les ouvrières sont obligées à une attention perpétuelle sur elles-mêmes.

Le troisième atelier de la fabrique, celui qui renferme les mé tiers à filer, semble un palais quand on le compare aux deux autres. Chaque métier comprend deux parties, l’une composée de cylindres tournant avec des vitesses inégales, entre lesquels le coton est laminé ou étiré une dernière fois, l’autre d’un chariot qui parcourt incessamment, par un mouvement de va-et-vient, un espace d’environ 1 mètre 20 centimètres, emportant et ramenant avec lui les broches sur lesquelles s’enroulent les fils, et qui tournent avec rapidité pour achever la torsion. Quand le chariot s’écarte des cylindres, il fournit le champ nécessaire à l’étirage du fil ; quand il s’en rapproche, il renvide le fil, c’est-à-dire que, le mouvement de rotation ayant lieu en sens inverse pendant ce retour, le fil déjà fait s’enroule à la partie inférieure de la broche. Le chariot est plus ou moins long suivant le nombre des broches, qui varie de cinq cents à douze cents ; mais l’espace nécessaire au développement du chariot, même le plus petit, et à son mouvement de va-et-vient est considérable, de sorte qu’il y a toujours un petit nombre d’ouvriers dans une vaste pièce.

Il y a peu d’années encore, quand le chariot avait glissé sur ses rails, le fileur le ramenait vers la partie immobile du métier en le poussant avec le genou, opération fatigante et qui finissait presque infailliblement par amener une tuméfaction du genou et une déviation de la taille. Aujourd’hui on emploie presque partout des renvideurs mécaniques [mull-jenny selfacting) qui avancent et reculent tout seuls. Le fileur n’est plus qu’un surveillant, et il peut aisément conduire deux métiers, c’est-à-dire quelquefois plus de deux mille broches. Ainsi transformé, ce travail a cessé d’être pénible ; mais comme il exige de la présence d’esprit et beaucoup d’activité, on continue de le confier à des hommes. Les fileurs ont un travail aisé, une bonne paie, une indépendance relative ; ils sont en quelque sorte les aristocrates de la filature. Chacun d’eux a près de lui, sous sa direction immédiate, un ou deux rattacheurs, qu’il paie ordinairement lui-même, mais à des prix fixés par le patron. Ce sont des enfans ou de très jeunes gens dont la besogne consiste à rattacher les fils qui se cassent pendant l’étirage. À Roubaix et dans quelques autres centres industriels de plus en plus rares, l’office de rattacheur est rempli par de très jeunes filles, ce qui constitue la pire espèce d’atelier mixte, parce que le fileur a nécessairement la direction de l’ouvrage et presque toujours le droit de renvoi. Ce n’est pas seulement un compagnon, c’est un maître.

Il ne nous reste plus à visiter dans la filature qu’un seul atelier, et celui-ci n’occupe que des femmes. Nous ne l’avons pas signalé encore, parce qu’il ne dépend pas du moteur mécanique ; c’est l’atelier du dévidage et de l’empaquetage. On y apporte dans de grands paniers les broches couvertes du fil destiné à être dévidé ; on forme de ce fil des paquets ou écheveaux que l’on pèse avec soin. L’unité de poids est 500 grammes, l’unité de mesure est 1,000 mètres. L’écheveau est divisé par longueurs de 1,000 mètres qu’on nomme échevettes. C’est le rapport du poids à la longueur qui détermine le degré de finesse ou le numéro du coton. Le numéro 1 se donne au coton dont une seule échevette pèse 500 grammes ; le numéro 100 comprend pour le même poids cent échevettes de 1,000 mètres.

Entre une filature de coton et une filature de lin, de chanvre ou de laine, il y a d’inévitables différences ; mais le travail des femmes demeure à peu près le même : ce sont toujours des éplucheuses, des soigneuses de carderie et de préparation, des rattacheuses et des empaqueteuses. La laine exige diverses opérations de désuintage, de graissage et de dégraissage ; cependant elle produit moins de poussière que le coton, elle contient moins de corps étrangers, et n’a point au même degré l’inconvénient de charger et d’empester l’atmosphère, d’adhérer aux cheveux et aux vêtemens. L’odeur de l’huile qu’on ajoute à la laine pour la lubréfier et faciliter le cardage et le peignage n’est désagréable que pour les étrangers. En général, le filage de la laine est moins pénible et moins pernicieux que celui du coton. Plusieurs filatures de laine sont remarquables par leur propreté et leur élégance. Au contraire, les préparations du chanvre, du lin, surtout des étoupes, dégagent une poussière abondante et malsaine. On ne peut les carder et les filer qu’à une température élevée et avec addition d’eau. Rien n’est plus douloureux à voir qu’une filature de lin mal entretenue. L’eau couvre le parquet pavé de briques ; l’odeur du lin et une température qui dépasse quelquefois 25 degrés répandent dans tout l’atelier une puanteur intolérable. La plupart des ouvrières, obligées de quitter la plus grande partie de leurs vêtemens, sont là, dans cette atmosphère empestée, emprisonnées entre des machines, serrées les unes contre les autres, le corps en transpiration, les pieds nus, ayant de l’eau jusqu’à la cheville ; et lorsqu’après une journée de douze heures de travail effectif, c’est-à-dire en réalité après une journée de treize heures et demie, elles quittent l’atelier pour rentrer chez elles, les haillons dont elles se couvrent les protègent à peine contre le froid et l’humidité. Que deviennent-elles, si la pluie tombe à torrens, s’il leur faut faire un long chemin dans la fange et l’obscurité ? Qui les reçoit au seuil de leur demeure ? Y trouvent-elles une famille, du feu, des alimens ? Tristes questions qu’il est impossible de se poser sans une émotion douloureuse.

Il est de grands établissemens qui renferment à la fois une filature et un tissage mécanique ; cependant ces deux industries sont ordinairement séparées. Les tissages présentent moins de complication que les filatures ; ils n’emploient pas ce grand nombre de métiers qui travaillent successivement la même matière. Les opérations du tissage sont au nombre de quatre : le dévidage, l’ourdissage des chaînes, le parage ou encollage, enfin le tissage proprement dit. Le dévidage et le bobinage, qui occupent un grand nombre de travailleurs, sont confiés à des enfans, à des femmes, à des vieillards, et se font presque toujours à domicile. À l’intérieur de la manufacture, l’ourdissage du coton, du lin, de la laine, s’opère à la mécanique. L’encollage, qui a pour but d’égaliser les fils et d’en faciliter le mouvement dans le tissage, est fait par des hommes dans des salles chauffées à une température de 37 ou 40 degrés. Dans l’atelier du tissage, il y a toujours un nombre considérable de métiers : un seul cheval de force suffit pour mettre en mouvement dix métiers avec tous les appareils de préparation nécessaires. Le taquet, qui chasse incessamment la navette, le battant, qui frappe la trame cent vingt fois, ou même, dans les métiers à grande vitesse, cent quarante fois par minute, les vibrations que ces chocs réitérés impriment à toutes les parties du métier, produisent un vacarme assourdissant que la voix de l’homme a peine à couvrir. La vapeur fait tout dans le tissage ; elle lance la navette, la ramène et la lance encore ; elle enroule le tissu sur le cylindre à mesure qu’il est formé ; elle arrête même le métier chaque fois qu’un fil se casse. L’ouvrier ne fait que rattacher les fils brisés et remettre ensuite la courroie sur la poulie pour que la machine reprenne sa marche. Il est vrai que cette simple besogne le laisse rarement en repos, et c’est de la rapidité avec laquelle il la remplit que dépend l’importance de son salaire. Un ouvrier adroit et actif gagne deux ou trois fois plus qu’un ouvrier indolent ou maladroit. L’habileté de l’ouvrier profite également au patron, dont les frais fixes sont invariables, quelle que soit la besogne faite. En général, un tisserand à la mécanique gouverne deux métiers, avec lesquels il fait autant de besogne que cinq tisserands à bras. Ce travail, qui n’exige que de la dextérité, de l’attention, et peu de force, convient aussi bien aux femmes qu’aux hommes ; elles tissent aussi vite, et gagnent par conséquent d’aussi bons salaires, parce que tout ce travail se fait à la tâche. De tous les métiers auxquels peuvent se livrer les femmes, le tissage est le plus productif, et comme les hommes en France le recherchent aussi beaucoup, tous nos ateliers de tissage presque sans exception sont des ateliers mixtes.

Nous ne parlerons pas des fabriques de drap, parce que les femmes n’y ont pas d’attributions particulières. Le tissage de la laine, principalement confié à des hommes, se fait presque partout à bras et à domicile. Ce sont des hommes encore que l’on emploie pour apprêter le drap, c’est-à-dire le fouler, l’ouvrir avec des brosses de chardon, le tondre, le presser et le décatir. Il nous reste pourtant à signaler dans l’industrie des matières textiles quelques grands ateliers de femmes. Les étoffes les mieux faites contiennent une certaine quantité de nœuds ; les draps les plus soignés ont été entamés par places en passant sous la machine tondeuse. Il faut arracher les nœuds avec de petites pinces, réparer les coupures au moyen de reprises ; cette besogne occupe deux corps d’état différens. Les premières ouvrières s’appellent énoueuses, épinceteuses, nopeuses, suivant les pays ; les secondes, qui remplissent une tâche difficile et importante, s’appellent des rentrayeuses. Quelques patrons ont chez eux un atelier de nopeuses ; on en rencontre toujours un dans les fabriques de drap ; ailleurs on confie l’étoffe à des femmes qui l’emportent chez elles pour l’énouer ou l’épinceter. Cette opération fatigue gravement la vue, et peut même passer pour dangereuse. Dans les indiennages, l’impression de seconde main est faite par des femmes ; comme il s’agit surtout d’appliquer la planche sur l’étoffe avec précision, pour que la seconde impression se raccorde bien avec la première, elles sont pour le moins aussi propres que les hommes à ce genre de travail. On les emploie aussi en grand nombre dans les ateliers d’apprêteurs, par exemple pour les articles de Saint-Quentin. L’industrie des apprêts consiste à donner aux étoffes certaines apparences au moyen d’un lavage fait à la presse avec divers liquides. Les ouvrières qui font ce qu’on appelle l’apprêt écossais passent douze heures par jour dans des ateliers chauffés à 40 degrés centigrades. Elles supportent assez bien cette température excessive, mais le passage du chaud au froid, lorsqu’elles sortent de l’atelier sans se couvrir suffisamment, engendre un grand nombre de fluxions de poitrine. Tous les fabricans s’accordent à dire qu’on a la plus grande peine du monde à leur faire prendre les précautions les plus indispensables. Dans toutes les professions, les ouvriers dédaignent les soins hygiéniques ; il faut presque toujours penser pour eux à leur santé et quelquefois les contraindre à en prendre soin. On a beau leur répéter qu’en perdant leur vigueur ils perdent leur pain ; ils ne le savent que trop, et pourtant ils ne consentent jamais à prévoir la maladie ni la vieillesse.

De toutes ces professions, il en est infiniment peu qui soient insalubres par elles-mêmes. Les éplucheuses de coton, les soigneuses de carderie dans les filatures de chanvre, quelques catégories d’apprêteuses sont placées assez fréquemment dans des conditions délétères ; cela ne fait que trois corps d’état sur plus de vingt, et ces corps d’état n’emploient qu’un personnel restreint[1]. Les dévideuses et bobineuses, les nopeuses, les empaqueteuses, les rentrayeuses se livrent à une besogne essentiellement féminine, qui n’exige aucune dépense de force, et dont l’analogie avec les travaux connus sous le nom d’ouvrages de femme est évidente. Les soigneuses de carderie mènent une vie tranquille à côté des métiers dont elles ont la surveillance, et si les tisseuses ont à déployer un peu plus d’énergie, elles gagnent en revanche de très forts salaires.

Qu’on suppose à présent une fabrique construite tout exprès pour cette destination, comme il en existe un bon nombre dans la vallée de Rouen, aux environs de Lille et de Roubaix, à Dornach et dans tous les grands centres industriels. On a devant soi un vaste bâtiment de briques rouges à trois étages, percé d’immenses fenêtres qui s’allument le soir et éclairent au loin la campagne, tandis que le sifflement de la vapeur et le bruit assourdissant des métiers contrastent avec le silence solennel de la nuit. La cheminée de l’usine s’élance dans l’air à quelques mètres de la fabrique, comme une colonne de basalte couronnée de flamme et de fumée. Tout auprès, un ruisseau roule impétueusement ses flots troublés ; au loin, des arbres, des prairies, un tranquille et frais paysage. Si l’on pénètre dans les ateliers, l’élégance des machines, les vastes espaces qui les séparent, l’air et la lumière versés à flots et de tous côtés à la fois, une propreté recherchée, rassurent l’esprit sur le sort des travailleuses, et donnent plutôt l’idée d’une activité féconde et bien réglée que d’un travail fatigant et dangereux. Les salles sont drainées, ventilées, chauffées par les appareils les plus nouveaux et les plus coûteux ; des stores s’opposent au rayonnement direct du soleil. Chaque ouvrière a son armoire fermant à clé, où elle range le matin ses vêtemens et le panier qui contient son repas. En arrivant à l’atelier, elle échange sa robe contre un sarrau à manches qui l’enveloppe tout entière, et la préserve à la fois de la malpropreté et des accidens. Des robinets sont disposés de distance en distance et versent de l’eau à volonté. A, l’heure du repas, elle peut se promener dans une cour ombragée d’arbres ou trouver un abri commode sous un vaste hangar. Une petite pharmacie est rangée sur des tablettes à côté du bureau du contre-maître. Un peu plus loin s’ouvre la salle d’école pour les enfans de la fabrique. Tout cet ensemble présente une beauté véritable, parce que tout y est utile et bien ordonné, et qu’on y respecte partout la dignité du travailleur. Ceux qui ont visité les magnifiques ateliers de Wesserling, qui sont entrés à Reims dans les fabriques de M. Saintis, de M. Fossin, de M. Villeminot, de M. Gilbert, ou dans la petite, mais admirable filature de M. La Chapelle, aux Capucins, qui ont vu à Sedan, au Dijonval, la fabrique de drap de M. David Bacot, qui ont parcouru les nouveaux établissemens de Mulhouse et de Dornach, la filature fondée à Roubaix par M. Motte-Bossut, et que les ouvriers appellent le Monstre à cause de ses proportions inusitées, ou encore la Chartreuse de Strasbourg, qui réunit une filature et un tissage, et que l’on peut justement citer comme un modèle de parfaite installation hygiénique, ceux-là n’accuseront pas le tableau que nous venons de tracer d’être embelli à plaisir[2].

Indépendamment des considérations morales qu’il importe de ne jamais oublier, l’hygiène est toujours meilleure dans les établissemens placés loin des villes. Ce qui mine à la longue la santé des travailleurs, c’est moins la fatigue que l’air vicié des ateliers, et de plus il arrive trop souvent que l’air est encore moins respirable dans leurs logemens qu’à la fabrique. C’est presque un bonheur pour eux d’avoir une longue traite à faire pour se rendre de la manufacture à leur domicile ; c’est un surcroît de fatigue, mais c’est un bain d’air salubre et vivifiant. M. Alcan, professeur au Conservatoire des Arts et Métiers, a constaté que les ouvriers qui demeurent au loin dans la campagne ont le teint plus coloré et sont plus vigoureux que les autres. Le terrain coûte moins cher hors des villes, et la fabrique peut s’étendre indéfiniment : rien n’empêche donc de s’en tenir au rez-de-chaussée et de supprimer les étages supérieurs. C’est un bénéfice pour le fabricant, dont la surveillance est rendue plus facile, dont tous les aménagemens sont améliorés. L’uniformité de la température et les moindres vibrations de la machine exercent également une action favorable sur la qualité des produits. Pour l’ouvrier, c’est une source considérable de bien-être parce que les salles du rez-de-chaussée, que rien ne surcharge, ont une hauteur beaucoup plus grande et peuvent être mieux ventilées.

D’autres améliorations ont été introduites dans le travail en fabrique. Avant l’invention du peignage mécanique, des apprentis appelés macteurs mâchaient constamment la laine pour arracher les nœuds avec leurs dents. Les ouvriers employés au peignage du lin et de la laine absorbaient des émanations délétères qui produisaient en peu de temps les plus graves désordres dans l’appareil respiratoire. Le tondage des draps se faisait avec d’immenses ciseaux, nommés forces ; c’était un travail très pénible, qui réclamait des hommes d’une vigueur particulière ; au bout de quelques années, ils étaient hors de service. Le tondage est aujourd’hui une des opérations les plus simples de la fabrique. Les exemples de transformations analogues sont innombrables. Ainsi dans les professions dangereuses la nature peut être vaincue à force de soins et d’habileté ; dans les autres, qui sont incomparablement les plus nombreuses, le mal ne vient pas du travail lui-même, mais d’une mauvaise installation et d’un outillage imparfait. Il est donc possible, il est nécessaire de le vaincre. Tout fabricant qui négligerait de telles réformes n’encourrait pas seulement une juste réprobation, il compromettrait encore sérieusement son industrie. Les plus récalcitrans seront emportés malgré eux dans le mouvement général. Personne ne répéterait aujourd’hui cette réponse que M. Villermé eut une fois la douleur d’entendre : « Je fais de l’industrie et non de la philanthropie. » N’oublions pas cependant qu’il reste énormément à faire. Dans un trop grand nombre d’ateliers, tout a été sacrifié à une économie sordide. Comme il y a des ouvriers nomades qui sont le fléau des ateliers, on rencontre aussi des patrons nomades, sorte d’aventuriers de l’industrie, qui entreprennent de faire fortune en dix ou quinze années, coûte que coûte, pour se retirer ensuite des affaires et jouir en paix de leurs bénéfices. Ce n’est pas de ceux-là qu’on peut attendre l’amélioration de la fabrication nationale ou les réformes favorables au sort du travailleur. Quand on a quelque habitude des choses de l’industrie, on devine les ateliers après quinze minutes de conversation avec le patron, comme on connaît le patron, sans l’avoir vu, après avoir parcouru ses ateliers.


II

Pour bien connaître les conditions du travail des femmes dans les villes de fabrique, c’est hors de la manufacture qu’il faut maintenant se placer. On touche ainsi à la question des salaires et aux considérations morales qu’elle soulève.

C’est l’homme qui fait sa destinée bien plus que les circonstances. Quand l’industrie d’un pays l’emporte sur celle d’un autre, et qu’on cherche la cause de cette supériorité, on dit : c’est la houille, ou la matière première, ou l’outillage, ou la loi. On serait plus près de la vérité en disant : c’est l’homme. L’homme peut vaincre même la mort, et la preuve, c’est qu’on a fait une loi en Angleterre qui en un an a réduit la mortalité dans les logemens d’ouvriers à 7 sur 1,000, tandis qu’elle était de 22 sur 1,000 pour la capitale entière, de 40 sur 1,000 pour la paroisse de Kensington[3]. M. Villermé raconte que toutes les villes de fabrique souffraient du chômage du lundi ; la place de Sedan seule réussit à l’abolir. Cependant les ouvriers étaient les mêmes à Mulhouse, à Saint-Quentin, à Sedan ; mais à Sedan les maîtres avaient su vouloir dans une cause juste. De même, pour la bonne condition de l’ouvrier dans l’intérieur de la fabrique, il suffit que le maître veuille ; avec le temps, il est certain de réussir.

Cependant il est une autre volonté qui importe plus au bien-être de l’ouvrier que celle du patron, et c’est la volonté de l’ouvrier lui-même. Il suffit, pour s’en convaincre, de jeter les yeux sur la feuille des salaires dans une fabrique. Un ouvrier attentif, habile, fait nécessairement en un temps donné bien plus d’ouvrage qu’un travailleur ordinaire. Cette simple observation a de l’importance, parce qu’elle peut devenir un argument contre les journées trop prolongées ; il est toujours avantageux pour l’industrie de produire beaucoup en peu de temps, à cause du prix considérable des forces motrices, voici des chiffres relevés sur les livres d’un tissage mécanique à Saint-Quentin. Un ouvrier tisseur, en douze jours, avait gagné 54 fr. 70 cent. ; un autre, pour le même temps, dans les mêmes conditions de santé et de travail, 25 francs. Le mari et la femme, conduisant ensemble six métiers mécaniques, avaient gagné 84 fr. en douze jours ; un père de famille, avec son fils âgé de quatorze ans et sa fille âgée de seize ans, avaient gagné en douze, jours 87 fr. 50 cent. ; le salaire de la fille était le plus élevé, il montait à 33 fr. 95 cent. La plupart de ses compagnes, en donnant le même temps à l’atelier, arrivaient difficilement à 18 francs. Il est juste de reconnaître qu’il y a, dans un même atelier, des genres d’ouvrages plus avantageux les uns que les autres ; mais cette circonstance ne saurait en aucun cas motiver des écarts aussi considérables. Des différences analogues ont été constatées dans un grand nombre d’ateliers, à Mulhouse et à Reims. Il ne faut pas les attribuer à la supériorité de la vigueur physique chez les ouvriers les mieux payés, puisque les femmes gagnent autant que les hommes ; non, c’est la force de la volonté, plus que toute autre cause, qui fait le bon ouvrier.

On peut faire des observations analogues de peuple à peuple. En général, l’ouvrier anglais est plus fort que l’ouvrier français, peut-être parce qu’il est mieux nourri ; en revanche, l’ouvrier français est plus ingénieux et plus adroit. La supériorité de force peut donner l’avantage à l’ouvrier anglais pour les grands travaux de construction ; mais pourquoi gagne-t-il de meilleures journées dans un atelier de tissage, où la force musculaire ne compte pour rien ? Il faut répondre simplement que c’est parce qu’il le veut, et il faut se hâter d’apprendre à nos hommes à vouloir, ne fût-ce que par patriotisme, car la race supérieure est toujours celle qui sait vouloir.

Ce n’est pas seulement par la direction du travail que le sort de l’ouvrier dépend de lui-même, c’est bien plus encore par le gouvernement de sa propre vie. La misère est certainement affreuse dans la plupart des centres industriels. Le nombre des ouvriers qui sont convenablement logés et nourris, qui peuvent donner quelque éducation à leurs enfans et les soigner dans leurs maladies, est déplorablement restreint. On en devrait conclure que le travail est rare, que les salaires sont minimes ; nullement : presque partout on demande des bras, et si la main-d’œuvre n’est pas payée à un très haut prix, on peut dire au moins que les salaires n’ont pas cessé de s’accroître depuis dix ans, qu’ils sont constamment plus élevés dans la grande industrie que dans la petite. D’où vient donc l’état de malaise de la plupart des ouvriers ? On est bien forcé de s’avouer qu’il vient d’eux-mêmes.

Pour rendre la démonstration évidente, il faudrait pouvoir faire connaître en détail le taux des salaires, tâche en vérité presque impossible, puisque, indépendamment des fluctuations occasionnées par la situation générale de l’industrie, ils varient pour chaque place, pour chaque corps d’état, et en quelque sorte pour chaque ouvrier. Quelques chiffres pris au hasard suffiront pour montrer qu’un ouvrier laborieux peut aisément gagner sa vie et celle de sa famille. On cite à Saint-Quentin des tisserands qui gagnent des journées de 6 ou 7 francs. Ce n’est point exagérer que de porter à 4 francs la moyenne du salaire d’un ouvrier tisseur et d’un ouvrier fileur dans la plupart des centres industriels. À Mulhouse, où le taux n’est pas très élevé, on l’évalue à 3 fr. 75 cent. Dans la fabrique de drap de Sedan, les tondeurs chargés de deux machines, les presseurs, les foulons et les décatisseurs gagnent 3 francs. Les femmes mêmes, si maltraitées dans l’industrie privée, trouvent des ressources très supérieures dans les manufactures. La moyenne de la journée d’une tisseuse est de 3 fr. 50 cent. ; il y en a qui gagnent 5 fr. et même 6 fr., et les bénéfices obtenus dans ce corps d’état tendent à faire hausser le salaire dans presque tous les autres. Ainsi les ourdisseuses peuvent ourdir jusqu’à deux chaînes par jour ; on leur paie à Elbeuf 1 fr. 75 cent, ou 2 fr. par chaîne, ce qui porte leurs journées à 3 fr. et à 4 fr. Les rentrayeuses gagnent en général 2 fr. pour des journées de dix heures. Quand la journée est prolongée, ce qui arrive fréquemment en hiver, parce que l’étoffe est plus défectueuse à cause de la diminution de la lumière et demande un plus grand nombre de reprises, on leur paie chaque heure supplémentaire à raison de 15 centimes à Elbeuf, et de 20 centimes à Sedan. Dans cette dernière ville, l’usage est de compter les salaires par heure ; le minimum est de 15 centimes ; les salaires de 20 centimes pour les femmes, de 25 centimes pour les hommes, sont très communs ; ce sont en quelque sorte les prix courans. Une journée de douze heures à 20 centimes représente 2 fr. 40 cent. Le minimum de la journée pour les femmes de préparation et les soigneuses de carderie est de 1 fr. 15 cent, à Mulhouse, 1 fr. 25 cent, à Lille, 1 fr. 40 cent, à Reims, 1 fr. 50 cent, à Sedan et à Déville, près Rouen. Dans toutes ces villes, le salaire des femmes peut s’élever jusqu’à 1 fr. 75 cent, ou 2 fr. Il en est de même des nopeuses ou épinceteuses et des rentreuses ou imprimeuses de seconde main dans les indiennages de Mulhouse. Le salaire n’est vraiment déplorable que pour l’ouvrage fait à domicile par quelques pauvres femmes qui n’appartiennent à aucun corps d’état proprement dit ; les couturières de sacs à Amiens, les couturières de tricot à Troyes, les sarrautières (couturières de sarraux) à Lille, les bobineuses dans plusieurs villes de fabrique ne gagnent que 5 centimes pour le travail d’une heure.

Le bobinage est ordinairement abandonné aux jeunes enfans, aux vieillards et aux infirmes ; il ne serait donc pas juste de le faire entrer en ligne de compte. Cette remarque faite, ceux qui savent quel est le prix courant du travail manuel en France conviendront facilement que les salaires sont plus élevés dans la grande industrie que dans la petite. L’administration a fait faire des recherches sur les salaires dans la ville d’Amiens au mois de mars de la présente année 1860 ; il en résulte que les brodeuses, les couturières de robes et les culottières gagnent en moyenne 1 fr. 25 cent, par journée ; les dentellières et les modistes 1 franc, les giletières et les lingères 75 cent. Les femmes employées aux manufactures dans la même ville gagnent en moyenne 1 franc dans les filatures de coton, 1 fr. 25 cent, dans les filatures de laine, 1 fr. 10 cent, dans les filatures de soie, 1 fr. 50 cent, dans les filatures de lin. Les tisseuses gagnent un peu plus. Ces salaires sont évidemment très inférieurs à ceux que paie ailleurs la grande industrie ; la ville d’Amiens subissait une crise assez grave à l’époque où ces recherches ont eu lieu, et les salaires y sont en tout temps tenus assez bas. Tels qu’ils sont néanmoins, ils l’emportent encore sur les salaires de l’industrie privée. La différence serait beaucoup plus sensible, si l’on faisait la même comparaison à Lille, à Saint-Quentin, à Rouen, à Mulhouse.

Quand on demande aux fabricans si l’élévation des salaires a une influence favorable sur la moralité des ouvriers, ils répondent presque tous que le contraire est précisément vrai, et que les ouvriers les mieux payés sont aussi les plus adonnés à l’ivrognerie. Cette opinion, qui a quelque chose de révoltant, est générale, mais seulement dans les centres industriels on la destruction de la vie de famille est un fait presque accompli. On n’entendra soutenir rien de semblable à Wesserling, à Sedan, à Mulhouse. Ici, l’ouvrier qui voit augmenter ses ressources songe d’abord au bien-être de ceux qu’il aime ; il prend de loin ses mesures pour racheter son fils du service militaire ; il met de l’argent en réserve pour la maladie, pour la vieillesse. Jamais l’augmentation des salaires ne sera un danger pour les mœurs dans une ville où il y a des mœurs ; mais quand l’ouvrier manque de force morale, ce qui devrait améliorer sa situation ne fait au contraire que l’empirer. Les habitudes de dissipation et d’ivrognerie sont telles dans plusieurs villes de fabrique, et elles entraînent une telle misère, que l’ouvrier est absolument incapable de songer à l’avenir. Le jour de paie, on lui donne en bloc l’argent de sa semaine ou de sa quinzaine. Il n’attend même pas le lendemain ; si c’est un samedi, il se jette le soir dans les cabarets ; il y reste le dimanche, quelquefois encore le lundi. Après la paie, tous ces repaires de la débauche regorgent de buveurs. Les cartes, quelque jeu de quilles leur servent à tuer le temps entre deux bouteilles. La pipe ne quitte pas leurs lèvres ; l’atmosphère s’épaissit et devient à peine respirable. Parmi les chocs des verres, on distingue des cris inarticulés, des chansons obscènes, des propos licencieux, des provocations. Chaque pays a ses coutumes : à Lille, à Mulhouse, on chante ; à Rouen, on boit sérieusement, solitairement, jusqu’à ce qu’on soit appesanti et abêti. L’argent s’épuise vite. Bientôt il ne reste plus que les deux tiers ou la moitié de ce salaire si péniblement gagné. Il faudra manger pourtant. Que deviendra la femme pendant la quinzaine qui va suivre ? Elle est là, à la porte, toute pâle et gémissante, songeant au propriétaire qui menace, aux enfans qui ont faim. Vers le soir, on voit stationner devant les cabarets des troupeaux de ces malheureuses qui essaient de saisir leur mari si elles peuvent l’entrevoir, ou qui attendent l’ivrogne pour le soutenir quand le cabaretier le chassera, ou qu’un invincible besoin de sommeil le ramènera chez lui. À Saint-Quentin, plusieurs détaillans ont été pris pour ces femmes d’une étrange pitié ; elles enduraient le froid et la pluie pendant des heures : ils leur ont fait construire une sorte de hangar devant la maison. Ils y ont même mis des bancs. La salle où les femmes viennent pleurer fait désormais partie de leurs bouges.

A Saint-Quentin, la perte occasionnée par le chômage du lundi est toujours prévue dans les calculs des fabricans : il n’y a point en effet ces jours-là dans les ateliers assez de bras, par conséquent assez de travail réalisé pour compenser les frais fixes. Ainsi la débauche des ouvriers compromet les intérêts de l’industrie en même temps qu’elle les ruine, eux et leurs familles. Beaucoup prolongent leur chômage volontaire jusqu’au mardi et même jusqu’au mercredi. Quand ce sont des fileurs ? Ils condamnent du même coup à l’oisiveté les rattacheurs, qui ne peuvent travailler qu’avec eux et sur le même métier ; quelquefois ils les emmènent malgré leur jeunesse pour les initier aux mystères du cabaret et leur donner les premières leçons du vice. Il se consomme à Amiens 80,000 petits verres d’eau-de-vie par jour ; on a calculé que c’était une valeur de 4,000 francs, représentant 3,500 kilos de viande ou 12,121 kilos de pain. À Rouen, le cidre ayant manqué ces dernières années et le vin étant hors de prix, les ouvriers ont bu de l’eau-de-vie. C’est le plus souvent de l’eau-de-vie de grain, dans laquelle on met des substances pimentées ; ils appellent cette boisson la cruelle. Il s’est débité à Rouen dans l’espace d’une année cinq millions de litres d’eau-de-vie, outre le cidre, le vin et la bière. Les médecins des pauvres et ceux des hôpitaux sont unanimes à constater les dangereux effets d’une excessive consommation de l’alcool sur la santé publique ; ils signalent des troubles digestifs, la dyspepsie, les engorgemens du foie, l’hypertrophie du cœur, et dans le système nerveux des désordres d’autant plus graves qu’ils sont héréditaires, une tendance à l’imbécillité ou à la démence, un tremblement général des membres, le delirium tremens. Rien n’est plus lamentable que cet abâtardissement de la race dans plusieurs grands centres industriels. L’opium ne fait pas plus de ravages en Chine. À l’exemple de leurs pères, les apprentis s’adonnent à l’ivrognerie ; on les voit dès l’âge de douze ou treize ans entrer par troupes dans les cabarets, la pipe à la bouche, et se faire servir une tournée sur le comptoir. Le maire de Douai a pris un arrêté pour défendre aux enfans de fumer ; à Lille, il est interdit aux cabaretiers de leur servir à boire, à moins qu’ils ne soient accompagnés par un parent. Il en résulte que le premier libertin venu leur sert de chaperon dans les cabarets et boit à leur écot. Ces habitudes font un contraste navrant avec l’aspect débile de ces enfans ; conçus dans l’ivresse, ils naissent peu viables, et ceux qui survivent sont accablés d’infirmités dès le berceau. La mortalité est effrayante parmi eux. On entend souvent une mère vous dire : Il me reste quatre enfans sur douze, ou quinze, ou dix-huit que j’avais, car les naissances sont nombreuses, quoique le chiffre de la population soit stationnaire ! Il n’est pas rare de trouver dans les villes industrielles de cette partie de la France une femme qui a eu dix-huit enfans. Presque partout, si on assiste à la sortie de la fabrique, on reste consterné du nombre d’enfans estropiés ou contrefaits. Les conseils de recrutement n’arrivent point à parfaire le contingent ; parmi les jeunes hommes qui attendent leur tour pour tirer au sort, un grand nombre ne possède pas la taille réglementaire, quoiqu’on l’ait si fort abaissée ; on leur donnerait quatorze ans. La faim, le manque de soins pendant la première enfance, un travail trop hâtif, les retiennent toute leur vie dans un état de malaise et de faiblesse. Toutes ces hideuses conséquences viennent de la misère ; mais la misère, quelle en est la cause ? Est-ce rabaissement des salaires ? est-ce le chômage ? est-ce une épidémie ? Tous ces fléaux ne sont rien devant le fléau de la débauche. : voilà le minotaure qui tue les mauvais ouvriers et les poursuit jusqu’à la dernière génération, qui les condamne au mépris des ouvriers honnêtes, au besoin, à l’humiliation, au crime, qui transforme des femmes laborieuses et dévouées en véritables martyres et fait de la maternité un supplice.

On lutte partout contre ces habitudes funestes. Tantôt on paie par quinzaine pour diminuer au moins les occasions de chute : entreprise difficile à réaliser, parce que les ouvriers ne s’y prêtent pas ; ils sont pressés de jouir et s’offrent de préférence dans les fabriques qui ne les font pas trop attendre. Un autre inconvénient de différer la paie, c’est que le travail de la première semaine s’en ressent ; l’ouvrier ne veut pas s’exténuer pour un salaire lointain ; l’énergie ne se réveille qu’au dernier moment, pour rattraper le temps perdu. M. Motte-Bossut, à Roubaix, et quelques autres fabricans ont imaginé de payer leurs ouvriers le mercredi pour que la possession d’une certaine somme ne coïncide point avec le repos légitime du dimanche. D’autres ne font la paie que le lundi, et l’ouvrier absent est obligé d’attendre jusqu’à la paie suivante. Quelquefois aussi on a recours à des amendes ; très souvent, après deux absences du lundi non motivées, l’exclusion de l’atelier est prononcée. Ce sont des mesures excellentes, mais qui ne peuvent avoir un peu d’efficacité qu’à la condition d’être générales. Elles font quelque bien, elles retiennent quelques âmes chancelantes ; mais peut-on en attendre une guérison complète ? On ne refait pas les âmes avec un article de règlement. Tous ceux qui ont essayé de lutter contre le démon de l’ivrognerie savent avec quelle violence il s’empare des malheureux qui se donnent à lui. Le vice en peu de temps devient passion, et la passion frénésie. Le corps ne peut plus se passer de ce poison, l’esprit s’éteint et s’abrutit ; s’il reste assez de vie intellectuelle pour qu’il y ait quelque place au remords, on l’étouffe dans l’ivresse.

Quelques administrations locales ont tourné contre ce grand ennemi du travail et des mœurs toutes les armes que la loi met entre leurs mains. Elles ont fermé les établissement les plus mal famés, multiplié les agens de surveillance, déployé une juste sévérité contre les délinquans de toute sorte. Il ne faut pas croire en effet que tout cabaretier soit un honnête commerçant qui attende paisiblement derrière son comptoir que les ivrognes viennent lui apporter l’argent de leur famille. Un cabaretier qui sait son métier à fond et qui est pressé de se retirer des affaires en revendrait à un usurier et à une courtisane dans l’art d’allumer la passion et de faciliter « à ses cliens » les moyens de se ruiner et de s’empoisonner. Cependant on ne lui applique pas l’article 334 du code pénal sur l’excitation à la débauche, on ne traite pas les dettes de cabaret comme les dettes de jeu. La mesure même qui semble la plus facile, et qui est en même temps la plus indispensable, celle qui consiste à forcer les détaillans de fermer leur établissement de bonne heure, rencontre souvent des difficultés presque insurmontables. À Lille, on a essayé une fois de faire fermer les cabarets à neuf heures du: soir ; mais les ouvriers ont réclamé sous prétexte que les cafés restaient ouverts jusqu’à minuit, et ils ont obtenu l’égalité devant la débauche. C’est à peine si on peut sortir d’une grande manufacture sans avoir presque aussitôt la vue blessée par une de ces cantines où tant d’ouvriers vont perdre leur santé et leur conscience : elles sont ainsi embusquées, entre l’atelier et la famille, entre le travail et le bonheur, pour appeler le vicieux, pour tenter le faible. Ce n’est pas une bien forte digue contre un pareil torrent que quelques règlemens municipaux et quelques sergens de ville. Quand même il y aurait une coalition de toutes les municipalités de France pour clôturer les cabarets au moment où les fabriques éteignent leurs feux, quand même tous les patrons feraient à l’ivrognerie une guerre à mort, on ne la vaincra pas, si on ne porte le remède jusque dans les cœurs.

Le libertinage est à la fois la suite et la cause de l’ivrognerie. On ne détruira jamais l’un sans l’autre, parce qu’il n’y a qu’un remède pour tous deux, c’est d’apprendre aux ouvriers à être heureux dans leur famille et de leur en fournir les moyens. De toutes jeunes filles sont entassées dans un atelier avec des enfans ou des femmes d’un certain âge, la plupart sans moralité. Qui veille sur elles ? Un contremaître, chargé seulement de diriger et d’activer leur travail ; le reste ne le regarde pas. Si la fillette est jolie et le contre-maître libertin, il abuse, pour la mettre à mal, de l’autorité qu’il a sur elle. Le patron ferme les yeux ; pourvu qu’il ne se passe rien de compromettant à l’intérieur de l’atelier. Les jeunes ouvrières qui ne retrouvent le soir qu’un père abruti par l’ivresse, une mère sans conduite et sans principes, ont-elles une chance, une seule, d’échapper à la corruption ? Loin de surveiller leurs filles et de leur enseigner les lois de l’honnêteté, il y a des mères qui leur conseillent de chercher un amant, parce qu’elles espèrent tirer de là pour elles-mêmes quelque honteux profit. Si l’affaire tarde trop, on leur fait des reproches : « Tu ne feras donc rien pour les tiens ? » Ces jeunes filles ont des enfans à seize ans, même avant cet âge. À Lille, dans les maisons les plus honnêtes, on préfère pour nourrice une fille-mère : un mari, une famille sont un embarras pour les maîtres ! On n’en est pas moins austère et moins digne pour son propre compte. La pauvre fille, qui n’a jamais entendu parler du devoir, qui est entourée de mauvais exemples, que ses compagnes d’atelier raillent impitoyablement jusqu’à ce qu’elle ait trouvé un amant comme les autres, ne se défend pas, croit à peine mal faire. Sa faute est pour elle à l’atelier un sujet d’orgueil. Quand son amant est généreux et peut lui donner quelque bagatelle, elle étale le dimanche ses brillantes toilettes, elle excite l’envie et l’émulation de toutes les autres.

Les filles sont plus précoces que les garçons. En sortant de l’atelier le soir, quand les garçons et les filles se trouvent réunis dans les escaliers, dans les cours, dans les rues avoisinantes, ce sont quelquefois les filles qui provoquent leurs compagnons, qui les raillent de leur gaucherie, qui les poursuivent de propos obscènes. Ces leçons ne tardent pas malheureusement à devenir inutiles. Les chefs de quelques grandes maisons ont établi des issues différentes pour les deux sexes et des heures différentes de sortie. À Baccarat, la séparation est complète entre les tailleurs et les tailleuses. Il n’y a d’autre communication d’un atelier à l’autre qu’une porte dont les directeurs portent toujours la clé sur eux. Ces précautions sont négligées presque partout, soit comme inutiles, soit comme impuissantes. Dans un très grand nombre de manufactures, les femmes et les hommes travaillent ensemble, par exemple dans les tissages mécaniques. Un métier à tisser n’a guère plus de largeur que ce qu’on appelle le lé de l’étoffe, de sorte qu’ouvriers et ouvrières passent littéralement douze heures par jour côte à côte. Il en est de même dans les indiennages et en général dans tous les ateliers d’impression sur étoffe.

On cite des filles qui ne se connaissent pas de domicile, et qui, lorsqu’un amant les quitte, sont obligées de s’offrir sur-le-champ à un autre pour ne pas dormir à la belle étoile. Un enfant venu, il arrive très souvent que le père le laisse à leur charge. Elles ne s’en étonnent pas, elles n’en murmurent pas. Quand elles ne le portent pas aux enfans-trouvés, elles le donnent à des gardeuses pour le nourrir au petit pot, c’est-à-dire avec du lait de chèvre ou de vache, coutume très meurtrière. À Amiens et dans quelques autres villes, le bureau de bienfaisance donne 7 francs par mois pendant le temps de l’allaitement aux filles-mères qui nourrissent elles-mêmes. Les femmes mariées n’ont pas droit à ce secours, et pourtant il y en a que leurs maris traitent comme si elles n’étaient que leurs maîtresses. Ils les quittent quand elles ont des enfans et vont vivre en célibataires dans une autre ville. S’ils reviennent un an, deux ans après, la femme les reçoit, et il n’en est pas autre chose.

La Société de Saint-François-Régis est une association entre catholiques pour faciliter le mariage de personnes qui vivent en concubinage ; elle se charge de tous les frais et de toutes les démarches ; en un mot, elle rend le mariage si facile que les époux n’ont qu’à donner leur consentement. Quand on interroge les présidens des diverses succursales de la société, ils vous disent qu’il y a presque toujours un ou plusieurs enfans naturels au moment où le mariage s’accomplit, qu’ils ne sont pas tous du même père, qu’au jour du mariage la mère vient à déclarer des enfans que le futur mari ne connaissait pas. Chose étrange, il arrive fréquemment que ces femmes, qui ont eu plusieurs amans avant le mariage, restent fidèles à leur mari. C’est du moins le témoignage que rendent les personnes compétentes presque partout, excepté à Rouen, où l’on cite de nombreux exemples de femmes et de maris qui se séparent pour aller faire un nouveau ménage chacun de son côté. Quel qu’ait été le libertinage des femmes pendant leur jeunesse, elles se conduisent beaucoup mieux que leurs maris. D’abord elles sont encore sobres dans presque toutes les villes manufacturières. Si les mœurs continuent à se dégrader et la misère à augmenter, il est malheureusement certain que les femmes se livreront, comme les hommes, à l’ivrognerie. En Angleterre, où la vie de fabrique est plus ancienne et a déjà produit toutes ses conséquences extrêmes, les débits de gin reçoivent plus de femmes que d’hommes. À Rouen et à Lille, l’ivrognerie commence à faire des ravages parmi les femmes. Le président d’une société de bienfaisance de Lille estime qu’il faut porter à vingt-cinq pour cent parmi les hommes, à douze pour cent parmi les femmes, le nombre des personnes adonnées à l’ivrognerie. Les femmes ont dans le quartier Saint-Sauveur des cabarets qui ne sont qu’à elles ; elles y forment des sociétés où l’on consomme beaucoup de café et encore plus d’eau-de-vie de genièvre. La nécessité d’abandonner de petits enfans au berceau en partant pour la fabrique a introduit parmi elles une coutume que l’on trouve aussi à Leeds et à Manchester ; elles font prendre à l’enfant de la thériaque, qu’elles appellent un dormant, et qui à en effet une vertu stupéfiante. C’est grâce à cette drogue que les gardeuses parviennent à tenir dans la même chambre un si grand nombre de marmots. Ces petites créatures n’échappent même pas le dimanche à ce traitement barbare. M. Villermé a constaté en 1840 que la vente de la thériaque augmentait le samedi chez les pharmaciens du quartier Saint-Sauveur. Les mères voulaient être libres d’aller s’empoisonner dans les cabarets, et elles achetaient cette liberté en empoisonnant d’abord leurs enfans.

A Rouen, on suit une autre méthode. Les petits détaillans de légumes et de menus comestibles prennent une licence, ont dans un coin un baril d’eau-de-vie de grain ou de pommes de terre ; les femmes, en allant à la provision, achètent pour quelques sous de cette eau-de-vie. Elles la boivent chez elles, d’abord peut-être pour s’étourdir sur leur misère ou pour tromper la faim ; peu à peu elles en deviennent avides, plus avides que les hommes, car elles sont extrêmes en tout. On dit qu’à Londres l’habitude du gin est tellement invétérée chez certaines femmes que lorsqu’elles cessent d’en boire, leurs enfans ne reconnaissent plus leur lait et ne veulent plus prendre le sein. Un inspecteur de police déposa, dans l’enquête de 1834, que des mères menaient avec elles de petits enfans au cabaret, et les battaient quand ils refusaient de boire. À Rouen, un médecin des pauvres, M. Leroy, a vu des mères frotter avec de l’eau-de-vie les lèvres de leur nourrisson, leur en verser quelques gouttes dans la bouche, les préparer, les dresser à l’ivrognerie.

Grâce à Dieu, ces exemples sont rares, et il est permis de dire que les femmes des manufactures ont conservé cette qualité précieuse de leur sexe, la sobriété. À Saint-Quentin notamment, où la dépravation des femmes dans un autre genre est poussée à ses extrêmes limites, elles ne boivent jamais que de l’eau. Il en résulte que, si elles gagnent un salaire, il entre tout entier dans le ménage, tandis que le mari apporte à peine la moitié du sien. Quand elles ont beaucoup d’enfans, il leur faut bien rester à la maison et se contenter des faibles ressources du bobinage ou de l’épincetage ; celles qui peuvent sortir préfèrent encore se rendre à l’atelier pour ne pas manquer trop souvent de pain. Elles se lèvent avant leur mari pour préparer quelques alimens, elles travaillent à l’atelier aussi longtemps que lui : quand elles rentrent, épuisées comme lui de fatigue, elles ont encore à préparer le dîner, à coucher les enfans, à soigner le ménage, à rapiécer quelques haillons. Certes elles font peu de chose comme ménagères après une absence de treize heures et demie : ce peu, dans de telles circonstances, est un grand surcroît de fatigue. Pendant que le mari se donne toutes les semaines, au moins toutes les quinzaines, un jour ou deux d’orgie et de plaisir, la femme reste à l’atelier ou dans la maison, toujours occupée, toujours en face de sa misère. Il lui laisse tous les soucis, les créanciers à implorer, le propriétaire à attendrir ; quelquefois il la bat en rentrant. Un mari ivrogne, des enfans malades, rarement un jour de repos, jamais un moment de plaisir : quelle destinée ! Ce ne sont pas là des exceptions.


III

Il nous reste à suivre les ouvrières dans les logemens où elles élèvent leur famille, et où elles viennent chercher le repos après une longue journée de travail, pendant que leurs maris courent s’enivrer au cabaret. Plaçons-nous d’abord dans la plus importante de nos villes industrielles du département du Nord.

On se souvient encore de l’émotion produite par M. Blanqui, il y a plusieurs années, lorsqu’il décrivit les caves où croupissaient, c’est le mot, plus de trois mille ménages d’ouvriers à Lille. On cria de toutes parts à l’exagération. Il n’exagérait pas ; seulement il avait le courage de dire ce que d’autres n’avaient pas même le courage de croire. Depuis, on s’est acharné avec un zèle admirable à la destruction de ces caves. Sur trois mille six cents, plus de trois mille ont été comblées. Celles qui restent ne servent pas toutes d’habitation ; on en voit plusieurs sur la grande place, qui sont des magasins ou des cafés assez comfortables. Il y a pourtant encore à Lille et à Douai quelques centaines d’échantillons des caves décrites par M. Blanqui. Un soupirail sur la rue fermé le soir par une trappe (une planque), quinze ou vingt marches de pierre en mauvais état, et au fond une cave pareille à toutes les caves, c’est-à-dire une cage de pierre voûtée, n’ayant pour sol qu’un terri, éclairée seulement par le soupirail, et mesurant ordinairement quatre mètres sur cinq, telle est une cave de Lille. On entend dire souvent que ces caves sont à tort regardées comme inhabitables, que les ouvriers s’y plaisent, qu’elles sont fraîches en été, chaudes en hiver : cela peut être vrai de nos sous-sols parisiens, vastes, aérés, bien bâtis, bien planchéiés, où l’on ne couche que rarement ; pour les caves de Lille, ceux qui les défendent, fussent-ils Lillois, ne les ont pas vues. Il en reste une au numéro 40 de la rue des Étaques, de cette rue que M. Blanqui a rendue si célèbre. L’échelle appliquée sur le mur est si roide et en si mauvais état, qu’on fera bien de la descendre très lentement. Il y a tout juste assez de jour pour lire au bas de l’escalier ; on n’y lirait pas longtemps sans compromettre ses yeux : le travail de couture est donc dangereux à cette place ; un pas plus loin, il est impossible, et le fond de la cave est entièrement obscur. Le sol est humide et inégal, les murs sont noircis par le temps et la malpropreté. On respire un air épais, qui ne peut jamais être renouvelé, parce qu’il n’y a d’autre ouverture que le soupirail. L’espace de trois mètres sur quatre est singulièrement rétréci par une quantité d’ordures de toute sorte. Il est facile de voir qu’on ne marche jamais dans ce souterrain ; on se couche, on dort à la place où l’on est tombé. Le mobilier se compose d’un très petit poêle en fonte dont le dessus est disposé de manière à servir de chaudron, de trois vases en terre, d’un escabeau et d’un bois de lit sans literie. Il n’y a ni paille ni couverture. La femme qui loge au fond de cette cave n’en sort jamais, elle a soixante-trois ans ; le mari n’est pas ouvrier ; ils ont deux filles, dont l’aînée a vingt-deux ans. Ces quatre personnes demeurent ensemble et n’ont pas d’autre domicile.

Cette cave est une des plus misérables, d’abord par l’extrême malpropreté et l’extrême dénûment de ceux qui l’habitent, ensuite par ses dimensions ; la plupart des caves ont un ou deux mètres de plus. Ces souterrains servent de logement à toute une famille ; par conséquent, le père, la mère, les enfans couchent dans le même local et trop souvent, quel que soit leur âge, dans le même lit. Le plus grand nombre de ces malheureux ne trouvent plus aucun inconvénient à la confusion des sexes. S’il en résulte un inceste, ils ne le cachent pas, ils n’en rougissent pas ; à peine savent-ils que le reste des hommes ont d’autres mœurs. Quelques caves sont partagées en deux par une arcade, ce qui permettrait une séparation qu’en général les habitans de ces logis souterrains n’établissent pas. Il est vrai que la plupart du temps l’arrière-cave est entièrement obscure ; l’air y est plus rare, l’odeur plus infecte. Dans quelques-unes, l’eau ruisselle sur les murs ; d’autres sont voisines d’un égout et empestées de vapeurs méphitiques, surtout en été.

La commission des logemens insalubres, qui fonctionne à Lille avec une louable énergie, a marqué plusieurs de ces caves pour être détruites ; mais on est bien obligé de les tolérer provisoirement, parce que les familles qui les habitent ne sauraient où se loger. L’avantage ne serait pas fort grand pour elles, si, en quittant leurs maisons souterraines, elles étaient contraintes de se réfugier dans les anciennes courettes de Lille. Ces courettes sont des labyrinthes formés de longues ruelles qui débouchent les unes dans les autres et sont toutes bordées de vieilles et chétives maisons, mal bâties, mal élevées, mal fermées, où les familles d’ouvriers s’entassent. On ne peut passer qu’un à un dans ces ruelles, on y marche dans les immondices. Toutes les maisons y répandent une odeur infecte à cause des lieux d’aisance placés au bas des escaliers, et qui pour la plupart ne ferment pas. Un ménage occupe rarement plus d’une seule chambre, et on la lui fait payer de 1 fr.25 cent, à 2 fr. par semaine. Les fenêtres sont en nombre insuffisant et ne donnent passage qu’à un air déjà vicié, Dans beaucoup de maisons, elles ne sont pas faites pour s’ouvrir. L’état des murs, des châssis, des planchers, atteste l’incurie des propriétaires. Les cheminées, quand il y en a, sont hors de service ; c’est toujours sur un poêle de fonte qu’on prépare les alimens de la famille. Ici, comme dans les caves, on est frappé du petit nombre des lits ; il est rare que le même ménage en ait deux. La charité, qui est très active à Lille, distribue beaucoup d’objets de literie. L’aumône annuelle de l’administration du cercle lillois consiste en lits de fer ; le bureau de bienfaisance en a donné 3,500 en quatre ans. Les familles qui les reçoivent ne les utilisent pas toujours ; quelquefois elles les vendent, très souvent elles sont obligées d’y renoncer à cause de l’insuffisance du local.

Il n’y a pas de grandes différences entre les courettes de Lille, les forts de Roubaix, les couverts de Saint-Quentin : partout le même entassement de personnes, la même insalubrité. À Roubaix, où la ville est ouverte, l’espace ne manque pas. Tout est neuf, puisque la ville vient de sortir de terre. On n’a pas, comme à Lille, la double excuse d’une ville fortifiée où l’espace est circonscrit, où l’on ne peut abattre que pour rebâtir. De plus, les logemens ne suffisent plus au nombre toujours croissant des ouvriers, ce qui est pour les propriétaires une garantie contre les non-valeurs. Tout récemment un manufacturier qui manquait de bras embaucha à grand’peine quelques ouvrières à Lille ; il les paya bien, leur donna un travail avantageux dans un atelier très supérieur, pour les conditions hygiéniques, à celui qu’elles quittaient ; cependant, arrivées le samedi, elles réclamèrent leurs livrets le jeudi : elles n’avaient pas trouvé à se loger, et avaient passé ces quatre jours sous une porte cochère. Affluence de locataires, abondance de terrains, dans de telles conditions, n’est-il pas inexplicable que les logemens d’ouvriers soient aussi mauvais et aussi chers à Roubaix qu’à Lille ? Les anciens forts, c’est le nom des courettes de Roubaix, sont placés à plusieurs kilomètres des filatures. Ils n’en sont pas plus sains pour cela, parce que les maisons sont mal construites, serrées les unes contre les autres. Les terrains qui séparent les rangées de maisons ne sont pas même nivelés. Dans plusieurs forts, il n’y a pas de ruisseaux pour l’écoulement des eaux ménagères : elles croupissent dans des puits sans fin jusqu’à ce que le soleil les dessèche. Au fort Frasé, qui contient cent maisons, il y a beaucoup de terrain perdu ; rien ne serait plus facile que de transformer ces déserts en places plantées d’arbres, en jardinets, ce qui embellirait et assainirait en même temps les logemens. On ne paraît pas y songer. Voici, au hasard, la description de quelques logemens. Dans le fort Wattel, un logement au premier ; on monte par une échelle et une trappe sans porte. Superficie, 2 mètres 50 centimètres sur 3 mètres ; une seule fenêtre étroite et basse ; les murailles ne sont ni blanchies ni crépies. Ce local est habité par quatre personnes, le père, la mère et deux enfans de sexe différens, l’un de dix ans, l’autre de dix-sept. Il coûte 1 franc par semaine. Dans la cour d’Halluin, au fort Frasé, on remarque une maison plus haute que les autres, dont le rez-de-chaussée est fort bizarre. La maison est plus longue que large ; elle n’a que deux fenêtres, l’une devant, l’autre derrière ; cependant elle est divisée en trois logemens dans le sens de la profondeur. Le logement du milieu serait donc complètement obscur, s’il était séparé des deux autres par des cloisons opaques ; mais il n’est fermé que par deux vitrages qui remplissent absolument tout l’espace, et lui donnent l’aspect d’une cage de verre. Il en résulte que le ménage placé dans ce logement n’a pas d’air, et qu’aucun des ménages n’a de chez-soi, car il est impossible à chacune des trois familles de dérober un seul de ses mouvemens aux deux autres. Le propriétaire est un maître vitrier, ce qui explique ce mode de fermeture, assez peu économique d’ailleurs. Un de ces logemens est loué 5 francs par mois ; la femme qui l’habite a cinq enfans en bas âge. On a pratiqué dans un angle de la chambre une espèce de cage ou de soupente à laquelle on parvient par un petit escalier tournant aussi raide qu’une échelle ; Cette cage peut tenir un lit ; la locataire l’a sous-louée, pour 75 centimes par semaine, à une piqûrière abandonnée par son amant avec un enfant de quelques semaines sur les bras. Outre le lit, la soupente contient une chaise sur laquelle on met en hiver une terrine remplie de charbon allumé : un trou pratiqué dans le plafond, immédiatement au-dessus, livre passage à la vapeur. L’enfant est placé sur le lit, où il reste seul tout le jour ; la mère vient l’allaiter à midi. Il n’y a et il ne peut y avoir aucun autre meuble dans ce petit réduit, où l’on n’entre qu’en rampant. Une robe et un bonnet, avec un petit paquet pouvant contenir au plus une chemise, sont placés sur une tablette ; au-dessous est un vieux parapluie de soie, objet de grand luxe, débris d’une opulence perdue. Presque tous les habitans de cette cour sont sujets à la fièvre ; s’il survenait une épidémie, toute cette population serait emportée. Il n’y a pas deux années cependant que la cour d’Halluin a été bâtie. On construit, en ce moment plusieurs rangées, de maisons d’ouvriers dans la ville même de Roubaix, près du canal. Ces maisons ne sont ni drainées, ni suffisamment espacées ; le plan en est défectueux sous tous les rapports ; elles n’ont point de cour séparée, aucune dépendance ; les pièces sont trop petites ; l’escalier n’ayant pas de cage, les habitans du rez-de-chaussée sont forcés de livrer passage à ceux de l’étage supérieur. On trouve à Roubaix, comme partout, des hommes de cœur à la tête de l’industrie ; il est fâcheux qu’ils n’aient pas compris l’importance capitale des logemens d’ouvriers, et qu’ils en aient abandonné la construction à de simples spéculateurs.

A Amiens, à Saint-Quentin, c’est à peine si les logemens sont moins tristes et moins insalubres qu’à Roubaix et à Lille. À Saint-Quentin cependant on trouve encore quelques traces de la propreté flamande. Les plus pauvres s’efforcent de se procurer une de ces pendules grossières qui ornent les chaumières de paysans ; s’ils ont quelques sous, ils achètent une image pour décorer leur chambre. À Amiens, le goût de la propreté est déjà moins général ; on sent une tristesse plus morne ; le fond du caractère paraît être l’apathie. Il n’est pas rare de trouver des ouvriers qui habitent la même chambre depuis un grand nombre d’années ; ce n’est pas qu’ils y soient bien, c’est tout simplement qu’ils y sont, et qu’ils n’ont pas l’idée d’aller chercher ailleurs. La cité Damisse, récemment créée sur une hauteur, en très bon air, leur donnerait des logemens incomparablement plus spacieux et mieux appropriés pour le même prix ; mais il faudrait se mouvoir, ils restent dans leurs vieux quartiers, à Saint-Germain, à Saint-Leu. L’exemple le plus frappant de cette résignation paresseuse est celui de deux vieillards qui habitent une petite maisonnette rue du Milieu, dans la paroisse Saint-Germain. Le mari a quatre-vingt-trois ans, et la femme quatre-vingt-deux ; ils sont mariés depuis soixante-trois ans, et en voilà cinquante-sept qu’ils habitent ce logement, où la fumée les étouffe dès qu’ils font un peu de feu, où le vent siffle à travers les ais mal joints de la porte, où l’eau du ruisseau les poursuit et les inonde.

Amiens est pourtant une belle ville, une ville riante, qui a de beaux boulevards, de vastes rues bien bâties, une promenade magnifique, une des plus belles cathédrales du monde. Il ne tient qu’à ses habitans de croire que la misère n’existe pas, que tous les ouvriers ont du pain et du feu, et qu’aucun vieillard ne manque d’une botte de paille pour reposer la nuit ses membres fatigués. Le contraste est peut-être encore plus marqué à Reims, parce que l’industrie y est beaucoup plus vivante. Cette cathédrale merveilleuse, ces galeries en plein vent qui rappellent les ponts couverts de Lucerne, cette montagne de Reims, si chère aux épicuriens, qui étale à l’horizon ses rians coteaux couronnés de pampres, ces ateliers bien aérés, bien outillés, d’où sortent incessamment des montagnes de coton filé, des monceaux de flanelle, des avalanches de draps et de lainages, laissent à peine soupçonner toute la misère qui se cache à deux pas : ces maisons bâties au pied des anciens remparts et dont le sol disparaît l’hiver sous les eaux de pluie, ces logemens de la cour Fructus, de la cour Saint-Joseph, de la place Saint-Nicaise, du cimetière de la Madeleine, de la rue du Barbâtre, plus dépouillés et plus tristes que des cachots ; ces longues files de chambres garnies où l’eau tombe goutte à goutte par les toits effondrés, où manquent l’espace, l’air et le jour, enfouies dans des caves, perchées dans des greniers, entassées, serrées, pressées les unes contre les autres, étouffées dans d’humides et obscurs couloirs, séjour affreux de la faim, de la maladie et de la débauche. Dans la cour n° 136 sur le boulevard Cérès, on peut voir encore sous un escalier une soupente de 2 mètres de long sur 1 mètre 1/2 de large. Il est impossible de s’y tenir debout, même sous la partie la plus élevée de l’escalier ; il n’y a point de fenêtre, et pour avoir un peu d’air et de jour on est contraint de laisser la porte ouverte : ce n’est plus aujourd’hui qu’un fournil ; mais le docteur Maldan y a soigné une femme paralytique qui a vécu dans ce trou, si cela peut s’appeler vivre, pendant deux ans et demi.

Toutes les villes industrielles offrent le même spectacle. À Thann, dans le faubourg Kattenbach, un logement de deux pièces étroites qui abrite le père, la mère, la fille et le gendre avec quatre enfans n’a d’autre entrée qu’une étable à porcs, où le propriétaire entretient de superbes échantillons de la famille porcine côte à côte avec les locataires. Tout près de là, une chambre assez vaste et assez bien éclairée servait de logement à neuf personnes en 1855, lorsque le choléra éclata ; le fléau fit sept victimes en deux jours. Toute cette population était moissonnée comme des épis de blé par la serpe du faucheur ; quand la mort entrait dans une maison, on ne pouvait plus être sauvé que par un miracle. Laissons de côté Mulhouse, que M. Villermé a vue encore si misérable en 1840, mais qu’il ne reconnaîtrait plus aujourd’hui, et à laquelle nous devrons peut-être un jour la régénération de nos mœurs industrielles ; traversons toute la France. Elbeuf, dont la prospérité industrielle est si grande, devrait avoir des logemens salubres ; c’est une ville toute neuve, et qui peut s’étendre aisément sur les coteaux qui l’avoisinent. On trouve en effet jusqu’à mi-côte, le long d’un petit chemin bordé de rians arbustes, quelques maisonnettes bâties sans soin et sans intelligence par de petits spéculateurs à peine moins misérables que les locataires qu’ils y recueillent. On monte deux ou trois marches formées de quelques pierres non taillées, et l’on se trouve dans une petite chambre éclairée par une étroite fenêtre et dont les quatre murs de terre n’ont jamais été ni blanchis ni crépis. Quelques madriers à demi pourris, posés de champ sur le sol, simulent un plancher. Sur le bord du chemin, une vieille femme loue 65 centimes par semaine une hutte de terre qui est littéralement nue : ni lit, ni chaise, ni table ; on en demeure confondu. Elle couche sur un peu de paille trop rarement renouvelée, tandis que son fils, qui est manœuvre sur le port, dort le soir sur la terre humide sans paille ni couverture. À quelques pas de là, en arrière du chemin, un trameur âgé de soixante ans habite une sorte de hutte ou de guérite, car on ne sait quel nom lui donner, dont la malpropreté fait soulever le ; cœur. Elle n’a que la longueur d’un homme, et 1 mètre 25 centimètres environ de largeur. Il y demeure jour et nuit depuis vingt ans. Aujourd’hui il est presque idiot, et refuse d’aller occuper un logement meilleur qu’on lui propose.

La misère n’est pas moins horrible et surtout elle est beaucoup plus générale à Rouen. On ne peut se faire une idée de la malpropreté de certaines maisons à moins de l’avoir vue : Les pauvres gens alimentent leur feu avec des débris de pommes qui ont servi à faire de la boisson, et qu’on leur donne pour rien ; ils en ont des quantités dans un coin de leur chambre ; une végétation hybride sort de ces amas de matière végétale en putréfaction. Quelquefois les propriétaires mal payés négligent les réparations les plus urgentes. Dans une mansarde de la rue des Matelas, le plancher, entièrement pourri, tremble sous les pas des visiteurs ; à deux pieds de la porte est un trou plus large que le corps d’un homme. Les deux malheureuses qui habitent là sont obligées de vous crier de prendre garde, car elles n’ont pas un meuble à placer en travers de ce trou, pas un bout de planche. Il n’y a chez elles que leur rouet, deux chaises basses et les restes d’un bois de lit sans paillasse. Sur une petite place perdue à l’extrémité de la rue des Canettes, et dont les maisons en bois paraissent toutes sur le point de s’écrouler, un tisseur de bretelles est allé se loger avec sa famille dans un étroit espace destiné évidemment à servir de grenier. Le logement a 2 mètres 30 centimètres sur 4 mètres 95 centimètres, si on mesure le plancher ; mais une saillie, nécessitée par les tuyaux de cheminée des étages inférieurs, en encombre la meilleure moitié, et le reste est tellement rapproché du toit, qu’on ne peut faire trois pas en se tenant debout. Quand le mari, la femme et les quatre enfans se trouvent réunis, il est clair qu’ils ne sauraient se mouvoir.

Les maisons d’ouvriers, pour quelques-uns des propriétaires, sont d’un revenu très médiocre à cause des non-valeurs. Un loyer de 1 franc par semaine est une charge écrasante pour des gens qui ne sont pas toujours assurés d’avoir du pain, et il n’y a pas de saisie possible à cause de l’absence presque complète de mobilier. Le lit même, le lit que la loi ne permet pas de saisir, manque dans un grand nombre de ménages. Cependant à Reims, à Saint-Quentin, à Lille, à Roubaix, on trouve que c’est faire un bon placement que d’acheter ou de construire des maisons d’ouvriers. On arrive quelquefois à tirer 10 et 15 pour 100 de son argent ; mais c’est toute une administration, et, quand il s’agit de beaucoup de logemens, une administration assez compliquée. Les grands propriétaires ont assez souvent recours à un gérant, c’est le système qui prévaut à Saint-Quentin, ou à un principal locataire ; ce qui se pratique assez communément à Reims. Il y a de pauvres femmes qui ont eu la malheureuse idée de prendre à bail une cour entière, et qui, en faisant toute l’année l’ingrat et dur métier de collecteur d’impôt, arrivent péniblement à payer leur propre redevance. Quelques propriétaires se chargent eux-mêmes de leurs recouvremens, et n’exercent pas d’autre profession. À peine une tournée est-elle finie, qu’il faut en commencer une nouvelle, car on comprend bien que tous les loyers ne sont pas payés à première réquisition, et qu’il faut revenir quelquefois le lundi, le mardi et même le mercredi. Un propriétaire qui veut à toute force être payé ne souffre pas d’arréragé ; on peut à la rigueur trouver 1 fr. ou 1 fr. 50 cent., mais 5, 6 ou 7 francs à la fois, cela deviendrait impossible. La mère de famille qui le lundi ne peut pas donner un à-compte est obligée de vider les lieux avec ses enfans et d’aller frapper à une autre porte. Quand il n’y a nulle part de logement vacant, les locataires expulsés refusent de déguerpir, et il est assez difficile de les y contraindre. Le moyen de rigueur consiste à enlever la porte, ou le châssis de la fenêtre. On citait à Lille, il y a quelques années, un propriétaire qui partait le matin de chez lui en traînant une petite charrette à bras. Quand un locataire ne le payait pas, il prenait lui-même sa porte ou sa fenêtre et la mettait sur la charrette. Ce galant homme voiturait parfois une très lourde charge à la fin de sa journée, et pourtant il n’est pas mort millionnaire.

Pour se faire une idée de ces intérieurs, il faut les voir sous leur double aspect, c’est-à-dire avant et après la fermeture de l’atelier. Pendant le jour, : il n’y a pas d’hommes dans les maisons d’ouvriers, on n’y rencontre que des femmes et des enfans, quelquefois un vieillard ou un malade, plus rarement un ouvrier chargé d’un travail de nuit et obligé de dormir tout le jour, Dans quelques villes, les femmes, qui ont été pour ainsi dire élevées dans la fabrique, ne connaissent pas d’autre situation : elles se marient, elles ont des enfans ; mais ni les soins du ménage, ni les soucis de la maternité ne les détournent de la carrière qu’elles ont embrassée. Elles quittent donc leur domicile, et sont étrangères à leurs enfans pendant toute la journée, quelquefois pendant une partie de la nuit. En 1836, la journée de travail était de quinze heures à Mulhouse, à Dornach, à Lille, de seize heures à Bischwiller ; un rapport fait en 1837 à la société industrielle de Mulhouse constate que la journée de travail allait jusqu’à dix-sept heures dans plusieurs manufactures françaises. Aujourd’hui la loi limite la journée de travail effectif pour les adultes à douze heures. En y comprenant une heure et demie de repos, cela fait pour la mère de famille treize heures et demie d’absence. Encore faut-il supposer que son domicile est situé près de l’atelier, ce qui est fort rare ; la plupart du temps il y a lieu de compter une heure de plus pour l’aller et le retour : c’est donc en tout quatorze ou quinze heures d’absence pour la mère et de solitude pour les enfans. Il est clair que dans ces conditions la chambre est abandonnée ; elle n’est ni lavée, ni balayée, ni mise en ordre. On ne saurait le reprocher à cette malheureuse, qui, au moment de son retour, trouve à peine la force et le temps de faire le souper de la famille et de coucher les enfans.

Ainsi la femme occupée dans la manufacture ne peut plus être la providence du logis ; la nécessité inflexible la prive du bonheur de donner à sa famille ces tendres soins que rien ne supplée, et qui créent ailleurs des liens si puissans par la vertu du sacrifice et de la reconnaissance. Il faut qu’elle renonce à son rôle de confidente, de conseillère et de consolatrice ; elle est à la fois épuisée par le travail matériel, anéantie par l’impuissance de joindre à ses efforts tout ce qui on fait la grâce. Rien n’attend l’ouvrier dans sa demeure qu’une malpropreté repoussante, une nourriture insuffisante et malsaine, des enfans souffreteux qu’il ne connaît même pas, une femme dont le travail et la misère ont fait une esclave. Ce n’est rien pourtant que ces tristes soirées ; c’est la journée qui est le grand, le vrai malheur. Que deviennent les enfans pendant ces quinze heures ? Sans doute il y a la crèche, l’asile et l’école, institutions bienfaisantes qui ne remplacent pas la famille, car rien ne la remplace, mais qui au moins épargnent à l’enfant le malheur d’un abandon absolu. Rien n’est plus attrayant pour un observateur superficiel que la visite d’une crèche ; cependant qu’est-ce que cette vie qui commence là pour se continuer dans un atelier et finir dans un hospice ? C’est la vie en commun depuis le premier jusqu’au dernier jour. Supposez-la parfaite dans son espèce : une crèche admirablement tenue, un asile attrayant, une école ni trop indulgente ni trop sévère, un atelier vaste, bien aéré, où la tâche est fatigante sans être écrasante, un hospice où rien ne manque de ce qui est nécessaire et dans lequel la vieillesse trouve même un peu de superflu : est-ce donc là vraiment la vie d’un homme ? est-ce là surtout la vie d’une femme ? Quoi ! pas une heure dans ces longues années pour les affections intimes ! Pas une joie pour cette jeunesse ! pas un seul souvenir que cette femme arrivée au seuil de la vie puisse adorer dans son cœur et cacher au reste du monde ! Peut-être le corps se trouvera-t-il bien de cette vie commune ; mais est-ce pour cela que notre âme est faite ? Qui donc parmi ceux qui rêvent un pareil idéal pour les ouvriers voudrait se contenter de passer ainsi sa vie dans une prison comfortable ? Et d’ailleurs ce triste rêve peut-il se réaliser toujours ? Voila bien la crèche et l’asile, et l’atelier et l’hospice. Mais tenez-vous à la porte de cette crèche, et vous verrez plus d’une mère contrainte d’emporter son nourrisson. Comptez les places dans l’asile, et comparez-les au nombre des enfans dont l’âge varie de deux à cinq ans. Ouvrez les registres de l’hospice ; vous frémirez en voyant combien il y a de candidats pour chaque lit, combien de surnuméraires attendent que la mort leur fasse une place ! L’hospice pourtant n’est pas un lieu de délices, la crèche n’est pas toujours souriante, et c’est un étrange bonheur pour une mère que d’obtenir la permission de se priver huit heures par jour de son enfant !

La vérité est que l’atelier ouvre à six heures, et la crèche, l’asile, ou l’école seulement à huit, que beaucoup de villes n’ont pas de crèches ou n’ont que des crèches en nombre insuffisant, qu’il faut encore payer presque partout une petite somme, et elle a beau se faire petite : il y a des mères qui ne peuvent pas la payer, même en se privant de pain. Dans cet asile gratuit, il faut pourtant que l’enfant apporte le matin son panier, car on ne le gardera pas mourant de faim sur ce banc. Pour l’école, c’est une autre difficulté : le maître a son règlement qui l’oblige à garder les enfans cinq heures par jour ; ce n’est pas trop pour l’étude, c’est bien long pour les parens, qui voient un enfant de sept ou huit ans déjà capable de dévider pendant trois ou quatre heures, de gagner trois sous, de payer son pain ! Il ne faut pas s’étonner de trouver tant d’enfans errans, à demi nus, dans les forts, dans les courettes, au milieu d’immondes ruisseaux : c’est que leurs parens ne sont pas assez riches pour les emprisonner dans les asiles. Ils sont aussi orphelins que si leur père et leur mère étaient morts, aussi abandonnés dans les rues d’une ville que dans un désert. En ouvrant au hasard une chambre d’ouvrier (on ne ferme jamais ces chambres à clé, il n’y a rien à voler), on rencontre quelquefois trois ou quatre marmots, confiés à la garde d’une fille de sept ans. Ils se tiennent debout tout le jour autour du poêle éteint, immobiles, mornes. Leur faiblesse, plutôt que l’ordre de la mère, les retient à la maison. La première pensée qui vient en les voyant, c’est qu’ils n’ont jamais souri ; la seconde, c’est qu’ils souffrent de la faim.

Il arrive assez souvent qu’une ouvrière mariée quitte la manufacture, surtout lorsque sa famille commence à devenir nombreuse. Elle rentre alors dans sa condition normale, car il est incontestable que les femmes sont faites pour vivre dans leur ménage, et qu’un état social qui les arrache à leur mari, à leurs enfans, à leur intérieur pour les faire vivre toute la journée mêlées avec d’autres femmes, ou, ce qui est bien pire, mêlées avec des hommes, est un état social mal organisé, qui, pour ainsi dire, ne permet pas aux femmes d’être des femmes, et ne peut subsister longtemps sans entraîner à sa suite les plus grands désordres. On voudrait pouvoir dire que le retour de la mère de famille dans son ménage change la condition de tout ce qui l’entoure, qu’elle conserve chez elle les habitudes laborieuses acquises dans la manufacture, qu’elle soigne ses enfans avec vigilance, les tient propres, répare leurs habits, qu’elle met de l’ordre dans la chambre commune, qu’elle parvient à force d’activité et d’économie à tirer bon parti de ses pauvres ressources, et que le mari, trouvant plus de soins et de comfort dans son intérieur, y prend aussi plus de plaisir, et abandonne le cabaret pour sa propre maison. Une femme énergique et dévouée peut faire en ce genre de véritables miracles, et ceux qui douteraient de l’influence exercée sur la destinée de chacun de nous par notre caractère n’ont qu’à se donner le spectacle de deux familles ayant des ressources égales, des besoins égaux, et dont l’une vit dans une sorte d’aisance, grâce à l’habileté infatigable de la ménagère, tandis que l’autre reste plongée dans l’indigence. Il est douloureux de constater que la plupart des femmes qui prennent la résolution de se consacrer uniquement à leur famille manquent de toutes les qualités nécessaires à ce nouveau rôle. Ouvrières laborieuses à l’atelier, où le règlement les soutenait, elles se perdent dans le détail de leurs occupations domestiques. Elles savent à peine allumer du feu, et n’ont pas la moindre idée de la cuisine. Elles n’ont jamais tenu une aiguille, même dans leur plus tendre enfance ; on leur a appris à dévider dès qu’elles ont pu tenir un peloton dans leurs doigts, ensuite à surveiller une machine de carderie ; hors de là, elles ne savent rien. Elles laissent leurs enfans errer dans les courettes, parce qu’elles se souviennent d’avoir été elles-mêmes abandonnées à la grâce de Dieu. Ils travailleront assez quand ils seront en fabrique, il faut leur laisser du bon temps maintenant. Les pauvres femmes ne savent pas combien un peu d’éducation changerait l’avenir de leurs fils et de leurs filles, ou, si elles le savent, l’entreprise leur parait si lourde qu’elles n’ont pas le courage de la tenter. Elles ne songent qu’au pain de la journée et à la crainte d’être battues. Le jour de paie, elles errent aux abords de la manufacture, suivent de loin leurs maris, qui se rendent aux cabarets, restent à la porte, et calculent tristement que, si l’orgie se prolonge, il ne restera rien pour les besoins de la famille. Leur demeure est à peine plus propre que par le passé ; l’insigne malpropreté est un ennemi avec lequel elles ont vécu depuis leur enfance, et qu’elles désespèrent de vaincre. Elles ont toutes appris quelque métier, mais des métiers qui rapportent un sou pour une heure de travail. Les plus courageuses s’y obstinent ; elles font des journées de douze heures tout en suffisant à leur tâche ; le grand nombre se désespère, travaille rarement et languissamment. Arrivées à ce point, elles tournent leurs espérances du côté de la mendicité, et c’est un penchant que développent chez elles une foule d’institutions charitables qui méritent des éloges pour le bien qu’elles veulent faire, mais qui, avec des intentions excellentes, ne font trop souvent que du mal.

Il y a sans doute des compensations au triste tableau que nous venons de dérouler. À côté des parties gangrenées, il y en a de saines et de vigoureuses. Nous n’avons montré que le mal. Quand nous chercherons le remède, nous constaterons avec une joie profonde qu’il y a en grand nombre, dans nos principaux centres manufacturiers, des ouvriers à la fois habiles et économes, intelligens et réservés, sûrs d’eux-mêmes, inaccessibles au découragement et à l’envie. Nous montrerons avec quelle généreuse et loyale ardeur beaucoup de nos chefs d’industrie aident leurs ouvriers à conquérir le premier, le plus doux, le plus nécessaire de tous les biens, l’indépendance. Ne nous faisons pas cependant de lâches illusions. Le très grand nombre des travailleurs souffre de privations qu’on ne peut connaître, qu’on ne peut même imaginer quand on n’a pas vu les choses de ses propres yeux. Nos descriptions ne sont jamais ni assez fidèles ni assez complètes. On est retenu par mille considérations : on craint de blesser ceux qui souffrent, on ne veut pas les irriter. Notre société a beau être généreuse et libérale, elle n’aime pas qu’on lui montre ses plaies. Il faut pourtant qu’elle apprenne à connaître la pire de toutes les misères, celle qui subsiste malgré le travail. Elle a le devoir de la connaître, puisqu’elle est strictement tenue d’employer toutes ses forces et tout son cœur à la guérir.

Oui, alors même que les ateliers marchent et que les patrons paient de bons salaires, plus de la moitié des femmes d’ouvriers sont dans la gêne ; elles n’ont ni pain ni vêtement pour leurs enfans ; elles sont logées dans des chambres plus étroites et plus nues que les cachots ; si un de leurs enfans tombe malade, elles ne peuvent ni lui acheter des médicamens, ni lui donner un lit, ni lui faire un peu de feu. Les médecins des pauvres avouent que dans la moitié des maladies le meilleur remède serait une bonne alimentation, mais ils ne peuvent pas le dire à la famille des malades ; ils ne l’osent pas. Voilà quel est l’état de la moitié de nos villes manufacturières en pleine paix, en pleine prospérité de l’industrie. Retournez dans ces ruelles infectes quand la crise a sévi, et vous ne les reconnaîtrez plus ; vous n’y rencontrerez plus que des spectres. Vous verrez une transformation qui vous fera horreur, car, s’il y a quelque chose de plus affreux que le travail sans pain, c’est le besoin, la capacité et la volonté de travailler sans le travail.

Eh bien ! toute cette misère n’est rien, ce manque de pain, ces haillons, ces chambres nues, ces cachots humides, ces maladies repoussantes ne sont rien quand on les compare à la lèpre qui dévore les âmes. Ces pères dont les enfans meurent de faim passent leurs nuits en orgie dans les cabarets ; ces mères, deviennent indifférentes aux vices de leurs filles ; elles sont les confidentes et les conseillères de la prostitution ; ni le père ni la mère ne tentent un effort pour arracher leurs enfans innocens au gouffre qui les a eux-mêmes engloutis ! Et nous resterions impassibles devant cette corruption et cette misère ! Et nous n’emploierions pas à lutter contre elles tout ce que Dieu a mis en nous de passion et d’intelligence ! Nous attendrions froidement que le mal soit à son comble sans nous sentir la conscience troublée et les entrailles émues ! Nous nous croirions quittes envers Dieu, envers l’humanité, pour quelque aumône ou quelque article de règlement, comme s’il ne s’agissait pas du plus pressant de tous les intérêts, du plus grand de tous les devoirs ! Le mal qui nous travaille est de ceux qu’on ne peut guérir qu’en y mettant tout son cœur. Jetons les yeux sur les populations laborieuses qui, au milieu des progrès de la débauche et de la misère, ont su se conserver pures et vaillantes : d’où vient qu’elles ne connaissent ni la vieillesse abandonnée, ni l’âge mûr abruti par les excès, ni l’enfance souillée et corrompue par le vice des pères ? C’est qu’elles ont conservé intacte la plus nécessaire et la plus sainte des institutions, le mariage. Partout où il y a des mœurs, il y a du bonheur. Ce n’est ni la vie à bon marché, ni la sportule, ni la loi agraire, ni le droit au travail, qui peuvent éteindre le paupérisme ; c’est le retour à la vie de famille et aux vertus de la famille. Nous essaierons de le démontrer.


JULES SIMON.

  1. Nous ne parlons ici que de l'industrie des matières textiles. En dehors de cette industrie, il est d'autres professions qui exercent une influence déplorable sur la santé des femmes. A Baccarat, les tailleuses de cristal se tiennent toute la journée penchées sur leur roue ont constamment les mains dans l’eau ; mais en dépit de ces ex-ceptions, heureusement très rares, l’immense majorité des ouvrières n’a pas lieu de e plaindre des conditions hygiéniques que la manufacture lui impose.
  2. Dans un établissement déjà mentionné, mais dont le cadre de cette étude nous interdit de parler en détail, à la cristallerie de Baccarat, il y a un atelier où l’on prépare le minium, et qui a fait longtemps le désespoir des directeurs. Rien ne leur a coûté pour l’assainissement de ce service : les maladies étaient fréquentes et atroces, la mortalité effrayante. À force de soins, d’argent, de persévérance, ils ont vaincu une difficulté qui paraissait invincible. Le mode de fabrication a été changé, les heures de travail réduites, le personnel doublé, de telle sorte que chaque ouvrier passe alternativement huit jours à l’atelier et huit jours au travail des champs. Les chefs de la maison ont voulu régler eux-mêmes tous les détails de la nourriture et se sont chargés de la fournir. Enfin ils ont jeté bas murailles et fourneaux et reconstruit l’atelier dans des proportions plus vastes et dans d’admirables conditions d’aération. Cet atelier, qu’on ne songe point à montrer aux visiteurs, honore autant la cristallerie de Baccarat que ses magnifiques produits, qui font l’admiration du monde.
  3. Common lodging-houses act, 1851.