Le Saguenay et la vallée du lac St. Jean/Chapitre 11

Imprimerie de A. Côté et Cie (p. 236-257).


CHAPITRE XI


LES GRANDS TRIBUTAIRES DU LAC SAINT-JEAN


I


De toutes les rivières qui débouchent dans le lac Saint-Jean, celles qui coulent au nord et à l’ouest sont les plus considérables, de même que les plus belles et les plus importantes, à cause de l’étendue et de la fertilité des régions qu’elles arrosent. Telles sont la Chamouchouane, la Mistassini et la Péribonca, toutes trois douces et tranquilles à leur embouchure, mais ne tardant pas à devenir rapides et à sauter de cascades en cascades à mesure qu’on en remonte le cours jusqu’à la hauteur des terres où elles prennent leur source.

La Chamouchouane[1], qui peut être considérée comme une continuation de la rivière Saguenay, fut explorée pour la première fois par l’arpenteur Normandin qui la remonta jusqu’au lac Nekoubau, près duquel se trouvait en 1680 l’établissement de M. Peltier ; à quelques milles en deçà, sur le lac Chomontchouan, se trouvait aussi un des postes du roi, établi en 1690. Ce poste était composé d’une maison et d’un magasin bâtis en pieux debout, de la dimension de douze pieds carrés et reposant sur un arpent carré de terrain défriché.

Chamouchouane est un nom indien qui signifie « là où l’on guette l’orignal. » Il a été donné à une belle et pittoresque rivière dont l’embouchure a trois quarts de mille de largeur, et dont le cours inférieur arrose quatre townships, les townships Normandin, Demeules, Chamouchouane et Parent, ces deux derniers formant la bordure nord-ouest du lac Saint-Jean.

La Chamouchouane reçoit plusieurs petits affluents, dont le plus considérable est la rivière au Saumon qui coule vers le sud-ouest, en traversant le township Demeules, (mission de Saint-Félicien), et atteint, à six ou sept lieues de son embouchure, la région des marais et des plaines arides où la culture devient impossible. Le sol, sur la rive occidentale de la rivière, semble un peu plus fertile que celui de la rive opposée. Il est en général formé d’alluvion et de terre végétale recouvrant une marne argileuse sous laquelle s’étend une couche d’argile qui, elle-même, repose sur un lit de marne bleue et molle, étagement qui est un signe de fertilité remarquable ; et ce sol conserve la même composition dans toute la vallée de la Chamouchouane, jusqu’à une trentaine de milles de son embouchure, à un endroit appelé le Portage à l’Ours, alors qu’il devient sablonneux et par temps marécageux, impropre à la colonisation.

Dans son expédition de 1828, M. Bouchette n’avait pas dépassé le Portage à l’Ours ; de nos jours, la Chamouchouane a été explorée jusqu’à plus de cent milles de son embouchure, et l’on a trouvé qu’à cette distance elle avait encore au delà de quatre cents pieds de largeur. Elle contient de nombreux rapides et plusieurs chutes qui deviendraient d’excellents pouvoirs d’eau si l’on y construisait des moulins. Son cours suit une direction à peu près nord nord-ouest, et traverse de belles forêts d’épinette, de sapin, de bouleau, de tremble et de cyprès.

Vient ensuite la Ticouapee, bordée de rives luxuriantes, qui traverse les townships nouveaux de Parent et de Normandin, et qui vient confluer avec la grande rivière Mistassini, à très-peu de distance de l’embouchure de cette dernière.

La Mistassini, le premier des tributaires du lac Saint-Jean, est une noble rivière qui n’a pas moins de trois milles de largeur à son embouchure où de nombreux îlots, inondés de saules au feuillage intense, semblent autant de vastes bouquets plongés dans l’eau. Ces petites iles sont basses, touffues et couvertes d’une végétation luxuriante qui leur donne parfois un aspect tropical. Entre leurs rives coulent, remplis de brochets, de nombreux chenaux qui sont autant de membres de la Mistassini, et au milieu desquels il est souvent difficile de se retrouver et de diriger sa course : le gibier aussi y foisonne, les canards et les outardes, en troupes serrées, venant s’abattre pour y banqueter ensemble, parmi les hautes herbes grasses qui s’étalent comme une bordure le long des chenaux[2]. Sur les rivages de la terre ferme on voit se dresser de gracieuses forêts de trembles et de frênes, et de temps à autre, quelques groupes de grands ormes, vigoureux et touffus, étendront leurs puissantes branches sur la rivière comme pour lui verser la fraîcheur de leur ombrage. Quelques log houses, dernières habitations du Lac, se montreront aussi à demi ensevelies dans les bois le long de la rivière Ticouapee, au milieu des souches encore fumantes et des innombrables racines d’arbres, à peine déchaussées, qui s’entrelacent sous les pas.

C’est là la région fertile par excellence du pays que nous parcourons ; aussi est-elle destinée à voir la colonisation s’y porter rapidement, pour peu qu’elle suive l’impulsion qui lui a été donnée par l’établissement du township Normandin et par la prochaine distribution des lots du township Albanel qui l’avoisine.

La Mistassini, d’un mot composé indien qui veut dire « grosse roche », a un cours de plusieurs centaines de milles de longueur. Elle serait navigable jusqu’à six lieues de son embouchure dans un bateau à vapeur qui ne tirerait pas plus de cinq à six pieds d’eau, car il coule, tout près de la rive, un chenal qui a bien de douze à quinze pieds de profondeur : jusqu’à présent on l’a remontée en canot sur une longueur d’environ cent vingt milles, malgré quelques rapides et quelques petites chutes, au bout desquels commencent les portages. C’est le chemin par lequel descendaient autrefois les Mistassins, peuple qui habitait autour du grand lac Mistassini, le lac des Baies. Ils venaient faire la traite des pelleteries à la Pointe Bleue, dernier poste situé dans la partie septentrionale du Canada. Ils descendaient ordinairement vers le mois de juin pour faire leur trafic et pour rencontrer le missionnaire ; on pouvait voir, il n’y a pas longtemps encore, un poste que la compagnie de la Baie d’Hudson avait à l’embouchure de la Mistassini ; les crues du printemps l’ont miné et il est tombé en ruines.

La première partie du cours de la rivière est magnifique ; de grands arbres s’y montrent fréquemment et la navigation en est douce et commode ; mais dans certains endroits il faut gravir des rochers escarpés, faire des portages et marcher sur des troncs d’arbres pourris qui enfoncent sous les pas.

La distance du lac Saint-Jean au grand lac Mistassini est de 200 milles par la voie la plus courte ; on la parcourt en trois semaines environ, tandis qu’il en faut moins de deux pour revenir, à moins de retard extraordinaire causé par le vent sur les lacs. Les portages sont au nombre de quarante et un, et l’on compte une soixantaine de rapides ; quant aux lacs, il n’y en a pas moins de trente-sept, dont 30 petits. Sur les bords du lac se trouve un poste de la compagnie de la Baie d’Hudson qui n’est guère considérable aujourd’hui, mais qui autrefois était fort important, au dire des anciens missionnaires qui l’ont visité. On y compte une vingtaine de familles indiennes, en tout quatre-vingts âmes à peu près, qui dépérissent l’une après l’autre ou bien qui s’en vont, tantôt à Betsiamites, tantôt au lac Saint-Jean. Il y a des causes nombreuses au dépérissement presque irrémédiable des Indiens du nord ; ce sont en général l’excès de faim durant l’hiver, l’excès de nourriture dans l’abondance, l’excès de fardeau dans les portages, lorsqu’ils ne se nourrissent guère que de poisson, leurs canots étant d’un poids énorme, l’excès de course à la poursuite du caribou, de l’orignal et même du loup-cervier, l’insuffisance de la nourriture, et, enfin, les maladies épidémiques, telles que la petite vérole et les scrofules.


II


La Mistassini a été appelée justement aussi « Rivière de Sable, » à cause de ses rives sablonneuses et des bancs de sable de son embouchure qui s’étendent au loin dans le lac Saint-Jean. Ce sable est apporté par la rivière et accumulé de telle sorte qu’il n’y a pas plus de deux à trois pieds d’eau dans le lac entre la Mistassini et la Péribonca, et qu’il faut, pour trouver une certaine profondeur, se rendre jusqu’à quatre ou cinq milles au large. Souvent même, sur les battures qui se succèdent, l’eau ne dépasse pas quinze à dix-huit pouces de profondeur. Quelques unes de ces battures, à force de recevoir tous les ans un nouveau surcroît de sable, sont devenues et sont restées complètement à découvert. Telle est la longue pointe elle même de la Mistassini qui forme la rive septentrionale de son embouchure, autrefois banc de sable, et aujourd’hui prairie luxuriante de foin sauvage qui a trois pieds de hauteur et qui est tellement épais qu’on ne peut s’y frayer un passage qu’au moyen d’un bâton ; aussi le gibier de mer de toute sorte y est-il abondant.

En même temps que le sable, les rivières du nord et de l’ouest du Lac charroient des paillettes de mica qui s’y trouvent mêlées et qui se déposent au fond du lac ou le long des rivières dont elles émaillent les bords.

Au temps de M. Bouchette, la Mistassini n’avait été explorée que jusqu’à dix milles de son embouchure. « Je suis d’avis, disait cet arpenteur dans son rapport de 1828, que, d’après la proximité des rivières et l’aspect général du pays, il s’y trouve une étendue de terre considérable qui est susceptible de culture. »

M. Bouchette ne s’était pas trompé, au contraire ; il avait même été bien modeste dans son appréciation.

Les affluents de la Mistassini sont, à l’ouest, la Ticouapee et la Wassiemska ; à l’est, la rivière aux Rats et la Mistassibi.

À la fin du siècle dernier, Michaux, célèbre naturaliste français qui était venu au Canada pour étudier nos plantes, se rendit jusque près de la Baie d’Hudson par la Mistassini et la rivière Rupert. Nous avons de lui un récit de son voyage dans un livre qu’il a fait sur les plantes de l’Amérique du Nord, livre qui lui a valu à bon droit le nom de fondateur de la botanique canadienne[3].

Après avoir remonté cent vingt milles du cours de la Mistassini, Michaux arriva à une cascade qui tombe d’une montagne haute de 80 pieds et coupée en amphithéâtre. Il ne craignit pas d’escalader les marches de cet amphithéâtre avec le seul objet de se procurer quelques plantes peut-être inconnues. Cette cascade, du haut de laquelle on aperçoit une vaste vallée, est le terme de la navigation sur la Mistassini.

En repartant, Michaux et ses guides traversèrent une suite de petits lacs remplis d’eau stagnante. Il explora les bords du lac des Cygnes, et après avoir dépassé les hauteurs qui séparaient alors le Canada du territoire de la Baie d’Hudson, il entra dans une petite rivière qui conduit au grand lac des Mistassins, où il arriva le 4 septembre, malgré la neige et un temps très-froid.

Le grand lac des Mistassins est une vaste mer intérieure, faite de plusieurs larges baies successives, qui occupe un espace de plus de deux degrés entre le 71e et le 74e de longitude ; il est situé sur le 51e de latitude et se décharge dans la Baie d’Hudson par la rivière Rupert. Près du lac et sur une petite rivière qui s’y jette se trouve un antre de calcaire informe que les sauvages appellent la « maison du grand génie » . De l’autre côté, c’est-à-dire près de la décharge, s’élève une roche énorme et isolée qui domine le lac. Frappés de sa grosseur prodigieuse, les sauvages invoquent le manitou de cette roche ; lorsqu’ils traversent le lac, ils sont saisis d’une religieuse frayeur et détournent les regards pour ne pas exciter les tempêtes. Voici ce qu’en dit le père Albanel dans la relation de son voyage à la Baie d’Hudson, fait en 1672 : « Le 18, nous entrâmes dans le grand lac des Mistassirinins, qu’on tient être si grand qu’il faut vingt jours de beau temps pour en faire le tour ; ce lac tire son nom des roches dont il est rempli, qui sont d’une prodigieuse grosseur ; il y a quantité de très-belles îles, du gibier et du poisson de toute espèce ; les orignaux, les ours, les caribous, le porc-épic et les castors y sont en abondance. Nous avions déjà fait six lieues au travers des îles qui l’entrecoupent quand j’aperçus comme une éminence de terre, d’aussi loin que la vue se peut étendre : je demandai à nos gens si c’était vers cet endroit qu’il nous fallait aller. « Tais-toi, me dit notre guide, ne le regarde point, si tu ne veux périr. » Les sauvages de toutes ces contrées s’imaginent que quiconque veut traverser le lac se doit soigneusement garder de la curiosité de regarder cette roche, et principalement le lieu où l’on doit aborder : son seul aspect, disent-ils, cause l’agitation des eaux et forme des tempêtes qui font transir de frayeur les plus assurés. »

Voici ce que disait à son tour, en 1827, au sujet du lac Mistassini, un voyageur du nom de Jérôme St. Onge, qui avait été longtemps au service de la compagnie des Postes du roi et de celle du nord-ouest.

« L’étendue du lac Mistassini est peu connue ; on met trois jours à le traverser dans l’endroit le plus étroit, en allant d’une île à l’autre. La distance entre les îles et la terre ferme n’est pas de moins de trente milles, ce qui donnerait au lac une largeur de quatre-vingt-dix milles dans l’endroit où se trouvent les îles. Les sauvages mettent ordinairement tout l’été, une partie du printemps et de l’automne pour aller d’un bout à l’autre du lac. Ce qu’on peut dire de moins de la grandeur de ce lac, c’est qu’il ne le cède guère à celle du lac Supérieur.

« La rivière Rupert, qui y prend sa source, est bien plus considérable que le Saguenay ; elle a un cours d’environ soixante lieues. On va aussi du poste de Chamouchouane au lac Mistassini en marchant dans une direction nord nord-est. Ce voyage se fait en trois semaines ou environ, en comptant quatre lieues à la journée. On traverse, en l’accomplissant, plusieurs lacs plus étendus que le lac Saint-Jean lui-même. Il y a dans ce pays plus d’eau que de terre, cette dernière est hors d’état d’être soumise à la culture, n’étant formée que de masses de rochers, de falaises et de marécages immenses où l’on peut marcher des milles entiers sans trouver d’autres arbres que quelques tamaracs. C’est là le domaine de l’orignal et du caribou qui traversent par bandes les vastes plaines, en ne se nourissant que de la mousse qui croit sur les rochers.

Les sauvages qui chassent dans ce misérable pays, qui cependant abonde en animaux à fourrure de différentes espèces, ont beaucoup diminué en nombre (1827) depuis le temps où la compagnie du Nord-Ouest tenait les Postes du Roi et surtout depuis qu’on a introduit parmi eux des liqueurs fortes, dont ils font un usage si immodéré qu’ils en meurent. Lorsque la famine attaque une famille de Montagnais, c’est l’usage parmi eux que lorsqu’il en meurt un, victime de la faim, on l’enterre sur le lieu, et les autres transportent immédiatement le camp à un autre endroit, et ainsi de suite jusqu’au dernier survivant qui, alors, s’enfonce à l’aventure dans les bois jusqu’à ce qu’il succombe à son tour d’inanition.

La petite vérole, apportée avec les effets et les hardes qu’on leur donne en échange pour leurs pelleteries, a souvent enlevé 50 à 100 personnes en un jour. Il n’y avait en 1829 qu’environ 50 à 60 familles qui faisaient le commerce aux postes de la Compagnie, tandis que, sans ces causes destructives, on en aurait pu compter cinq cents.

La compagnie de la Baie d’Hudson emploie ordinairement, pour transporter ses marchandises au lac Mistassini, des barges conduites par des hommes qui sont régulièrement formés à cette besogne, et qui, pour la plupart, sont métis. On se sert de canots de cèdre pour aller dans les petites rivières à la recherche des Indiens qui s’avancent avec leurs pelleteries, car on ne peut trouver dans ce pays d’écorce de bouleau pour faire des canots. »

Après avoir reconnu les bords du lac, Michaux suivit pendant deux jours la rivière Rupert et était arrivé assez près de la baie James, à l’extrémité sud de la baie d’Hudson, lorsque les sauvages refusèrent d’aller plus loin à cause de la saison avancée. Du reste Michaux avait atteint son but et reconnu la communication entre les divers lacs du nord et la baie d’Hudson. « Toute cette contrée, dit-il, est entrecoupée de milliers de lacs et couverte d’énormes rochers entassés les uns sur les autres, et tapissés de lichens noirs, ce qui ajoute à l’aspect sombre et lugubre de ces régions désertes. »

Les arbres qu’il avait signalés étaient le pin rouge (pinus rubra), l’épinette blanche (abies alba), l’épinette rouge ou mélèze, et le pin blanc (pinus strobu). Celui-ci commence à croître à environ quarante lieues au nord de l’embouchure de la Mistassini ; quant à la pruche, elle commence à croître à la Baie d’Hudson. Mentionnons en outre le populus balsamifera, dont le nom vulgaire est « liard », arbre qui s’élève jusqu’à 80 pieds de haut, avec un diamètre de trois pieds là où le sol est humide et la température rigoureuse.


III


En quittant la Mistassini on suit la rive nord-est du Lac et, après une course de dix à onze milles, on arrive à la rivière Péribonca (mot qui signifie « rivière curieuse » ) qui se jette dans la partie la plus septentrionale du Lac, par le 48e degré, 46’ de latitude nord. Près de son embouchure, à l’ouest, vient se décharger la petite Péribonca, dont les rives sont très-fertiles. Bouchette dit que le pays arrosé par cette rivière est celui qui, de toute la vallée du lac Saint Jean, offre le terrain le plus favorable à la colonisation. « Plus on la remonte, dit-il, plus le sol est bon. Les bois qui y poussent sont le tilleul, le bouleau, l’épinette, le sapin et le cyprès ; » et cette assertion est confirmée dans le rapport de M. Hamel en termes tellement semblables que nous nous dispensons de les reproduire.

L’embouchure de la Péribonca paraît plus étroite que celle de la Mistassini, parce qu’elle est bordée d’un côté par une pointe de terre se rattachant à des battures qui sont submergées seulement dans les hautes eaux. On y remarque aussi de nombreux bancs couverts de saules et d’ormeaux ; la rivière est peu profonde, mais son chenal, qui court en serpentant le long de la rive est, est encore plus profond que celui de la Mistassini ; on peut le remonter jusqu’à une distance de dix milles, à l’endroit où se trouve la première chute de la rivière.

Du côté est de l’embouchure on voit aussi d’autre pointes de terres petites et touffues, couvertes de foin sauvage. Ces pointes sont également des bancs de sable que le vent de sud-ouest a amassés et qui se déplacent dans la direction du nord-ouest au sud-est. Le vent de sud-ouest les entasse et le vent de nord-ouest les étend et les allonge toujours de plus en plus. Cela forme une succession presque régulière de battures à peu près parallèles qui s’échelonnent du côté est de l’embouchure de la Péribonca, et qui, avec le temps, s’unissent au rivage et lui font une espèce de robe à longs plis qui se développe d’année en année. Le rivage tout entier au nord et à l’est du lac Saint-Jean, depuis la Péribonca jusqu’à la Belle Rivière, n’est autre chose qu’une large tunique de sable qui baigne sa frange mouvante dans les eaux du lac, mais qui s’affermit et se durcit à mesure qu’elle gagne la ceinture des rochers qui constitue le rivage réel, de telle sorte que le pied du passant y laisse à peine une faible empreinte, et qu’on y marche comme sur un vaste boulevard d’asphalte jaune et blanche qui n’a pas moins de quatre à cinq cents pieds de largeur et une longueur de huit à dix lieues, rarement interrompue par quelque pointe de rocher ou par quelques touffes d’arbres et de saules qui s’avancent jusque dans le lac.

En arrière, c’est la forêt où poussent en abondance le cyprès, le bouleau, l’épinette, le sapin et le tremble, et dont le sol se couvre de bleuets, de thé sauvage, de quelques rares bouquets de fleurs modestes et de petits arbrisseaux portant toute espèce de baies dont les ours font leur nourriture ordinaire.[4]

C’est là la plus belle partie du Lac. La nature y apparaît dans toute sa virginité, et elle est loin d’avoir le caractère âpre et souvent farouche des pays montagneux ; au contraire elle offre une physionomie pleine de douceur et de charme où les grands traits, remplis de noblesse, n’ont rien d’altier ni de dominateur et se fondent aisément dans l’ensemble des détails pittoresques.

On ne connaît pas exactement la quantité de terre arable qu’il peut y avoir au nord du lac Saint-Jean, depuis la rive jusqu’à la première chaîne de montagnes qui se trouve à une distance de vingt-cinq à trente milles, et quelquefois plus ; mais toutes les explorations qui ont été faites concourent à faire regarder ce sol comme remarquablement fertile et capable de recevoir une population de plus de cent mille âmes. Le terrain est presque partout plat et richement boisé ; c’est de là que la maison Price fait venir le seul pin qui a échappé aux incendies dont la vallée du lac Saint-Jean a été le théâtre à diverses époques et dont plusieurs espèces de bois ne se relèveront jamais ; c’est là aussi qu’on avait projeté l’année dernière l’établissement d’un nouveau township entre la Péribonca et la grande Décharge, et auquel on aurait donné le nom de township Racine, en l’honneur de l’évêque de Chicoutimi ; mais ce projet n’a pas encore reçu d’exécution.

De la Péribonca à la grande Décharge, il y a quelque chose comme quinze à seize milles de distance ; deux milles plus loin est la petite Décharge qui va rejoindre la précédente à l’extrémité est de l’île d’Alma, et toutes deux forment alors la rivière Saguenay qui poursuit son cours jusqu’au Saint-Laurent. Lorsqu’on arrive à la grande Décharge, après avoir suivi la rive nord du Lac, on est frappé de l’aspect tranquille qu’elle présente, de sa physionomie en quelque sorte réservée, et l’on se demande si c’est bien là cette issue impétueuse par laquelle tout un lac pousse ses eaux qui vont bondir de cascades en cascades et de rapides en rapides jusqu’à ce qu’elles trouvent un niveau égal à celui du grand fleuve. C’est que la première cascade appelée la « grande chute, » ne commence pas à la sortie même du Lac, mais seulement à deux milles plus bas, et qu’on peut difficilement l’apercevoir, à cause des sinuosités de la rive. Après cette « grande chute, » il n’y a plus guère que des rapides peu violents, une sorte de courant pressé qui fuit jusqu’à Terre Rompue, endroit où les rapides cessent et où commence l’écoulement insensible de la rivière Saguenay jusqu’à son embouchure dans le Saint-Laurent.

À l’ouverture de la grande Décharge se trouve un grand nombre de petites îles au milieu desquelles le courant rétréci triple sa vitesse.[5] On dirait, surtout lorsque le vent d’ouest souffle, que le Lac, impatienté de ces obstacles immuables, veut se précipiter sur eux et les inonder de ses flots, ne pouvant les renverser. Les rochers de ces îlots sont polis comme la glace, et les arbrisseaux qui y poussent plongent leurs racines dans un sol d’alluvion qui semble avoir été laissé là dans un mouvement précipité de retraite ; ils ont l’attitude de sentinelles placées abruptement sur une ligne brisée et attendant quelque cataclysme nouveau qui les relève de leur consigne. La ligne des îlots franchie, la grande Décharge apparaît dans toute sa largeur qui est d’environ un demi mille, et sur ses rives on distingue çà et là quelques morceaux de terre cultivée où de rares colons ont construit leurs loghouses. C’est ici qu’était l’endroit le moins élevé de l’ancien lit du lac Saint-Jean, et les rivières du nord, qui lui apportaient le tribut de leurs eaux, y ont été naturellement amenées, lorsque le Lac s’est précipité dans la crevasse subitement entr’ouverte par le cataclysme auquel on suppose que la rivière Saguenay doit son origine. Avec le temps la Décharge s’est creusée, et en se creusant, elle a lavé complètement les rochers qui se trouvaient sur son cours jusqu’à Terre Rompue. Elle avait d’abord passé toute large et couvrant tous les sommets ; mais, en se creusant, elle s’est rétrécie et, par suite, a abandonné sur place une partie des terres d’alluvion qui ceinturaient les rochers ; la crête de ces rochers est restée complètement nue et est devenue lisse sous l’action continue du débordement des eaux.

Tout le long de la côte de l’île d’Alma qui sépare les deux décharges se trouvent encore bon nombre d’autres îlots semblables à ceux que nous venons de passer. Cette île, longue d’environ cinq milles et large de trois, renferme une paroisse appelée Saint-Joseph d’Alma où l’on compte plus de quatre cents habitants. Dès qu’on a dépassé la petite Décharge, qui longe la rive sud de l’île, on atteint le township Signaï, le plus beau peut être et le plus accidenté de tous ceux de la vallée du Lac. On y voit se développer rapidement la future paroisse de Saint-Gédéon, ainsi baptisée en l’honneur de M. Gédéon Ouimet, surintendant de l’instruction publique. Ce n’était encore, il y a quelques années à peine, qu’un groupe de lots fraichement défrichés, qu’on appelait l’établissement de la rivière Grandmont ; aujourd’hui, c’est une mission rattachée à la paroisse de Saint-Jérôme, et qui ne compte pas moins de cinq cent cinquante habitants.[6]

Traversant toute cette paroisse est un chemin qui va directement de la petite Décharge à Hébertville. C’est un beau chemin de douze milles de longueur qui passe par un admirable pays portant les empreintes multiples d’une catastrophe dont la main caressante du temps a enlevé l’horreur en laissant la beauté. Partout se dressent sous le regard des mamelons épais formés de terre d’alluvion, au milieu desquels serpente, descend et monte le chemin ; en même temps s’étalent des rochers de toute forme et qui prennent les attitudes les plus diverses, tout en conservant invariablement la même surface polie et comme satinée, que nous avons déjà remarquée ailleurs. On voit les mille méandres de la Belle Rivière qui arrive à se jeter dans le Lac après avoir couru follement le long de coteaux abruptes, au fond des précipices ou sur de verdoyants tapis dorés par le soleil. Les aperçus que, de temps à autre, on a du Lac, à mesure que l’on chemine sur la route d’Alma, sont ravissants ; à peine s’est-on éloigné des rives que l’on est frappé à la vue d’un vaste plateau de terre végétale, parfaitement uni et qui s’étend au loin, formant un contraste étrange avec la campagne partout accidentée et profondément convulsionnée que l’on a sous les yeux. Ce plateau domine toutes les hauteurs ; mais si l’on avance encore un peu plus loin seulement, on admire en revanche à sa droite une large vallée qui se déploie jusqu’aux bords du Lac, en se couvrant d’une riche fourrure d’herbes, de pâturages abondants et de frênes et d’ormes au feuillage intense.

Le voisinage du Lac dont l’âpre senteur arrive au loin, du lac qu’on aperçoit encore à travers des éclaircies subites, longtemps après qu’on s’en est éloigné, et dont on entend confusément le murmure irrité quand il se gonfle sous le vent de nord-ouest, donne à la nature du township Signaï un caractère et une saveur dont on se sent bientôt pénétré sans pouvoir en saisir immédiatement la cause. Le même phénomène qui se produit aux environs de la mer se manifeste ici ; il y a comme une espèce de sensation magnétique qui avertit de la proximité d’une grande masse d’eau sur laquelle les vents jouent en liberté ; l’air est plus pur, plus vivifiant, plus sonore ; il s’emplit de plus de vibrations, et l’âme en reçoit comme une impression d’éveil et d’accroissement de vitalité dont il est impossible de ne pas reconnaître la cause. Le lac Saint-Jean, du reste, a son influence et des effets qui lui sont propres. Éloigné dans l’intérieur du pays, il produit sur les populations qui l’entourent l’illusion de la mer ; il les attire, les fascine et les relient par le charme unique qu’il apporte dans la monotonie du pays qu’il arrose.

Pays monotone, soit, mais excellent pour y vivre de longues années. C’est un milieu dans lequel tous les besoins factices disparaissent et où la santé compromise se refait. Les colons sont contents de leur sort et vivent de peu. Ils s’étonnent quand vous leur offrez de l’argent en échange de leur hospitalité. Ils sont une race admirable, d’un courage et d’une persistance uniques. Au milieu d’eux on se trouve transporté dans un monde qui ne ressemble pas du tout au reste du Canada. Placés pour ainsi dire au sein de la nature, ils apprennent à la connaître tous les jours ; ils y apprennent les secrets de l’hygiène et de la conservation de la vie, et, sous ce rapport, ils peuvent en remontrer à bien des gens de la ville. Ce serait le devoir impérieux du gouvernement de seconder, d’aider une pareille population de tous les moyens en son pouvoir, et nous ne saurions jamais trop appuyer là-dessus.

« Pourquoi restes-tu ici ? » disait l’auteur de ce livre à un enfant de cinq ans dont la famille habitait une misérable loghouse près de la petite Décharge. « Parce que je vois le Lac, » répondit-il. Ce que contient cette simple réponse, qui ne le sent ? Le Lac ! Le Lac ! voilà le nom qu’on entend retentir par dessus tous les autres dès qu’on met le pied sur le territoire du Saguenay. Le Lac est le desideratum de tous ceux qui sont établis là où ils ne peuvent le voir ; aussi ne doit-on pas s’étonner de ce que de nombreuses familles pauvres, des paroisses du Saguenay qui ne peuvent plus prendre d’extension, préfèrent se diriger vers les rives du Lac que d’émigrer aux États-Unis, comme le font les habitants des anciennes paroisses situées sur le Saint-Laurent. Quel argument pourrions-nous faire valoir de comparable à cette impulsion spontanée ? Quelles considérations émettre en faveur de la colonisation de la belle vallée du Lac que cette seule parole d’enfant ne jette dans l’ombre et ne domine ? Aussi, n’ajoutons pas un mot : mais colonisons, colonisons le Lac Saint-Jean, afin qu’un jour des milliers et des milliers d’enfants qui auront été transportés et retenus près de ses rives par nos efforts, puissent nous remercier de leur avoir conservé une aussi chère patrie.

  1. Autrefois on écrivait Chomontchouan. Aujourd’hui l’orthographe Ashuapmouchouan est assez usitée.
  2. Au printemps, les outardes vont loin dans le nord, parce qu’elles n’ont pas de quoi manger sur les terrains que le Lac recouvre. Elles vont vers la hauteur des terres, où elles font leur couvée. Quand vient septembre, elles redescendent, se réunissent au Lac d’où elles repartent par groupes, chaque groupe volant vers son endroit de prédilection, qui est Kamouraska, l’Île Verte, Saint-Joachim ou Sorel.

    Les outardes sont des oiseaux de passage qui, après avoir séjourné quelque peu dans tous ces endroits, se dirigent vers le sud.

  3. « Avant Michaux, en 1635, Cornuti avait bien fait, sous le titre Plantarum canadensium historia, une courte histoire des plantes de notre pays ; mais ce n’est qu’une description sans ordre de quelques plantes peu nombreuses.

    Mentionnons aussi Michel Sarrazin, médecin du roi à Québec et membre correspondant de l’Académie des Sciences. Cet homme est le premier botaniste canadien dont le nom soit devenu célèbre par la découverte de la plante curieuse qui porte son nom, la Sarracenia purpurea. À la campagne on appelle cette plante « petits cochons. » En effet, ses feuilles creuses et contournées en cornets simulent la tête du cochon. Elle se trouve en abondance dans les savanes qui avoisinent Québec. » — Abeille du Séminaire

  4. Les ours sont extrêmement nombreux dans la région du Lac. Ils viennent au bord des rivières manger les baies blanches ou rouges qui poussent sur les arbrisseaux, ainsi que le cormier. Le soir, on les guette et on les tue. Ils sont du reste très-faciles à effrayer et se sauvent généralement devant l’homme, à moins qu’ils ne soient attaqués ou ne défendent leurs petits.
  5. Ces îles s’appellent Dalhousie.
  6. Le blé et l’orge y donnent de beaux rendements. Le dixième environ des terres est défriché ; les neuf autres dixièmes sont également fertiles. Saint-Gédéon sera un jour une des riches paroisses du Lac Saint-Jean.