Le Sacre de Paris (Poèmes tragiques)

Poèmes tragiquesAlphonse Lemerre, éditeur (p. 76-81).





I



Ô Paris ! C’est la cent deuxième nuit du Siège,
    Une des nuits du grand Hiver.
Des murs à l’horizon l’écume de la neige
    S’enfle et roule comme une mer.

Mâts sinistres dressés hors de ce flot livide,
    Par endroits, du creux des vallons,
Quelques grêles clochers, tout noirs sur le ciel vide,
    S’enlèvent, rigides et longs.


Là-bas, palais anciens semblables à des tombes,
    Bois, villages, jardins, châteaux,
Effondrés, écrasés sous l’averse des bombes,
    Fument au faîte des coteaux.

Dans l’étroite tranchée, entre les parois froides,
    Le givre étreint de ses plis blancs
Œil inerte, le front blême, les membres roides,
    La chair dure des morts sanglants.

Les balles du Barbare ont troué ces poitrines
    Et rompu ces cœurs généreux.
La rage du combat gonfle encor leurs narines,
    Ils dorment là serrés entre eux.

L’âpre vent qui franchit la colline et la plaine
    Vient, chargé d’exécrations,
De suprêmes fureurs, de vengeance et de haine,
    Heurter les sombres bastions.

Il flagelle les lourds canons, meute géante
    Qui veille allongée aux affûts,
Et souffle par instants dans leur gueule béante
    Qu’il emplit d’un râle confus.

Il gronde sur l’amas des toits, neigeux décombre,
    Sépulcre immense et déjà clos,
Mais d’où montent encor, lamentables, sans nombre,
    Des murmures faits de sanglots ;

        

Où l’enfant glacé meurt aux bras des pâles mères,
    Où, près de son foyer sans pain,
Le père, plein d’horreur et de larmes amères,
    Étreint une arme dans sa main.


II


Ville auguste, cerveau du monde, orgueil de l’homme,
        Ruche immortelle des esprits,
Phare allumé dans l’ombre où sont Athène et Rome,
        Astre des nations, Paris !

Ô nef inébranlable aux flots comme aux rafales,
        Qui, sous le ciel noir ou clément,
Joyeuse, et déployant tes voiles triomphales,
        Voguais victorieusement !

La foudre dans les yeux et brandissant la pique,
        Guerrière au visage irrité,
Qui fis jaillir des plis de ta toge civique
        La victoire et la liberté !

Toi qui courais, pieds nus, irrésistible, agile,
        Par le vieux monde rajeuni !
Qui, secouant les rois sur leur tréteau fragile,
        Chantais, ivre de l’infini !


Nourrice des grands morts et des vivants célèbres,
        Vénérable aux siècles jaloux,
Est-ce toi qui gémis ainsi dans les ténèbres
        Et la face sur les genoux ?

Vois ! La horde au poil fauve assiège tes murailles !
        Vil troupeau de sang altéré,
De la sainte patrie ils mangent les entrailles,
        Ils bavent sur le sol sacré !

Tous les loups d’outre-Rhin ont mêlé leurs espèces :
        Vandale, Germain et Teuton,
Ils sont tous là, hurlant de leurs gueules épaisses
        Sous la lanière et le bâton.

Ils brûlent la forêt, rasent la citadelle,
        Changent les villes en charnier ;
Et l’essaim des corbeaux retourne à tire d’aile,
        Pour être venu le dernier.


III


Ô Paris, qu’attends-tu ? La famine ou la honte ?
        Furieuse et cheveux épars,
Sous l’aiguillon du sang qui dans ton cœur remonte
        Va ! Bondis hors de tes remparts !

        

Enfonce cette tourbe horrible où tu te rues,
        Frappe, redouble, saigne, mords !
Vide sur eux palais, maisons, temples et rues :
        Que les mourants vengent les morts !

Non, non ! Tu ne dois pas tomber, Ville sacrée,
        Comme une victime à l’autel ;
Non, non, non ! Tu ne peux finir, désespérée,
        Que par un combat immortel.

Sur le noir escalier des bastions qu’éventre
        Le choc rugissant des boulets,
Lutte ! Et rugis aussi, lionne au fond de l’antre,
        Dans la masure et le palais.

Dans le carrefour plein de cris et de fumée,
        Sur le toit, l’Arc et le clocher,
Allume pour mourir l’auréole enflammée
        De l’inoubliable bûcher.

Consume tes erreurs, tes fautes, tes ivresses,
        À jamais, dans ce feu si beau,
Pour qu’immortellement, Paris, tu te redresses,
        Impérissable, du tombeau ;

Pour que l’homme futur, ébloui dans ses veilles
        Par ton sublime souvenir,
Raconte à d’autres cieux tes antiques merveilles
        Que rien ne pourra plus ternir,

        

Et, saluant ton nom, adorant ton génie,
        Quand il faudra rompre des fers,
Offre ta libre gloire et ta grande agonie
        Comme un exemple à l’univers.


    Janvier 1871.