Le Roman réaliste en Angleterre

LE
ROMAN REALISTE
EN ANGLETERRE

Adam Bede, by George Elliott, 3 vol. in-8o, W. Blackwood, Edinburgh and London 1859.



Le nom ou plutôt le pseudonyme de George Elliott n’est pas inconnu à nos lecteurs, et plusieurs se rappelleront sans doute l’ingénieuse étude consacrée ici même aux Scènes de la Vie cléricale[1], œuvre de début, croyons-nous, de l’écrivain aimable, subtil et sympathique, à qui la littérature anglaise doit son plus récent succès. L’auteur a tenu, et au-delà, toutes les promesses qu’avaient fait naître ces esquisses douloureusement charmantes et doucement attristées. Oh ! l’agréable et délicate lecture ! Cela n’était ni puissant, ni éclatant, ni dramatique ; cela n’ébranlait pas l’âme, mais la remplissait comme un parfum suave et pieux. Pas de sorcellerie d’éloquence, pas de tyrannie d’imagination : on n’était pas séduit, on était gagné ; on n’était pas ému, on était attendri. Une surtout m’avait particulièrement touché, celle où sont racontées les souffrances du révérend Amos Barton. Cette peinture est d’un art exquis, mis au service d’une intelligence charmante. Comme précision, minutieuse exactitude, sûreté de pinceau, elle égale les meilleurs tableaux hollandais et les meilleures scènes de genre de la littérature anglaise. Comme expression de sentiment, délicatesse d’accent, finesse de mélancolie, elle fait songer à la musique si cruellement plaintive qui s’échappe de cet instrument singulier qu’on nomme l’harmonica. Nous rappelons le caractère de cette touchante histoire, parce que la faculté particulière qui s’y révèle, la faculté d’attendrir, avait entouré pour nous de certaines obscurités la personne et la condition réelle de l’auteur. George Elliott était-il un homme, était-il une femme ? Tant de tact, de patience, d’affectueuse lenteur, semblaient indiquer une femme : l’homme a généralement la main plus lourde, la sensibilité plus bruyante, la fibre sympathique plus dure, l’observation à la fois plus large et moins sereine. Il y avait bien çà et là quelques touches plus vigoureuses, mais nous aimions à les attribuer à certaines qualités qui distinguent souvent les femmes sérieuses et pieuses, guéries par la religion et retirées, par la pratique de la charité, des vanités de leur sexe. Dans toutes ces observations, il n’y avait rien que l’habitude d’une vie de charité et de dévouement, que la contemplation quotidienne de la souffrance humaine, ne pussent avoir enseigné à une femme. Nous nous étions plu en conséquence à imaginer que l’auteur des Scènes de la Vie cléricale pourrait bien être quelque pieuse dame, d’habitudes religieuses, touchant au méridien de la vie, ou même l’ayant légèrement dépassé ; cultivée sans grandes prétentions littéraires, noblement élevée sans aucune prétention mondaine, directrice peut-être ou surveillante de quelque ragged school, et recherchant volontiers la société des personnes qui partageaient ses préoccupations habituelles. Comme beaucoup de femmes pieuses, pensais-je, elle aura vécu dans la familiarité des ministres de l’église, et c’est ainsi qu’elle aura pu observer de près les souffrances intimes et les misères du ménage Amos Barton. À moins pourtant que l’auteur ne soit un clergyman qui raconte les infortunes d’un confrère ! Mais non, jamais un homme, quelque compatissant qu’il soit, n’aura un tel souci des minutieux détails domestiques, ne prendra un tel intérêt aux souliers troués des enfans, et ne saura nous arracher des larmes en nous parlant de chemises raccommodées, de linge éraillé, de robes fanées et déteintes.

Si l’auteur n’eût produit que des œuvres de courte dimension comme les Scènes de la Vie cléricale, notre première opinion n’eût probablement pas été modifiée, car, dans ces esquisses de début, l’écrivain, mettant en lumière quelque coin caché’ de la société, ou faisant appel à nos sympathies les plus secrètes pour quelque souffrance subtile et ignorée, n’avait révélé que la partie tout à fait délicate et féminine de son talent. Pour traiter de tels sujets, un écrivain demande instinctivement l’appui, le secours et les conseils de celles de ses facultés qui ont le plus d’affinité avec les facultés féminines, le tact, la sympathie, le souci des nuances, de sorte que l’œil le plus exercé peut se tromper devant cette œuvre, à laquelle ont coopéré seules les facultés les plus fines de l’esprit. Supposez en outre que cet auteur, dont toutes les facultés, que je qualifie de féminines, sont déjà sollicitées par le sujet qu’il traite, exerce une de ces professions qui ont pour mystérieux résultat de rapprocher la nature de l’homme de celle de la femme, la profession d’ecclésiastique par exemple, et l’illusion sera complète. De tous les types humains en effet, le prêtre est celui qui se rapproche le plus de la femme. Le prêtre a beau être viril par caractère, son métier l’oblige à employer les armes des femmes. Toutes les qualités féminines lui sont recommandées par son devoir : la douceur et la patience lui sont imposées par4fi caractère dont il est revêtu ; la persuasion est son moyen d’action le plus légitime. La nécessité où il est de conseiller, de soutenir, de consoler les âmes souffrantes, l’oblige à procéder avec plus de tact et de ménagemens que ne le font les autres hommes, à pénétrer plus profondément dans les replis de la conscience, à tenir plus de compte des subtils mobiles d’action du cœur humain. Cette manière d’agir et de juger, qui n’est d’abord qu’imposée par le devoir, se transforme en habitude par une longue pratique, si bien qu’à la fin l’âme se trouve entièrement féminisée. Il serait donc extrêmement difficile, à la lecture de certains écrits anonymes roulant sur des sujets limités, spéciaux, qui intéressent également la piété féminine et le zèle ecclésiastique, de dire si cet écrit est l’œuvre d’une femme pieuse ou d’un homme qui exerce un ministère religieux, surtout lorsque ces écrits viennent d’un pays comme l’Angleterre, où les clergymen et les femmes se partagent certains domaines de la littérature d’imagination. La difficulté diminue lorsque l’auteur abandonne ces peintures restreintes de la société, qu’il cesse défaire exclusivement appel à certaines sympathies, et lorsqu’il essaie de tracer un plus vaste tableau de la vie humaine. Alors, bon gré, mal gré, le sexe de l’auteur s’accuse, s’il ne se dénonce pas. Tel est le cas de M. George Elliott. Si la lecture des Scènes de la Vie cléricale nous avait fait supposer que l’auteur pourrait bien être une femme, la lecture d’Adam Bede nous incline à pencher du côté du sexe fort. En réalité, l’auteur semble tenir des deux sexes. Or, ainsi que nous venons de le dire, comme les ecclésiastiques seuls jouissent, par une faveur spéciale des circonstances, de ce privilège d’androgynéité, nous prendrons sur nous d’avancer qu’à notre avis l’auteur d’Adam Bede est un ministre de l’église établie.

Toutefois ce n’est qu’en tremblant que nous avançons cette supposition, car dans le pays même de l’auteur les avis sont très partagés. La majorité des critiques veut que l’écrivain anonyme soit une dame. La minorité, acceptant notre hypothèse, penche pour un clergyman. Des curieux ont même essayé d’aller plus loin que les simples hypothèses, et de découvrir le nom réel de l’auteur, témérité que celui-ci a condamnée dans une lettre rendue publique, et où il demande qu’on respecte l’anonyme dont il a voulu se protéger. Nous reconnaissons sans difficulté que les raisonnemens sur lesquels s’appuient la majorité des critiques anglais pour attribuer le livre à une femme sont parfaitement fondés. Il est certain que le roman est fécond en observations d’une ténuité, d’une finesse et en même temps d’une précision qui font penser aux plus délicats travaux de broderie et de couture. Il est certain que le style de l’auteur, souvent délicieux et toujours un peu bizarre, est composé de nuances et de détails, et n’a pas d’unité de substance. On dirait un de ces nids d’oiseaux composés avec un art accompli de vingt substances différentes, brin d’herbe, tige de foin, fétu de paille, fragment de mousse. Il est certain encore que l’auteur explique et exprime les plus imperceptibles mouvemens de l’âme féminine avec une sagacité qui semblerait indiquer chez lui une sorte de consanguinité avec le sexe féminin. Enfin les plus belles scènes du livre, la scène de la séduction dans le parc du squire, la scène où Hetty Sorrel, solitaire au milieu de la nuit, essaie devant son miroir les parures que lui a données son jeune amant, le récit de la fuite d’Hetty, ses angoisses au milieu de la campagne, lorsque le désespoir et la certitude en quelque sorte mathématique que la mort est son seul refuge luttent en elle avec le vivace amour de la vie qui caractérise la jeunesse, semblent révéler, par la manière dont elles sont conçues et par l’analyse particulière des sentimens, une main féminine. Je sais tout cela, et je n’ai pour justifier mon hypothèse qu’une seule raison, mais que je crois excellente : il y a dans ce livre un amour de la réalité, un attachement scrupuleux à la vérité que les femmes même les plus distinguées possèdent rarement. Elles n’ont pas d’attachement profond pour la réalité ; elles la supportent plus qu’elles ne l’aiment. En outre, leur contemplation n’est jamais impartiale, et rarement elles s’inquiètent de rendre aux faits et aux choses une justice stricte, car elles les jugent à priori, selon qu’elles se sentent attirées ou repoussées. Leurs répugnances et leurs préférences étant pour elles la mesure de toute chose, elles sont par cela même portées à atténuer ou à exagérer la vérité. Elles ont donc une inclination à fausser la réalité sans le vouloir et sans le savoir. Enfin, dernière considération qui se rattache aux précédentes, les femmes ont plus de passion que d’équité ; elles mettent de l’emportement même dans la douceur, même dans la clémence. Le livre qui nous occupe n’a aucun de ces caractères. Une bienveillance sereine qui ne se dément pas, une impartialité sympathique et en quelque sorte lumineuse qui éclaire également tous les personnages mis en scène, une équité stricte dans l’appréciation des actions de la vie humaine, règnent d’un bout à l’autre de ce roman. Telle est la seule raison sur laquelle je puisse appuyer l’hypothèse que ce livre est l’œuvre d’un clergyman plutôt que d’une femme. Si cette raison n’est pas bonne, rien n’empêche d’attribuer au sexe féminin l’honneur de cet aimable récit.

J’ai parlé de l’attachement scrupuleux de l’auteur à la vérité, et en effet jamais page du écuyer ne fut soumis à son seigneur suzerain avec plus de fidélité naïve que l’ingénieux conteur ne l’est à l’humble réalité. L’amour de la réalité est à la fois l’essence et le charme du livre, il en est le principe, l’intérêt poétique et la leçon morale. Attachement est bien le mot véritable pour exprimer ce sentiment singulier que l’auteur considère comme un devoir et appuie sur des doctrines religieuses. Dans la pensée de M. George Elliott, il est évident que cet attachement strict à la réalité est le premier devoir d’une âme véridique et protestante, de sorte que le système littéraire que nous nommons le réalisme serait le seul qu’un chrétien pût légitimement avouer. Laissons l’auteur développer lui-même sa doctrine littéraire. Nous avons aussi en France des réalistes ; il peut être curieux de comparer leurs doctrines avec celles de leurs confrères d’Angleterre.


« C’est pour cette rare et précieuse qualité de la vérité que ces peintures hollandaises, méprisées des gens à l’esprit dédaigneux, m’enchantent si fort. Je trouve une sorte de sympathie délicieuse dans ces peintures fidèles de la monotone existence domestique qui a été le lot d’un bien plus grand nombre de mes semblables qu’une vie de pompe ou d’indigence absolue, pleine de souffrances tragiques ou d’actions éclatantes. Je me détourne sans regret des anges, enfans des nuages, des prophètes, des sibylles et des guerriers héroïques, pour contempler une vieille femme courbée sur son pot de fleurs ou mangeant son dîner solitaire,… ou bien cette noce de village qui se passe entre quatre murailles enfumées où l’on voit un fiancé maladroit ouvrir gauchement la danse avec une fiancée aux énormes épaules et à la large figure… « Pouah ! dit mon ami l’idéaliste, quels vulgaires détails ! Vaut>il bien la peine de prendre tant de soins pour nous donner les portraits exacts de vieilles femmes et de paysans ? Quel vulgaire mode d’existence ! Quels gens laids et grossiers ! »

« Mais j’espère que les choses peuvent être aimables sans avoir besoin précisément d’être belles, n’est-il pas vrai ? Je ne suis pas du tout sûr que la majorité de la race humaine n’ait pas été fort laide, et même, parmi ces lords de leur espèce, les Anglais, les faces écrasées, les nez mal formés et les traits sans fraîcheur ne sont pas des exceptions éclatantes. Cependant les sentimens de la famille sont forts et nombreux parmi nous. J’ai un ou deux amis dont les visages sont tels que les cheveux bouclés d’Apollon feraient, plantés sur leurs fronts, l’effet le plus ridicule du monde ; néanmoins, à ma connaissance certaine, de tendres cœurs ont battu pour eux, et leurs miniatures, flattées sans être pour cela plus séduisantes, sont baisées en secret par des lèvres maternelles. J’ai connu plus d’une excellente matrone qui, même dans les meilleurs jours de sa jeunesse, n’avait jamais dû être belle, et cependant elle conservait dans un tiroir secret un paquet de lettres d’amour jaunies par le temps, et de doux enfans faisaient pleuvoir des baisers sur ses joues blêmes. Je suis persuadé qu’il y a eu quantité de jeunes héros, de moyenne stature et de faible barbe, qui se croyaient bien certainement incapables d’aimer moins qu’une Diane, et qui, vers le milieu de leur vie, se sont trouvés heureusement établis avec une femme qui n’avait aucune fierté dans la démarche. Oui, grâce au ciel, le sentiment humain est pareil à ces fleuves puissans qui arrosent la terre : il ne s’arrête pas pour attendre la beauté, il coule avec une force irrésistible, et entraîne la beauté avec lui.

« Honneur et respect à la divine beauté de la forme ! Respectons-la, cultivons-la le plus que nous pourrons dans les hommes, les femmes et les enfans, dans nos jardins et dans nos maisons ; mais aimons aussi cette autre beauté qui ne réside pas dans les secrets de la proportion, mais dans les secrets de la profonde sympathie humaine. Peignez-nous, si vous le pouvez, un ange en robe violette flottante, le visage appâli par la lumière céleste, peignez-nous plus souvent encore une madone levant aux cieux sa douce figure et ouvrant ses bras pour recevoir la gloire divine ; mais ne nous imposez pas des règles esthétiques qui proscriront du domaine de l’art ces vieilles femmes raclant des carottes de leurs mains crevassées par le travail, ces lourds paysans qui font leur dimanche dans un cabaret enfumé, ces hommes à la large échine et au visage tanné qui se sont courbés sous la pioche et la bêche pour accomplir la grossière et fatigante besogne de ce monde, ces humbles demeures avec leurs casseroles étamées, leurs cruches brunes, leurs guirlandes d’ognons et leurs barbets hargneux. Dans le monde, il y a tant de ces gens grossiers et vulgaires qui n’ont pas de corruption sentimentale et pittoresque ! Il est si nécessaire que nous nous souvenions de leur existence, de crainte que nous ne les laissions en dehors de notre religion et de notre philosophie, et que nous ne construisions d’orgueilleuses théories qui ne sont bonnes que pour un monde d’âmes extrêmes. Que l’art donc nous fasse toujours souvenir d’eux ; qu’il y ait toujours parmi nous des hommes qui se dévouent avec sympathie à la fidèle représentation des choses ordinaires de la vie, qui soient capables de trouver la beauté dans les choses ordinaires, et qui soient heureux de montrer avec quelle tendresse la lumière du ciel tombe sur elles ! Il y a peu de prophètes dans le monde, peu de femmes d’une beauté sublime, peu de héros. Je ne puis consentir a donner tout mon amour et tout mon respect à de telles raretés, j’éprouve le besoin de réserver la meilleure partie de ces sentimens pour mes compagnons de tous les jours, spécialement pour ce petit nombre qui se trouve pour moi dans le premier rang de la grande multitude, dont je connais les visages, dont je touche les mains, à qui je dois céder le pas avec une affectueuse politesse. Les pittoresques lazsaroni ou les romantiques criminels ne sont pas aussi nombreux que nos vulgaires laboureurs, qui gagnent leur pain et le mangent vulgairement, mais honnêtement, à la pointe de leurs couteaux de poche. Il est plus important que j’aie en moi une fibre sympathique pour le grossier citoyen qui pèse mon sucre en cravate et en gilet mal assortis que pour le plus beau coquin de la terre à l’écharpe rouge et au panache vert. Il est plus important que mon cœur se gonfle d’admiration devant l’acte d’aimable bonté de quelqu’une des très imparfaites personnes qui partagent le même foyer que moi, ou du clergyman de ma paroisse qui est peut-être trop corpulent, et qui d’ailleurs n’est à aucun égard un Oberlin ou un Tillotson, que devant les hauts faits de héros dont je ne sais rien que par ouï-dire ou devant les sublimes vertus cléricales inventées par quelque habile romancier. »


Telle est la théorie réaliste de M. George Elliott. Ce n’est pas seulement, comme on le voit, une théorie esthétique, c’est une doctrine morale et religieuse. L’auteur recommande la reproduction littérale de la réalité non pas seulement au nom de l’art, mais au nom de la morale ; peut-être pense-t-il, comme beaucoup de ses compatriotes et de ses coreligionnaires, qu’il y a dans ce dédain orgueilleux de l’art pour la réalité beaucoup de corruption et de malhonnêteté charlatanesque, que certaines recherches de la grandeur, de la sainteté et du sublime sont une manière d’insulter quelques-uns des meilleurs sentimens de notre nature, que souvent on aspire à être sublime parce qu’on a désappris d’être vrai, et à être saint parce qu’on commence à désapprendre d’être honnête. Il ne dirait peut-être pas brutalement, comme le plus éloquent de ses compatriotes : « Les beaux-arts ! Puisse le diable les emporter et ne plus revenir ! » Il est trop doux et trop bienveillant pour cela ; mais je ne suis pas très sûr qu’il ne pense pas au fond quelque chose de semblable. La théorie de M. Elliott est excellente en elle-même, je la crois en partie fondée, et je suis d’avis que tout artiste qui affiche le dédain de la réalité et qui prétend se passer d’elle ne peut enfanter que des œuvres stériles ; cependant cette doctrine a ses limites et soulève de nombreuses objections, dont nous prendrons la liberté d’indiquer quelques-unes à l’ingénieux écrivain.

M. Elliott voudrait abaisser l’art aux proportions de la commune humanité, afin de le mettre plus directement en relation avec la vie de la foule. Pour lui, l’âme de l’art déviait être la sympathie. Je suis entièrement de son avis ; reste à s’entendre sur la manière dont cette sympathie doit s’appliquer. Oui, la sympathie, mieux que cela, l’amour, est le principe de tout art sérieux ; mais l’amour a, comme on le sait, mille manières de s’exprimer, et il ne faudrait pas le méconnaître parce qu’il dédaignera de s’exprimer dans le langage de tout le monde, ou même parce qu’il dédaignera de se déclarer et qu’il se recouvrira d’un voile d’apparente indifférence. Je le sais, la plupart des grandes œuvres d’art et de poésie, à l’exception peut-être de Shakspeare, dont le cœur déborde de tendresse et de pitié pour l’humanité entière, ne témoignent pas en général d’une sympathie directe pour les hommes. Il y a un certain mépris, je ne veux pas le nier, dans cet oubli de toutes les conditions ordinaires de la vie, dans cette recherche enflammée de la perfection et de la beauté qu’aucun de nos semblables ne peut nous offrir, et en ce sens on peut dire qu’une certaine misanthropie est le principe des grandes œuvres d’art et de poésie. Cependant tous ces mots, dédain, misanthropie, mépris, n’ont qu’un sens relatif qui ne doit pas nous abuser. Qu’importe que l’artiste ne s’intéresse pas aux formes grimaçantes, vulgaires, ridicules, que revêtent les sentimens des pauvres gens qui l’entourent, pourvu qu’il s’intéresse à l’essence même de ces sentimens ? S’il se détourne de ces formes inférieures, c’est qu’il les trouve inadéquates aux sentimens qu’elles ont la prétention de représenter, c’est qu’il a une trop profonde et trop intime connaissance de ces sentimens, de sorte qu’on peut dire, sans crainte de se tromper, que l’artiste ou le poète manque de sympathie par excès même de sympathie. Il ne serait pas plus juste de l’accuser de corruption, parce qu’il recherchera de préférence les expressions violentes de la passion, qu’il n’est juste de l’accuser de manquer de sympathie, parce qu’il est indifférent aux sentimens des honnêtes gens qui l’entourent. Si, comme M. Elliott le leur reproche, les artistes ont une tendance marquée à rechercher les criminels pittoresques et les scélérats grandioses, ce n’est point parce qu’ils les trouvent préférables aux honnêtes gens, ni dignes d’amour et de respect ; non, c’est que leurs vices et leurs crimes font saillir l’âme en quelque sorte, accusent nettement certains côtés de la nature humaine, et les mettent en pleine lumière. Pourquoi la foule pense-t-elle comme l’artiste ? Pourquoi porte-t-elle ses regards avec curiosité sur le misérable assassin qu’on va pendre, et écoute-t-elle avec ardeur le récit des exploits d’un gentilhomme de grand chemin ? C’est que ce misérable, arraché par la tyrannie de ses vices à la bienfaisante obscurité de la vie commune, permet de surprendre quelques-uns des secrets de la nature humaine, et montre jusqu’où peuvent aller certaines facultés de l’âme. Maintenant, si l’on demande pourquoi, lorsqu’il s’inspire de la réalité, l’artiste montre une préférence marquée pour les scélérats sur les honnêtes gens, pourquoi il peindra dix personnages vicieux pour un seul honnête homme, c’est, hélas ! que les hommes échappent beaucoup plus fréquemment à la vulgarité par leurs vices que par leurs vertus, et que par conséquent l’artiste rencontrera, sur sa route dix coquins dignes d’étude pour un honnête homme vraiment digne d’attention. On canonise un saint tous les siècles, on punit tous les jours vingt scélérats. Or, dans l’ordre moral élevé où se plaît le contemplateur, le saint est précisément le type opposé au scélérat, le personnage notable, digne de rester dans le souvenir, l’homme qui par l’excès de ses vertus, comme le scélérat par ses crimes, a réussi à mettre en relief la nature humaine. Ce n’est pas la faute de l’artiste si les honnêtes gens ne sont pas plus souvent pittoresques et intéressans, s’ils n’offrent pas plus souvent d’angles et de saillies par lesquels il puisse les saisir. M. Elliott aura beau réclamer en faveur de ses honnêtes voisins trop dédaignés, l’artiste aura toujours le droit de lui répondre : « Qu’ils se perfectionnent ou qu’ils se dépravent s’ils veulent avoir la prétention de m’intéresser ! L’art n’aime pas et n’aimera jamais les figures effacées. »

Ce n’est donc pas par mépris aristocratique que l’artiste dédaigne les vertus moyennes et les honnêtes physionomies du monde au milieu duquel il vit, c’est le plus souvent par impuissance de les employer comme représentations véritables de la beauté physique et morale, et, quoi qu’en disent les théories réalistes, c’est par respect pour la vérité. Ce n’est pas par corruption qu’il recherche de préférence les types violens et criminels, c’est par légitime curiosité. Qu’importe qu’un artiste n’exprime pas des sympathies bien vives pour tel ou tel groupe social, pour telle ou telle petite manière de vivre, s’il est sympathique à la grande nature humaine ? Qu’importe qu’il soit indifférent aux vertus moyennes des habitans de telle ou telle paroisse, si je sens par son œuvre qu’il est plein de respect et d’amour pour l’âme humaine et pour ses destinées ?

J’ai un si grand respect pour le sentiment qui a inspiré M. Elliott que je répugne, je l’avoue, à me trouver en dissentiment avec lui. Heureusement pour moi que ce dissentiment est purement critique, et que je donne cause gagnée à l’auteur pour tout ce qui regarde le côté moral de la question. La doctrine réaliste de M. Elliott réclame notre sympathie en faveur des humbles existences qui nous entourent au nom des droits de la commune honnêteté et de la vertu modeste. La question étant ainsi posée, je n’ai plus qu’à m’incliner respectueusement et à écouter tout ce qu’il plaira à l’auteur de me dire, sans que je me sente le droit d’élever aucune objection. Je suis tout prêt à déclarer sans me faire prier que toutes les perles précieuses de l’art ne valent pas un réel honnête homme ; j’accorderai volontiers que la beauté physique est une chose de peu d’importance, et doit même être méprisée en certains cas. Ainsi voilà qui est dit : je fais litière de l’héroïsme, de la sainteté et de la beauté en faveur des vertus modestes de mes voisins. Oui ; mais si je consens à ce sacrifice, c’est parce que M. Elliott me le demande, et parce que je sais qu’il me le demande au nom de ces sentimens éternels qui ont précisément enfanté tout héroïsme, toute vertu et toute beauté, au nom de la sympathie naturelle qui rattache l’homme à l’homme, et au nom de la loi divine qui a proclamé que tous les hommes sont frères. M. Elliott croit-il que, si je ne sentais pas qu’il est un chrétien sincère et qu’il parle en vertu d’un sentiment chrétien, j’aurais prêté un instant d’attention à ses théories ? Les vertus qu’engendre le christianisme, le zèle, la charité, la bonté intelligente, le facile contentement, peuvent seuls donner un intérêt sérieux à des livres issus d’une telle théorie. Le christianisme, si je puis employer cette expression, me sera une garantie contre cette doctrine littéraire. Je serai sûr que la lumière divine ne m’abandonnera pas au milieu des ténébreux méandres où l’auteur me conduira ; je serai sûr que s’il y a dans ces obscures cavernes un rayon égaré, l’auteur me le fera apercevoir ; que s’il y a une parcelle d’or au milieu de cette fange, l’auteur saura l’extraire courageusement pour me la présenter. Je le suivrai sans répugnance, d’un cœur allègre et joyeux, tout animé par son zèle et sa sympathie dévouée.

J’ose affirmer que la doctrine littéraire dite réalisme n’a une signification sérieuse et morale que lorsqu’elle émane d’un sentiment chrétien. En dehors du christianisme, elle ne peut produire que des puérilités ou des sottises immorales. Sans doute la réalité vulgaire, la réalité de la ferme et de la rue, de la taverne et de la prison, de la boutique et de l’échoppe, contient des trésors ; mais il faut être chrétien pour pouvoir découvrir ces trésors. Songez à la patience et à l’adresse qu’il faut déployer pour tirer de sa gangue le diamant ignoré, perdu dans un coin au milieu des sordides balayures, — à la fine subtilité qui est nécessaire pour arracher son secret à l’âme obscure qui ne se connaît pas elle-même, à la force d’attention que nous impose l’incorrect et impuissant langage de ces esprits fermés qui résistent à s’ouvrir. Là où l’artiste et le poète ne verraient qu’une expression insignifiante de la souffrance ou une expression ridicule de la joie bonnes seulement à être employées comme élémens de caricature, le chrétien découvre l’élan touchant d’une âme vivante qui demande merci à son créateur, et la naïve gratitude d’un cœur reconnaissant pour l’humble bonheur qu’il a plu à Dieu de lui donner. Ces yeux gonflés par les larmes, ces traits hâves et bouleversés ne sont plus insignifians et vulgaires ; au contraire ils sont d’autant plus touchans qu’ils expriment davantage une âme dénuée de tout ressort, de toute ressource morale, et qui n’a de secours à attendre que du Dieu invisible et lointain qu’elle implore. Cette face grotesquement souriante n’est plus ridicule maintenant, au contraire elle nous communique quelque chose de sa joie. Mais si l’écrivain réaliste est autre chose qu’un chrétien, n’espérez point de tels miracles sympathiques ; il ne se donnera pas la peine de pénétrer au fond des âmes, il raillera avant de sympathiser, il observera au lieu d’aimer, et il s’en tiendra par conséquent aux apparences extérieures, qu’il dessinera exclusivement. Ces formes, ces apparences cependant ne sont pas la réalité, mais l’enveloppe de la réalité : elles sont laides, informes, grossières, tandis que les sentimens qu’elles recouvrent sont beaux et touchans. N’importe, il vous les mettra sous les yeux comme un objet de risée, et vous invitera à vous en divertir. Regardez, vous dira-t-il, cette série de pauvres diables ; auriez-vous jamais cru que votre semblable fût aussi laid ? Ils sont ridicules, amusez-vous d’eux ; ils sont grossièrement vicieux, méprisez-les sans scrupule ; ils sont idiots, riez donc ! Démocratie, fraternité, combien il est vrai qu’en dehors du christianisme on ne sait où vous trouver, et que partout ailleurs il n’y a qu’indifférence mercantile ; insolence aristocratique, sauvagerie populaire, sécheresse scientifique et vanité lettrée !

Il est si vrai que la doctrine littéraire du réalisme n’est possible qu’avec le christianisme, qu’elle est sortie directement de lui, et qu’elle n’a été pour ainsi dire qu’une des nombreuses conséquences de la plus importante de ses révolutions. L’art et la littérature réalistes sont nés le jour où le protestantisme est venu au monde. Parmi les nombreuses conséquences de la grande révolution religieuse du XVIe siècle, il n’y en a pas de plus naturelle et plus logique que celle-là. La glorification des humbles conditions de la vie et des modestes vertus domestiques devait logiquement sortir de la doctrine qui la première proclama à la face du monde les droits de l’honnêteté. Le protestantisme en effet fut dans son origine une révolte de la simple honnêteté contre l’astucieuse tyrannie de l’esprit, et, quelles que soient les révolutions qu’il a subies, il n’a jamais oublié son origine. L’honnêteté est donc, sinon une vertu, au moins une puissance de date récente, car elle a fait son apparition avec Luther. Ce fut au nom de l’honnêteté, et non pas au nom de la sainteté, de l’inspiration divine ou du patriotisme outragé, que Luther protesta contre la brillante exploitation de l’Allemagne par l’Italie. Dès lors l’honnêteté s’installa dans le monde comme une nouvelle puissance avec laquelle eurent à compter l’esprit, le génie, la science, le pouvoir politique et même la sainteté, et depuis elle a résisté à tous les efforts. Cette puissance vint juste à temps après la décadence des institutions chevaleresques, après la corruption des institutions monastiques, comme une dernière ressource morale, pour sauver l’âme humaine de l’injustice, du mensonge et de la méchanceté, et pour faire le contre-poids naturel des triomphantes doctrines du Prince. Ce fut là bien réellement la création originale du candide Luther. Plus de brillans mensonges, plus de faux idéal, plus d’aspirations prétentieuses à une inaccessible sainteté ! La vie morale, active, pratique, fut glorifiée ; le christianisme sortit des temples pompeux et des monastères silencieux, et vint s’asseoir à l’humble foyer du peuple. Il se mêla aux humbles détails de la vie domestique, aux jeux des enfans, aux tribulations des ménages ; il suivit le paysan au labourage, le fermier au marché, l’artisan à l’atelier, la ménagère à sa cuisine. Les âmes honnêtes, fortifiées par cette visite inattendue du seigneur-roi de l’univers dans leurs chétives demeures, sentirent la fierté croître en elles. Une joie grave et naïve, comme celle que nous laissent les paroles sympathiques et les touchantes marques de bonté de nos supérieurs, remplit toutes les âmes honorées de ces familières visites du Christ, et peu à peu une nouvelle manière de vivre s’établit, austère et charmante, scrupuleuse, un peu craintive, avec des habitudes de sagesse modeste et de discipline volontaire.

Toute société une fois formée, toute manière de vivre une fois établie appellent leurs peintres et leurs poètes. Peintres et poètes arrivèrent, et un nouvel art apparut, celui qu’on peut appeler essentiellement l’art réaliste. Les artistes peignirent ce qu’ils voyaient autour d’eux : une société populaire forte et sans éclat, des habitudes peu brillantes, mais familières et naïves, les honnêtes joies des bonnes gens, les péchés véniels et les petits déréglemens des gens rangés et économes, les satisfactions de la médiocrité laborieuse, les amours autorisés sous l’œil vigilant de la famille, les relations de voisinage, les intérieurs somptueux des graves et actifs commerçans, et les splendeurs seigneuriales des riches bourgmestres. Un même sentiment remplit toutes les petites toiles de T école hollandaise, le sentiment de l’honnêteté, l’estime de la vie moyenne, la fierté de l’âme probe pour elle-même. Quand ils peignent des vices, ce sont des vices sans sérieuse portée morale, des vices bruyans, tapageurs, pleins de bonhomie et exempts de toute corruption, lourdes ivresses de paysans, sarabandes de village, rixes de champs de foire. Même lorsque l’artiste est un homme de génie, comme Rembrandt, il ne s’écarte pas de ce sentiment dans ses plus grandes audaces. Rembrandt ne conçoit pas pour ses rêves d’autre milieu que le milieu de la vie humble et populaire. Il place hardiment les scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament dans la basse-cour d’une ferme, dans la salle vulgaire d’une auberge de village, et d’un bahut vulgaire en bois vermoulu, ou d’un coffre grossier que l’on croirait uniquement destiné à contenir le linge sale de la ménagère, il fait sortir les richesses que son âme d’artiste, éprise des belles choses, a rêvées ou convoitées, bracelets et colliers, pierres précieuses, chatoyantes étoffes de soie, tous les trésors de Golconde et toutes les perles d’Ophir. Dans ses plus grandes excentricités, Rembrandt reste toujours familier ; il démocratise pour ainsi dire tous les sujets qu’il touche, et fait tenir toutes les poésies et toutes les grandeurs de la terre dans la pauvre demeure d’un plébéien. À la peinture hollandaise succéda, comme seconde expression de la manière de vivre protestante, le roman, épopée prosaïque de la vie ordinaire, invention originale de la littérature anglaise moderne. Là les personnages de la peinture hollandaise se mirent à parler et à raconter eux-mêmes ce qu’ils étaient et ce qu’ils pensaient, ce qu’ils regrettaient et ce qu’ils espéraient, les soins et les soucis qu’il leur avait fallu prendre pour prospérer en ce monde, le caractère de leurs femmes, et combien ils avaient d’enfans. Les squires expliquèrent de leur mieux leurs opinions jacobites obstinées, les ministres leurs opinions sur le mariage, les aventuriers leurs expériences de grandes routes. Le même sentiment qui inspire la peinture hollandaise se retrouva dans le roman anglais, l’honnêteté sympathique, cordiale, joyeuse, heureuse de vivre, pleine d’estime pour elle-même. Ainsi la sympathie pour les humbles conditions de la vie, le respect de l’honnêteté, que nous recommande M. Elliott, et qui font le principe de la littérature réaliste, sont d’origine chrétienne et protestante, et ne peuvent avoir toute leur force et toute leur fécondité qu’avec le christianisme protestant.

Ce sentiment chrétien protestant qui inspirait à leur insu les peintres de la Hollande et les anciens romanciers anglais est le même qui inspire M. Elliott et qui lui a dicté sa théorie réaliste. M. Elliott sympathise avec la réalité vulgaire parce qu’il est chrétien et protestant, et aussi parce qu’il est Anglais, car cette question du réalisme en littérature est beaucoup une affaire de race. Tous les peuples n’aiment pas et ne comprennent pas également bien la réalité. Le Français, par exemple, n’a jamais eu aucun goût pour la vérité positive, aucun respect pour sa vie de tous les jours et ses habitudes ordinaires. Jamais il ne s’est avisé de chercher la poésie autour de lui, dans les instrumens du rude travail qui lui est imposé, dans la pratique de son métier, dans les petites vicissitudes de sa vie domestique. Pour lui, le travail est une tâche, le métier une entrave, la vie domestique un devoir social. Dominé par le désir et l’imagination comme tous les peuples du midi, il vit plutôt dans le passé et dans l’avenir que dans le présent, ne connaît d’autres grandes douleurs que les froides douleurs du souvenir, et d’autres grandes joies que les brillantes et très insubstantielles joies de l’espérance. Peuple vaniteux, mais enthousiaste et exempt de tout égoïsme, il est toujours porté à vivre à l’extérieur, à chercher les spectacles, en sorte qu’on pourrait dire qu’il ne s’aime pas tout en paraissant beaucoup s’aimer, et qu’il n’est rien qu’il ne juge préférable à lui-même. Enfin le peuple français est de tous les peuples le plus dénué de tempérament ; il n’a que des passions de tête et des ardeurs d’esprit. De là le caractère essentiellement idéaliste, abstrait, utopique de sa littérature, ce quelque chose de froid et de brillant qui marque ses conceptions, cette absence de chaleur physique, d’odeur de sang et de chair qui distingue ses expressions des sentimens humains. Ainsi s’explique le peu de faveur que la peinture de la réalité a toujours trouvé parmi nous. Depuis quelques années, il est vrai, il y a eu dans notre littérature certaines tentatives de réalisme ; mais en fin de compte ces tentatives n’indiquent aucune modification sérieuse dans notre caractère, elles ne sont qu’un accident qui correspond à certains phénomènes politiques de notre société démocratique, et la dernière conséquence littéraire du romantisme agonisant. Tout autre est le peuple anglais : il aime la réalité avec ardeur ; c’est son élément favori. Il aime la réalité comme l’animal aime son hallier, comme l’oiseau aime l’arbre où est bâti son nid, comme le poisson aime sa vase. Cet amour profond de la réalité établit entre lui et les objets qui l’entourent des relations intimes, des communications sympathiques qui lui permettent de pénétrer le secret et d’extraire la poésie de toute chose. Il ne vit pas dans le passé et dans l’avenir, il met toute son âme dans le présent ; la possession est pour lui le suprême bien, to have is to enjoy. Avant de mettre son bonheur dans le but suprême qu’il poursuit, il le met d’abord dans l’effort que nécessite l’accomplissement de ses projets. Exempt de vanité, mais rempli d’égoïsme, il vit pénétré d’estime pour lui-même. Plein d’amour pour ses habitudes, il n’est rien ni personne qu’il préfère à lui. Le vaste monde tient tout entier pour lui dans l’étroite enceinte de sa demeure, dans sa cabane, dans son atelier, voire dans sa chambre de célibataire. Toute la poésie lyrique de la terre sera contenue pour lui dans la personne de la femme aimée qui a partagé sa joie et ses peines, fût-elle la plus vulgaire des ménagères, dans le berceau de l’enfant qui dort près de lui, fût-il le plus malingre et le plus laid du monde. Tout le zèle chrétien que peut inspirer l’Évangile sera déployé pour propager quelques pamphlets religieux, ou introduire quelque mesquine innovation dans la liturgie de l’église ; toute l’ardeur d’esprit qui peut animer un homme sera mise au service de quelque projet d’importance infime, d’une réforme postale ou d’une révolution accomplie dans-la fabrication du sucre. Faut-il s’étonner que la réalité, aimée avec tant d’ardeur, soit peinte avec tendresse ? Faut-il s’étonner si elle se révèle dans les œuvres anglaises avec un éclat, une vivacité, une couleur, une grâce, une plénitude de force, une puissance de séduction que nous ne lui avons jamais connus ? Non, car il y a eu pour ainsi dire sympathique échange entre le peintre et le modèle, entre la réalité et celui qui l’a reproduite.

Et voilà pour quelle raison le lecteur anglais suit avec ardeur, avec curiosité, sans se lasser un seul instant, les trois énormes volumes qu’il a plu à M. Elliott de consacrer à une histoire de village. Douze cents pages employées à raconter la séduction d’une jeune fermière par un squire adolescent, les infortunes amoureuses et les félicités conjugales d’un pauvre charpentier des campagnes ! C’est beaucoup, direz-vous. Eh bien ! je vous assure qu’après les avoir lues, j’ai à peine trouvé que c’était assez. C’est une simple histoire de village, il est vrai ; mais toute la vie de ce village a été pour ainsi dire extraite du sol, cueillie par l’auteur. C’est un gigantesque bouquet champêtre qu’il vous présente, plein de richesses odorantes et colorées, un de ces bouquets comme vous en avez mainte fois rapporté dans votre jeunesse de vos excursions à travers champs, et que vous aimiez à conserver plusieurs jours dans un large vase, comme un souvenir de quelques belles heures d’activité étourdie : branches épineuses d’églantier sauvage arrachées aux haies vives, ronces en fleur, grosses branches de lilas cassées sans soin à l’arbre favori du printemps, grandes herbes barbues, ajoncs dorés ! Le roman d’Adam Bede ressemble à ce gigantesque bouquet. Il en a la fraîcheur, le parfum, la grâce simple et sauvage. Parcourir les pages de ce livre est comme se promener sur quelque bruyère, ou respirer l’air salubre du matin, accoudé à quelque fenêtre ouverte sur un grand parc ou sur une vaste prairie. Des figures familières traversent cette campagne modeste, dont les paysages n’ont aucune grande prétention pittoresque, dont les sites n’ont rien de particulièrement romantique ; figures bien familières en effet, et qui sont en parfait rapport avec le paysage qu’elles animent : le ministre de la paroisse, le principal fermier du squire, sa femme et ses nièces, le maître d’école, le jeune héritier du manoir héréditaire, deux jeunes charpentiers laborieux et leur vieille mère. Ce ne sont pas, comme vous voyez, des personnages d’un monde idéal ; la beauté est représentée par une jeune fermière, la grandeur morale par une petite paysanne méthodiste, la religion du devoir par un jeune artisan : oui, mais l’auteur s’est intéressé à eux, a sympathisé avec eux, les a connus dans leur intimité la plus secrète, et la force active de sa sympathie agit sur nous, elle sollicite notre affection en leur faveur.

Le roman se passe dans le village imaginaire d’Hayslope, situé dans le comté imaginaire du Loamshire. Certains critiques anglais, se fondant sur le jargon particulier aux personnages du roman et sur certaines locutions et incorrections qui reviennent sans cesse, ont supposé que le Loamshire devait être un des comtés du centre de l’Angleterre. Je suis porté à croire que cette supposition est la vraie par une raison beaucoup plus simple, c’est que les personnages de ce roman (dont l’action se passe au commencement de ce siècle, à une époque où les moyens de locomotion n’étaient pas multipliés, où les habitans des campagnes n’avaient pas, comme aujourd’hui, la facilité de se déplacer) parlent des habitans du sud et du nord de l’Angleterre comme d’êtres à demi fabuleux, de mœurs étranges et d’habitudes inconnues. Quelque part d’ailleurs que soit placé le village d’Hayslope, il s’y passe une scène originale, inconnue en France, que les populations rustiques de l’Angleterre elles-mêmes ont rarement l’occasion de contempler, mais qui est très familière aux artisans des grandes villes et au peuple des districts manufacturiers : une prédication méthodiste, un appel à la conversion religieuse. Quoique le paysan anglais, fidèle à son église anglicane, soit difficilement porté à se laisser gagner par ces sortes de manifestations religieuses, les habitans d’Hayslope se sont dirigés en masse vers la place où la prédication a lieu, car la curiosité est doublée par la personne du prédicateur. Ce prédicateur est une jeune fille, Dinah Morris, la nièce du fermier Poyser, bien connu dans tout le district comme étant le principal tenancier du vieux squire Donnithorne. Dinah Morris est une pieuse fille, d’apparence frêle, mais à qui la violence de la charité donne des muscles d’acier, d’une beauté incertaine comme celle qui tient à la physionomie, mais touchante et irrésistible comme celle qui nous est donnée par l’âme, persuasive comme toute personne désintéressée, éloquente comme toute personne naïve dominée par l’enthousiasme du dévouement, Elle avait connu dans son enfance le pieux Wesley, et avait assisté à ses prédications, qui laissèrent dans son âme, naturellement accessible aux belles émotions, les premiers germes de piété. Depuis, ces germes avaient grandi, cette piété s’était faite active et s’était donnée toute à tous, mais spécialement à ceux qui semblaient le moins en être dignes, car la noble fille avait une affection particulière, que les physiologistes appelleraient maladive, mais que nous aimerions à baptiser d’un tout autre nom, pour les pécheurs et les endurcis, pour les âmes calleuses et frivoles, pour les souffrans et les infirmes. Comme les conversations de tous ces grossiers paysans sont bruyantes et animées avant qu’elle ait commencé son sermon ! Comme l’ironie vole lourdement sur toutes ces lèvres épaisses ! Quelle curiosité railleuse dans tous ces yeux rustiques si bien décrits par l’auteur, slow bovine eyes ! Mais peu à peu le bruit cesse, un silence religieux s’établit, la curiosité fait place à l’émotion, un frémissement ébranle ces nerfs d’airain, des larmes coulent et des sanglots éclatent. Ces âmes ont été purifiées, renouvelées, entraînées pour un instant dans une sphère qui leur semblait inaccessible, et l’éloquence de Dinah va crescendo, comme un doux tonnerre roulant après lui un orage d’émotions religieuses et de larmes de repentir. Prêtez l’oreille à cette éloquence naïve, et dites-moi si, pour venir d’une pauvre fille hérétique et d’une âme que vous jugez en péril pour son hétérodoxie, elle ne vaut pas l’éloquence de vos prédicateurs à la mode.


« Mais peut-être des doutes viennent dans votre esprit, celui-ci par exemple : Dieu peut-il se soucier de nous, pauvres gens ? Peut-être, après tout, n’a-t-il fait le monde que pour les grands, les sages et les riches. Cela ne lui coûte pas beaucoup de nous donner notre petite bouchée de nourriture et notre petite loque de vêtement. Mais savons-nous s’il se soucie plus de nous que nous nous soucions des vers et des insectes de nos jardins, lorsque nous sarclons nos carottes et nos ognons ? Dieu prendra-t-il soin de nous quand nous mourrons ? Nous donne-t-il quelque secours lorsque nous sommes infirmes, malades et désespérés ? Peut-être aussi est-il en colère contre nous. Si cela n’était pas, d’où viendraient les gelées du printemps, et les mauvaises moissons, et la fièvre, et toute sorte d’autres souffrances et de tourmens ? car notre vie est pleine de trouble, et si Dieu nous envoie le bien, il nous envoie le mal aussi. D’où cela vient-il, et qu’est-ce que cela veut dire ?

« Ah ! chers amis, nous sommes tristement en grand besoin des bonnes nouvelles de Dieu ; si nous n’avons pas celles-là, quelle importance peuvent avoir toutes les bonnes nouvelles de ce monde ? car tout a une fin, et lorsque nous mourons, nous laissons tout derrière nous. Que deviendrons-nous si Dieu n’est pas notre ami ? »

« Puis Dinah raconta comment la bonne nouvelle avait été apportée, comment la bonté de Dieu pour les pauvres s’était manifestée dans la vie de Jésus, insistant surtout sur l’humilité et les actes de compassion du Sauveur.

« Ainsi vous le voyez, mes chers amis, continua-t-elle, Jésus employa presque tout son temps à faire du bien aux pauvres gens ; il les prêchait à ciel ouvert, il se faisait l’ami des pauvres ouvriers, il les instruisait et partageait leurs peines. Ce n’est pas qu’il ne fît aussi du bien aux riches, car il était plein d’amour pour tous les hommes ; seulement il voyait que les pauvres avaient davantage besoin de son appui : aussi il guérissait les boiteux, les malades et les aveugles, et il faisait des miracles pour nourrir les affamés, parce que, disait-il, il avait pitié d’eux, et il était plein de tendresse pour les petits enfans, et il consolait ceux qui avaient perdu leurs amis, et il parlait avec la plus grande douceur aux pauvres pécheurs qui se repentaient de leurs péchés.

« Ah ! n’aimeriez-vous pas un tel homme si vous le connaissiez, s’il habitait ce village ? Quel bon cœur il aurait ! Quel ami il serait dans les jours de douleur ! Combien il serait aimable d’être enseigné par lui !

« Eh bien ! mes amis, quel était cet homme ? Était-ce seulement un homme excellent, un homme de vertus supérieures, comme le cher M. Wesley que Dieu nous a retiré, et pas davantage ?… C’était le Fils de Dieu, la figure du Père, dit la Bible, ce qui signifie précisément égal à Dieu, qui est le commencement et la fin de toutes choses, à ce Dieu que nous avons besoin de connaître. Nous pouvons comprendre ce que Jésus sentit parce qu’il vint dans un corps comme le nôtre, et s’exprima par des paroles, comme nous nous exprimons nous-mêmes. Auparavant nous tremblions de penser à ce qu’était Dieu, le Dieu qui a fait le monde et le ciel, et le tonnerre et les éclairs. Nous ne pouvions pas le voir, nous pouvions seulement voir les choses qu’il avait faites, et quelques-unes de ces choses étaient vraiment terribles, si bien qu’il y avait de quoi trembler en pensant à lui. Mais notre bien-aimé Sauveur nous a montré ce qu’est Dieu sous une forme que nous avons pu comprendre, nous pauvres gens ignorans, il nous a montré ce qu’est le cœur de Dieu, quels sont ses sentimens pour nous.

« Mais voyons d’un peu plus près pourquoi Jésus est venu sur la terre. Une fois il dit : « Je suis venu pour chercher et sauver ceux qui sont perdus, » et une autre fois il a dit : « Je ne suis pas venu en ce monde pour les justes, mais pour les pécheurs. » Les pêcheurs, ceux qui sont perdus… Ah ! chers amis, ces expressions vous désignent-elles vous et moi ?… » Puis, s’enflammant de plus en plus, Dinah fait un appel direct, quasi matérialiste, à l’imagination de ses auditeurs.

« Voyez, s’écria-t-elle, se tournant à gauche, fixant les yeux sur un point de l’horizon, au-dessus des têtes de la foule ; voyez notre bien-aimé Seigneur qui vous regarde en pleurant et qui étend ses bras vers vous. Écoutez ce qu’il dit : « Combien de fois n’ai-je pas voulu vous attirer à moi, comme la poule qui réunit ses poussins sous ses ailes ! » Et vous n’avez pas voulu, vous n’avez pas voulu ! répéta-t-elle sur un ton de suppliant reproche, en abaissant les yeux sur la foule. Voyez la marque des clous sur ses mains et ses pieds. Ce sont vos péchés qui ont fait ces marques ! Oh ! quel visage pâle et dévasté ! Il a souffert cette grande agonie dans le jardin des Oliviers, lorsque son âme était triste jusqu’à la mort, et que les grosses gouttes de sueur et de sang tombaient à terre. Ils ont craché sur lui et ils l’ont souffleté, ils l’ont fouetté, ils l’ont raillé, ils ont chargé de la croix ses épaules meurtries, ensuite ils l’ont crucifié. Ah ! quelle souffrance ! Ses lèvres sont sèches de soif, et ils le raillent encore dans cette cruelle agonie, et cependant de ces lèvres desséchées il prie pour eux. « Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. » Puis l’horreur des grandes ténèbres s’appesantit sur son âme, et il sentit ce que les pécheurs sentent lorsqu’ils sont pour toujours séparés de Dieu. Ce fut la dernière goutte dans la coupe d’amertume. « Mon Dieu, mon Dieu, cria-t-il, pourquoi m’avez-vous abandonné ? »

« Il supporta tout cela pour vous ! pour vous, et vous ne pensez jamais à lui ; pour vous, et vous vous détournez de lui, et vous n’êtes pas reconnaissans de ce qu’il a souffert pour vous ! Cependant il ne s’est pas lassé de travailler pour vous, car il a ressuscité d’entre les morts, et il prie pour vous à la droite de Dieu : « Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font ! » Et il est encore sur la terre, il est parmi nous, il est tout près de vous maintenant ; je vois son corps saignant et ses yeux pleins d’amour. »

« Ici Dinah se tourna vers Bessy Cranage, dont la florissante jeunesse et l’évidente vanité l’avaient émue de pitié.

« Pauvre enfant ! pauvre enfant ! il vous parle, et vous ne l’écoutez pas ! Vous pensez à des pendans d’oreilles, aux belles robes et aux beaux bonnets, et vous ne pensez pas au Sauveur, qui est mort pour sauver votre âme précieuse ! Un jour vos joues seront sillonnées par les rides, votre chevelure grise, votre pauvre corps maigre et tremblant ! Alors vous commencerez à sentir que votre âme n’est pas sauvée ; alors vous aurez à comparaître devant Dieu avec tous vos péchés et vos vaines pensées, et Jésus, qui est tout prêt à vous assister maintenant, ne vous assistera pas alors, et il sera votre juge, parce que vous n’aurez pas voulu de lui pour votre sauveur. Maintenant il vous contemple avec amour et pitié, et dit : « Venez à moi, afin que je vous donne la vie ! » Mais alors il se détournera et vous dira : « Partez loin de moi, et allez au feu éternel ! »

« Les grands yeux noirs de la pauvre Bessy commencèrent à se remplir de larmes, ses grosses joues et ses lèvres roses devinrent presque pâles, et sa figure fut bouleversée comme celle d’un petit enfant au moment où ses larmes vont couler.

« Ah ! pauvre enfant aveugle, pensez donc un peu : s’il vous arrivait ce qui arriva une fois à une servante de Dieu dans les jours de ses vanités ! Elle ne pensait qu’à ses bonnets de dentelles, et elle employait tout son argent à les acheter ; elle ne songeait pas à avoir un cœur net de souillures et un esprit droit, elle ne songeait qu’à avoir de plus belles dentelles que les autres filles, et un jour qu’elle avait mis un nouveau bonnet et qu’elle se regardait dans son miroir, elle vit une figure saignante couronnée d’épines. Cette figure vous regarde maintenant ! (Ici Dinah indiqua une place juste en face de Bessy.) Ah ! dépouillez ces folies, rejetez-les loin de vous comme si elles étaient des vipères venimeuses ; elles blessent et empoisonnent votre âme, elles vous entraînent dans un gouffre noir et sans fond, où vous enforcerez éternellement loin de la lumière et de Dieu ! »


J’ai cité longuement sans trop songer si le lecteur prendrait à écouter ce discours le même plaisir que moi ; mais il me semble en vérité qu’il réunit la plupart des qualités nécessaires à la prédication populaire : l’appel direct à l’imagination matérielle, la naïve adresse de l’enthousiasme habile à transformer des idées et des sentimens en faits réels et palpables, le parfait rapport des idées exprimées avec les esprits des auditeurs, 1 étroite conformité entre le prédicateur et l’auditoire. Cependant cet auditoire rustique n’était pas celui que préférait Dinah, car ses paroles passaient sur lui sans laisser plus de traces que les pluies de l’orage sur la campagne une heure après que la tourmente a cessé. Ces populations rustiques, endurcies par le pratique et salubre travail des champs, exubérantes de force, de santé et de bonne humeur, soumises dans le milieu calme où s’écoule leur vie aux tyrannies de l’habitude et de la routine, exemptes de violentes passions morales, et comme paganisées par leurs relations quotidiennes avec la nature, ne sont pas une proie aussi facile à conquérir pour l’enthousiaste que ces populations maladives des villes manufacturières, que leur imagination surexcitée et leurs nerfs exaspérés par la misère, le dur travail et la vie incertaine prédisposent admirablement aux émotions religieuses. La moindre parole de compassion trouve un écho dans ces cœurs qui aspirent violemment à la sympathie et sont comme affamés de consolation. Aussi Dinah n’avait-elle jamais été récompensée de ses labeurs spirituels dans les campagnes comme elle l’avait été dans les grandes villes manufacturières. « J’ai remarqué, disait-elle avec finesse, que dans ces villages où les gens mènent une vie tranquille, parmi les verts pâturages et les eaux vives, occupés à labourer et à mener paître les bestiaux, les âmes sont singulièrement fermées à la parole, tandis que c’est tout le contraire dans les grandes villes comme Leeds, où je suis allée visiter une fois une sainte femme qui prêche dans ses faubourgs. C’est étonnant quelle merveilleuse moisson d’âmes on récolte dans ces rues aux grandes murailles où vous semblez vous promener comme entre les murs d’une prison, et où l’oreille est assourdie par les bruits du travail ! C’est peut-être que les promesses sont plus douces lorsque la vie est si ténébreuse et si fatigante, et que l’âme est plus affamée lorsque le corps est mal à l’aise. »

Ne croyez pas cependant que cette enthousiaste excentrique qui monte sur les bornes des carrefours des villes et sur les bancs de pierre des places de villages pour prêcher la parole de Dieu soit une âme mystique, livrée aux pratiques de l’ascétisme, impuissante à satisfaire aux conditions de la vie pratique et à les comprendre. Non pas : Dinah est trop Anglaise pour être la proie de ces stériles ardeurs religieuses qui distinguent trop souvent dans les autres pays les natures contemplatives. L’esprit anglais répugne essentiellement à ce détachement absolu des intérêts terrestres, et le tient presque pour immoral. Je ne sais trop s’il n’a pas raison. Dieu seul sait tout ce qui entre d’épicuréisme transcendental, d’indifférence morale et de sécheresse chez les âmes éprises de certaines fièvres religieuses et de certaines tristesses monastiques. On prononce fréquemment les mots de devoir, de dévouement, de sacrifice ; mais c’est à peine si le cœur connaît ces vertus. Sans doute ces âmes cherchent le bien et fuient le mal, cependant je ne suis pas sûr qu’elles n’aiment pas le bien comme une volupté dont elles jouissent, et il est possible qu’elles haïssent moins le mal qu’elles n’en sont blessées. L’extrême délicatesse de leurs organes et l’extrême finesse de leurs sens défendent à ces mystiques de prendre à aucune chose le robuste intérêt qui raffermit le cœur, le vivifie et le réchauffe. Au sommet des montagnes, la lumière a perdu les ombres qui, dans la vallée, semblaient la déshonorer : elle se déroule sous les yeux dans toute sa pureté et tout son éclat ; oui, mais ses rayons se reflètent dans de froids glaciers et éclairent une végétation stérile. Quand on a approché de quelques-unes de ces âmes et qu’on a fait certaines expériences intellectuelles, on aime réellement à faire violence à ses admirations, on sent croître son estime pour ces hommes qui ne sont ni des saints, ni des stoïciens, ni des contemplateurs, mais dont les vertus modestes et la piété active sont comme la lumière mélangée d’ombres de la vallée. Ceux-là ne vous entraîneront pas dans des ravissemens sublimes et ne vous feront pas connaître le secret des profondes émotions, mais auprès d’eux vous trouverez cette sympathie de tous les jours, qui est comme le pain quotidien de l’âme, des consolations affectueuses sans cette éloquence qui vous anéantit plus qu’elle ne vous relève, et des conseils sans pitié hautaine ni dédaigneuse compassion. C’est pour toutes ces raisons, je crois, que M. George Elliott a dessiné avec tant d’amour le portrait de Dinah Morris. Dinah n’était point une de ces saintes contemplatives dont on ne peut s’approcher, et qui, sauf les heures du sermon et de l’office, n’ont aucune relation avec leurs semblables. Elle voyait les pauvres paysans et les pauvres ouvriers ailleurs que sur les places publiques où elle les prêchait, elle avait soigné leurs enfans malades, elle les avait aidés dans le besoin, elle avait veillé leurs morts. Le sacrifice actif, le dévouement pratique étaient l’âme de sa vie ; loin de renoncer à l’action ou de s’y résigner pieusement, elle la recherchait au contraire avec ardeur. En un mot, sa piété était zélée, et elle avait cru que le meilleur moyen de devenir la servante de Dieu était de se faire la servante des hommes. Elle était bonne ménagère autant qu’éloquente prêcheuse, et savait sarcir une paire de bas troués aussi habilement que convertir une âme. Un seul point était obscur dans cette remarquable personne : était-elle capable d’un amour plus terrestre que celui qui est inspiré par la charité ? Elle ne s’en jugeait pas capable elle-même, et toutes les fois qu’elle s’était interrogée en silence et qu’elle avait consulté sa Bible, une voix intérieure lui avait répondu : « Non. » C’est ce qu’elle expliqua avec une douceur charmante au jeune charpentier méthodiste Seth Bede, garçon pieux et d’une tournure d’esprit mystique, qui s’était épris d’amour pour elle. « Mon cœur n’est pas libre pour le mariage : c’est bon pour les autres femmes, et c’est un état béni que celui d’épouse et de mère ; mais tout être créé doit suivre la voie que Dieu lui a tracée. Dieu m’a appelée pour servir les autres, pour me réjouir avec ceux qui se réjouissent, et pleurer avec ceux qui pleurent… Ma vie est trop courte et l’ouvrage de Dieu est trop grand pour que je puisse songer à me construire une maison dans ce monde. Je n’ai pas tourné une oreille sourde à vos paroles, Seth, car lorsque j’ai vu que votre amour m’avait été donné, j’ai pensé que ce pouvait être un dessein de la Providence pour changer la direction de ma vie, et j’ai exposé l’affaire devant le Seigneur ; mais lorsque j’ai essayé de fixer mon esprit sur notre mariage et notre vie commune, d’autres pensées me sont venues, et j’ai vu toujours se dérouler devant ma mémoire les temps où je priais près des malades et des mourans, les heures heureuses où je prêchais, où mon cœur était rempli d’amour, et où la parole m’était donnée abondamment, et lorsque j’ai ouvert ma Bible pour trouver une direction, je suis toujours tombée sur quelque parole qui m’indiquait clairement où se trouvait mon devoir. » Ainsi ce que les chrétiens appellent la grâce domine dans le cœur de Dinah. La grâce y triomphera-t-elle toujours de la nature, et Dinah est-elle vouée au célibat par sa vocation religieuse ? Elle le croit elle-même ; mais le caractère anglais s’oppose à ce triomphe exclusif de la grâce sur la nature, et sans doute M. Elliott ne le permettra pas.

Dinah Morris fait un parfait contraste avec la seconde nièce du fermier Poyser, Esther Sorrel, familièrement appelée Hetty. Hetty avait reçu de la nature un grand don, le don de la beauté, et de tous les genres de beauté le plus rare, celui où un charme insaisissable s’allie à l’exquise régularité des traits et à l’éclat de la santé. Tous les genres de beauté ont leurs admirateurs exclusifs et partiaux, mais nul ne résiste à celui-là. Lorsque ce charme existe, la magie est irrésistible, tous les cœurs sont vaincus. Supposez un de ces visages dont la grâce ne dégénère pas en gentillesse, dont la mobilité ne dégénère pas en vivacité, dont l’expression résulte de l’harmonie générale plutôt que des passions de l’âme, avec un regard long, calme et à l’occasion attendrissant comme celui des cerfs et des antilopes, et vous aurez à peu près, autant que j’ai pu me la représenter d’après les récits de l’auteur, le portrait d’Hetty. Il n’est pas rare que ces visages qui attirent la sympathie universelle recouvrent le plus parfait néant moral, et que toutes les promesses apparentes qu’ils font au contemplateur soient autant de leurres ; mais, même lorsqu’on connaît leur profonde sécheresse, il est vain de lutter contre la sympathie qu’inspirent ces créatures privilégiées. On s’irrite contre elles, on ne peut les maudire ; on jure de les éviter, on revient toujours vers elles, et tout le monde y est pris, les plus sensés comme les plus fous des hommes. La pratique mistress Poyser, la tante d’Hetty, qui faisait profession de mépriser tous les avantages extérieurs, ne pouvait prendre sur elle de détourner les yeux de son visage. Le jeune charpentier Adam Bede, garçon judicieux et raisonnable s’il en fut, en était épris au point de sacrifier pour elle tous les avantages que son habileté dans sa profession et l’estime de ses patrons lui avaient acquis. Tout le monde aimait Hetty : depuis la simple sympathie jusqu’à l’idolâtrie, il n’était personne qui n’eût pour elle un tendre sentiment. Aimait-elle quelqu’un ? Question douteuse ; en tout cas, elle aimait deux choses : l’admiration qu’elle inspirait et les rêves dont elle se berçait, et qui s’étaient incarnés pour elle dans la personne du jeune squire Arthur Donnithorne, capitaine dans la milice du Loamshire. Une sorte d’insensibilité, d’inhumanité relative, accompagne généralement cet état de l’âme que l’auteur a parfaitement décrit : « Les jeunes âmes plongées dans cet aimable délire se soucient aussi peu de ce qui les entoure que le papillon buvant le nectar de la fleur contre laquelle il s’est collé ; elles sont isolées et protégées contre tous les appels à la sympathie par une barrière de rêves, par des regards invisibles et des bras impalpables. » Rien ne l’intéressait donc qu’elle-même, et les plus grands malheurs de ceux qui l’entouraient lui auraient arraché tout au plus un mouvement de surprise. Lorsqu’on lui apprit la mort du vieux père de son amoureux Adam Bede, elle laissa échapper une exclamation d’étonnement, puis elle retourna tranquillement continuer l’ouvrage commencé. Tout ce caractère a été vu, saisi, décrit avec une subtilité, une pénétration, une finesse dignes de tout éloge. Nous sommes forcés malgré nous de nous intéresser à cette créature si pleine d’elle-même. Elle est si désarmée dans sa vanité, si inoffensive dans sa sécheresse, elle fait le mal avec tant d’innocence, que nous ne pouvons lui en vouloir, car la sécheresse de ces natures les protège contre la méchanceté aussi puissamment qu’elle les éloigne de la bonté, et si elles causent votre malheur, ce n’est jamais directement par le fait de leur volonté, mais fatalement par le fait des sentimens qu’elles vous inspirent. C’est l’histoire d’Hetty Sorrel. Sans y songer et le plus innocemment du monde, elle se rendit criminelle, jeta pour un moment le déshonneur sur ses honnêtes parens, et brisa le cœur de l’honnête Adam Bede.

Singulier choix que celui d’Hetty pour un garçon sensé comme Adam, et qui ne vivait que pour son devoir ! Hélas ! il n’y a pas de raison qui puisse protéger contre la magie de la beauté ! Il n’est pas étonnant qu’ensorcelé comme il l’était, Adam ne put voir des défauts qui eussent été apparens dès le premier abord chez une autre, mais que personne ne voulait voir chez Hetty. « La beauté d’une jolie femme est comme la musique, dit l’auteur : que pouvons-nous dire de plus ? La beauté possède une expression supérieure à l’âme qu’elle recouvre, de même que les paroles du génie ont un sens plus profond que la pensée qui leur donna naissance. » Adam avait été vaincu par cette puissance mystérieuse qui dispose des hommes et des dieux. Ce n’était pourtant pas un caractère romanesque ni ce que nos modernes romanciers démocratiques appelleraient un artisan poétique et distingué, ce n’était pas davantage un esprit rêveur, tourné à la contemplation et à la dévotion sectaire, comme son frère Seth, le méthodiste ; c’était mieux que tout cela, car c’était un de ces robustes artisans qui sont les solides assises de la société anglaise. Il représente une chose admirable, cet Adam, et qui a fait en partie la grandeur de l’Angleterre : l’idée du travail. Pour tous les autres peuples, le travail a toujours été un frein, un châtiment, une conséquence du péché originel ; pour l’Anglais seul, il a été considéré comme une bénédiction, comme l’instrument de notre rédemption, comme la plus virile volupté qu’il soit donné à l’homme de goûter. Le travail était l’âme d’Adam, c’était sa poésie et sa religion. Il appliquait la devise des vieux moines bénédictins : laborare est orare. Dire que le travail était sa religion n’est pas une expression trop forte, car il l’estimait sans hésiter au-dessus de la prière ; ses idées à cet égard étaient d’une précision et d’une fermeté remarquables. « Il nous faut autre chose encore que l’Évangile dans le monde, répondit-il à son frère Seth, qui était trop enclin au contraire à placer la prière au-dessus du travail. Regardez les canaux, et les aqueducs, et les machines à extraire la houille, et les mécaniques d’Arkwright, qui sont là-bas à Cromford ; il faut qu’un homme sache quelque chose de plus que l’Évangile pour faire tout cela, j’imagine ! Mais à entendre ces prêcheurs, on croirait que ce que l’homme a de mieux à faire, c’est de fermer les yeux et de regarder ce qui se passe au dedans de lui. Je sais qu’un homme doit avoir dans son âme l’amour de Dieu et l’amour de la parole de Dieu. Et que dit la Bible ? Elle dit que Dieu mit son esprit dans l’ouvrier qui bâtit le tabernacle, afin de le rendre habile à sculpter le bois et à faire toutes les autres choses qui demandent une main adroite. Et c’est aussi mon opinion. L’esprit de Dieu est dans toutes les choses et dans tous les temps, pendant les jours de la semaine aussi bien que les dimanches. Dieu nous aide aussi bien par nos mains que par notre âme, et si un homme, en dehors de sa journée, trouve encore quelques bribes de temps pour bâtir à sa femme un four qui la dispense d’aller chez le boulanger, ou gratte son jardin de manière à lui faire rendre deux pommes de terre au lieu d’une, il fait plus de bien et il est moins loin de Dieu que s’il vagabonde à la suite de quelque prédicateur, et qu’il s’abêtisse à nasiller et à marmotter des prières. »

Voilà le personnage favori de M. Elliott : un artisan pratique, courageux et loyal, qui aime ardemment son métier et accomplit bravement son devoir. L’auteur l’installe hardiment à côté des brillans héros de roman, et réclame en son nom droit d’entrée pour la commune honnêteté dans les domaines de l’art. Adam Bede avait-il droit à cet honneur ? — Non, répondrait quelque pédant, gardien entêté de quelque système de sublime et inflexible esthétique, car ce personnage, tel qu’il nous est présenté, viole une des principales règles de l’art. Ses sentimens n’ont rien de commun, mais ils sont cependant en parfait rapport avec son métier et sa condition. Adam Bede est bien là où il est ; on ne lui voudrait pas une autre place. Il n’y a aucun contraste entre sa nature et sa condition. — Nous laisserons dire cet entêté pédant, et nous écouterons de préférence M. Elliott expliquant la moralité de ce caractère et les raisons qui le lui rendent cher. Il l’aime parce que c’est un de ces hommes qui font humblement et modestement la grosse besogne de ce monde, un de ces hommes sans lesquels la terre serait moins verte qu’elle ne l’est. Si l’art, nous dirait-il, a toujours aimé à s’emparer du soldat idolâtre de son sanglant métier, pourquoi n’accepterait-il pas l’artisan qui aime ses outils comme des armes, et son état comme le champ de bataille de sa destinée ?


« Adam, comme vous voyez, n’était pas un homme merveilleux » ni, à proprement parler, un génie ; cependant je ne veux pas prétendre qu’il fût un caractère ordinaire parmi les ouvriers, et il serait faux de conclure que le premier venu que vous rencontrerez avec un panier d’outils sur l’épaule et un bonnet en papier sur la tête a la vigoureuse conscience, le vigoureux bon sens, et ce mélange de sensibilité et de fermeté qui caractérisaient notre ami Adam. Adam n’était pas un homme ordinaire. Cependant ses égaux se rencontrent en assez bon nombre dans chaque génération de nos artisans des campagnes. Ils naissent avec un héritage d’affection maintenu par une vie simple, vie de besoins communs et d’industrie commune, avec un héritage de facultés exercées par un habile et courageux travail ; ils font leur chemin rarement comme hommes de génie, plus communément comme honnêtes gens prenant de la peine, mettant tous leurs soins et toute leur conscience à faire bien les tâches qui leur sont confiées. Leurs vies n’ont pas eu d’écho au-delà de leur voisinage ; mais vous êtes sûrs de trouver presque toujours dans le lieu qu’ils habitaient leur nom associé pendant une ou deux générations après leur mort à quelque bout de route excellente, à quelque édifice, à quelque nouvel emploi d’un produit minéral, à quelque progrès agricole, à quelque réforme des abus de la paroisse. Ceux qui les employaient sont devenus plus riches par eux, l’ouvrage sorti de leurs mains a fait boa usage, l’œuvre de leur intelligence a bien guidé les mains des autres ouvriers. Ils ont passé leur jeunesse en gilet de laine et en bonnet de papier, en vestes noircies par la poussière de charbon et tachées de chaux et de peinture ; dans leur vieillesse, leurs têtes blanches se dressent aux places d’honneur à l’église et au marché, et durant les soirs d’hiver, assis autour de leurs foyers brillans, ils racontent à leurs fils et à leurs filles vêtus d’habillemens cossus combien ils se sentirent heureux lorsque, pour la première fois, ils gagnèrent leurs deux pence par jour. Il en est d’autres qui meurent pauvres et qui ne posent pas la veste de l’ouvrier de toute la semaine : ils n’ont jamais eu l’art de devenir riches ; mais ce sont des hommes auxquels on peut se confier, et lorsqu’ils meurent avant d’avoir fourni leur carrière de travailleur, c’est comme si une vis principale venait à manquer subitement dans une machine : le maître qui les employait dit : « Où trouverai-je son pareil ? »


M. Elliott, comme on le voit, tient à ne rien exagérer et à rester scrupuleusement fidèle à la réalité. Il est vraiment étonnant de remarquer toutes les peines singulières qu’il se donne pour faire rentrer les caractères qu’il nous présente sous la loi commune. Il ne fait sortir ses héros de la foule que pour les y replonger à l’instant. S’il aperçoit en eux une qualité exceptionnelle, il se gardera bien de la mettre en relief et de l’agrandir ; au contraire, tout aussitôt il l’atténuera, la diminuera par quelque qualité ordinaire ou même négative. Il évite la grandeur avec autant de soin que d’autres la recherchent. Presque tous les caractères qu’il a mis en scène ont un côté par lequel ils sortent de la loi commune et pouvaient devenir des types : la ferveur religieuse de Dinah, la sécheresse d’Hetty, la volupté du travail chez Adam Bede. L’auteur n’a pas voulu faire triompher ces qualités et ces défauts au détriment des autres. Il lui aurait fallu pour cela supprimer trop de nuances, renoncer à trop de détails. Ce qui est plus singulier, c’est que ces scrupules semblent le suivre sur un autre terrain que le terrain littéraire : je veux dire le terrain de la religion et de la foi. De même qu’il évite de donner de la grandeur à ses personnages, il évite de donner à ses opinions religieuses une expression trop éclatante. On dirait qu’il n’a qu’en médiocre estime l’ardeur religieuse et l’aspiration violente de l’àme vers la vérité. Il a un certain dédain, qu’il n’est pas parvenu à cacher, pour Seth Bede le mystique, qui n’apparaît qu’au second plan, comme un personnage presque inutile, et trop occupé des choses du ciel pour prendre part à une action qui se passe sur la terre. La ferveur religieuse de Dinah Morris ne lui plail qu’à demi. On distingue assez bien qu’il la regarderait comme une monstruosité, si elle devait se développer au détriment des autres facultés de l’âme, et si elle ne devait pas finir par conclure une alliance avec la nature. Le sentiment qui domine dans le livre est celui de la tolérance, aussi bien dans les choses divines que dans les choses humaines. L’auteur ne fulmine pas contre les dissidens au nom de l’anglicanisme, et il semble avoir en partie créé le caractère de Dinah Morris pour prouver qu’une pieuse méthodiste pouvait être, quoique hétérodoxe, un instrument de salut et une source de consolation pour les âmes qui l’approchaient. Il ne paraît pas avoir un goût bien vif pour le prosélytisme, ni pour les clergy-men trop zélés qui pratiquent ce qu’on peut appeler la religion offensive ; il préfère les ministres partisans de la religion défensive, qui conseillent leurs paroissiens et ne les damnent pas, qui laissent en paix leurs ouailles dans le bonheur et les assistent dans le malheur. Il y a un ministre dans le roman, le respectable M. Irwine, pour lequel l’auteur a une prédilection particulière, et qui résume certainement la plus grande partie de ses idées sur les devoirs d’un clergyman. Eh bien ! M. Irwine n’est ni un homme zélé pour la religion ni un homme d’un grande charité. Toutes ses vertus sont fort médiocres : il n’aime pas plus à être dérangé qu’à déranger les autres, et, pour tout dire, il a une pointe d’égoïsme très marquée ; mais s’il n’a pas les vertus réformatrices, il a les vertus conservatrices de la société, celles qui font supporter ses abus et qui les rendent tolérables. C’est en effet une question de savoir quel est celui qui remplit le mieux son devoir dans ce-monde, de celui qui nous apprend à haïr les maux dont nous souffrons, ou de celui qui nous aide à les supporter gaiement. Par sa prédilection pour M. Irwine, l’auteur se déclare le partisan des vieux anglicans, qui portaient dans la religion plus de bonhomie que de zèle. L’ardeur religieuse est en effet de date récente dans l’anglicanisme, et jusqu’à nos jours les ministres de l’église établie l’avaient volontiers laissée aux prédicateurs dissidens ; ce n’est que de notre temps que les caractères ardens, tourmentés, zélés, fanatiques, ont fait leur apparition au sein de ce très sociable clergé. Les pensées de l’auteur sont trop remarquables à cet égard pour que nous nous dispensions de transcrire quelques-uns des traits du caractère de M. Irwine, qui donneront au lecteur une idée de cette modération pieuse qui ressemble à première vue à une quasi-tiédeur et de ce que j’appellerai le réalisme religieux, de M. Elliott.


« Je reviens à M. Irwine, car je désire que vous vous sentiez pour lui une parfaite bienveillance, si loin qu’il soit de satisfaire vos exigences relativement au caractère ecclésiastique. Peut-être pensez-vous qu’il n’était pas, comme il aurait dû l’être, une vivante démonstration des bienfaits attachés à une église nationale ? Cependant, je ne suis pas très sûr de cela ; je sais au moins avec certitude que les gens de Bromton et d’Hayslope auraient été très chagrinés d’être séparés de leur ministre, et qu’à son approche bien des figures s’épanouissaient. Jusqu’à ce qu’il me soit prouvé que la haine est pour l’âme une meilleure chose que l’amour, je dois croire que l’influence de M. Irwine dans sa paroisse était plus salutaire que celle du zélé M. Ryde, qui vint à Hayslope vingt ans plus tard, lorsque M. Irwine eut été réuni à ses pères. Il est vrai que M. Ryde insistait fortement sur les doctriues de la réformation, visitait souvent ses ouailles dans leurs demeures, s’élevait avec sévérité contre les abominations de la chair, et mit un terme’aux promenades des chanteurs dans l’église en temps de Noël, sous prétexte que ces divertissemens poussaient à l’ivrognerie et traitaient trop légèrement les choses saintes ; mais je tiens d’Adam Bede, que je consultai à ce sujet dans ses vieux jours, que peu de cleryymen étaient moins heureux que M. Ryde dans l’art de gagner les cœurs de leurs paroissiens. Ceux de M. Ryde gagnèrent à ses prédications une bonne quantité de notions touchant la doctrine, si bien que tous les fidèles au-dessous de cinquante ans commencèrent à distinguer ce qui dans la religion appartenait ou n’appartenait pas exactement à l’Évangile, absolument comme s’ils étaient nés et qu’ils eussent été élevés parmi les dissidens. Aussi quelque temps après son arrivée y eut-il un mouvement quasi-religieux dans ce tranquille district rural ; mais, disait Adam, j’ai vu clairement, depuis ma jeunesse, que la religion est quelque chose de plus que les doctrines. Il en est des théories en religion comme en mathématiques : un homme peut être très capable de faire des problèmes de tête devant son feu et en fumant sa pipe tranquillement ; mais s’il veut les appliquer à une machine ou à un bâtiment, il faut qu’il prenne une volonté et une résolution, et qu’il renonce un peu à ses propres aises. Ce ne sont pas les théories qui font marcher droit les choses, ce sont les sentimens. Peu à peu la congrégation commença à se refroidir, et les gens à mal parler de M. Ryde. Je crois qu’il voulait le bien au fond ; malheureusement il avait le caractère aigre, et liardait et disputait avec les gens qui travaillaient pour lui, de sorte que ses prédications, accommodées à cette sauce, ne paraissaient pas appétissantes. Et il lui fallait être le lord-juge de la paroisse et punir les gens qui se conduisaient mal. Il les malmenait du haut de la chaire comme s’il eût été un méthodiste, et cependant il ne pouvait pas souffrir les dissidens, et il était beaucoup plus courroucé contre eux que ne l’était M. Irwine. Il était très savant sur les doctrines, et avait coutume de les appeler le boulevard de la réformation ; mais je me suis toujours défié de cette science, qui ne rend pas les gens plus sages et plus raisonnables dans leurs affaires. Maintenant M. Irwvine était aussi différent de lui que possible. Il était si vif ! Il comprenait en une minute ce que vous vouliez lui dire ; il connaissait tout ce qui concernait le métier, et était capable d’apprécier si vous aviez fait de bonne besogne. Et il se comportait aussi poliment avec les fermiers, les vieilles femmes et les laboureurs qu’avec la gentry. On ne le voyait pas grogner et se mêler de ce qui ne le regardait pas, ni jouer à l’empereur. Ah ! c’était un aussi bel homme qu’il était possible, et si bon pour sa mère et ses sœurs !… La pauvre miss Anne qui était toujours malade, il s’occupait d’elle plus que du monde entier. Il n’y avait pas une âme dans la paroisse qui eût un mot à dire contre lui, et ses domestiques restaient à son service jusqu’à ce qu’ils fussent si vieux et si cassés qu’il fallait louer d’autres personnes pour faire leur ouvrage. »

J’ai essayé autant que possible de faire comprendre l’esprit du livre, la manière de penser de l’auteur sur l’art et le monde, qui est beaucoup plus importante que les aventures de ses héros. Un tel livre résiste à la dissection, et perdrait sous une sèche analyse tout son éclat et tout son parfum. La beauté propre à ce livre ne peut s’expliquer par une analyse, car elle réside précisément dans ce que l’analyse est obligée de dédaigner, dans l’abondance des détails, la multiplicité des petits faits. C’est un livre composé de nuances. L’histoire que M. Elliott a racontée dans ces trois longs volumes est d’une simplicité extrême ; mais l’auteur, on peut le dire, a épuisé toutes les richesses de la réalité. Il nous fait suivre tous les pas de ses personnages, il nous fait assister à toutes les délibérations de leur volonté. Il n’y a pas une de leurs pensées, un de leurs rêves, une de leurs hésitations qu’il ait laissé échapper. Il est curieux de voir dans son livre, par l’enroulement des incidens et les péripéties pour ainsi dire insaisissables de l’existence monotone de chaque jour, comment nous faisons nous-mêmes notre destinée sans nous en apercevoir, comment nous construisons librement cet échafaudage de fatalité contre lequel nous nous révoltons plus tard et qui est notre œuvre, avec quelle innocence et quelle candeur nous préparons notre ruine ! Oui, tout cela a été préparé librement, et pourtant toute la prudence du monde n’aurait pu l’éviter ; nous sommes les esclaves de notre liberté, nous sommes les victimes de nos vertus comme de nos vices. L’homme n’a qu’un instant pour choisir, dira quelque sage trop stoïque, et cet instant passé, notre choix est irrévocable. — Cela est fort bien raisonné, ô sage stoïque ! mais quoi ! si le choix n’existait pas dans le fait que nous nous reprochons, s’il paraissait aussi indifférent de le faire ou de ne pas le faire, qu’il est indifférent de lever le bras ou de le laisser tomber ? Quand nous étudions minutieusement le spectacle que nous présente le monde, nous nous sentons pénétrés d’une grande bienveillance, et nous ne sommes plus portés à accuser et à haïr. Nous comprenons tout, nous excusons et nous pardonnons tout, nous ne nous sentons plus d’ennemis. Un optimisme souriant et triste remplace les noires rêveries et le pessimisme misanthropique, et nous nous disons qu’en définitive tout est bien, et qu’il n’y a de mauvais que l’irréparable. C’est cette leçon d’indulgence et de sympathie qui ressort du livre de M. Elliott, et que le sort compatissant apprit au héros de son histoire. Adam Bede était un jeune homme sage et pratique, dont toutes les actions même les plus insignifiantes étaient calculées, dont toutes les paroles étaient pesées, et cependant toute cette sagesse ne l’empêcha point de devenir amoureux de la belle Hetty Sorrel. Hetty fut séduite, innocemment séduite par le meilleur ami d’Adam, si le nom d’ami peut être employé pour exprimer les relations affectueuses entre deux personnes de conditions aussi différentes que le charpentier Adam Bede et le aquirc Arthur Donnithorne. Elle fut séduite et se rendit coupable du crime d’infanticide. Le cœur d’Adam fut déchiré, et pendant longtemps il lui sembla qu’il ne serait jamais guéri, et que sa blessure saignerait toujours. Il ne voulut pas d’abord de consolations, et lorsque son bon vieil ami, le maître d’école du village, l’exhorta à prendre courage, en l’assurant qu’un bien sortirait infailliblement de ce mal, il se révolta avec fierté et refusa de le croire. Son sens moral blessé lui dicta même quelques paroles d’une colère éloquente : « Le bien en sortira ! Vraiment, cela corrige-t-il le mal ? Sa ruine à elle ne peut être défaite. Je déteste cette manière de parler des gens, comme s’il y avait moyen de corriger tout ce qui arrive ! Il aurait mieux valu qu’ils pensassent que le mal qu’ils font ne pourra jamais être corrigé. Lorsqu’un homme a ruiné la vie de son semblable, il n’a aucun droit de se consoler en songeant que le bien peut en sortir. » Mais la nature qui veille sur nous n’a pas des sentimens aussi stoïques que ceux d’Adam, et se charge toujours de donner raison au consolant axiome du maître d’école. Sur les ruines de cet amour, un nouvel amour germa et prit naissance. Dinali Morris ne put contempler sans tendresse tant de souffrances si dignement supportées, elle sentit cette vocation religieuse qu’elle avait crue irrésistible s’amollir sous l’influence de la nature, et un jour elle mit sa main tremblante dans celle d’Adam.

Voilà toute l’histoire, elle est simple, comme vous voyez, et peut se raconter en quelques mots ; cependant l’auteur l’a déroulée en trois volumes sans crainte d’ennuyer le lecteur. Ce roman nous a fait éprouver une sensation que notre époque moderne fait rarement éprouver, la sensation délicieuse de la lenteur, cette fille du loisir aujourd’hui disparue du monde. Lire ce livre, c’est en quelque sorte faire une longue promenade solitaire au fond des bois, ou regarder pendant des heures du haut de sa fenêtre le même monotone spectacle, sans se soucier du temps qui fuit. Adam Bede ressemble tout à fait à cet ancien loisir dont l’auteur a si bien parlé, qui est parti avec les anciennes méthodes de travail et de pensée, qui remplissait l’ânie sans l’enfiévrer, et la laissait contente des premières impressions venues. Ce loisir connaissait la rêverie et ne connaissait pas la tristesse, il connaissait le travail et ne connaissait pas l’empressement fiévreux. Il ne se lassait pas de voir les mêmes visages, les mêmes spectacles, d’entendre les mêmes accens. Oh ! comme il était aimable, et combien est aimable aussi le livre minutieux et charmant qui nous en a reproduit l’image ! C’est une lecture rafraîchissante, et l’apologie que l’auteur fait de ce vieux loisir est aussi la meilleure apologie que le critique puisse présenter d’Adam Bede. « Ne soyez pas sévère pour lui, lecteur, et ne le jugez pas d’après notre critérium moderne ; il n’a jamais fréquenté Exeter-Hall, assisté aux sermons d’un prédicateur populaire, lu les Traités pour le temps présent et le Sarlor resarlus. »

Adam Bede est un réquisitoire modéré et bienveillant, mais enfin un réquisitoire contre la beauté, l’imagination, la vie idéale, un plaidoyer en faveur de la médiocrité, des vertus modestes et de la vie obscure. L’auteur semble surtout poursuivre la beauté avec un acharnement chrétien tout à fait particulier. On dirait qu’il la considère comme un don qui n’a rien de divin, comme un don simple de la nature en opposition avec les dons de la grâce. — C’est un don fatal, qui ne porte pas bonheur, dirait-il, s’il osait parler haut, et sur lequel la malédiction de Dieu est étendue. Songez à tout ce que ce funeste privilège engendre de péchés et de désirs du péché, de souffrances et de douleurs de tout genre. C’est, après le génie, la source la plus féconde en misères et en humiliations. La beauté semblerait faite pour une vie menée dans des conditions idéales ; mais hélas ! l’idéal n’est pas de ce monde, et il faut nous contenter d’une vie réelle et modeste avec laquelle la laideur est en plus parfaite harmonie. Poètes, artistes, amans, reconnaissez donc la moralité de la laideur, de la médiocrité, et le rôle bienfaisant que les vertus modestes jouent dans le monde. Et après tout qu’importe la beauté, puisque la vie est faite pour l’action et non pour le désir ? Telle est la doctrine littéraire que l’auteur a prèchée durant trois volumes. Peut-être a-t-il raison ; en tout cas, nous lui accorderons que sa manière de voir aurait rempli de bonheur la pratique Marthe du Nouveau-Testament. Nous approuvons la doctrine de l’auteur sans la partager, car toutes nos préférences sont naturellement tournées vers la doctrine opposée, qui est représentée dans l’Évangile par Marie, vers la doctrine de la contemplation, de l’idéal. Et de crainte que M. Elliott ne nous accuse trop vite de professer une doctrine trop peu chrétienne, nous lui rappellerons que Jésus-Christ lui-même semble avoir pensé comme nous, et donné la préférence à la contemplation sur l’activité pratique, au désir violent qui conquiert le royaume des cieux sur la modestie aisément satisfaite des conditions de la terre.


EMILE MONTEGUT.

  1. Voyez la Revue du 15 mai 1858.