Le Roman du prince Othon/Livre premier/Chapitre III


CHAPITRE III

OÙ LE PRINCE CONSOLE L’ÂGE ET LA BEAUTÉ, ET PRÊCHE LA DISCRÉTION EN MATIÈRE D’AMOUR


Le prince sortit de bon matin : à l’heure du premier concert des oiseaux, de l’air paisible et pur, des ombres qui s’allongent démesurément sous les rayons obliques du soleil. Pour qui a passé une mauvaise nuit, la fraîcheur de cette heure est tonique et vivifiante. Gagner une marche sur ses semblables endormis, être l’Adam de ce nouveau jour, cela lui calmait et lui fortifiait l’esprit : le prince, respirant avec force et s’arrêtant de temps à autre, se mit à marcher de compagnie avec son ombre à travers la rosée des champs, et il se sentit tout réjoui.

Un sentier longé par un treillis menait au vallon de la rivière ; il s’y engagea. Cette rivière n’était qu’un torrent de montagne, désordonné et écumant. Tout près de la ferme, en cascade semblable à une blanche touffe de crins entremêlés, elle sautait un petit précipice, pour tomber, pressée, tourbillonnante, dans le bassin qu’elle s’était creusé. Jusque vers le milieu de ce petit lac s’avançait un rocher qui d’un côté s’abaissait en promontoire ; ce fut là qu’Othon grimpa et s’assit pour réfléchir.

Bientôt le soleil perça le rideau de branches et de jeune feuillage qui formait une sorte de berceau de verdure au-dessus de la cascade, et les éclats dorés et les ombres fuyantes vinrent marbrer la surface du creux. Les dards de lumière plongeaient profondément dans le sein de l’onde tremblante, et une pointe, scintillante comme un diamant, s’alluma au milieu du tourbillon. L’air devenait chaud là où s’attardait Othon ; chaud et capiteux. Les rayons se balançaient, s’entrelaçaient sur la surface mobile de l’eau ; leurs reflets papillonnaient sur le rocher, et la cascade agitait l’air autour d’elle comme un rideau flottant.

Othon, fatigué par sa nuit blanche, harcelé par les horribles fantômes du remords et de la jalousie, se prit d’amour, soudain, pour ce coin rempli d’échos, diapré de soleil et d’ombre. Blotti, embrassant ses genoux, plongé dans une espèce d’extase, il regardait, admirant, s’émerveillant, se perdant parmi ses vagues pensées. Rien n’irrite aussi vraisemblablement les façons du libre arbitre, que cet émoi inconscient avec lequel, tout en suivant à l’aveugle les lois fluides, un cours d’eau lutte contre les obstacles. C’est en tous points la comédie de l’homme et du destin. Absorbé dans le spectacle de cette réitération constante, Othon descendit par degrés dans une égale profondeur de somnolence et de philosophie : Prince et Onde, tous deux heurtés dans le cours de leurs desseins, emprisonnés tous deux par quelque influence intangible dans un petit coin du monde. Prince et Onde, futiles l’un et l’autre au suprême degré dans la cosmologie des hommes. Onde et Prince : Prince et Onde…

Il sommeillait déjà depuis quelque temps, sans doute, quand le son d’une voix le rappela à lui. — Monsieur… disait-elle. Il se retourna et vit la fille du fermier qui, du bord de l’eau, et tout effrayée de sa propre hardiesse, lui faisait timidement signe. C’était une bonne et honnête fille, florissante de santé, heureuse, vertueuse. Belle de cette beauté que donnent le bonheur et la santé, sa confusion lui prêtait pour le moment un charme de plus.

Othon se leva, et, s’approchant d’elle : — Bonjour, dit-il. Je me suis levé de bonne heure… Je rêvais.

— Oh ! Monseigneur, s’écria la jeune fille. Je viens vous supplier d’épargner mon père, car je puis assurer Votre Altesse que s’il avait su qui vous étiez il se serait coupé la langue plutôt. Et Fritz aussi. Comme il s’est conduit ! Mais moi je me doutais bien de quelque chose, et ce matin je m’en fus droit à l’écurie, et qu’est-ce que je vois ?… La couronne de Votre Altesse sur l’étrier ! Mais, oh ! Monseigneur, je me suis bien dit que pour sûr vous les épargneriez : car ils étaient innocents comme des agneaux.

— Ma chère, dit Othon, à la fois amusé et flatté, vous vous méprenez. C’est moi qui fus dans mon tort ; je n’aurais pas dû taire mon nom, et amener ces messieurs à parler de moi. Et c’est moi qui vous supplie de vouloir bien garder mon secret et ne pas révéler mon manque de courtoisie. Quant à redouter ma vengeance, vos parents sont en toute sûreté en Gérolstein ; même sur mon propre territoire, vous devez bien le savoir, je n’ai aucune puissance.

— Oh ! Monseigneur, dit-elle, avec une révérence, on ne peut pas dire cela : les piqueurs se feraient tuer pour vous.

— Heureux prince ! dit Othon. Mais, bien que vous soyez trop polie pour l’avouer, vous avez eu plus d’une occasion d’apprendre que je ne suis qu’une vaine parade. Pas plus tard qu’hier soir on nous l’a clairement affirmé. Voyez-vous cette ombre mobile sur ce rocher ? Le prince Othon, je le crains fort, n’est que l’ombre qui danse, et le rocher solide s’appelle Gondremark. Ah ! si vos parents s’étaient attaqués à Gondremark !… Mais, heureusement, le plus jeune est un de ses admirateurs. Et quant à cet excellent vieillard, Monsieur votre père, c’est un homme sage. Il parle admirablement, et je parierais gros que c’est, de plus, un honnête homme.

— Oh ! pour honnête, Votre Altesse, oui, il est honnête. Et Fritz ne l’est pas moins. Tout ce qu’ils en ont dit, ce n’était que jaseries et sornettes. Quand les gens de la campagne, voyez-vous, se mettent à caqueter, ce n’est que pour rire. Ils ne songent pas à ce qu’ils disent, c’est moi qui vous le certifie. À la ferme voisine, si vous y alliez, vous en entendriez autant sur le compte de mon père.

— Nenni, nenni ! interrompit Othon, vous allez trop vite : tout ce qui a été dit contre le prince…

— Oh ! c’était une honte ! s’écria la fille.

— Non pas, répliqua Othon ; c’était la vérité. Hélas ! oui, la vérité. Je suis bien tel qu’ils m’ont dépeint, bien tel… et pire encore.

— Ah ! par exemple ! s’écria Ottilie. Est-ce comme cela que vous agissez ? Ma foi, vous ne feriez qu’un pauvre soldat ! Moi, qu’on m’accuse, je ne me laisse pas faire : je réponds, moi ; ça ne fait ni une ni deux, et j’ai la langue bien pendue… Oh ! je me défends, allez ! Je ne laisserais reconnaître mon tort par personne, pas même si je l’avais sur le front. Voilà comment il faut faire, si vous voulez qu’on vous respecte. Mais, vrai, je n’ai jamais entendu pareille sottise… on dirait que vous êtes honteux. Vous êtes chauve aussi, peut-être ?

Othon ne put s’empêcher de rire. — Oh ! j’abandonne celle-là ; non, je ne suis pas chauve.

— Et bon ? Allons, voyons, vous savez bien que vous l’êtes, bon ; je vous forcerai à le dire… Votre Altesse, je vous demande humblement pardon, c’est sans vouloir vous manquer de respect. Et puis, au fond, vous savez que vous l’êtes.

— À cela que dois-je répondre ? Vous êtes cuisinière, et vous faites même une cuisine excellente (je saisis l’occasion pour vous remercier de ce ragoût). Eh bien, n’avez-vous jamais vu de bonnes choses si diaboliquement accommodées par une cuisine inepte, que personne ne pouvait manger le fricot ? Voilà mon cas, ma chère. Je suis tout plein de bons ingrédients, mais le plat ne vaut rien. Je suis, je vous le donne en un mot… du sucre dans la salade.

— Cela m’est égal, vous êtes bon ! répéta en rougissant la jeune fille, un peu mortifiée de n’avoir pu comprendre.

— Une chose au moins est claire, répliqua Othon, c’est que vous êtes bonne, vous.

— Ah ! voilà bien ce qu’ils disaient tous de vous, dit Ottilie, moralisant. Quelle langue pour enjôler les gens ! Quelle langue de flatteur !

Le prince se prit à rire d’un petit air satisfait :

— Oh ! mais vous oubliez, dit-il, que je suis un homme tout à fait passé !

— À vous entendre on vous prendrait pour un enfant, et, prince ou non, si vous veniez me déranger à ma cuisine, je vous attacherais un torchon aux basques… Bonté Divine ! ajouta-t-elle, se reprenant, il faut espérer que Votre Altesse me pardonnera. Ma foi, je ne peux jamais m’en souvenir !

— Ni moi non plus, dit Othon, et voilà justement ce qu’on me reproche.

Ils avaient en ce moment tout l’air d’un couple amoureux ; le grondement de la chute d’eau les forçait, il est vrai, d’élever la voix au-dessus du diapason ordinaire des amoureux, mais, à quelque observateur jaloux les épiant d’en haut, leur gaieté et leur rapprochement pouvaient facilement donner de l’ombrage.

Une voix rude, venant d’un buisson de ronces, se mit à appeler Ottilie par son nom. Elle pâlit : — C’est Fritz, dit-elle ; il faut que je parte.

— Partez donc, ma chère. Inutile de vous dire : partez en paix, car vous avez, je crois, découvert que de près je ne suis pas fort à craindre. Et, d’un très beau geste, le prince la congédia ; sur quoi mademoiselle Ottilie, en quelques bonds, remonta la rive et disparut dans le fourré, s’arrêtant seulement un instant pour lui tirer une petite révérence, toute rougissante de s’apercevoir que, dans ce court intervalle, elle avait encore une fois oublié la qualité de l’étranger.

Othon s’en retourna à son promontoire rocheux ; mais son humeur était changée. Maintenant le soleil versait la lumière plus d’aplomb sur le petit lac, et, à la surface, l’eau blonde et jaillissante, l’azur du ciel, le vert doré du jeune feuillage, dansaient en arabesques chatoyantes. Les tourbillons riaient et s’illuminaient de teintes prismatiques. L’âme du prince commençait à être troublée par la beauté de ce vallon situé si près de ses frontières ; si près, mais au delà ! Jamais il n’avait connu la joie de la possession dans aucune des mille et une choses belles et curieuses qui étaient à lui, mais à ce moment il se sentait envieux du bien d’un autre. Ce n’était, à la vérité, qu’une envie souriante, une envie d’amateur, mais enfin elle était là : c’était la passion d’Achab pour les vignes, en petit. Et il eut un soulagement quand parut sur la scène M. Killian lui-même.

— J’espère, Monsieur, commença le vieux fermier, que vous avez bien dormi sous mon simple toit ?

Othon évita la question : — Je suis, dit-il, en train d’admirer le site charmant qu’il est de votre privilège d’habiter.

— Oui, c’est champêtre, répondit M. Gottesheim, jetant à l’entour un regard de satisfaction. Oui, c’est un petit coin bien champêtre. Et il y a là, du côté de l’ouest, une terre excellente, grasse, un terrain excellent, bien profond. Je voudrais vous faire voir mon blé dans les dix arpents. Non, il n’y a pas une ferme en Grunewald, et bien peu en Gérolstein, qui vaillent la ferme de la Rivière. Les unes rendent soixante (c’est ce que je me dis, tout en semant), les unes rendent soixante, d’autres soixante-dix, d’autres encore la centaine… et chez, moi cent vingt ! Mais cela, Monsieur, dépend en partie du fermier.

— Et la rivière est poissonneuse ?

— Un véritable vivier. Même ici il ferait bon flâner, si l’on avait loisir, avec cette eau qui tambourine dans son bassin noir, et toute cette verdure enguirlandant les rochers… Et voyez un peu, jusqu’aux cailloux du bon Dieu, ne dirait-on pas de l’or et des pierres précieuses ? Mais, Monsieur, vous en êtes déjà à l’âge où, si je puis me permettre l’observation, vous devriez commencer à craindre les rhumatismes. De trente à quarante, c’est, pour ainsi dire, le temps de leurs semailles, et il fait froid et humide à se promener de si bon matin avec l’estomac vide. Prenez mon humble avis, Monsieur, et marchons.

— De tout mon cœur, répondit gravement Othon. Et tout en marchant : Ainsi donc, continua-t-il, vous avez vécu ici toute votre vie ?

— Ici, je suis né ; et je voudrais pouvoir dire : ici je mourrai. Mais la fortune, Monsieur, c’est la fortune qui fait tourner la roue ! On la dit aveugle, mais j’aime plutôt penser qu’elle voit un peu plus loin que nous. Mon grand-père, mon père, et moi, nous avons tous labouré dans ces arpents : mes sillons suivent la trace des leurs. Leurs noms et le mien se voient sur le banc du jardin : deux Killians et un Johann… Oui, Monsieur, dans mon vieux jardin, des hommes de bien se sont préparés, pour la grande transformation. Je crois encore voir mon vieux père, le brave homme, avec son bonnet de coton, en faire le tour pour tout voir une bonne dernière fois. « Killian, me dit-il, vois-tu la fumée de mon tabac ? Eh bien, voilà la vie !… » C’était sa dernière pipe, et je crois qu’il le savait. Et ce devait être une chose étrange, sans doute, que de laisser là les arbres qu’il avait plantés, le fils qu’il avait engendré, même la vieille pipe en tête de turc qu’il avait fumée depuis qu’il était jeune gars et s’en allait courtiser son amoureuse. Mais ici-bas nous n’avons pas de demeure stable. Quant à ce qui est de l’éternelle, il est consolant de songer que nous avons d’autres mérites que les nôtres sur quoi compter. Et pourtant vous ne sauriez croire comme l’idée de mourir dans un lit étranger me chagrine le cœur.

— Vous faut-il donc vous y résoudre ? Et pour quelle raison ? demanda Othon.

— La raison ? On va vendre la ferme ; trois mille écus, répondit M. Gottesheim. Si c’avait été le tiers, je puis dire sans me vanter qu’avec mes épargnes et mon crédit j’aurais pu trouver la somme. Mais trois mille,… à moins d’avoir une chance étonnante, et que le nouveau propriétaire ne me retienne sur la ferme, il ne me reste plus qu’à déménager.

À cette nouvelle Othon sentit redoubler sa fantaisie pour l’endroit, fantaisie à laquelle vinrent se mêler de nouveaux sentiments. Si tout ce qu’il apprenait était exact, Grunewald menaçait de devenir assez malsain pour un prince régnant. Il pourrait être sage de se préparer un asile ; et quel ermitage plus charmant pouvait-on concevoir ? M. Gottesheim, de plus, avait évoqué sa sympathie. Tout homme, au fin fond de son cœur, aime assez à jouer le rôle de génie bienfaisant. Paraître sur la scène au bon moment, pour prêter aide au vieux fermier qui l’avait si fort maltraité en paroles, cela sembla au prince l’idéal d’une belle revanche. À cette perspective ses idées se ranimèrent, et il recommença à se considérer lui-même avec quelque respect.

— Je crois, dit-il, pouvoir vous trouver un acheteur ; quelqu’un qui serait heureux de continuer à profiter de votre expérience.

— Est-il possible, Monsieur ! s’écria le vieux. Ah ! je vous serais fièrement obligé ; car je commence à voir qu’un homme a beau s’exercer toute sa vie à la résignation, c’est comme la médecine : au bout du compte on ne réussit jamais à s’y faire.

— S’il vous convient de faire préparer le contrat, vous pouvez même grever l’acheteur de votre intérêt personnel, dit Othon, pour que l’usufruit vous en soit assuré pour la vie.

— Votre ami, hasarda Killian, votre ami, il ne voudrait pas sans doute laisser aussi les droits de réversion ?… Fritz est un bon gars.

— Fritz est jeune, dit froidement le prince. Qu’il s’obtienne une position par ses efforts, et non par héritage.

Mais M. Gottesheim reprit avec insistance : — Il y a longtemps qu’il travaille sur cette ferme, Monsieur, et, à mon âge avancé (car j’aurai septante-huit ans, vienne la moisson), cela pourrait causer de l’embarras au propriétaire, de ne savoir qui mettre à ma place. Pouvoir compter sur Fritz, cela serait toujours un souci d’évité. Je crois pouvoir dire qu’il se laisserait tenter par une situation permanente.

— Le jeune homme a des idées subversives, répliqua Othon.

— Peut-être, cependant l’acheteur… recommença Killian.

L’impatience alluma une légère rougeur sur la joue d’Othon : — L’acheteur, dit-il, c’est moi.

— C’est ce que j’aurais dû deviner, répondit le vieillard, en saluant avec une dignité obséquieuse. Vous avez rendu un vieux paysan bien heureux, et je puis dire, en vérité, qu’à mon insu j’ai donné l’hospitalité à un ange. Monsieur, si seulement les grands de ce monde (et par ces mots j’entends ceux dont la position est puissante) avaient le cœur placé comme vous, que de foyers se rallumeraient, que de pauvres gens retrouveraient des chansons !

— Il ne faut pas juger trop sévèrement, Monsieur, dit Othon ; nous avons tous nos faiblesses.

— Cela est bien vrai, fit M. Gottesheim avec onction. Et sous quel nom dois-je connaître mon généreux propriétaire ?

Le double souvenir d’un voyageur anglais qu’il avait, la semaine auparavant, reçu à la cour, et d’un vieux chenapan de la même nation que dans sa jeunesse il avait connu, vint fort à propos à l’aide du prince. — Je m’appelle Transome, répondit-il. Je suis un voyageur anglais. C’est aujourd’hui mardi. Jeudi, avant midi, l’argent sera prêt. Nous nous retrouverons, s’il vous plaît, à Mittwalden, à l’Étoile du matin.

— En toutes choses justes, je serai toujours bien humblement à vos ordres, répondit le fermier. Vous êtes donc anglais ! C’est une race de grands voyageurs. Votre Seigneurie a-t-elle de l’expérience en matières agricoles ?

— J’ai déjà eu occasion de m’en occuper, dit le prince, non pas, il est vrai, en Gérolstein. Mais la fortune fait tourner la roue, comme vous le dites, et je désire me trouver préparé à ses révolutions.

— Vous avez bien raison, Monsieur, dit Killian.

Ils marchaient sans se presser et se rapprochaient en ce moment de la ferme, remontant le long du treillis jusqu’au niveau de la prairie. Depuis quelque temps ils entendaient des voix qui devenaient de plus en plus distinctes à mesure qu’ils s’avançaient. Enfin, sortant du vallon, ils aperçurent, à peu de distance, Fritz et Ottilie : lui, rouge de colère, la voix enrouée, accentuant chaque phrase d’un coup de poing dans la paume de sa main ; elle, un peu à l’écart, tout ébouriffée d’agitation, et se défendant avec volubilité.

— Eh là, mon Dieu !… fit M. Gottesheim, qui, à ce spectacle, parut disposé à s’éloigner. Mais Othon marcha droit aux amoureux, pensant bien entrer pour quelque chose dans leur querelle. Et en effet, Fritz n’eut pas plus tôt aperçu le prince, qu’il prit une pose tragique comme pour l’attendre et le défier.

— Oh ! vous voilà donc, s’écria-t-il, quand il fut à portée de voix. Vous êtes un homme, vous, et il faudra bien que vous me répondiez… Que faisiez-vous, là-bas, tous les deux ? Pourquoi vous cachiez-vous derrière les buissons ? Puis se retournant, furieux, sur Ottilie : — Dieu du ciel ! s’écria-t-il. Et dire que c’est à une femme comme toi que j’ai donné mon cœur !…

— Pardon, interrompit Othon, c’est à moi, ce me semble, que vous vous adressiez. En vertu de quelle circonstance ai-je à vous rendre compte des faits et gestes de cette demoiselle ? Êtes-vous son père, son frère, son époux ?

— Eh, monsieur ! répondit le paysan, vous le savez aussi bien que moi, c’est ma promise ; je l’aime et elle est censée m’aimer. Mais, et qu’elle comprenne bien cela, il faut que tout soit cartes sur table. J’ai ma fierté aussi, moi !

— Allons, dit le prince, je vois qu’il est nécessaire que je vous explique ce que c’est que l’amour : l’amour se mesure à la bonté du cœur. Que vous soyez fier, c’est fort possible ; mais elle, de son côté, ne peut-elle avoir aussi quelque estime de soi ? Je ne parle pas de moi. Peut-être, si l’on voulait s’enquérir si minutieusement de votre conduite à vous, trouveriez-vous embarrassant de devoir tout expliquer ?

— Cela n’est pas répondre, dit le jeune homme. Vous savez bien qu’un homme est un homme, et qu’une femme n’est qu’une femme ; ça, c’est reconnu partout, haut et bas. Je vous fais une question, je vous la répète : je ne sors pas de là. — Il traça une ligne à terre, et y posa le pied.

— Quand vous aurez mieux approfondi les doctrines du libéralisme, dit le prince, peut-être changerez-vous de ton. Vos poids et mesures, mon jeune ami, ne sont pas de bon aloi. Vous avez une balance pour la femme, une autre pour l’homme, une pour les princes, une autre pour les garçons-fermiers. Pour le prince qui néglige son épouse, vous vous montrez fort sévère. Mais l’amoureux qui insulte sa fiancée… qu’en faites-vous ? Vous vous servez du mot amour ; j’imagine que cette demoiselle pourrait avec raison demander qu’on la délivre d’un amour tel. Car si moi, tout étranger que je suis, je m’étais permis la dixième partie de cette grossièreté, vous m’auriez, et en toute justice, cassé la tête. Et en la protégeant contre pareille insolence vous n’eussiez fait que ce qu’il sied à un amant. Protégez-la donc d’abord contre vous-même !

— Bien dit, fit le vieillard, qui les mains jointes derrière lui, et courbant sa grande taille, assistait à la scène. C’est vrai comme l’Écriture.

Fritz fut ébranlé, non seulement par l’air d’imperturbable supériorité du prince, mais aussi par une lueur de conscience qui lui montrait son tort. Du reste l’appel à ses idées libérales l’avait troublé.

— C’est bon, dit-il, si j’ai été malhonnête je veux bien l’admettre. Je ne songeais pas à mal… et d’ailleurs j’étais dans mon droit (ce qui ne veut pas dire que je ne sois pas aussi au-dessus de toutes ces vieilles idées), mais si j’ai parlé vertement, eh bien, je lui demande pardon !

— Alors n’en parlons plus, dit Ottilie.

— Mais avec tout ça, reprit Fritz, je n’ai pas ma réponse. Je demande ce que vous aviez à vous dire tous les deux. Elle prétend qu’elle a promis de n’en point parler, mais moi je veux le savoir. La politesse, c’est bien, mais on ne m’en fait pas accroire. J’ai droit à la justice, quoique je ne sois que l’amoureux.

— Demandez à M. Gottesheim, répliqua Othon, et vous apprendrez que je n’ai pas perdu mon temps. Depuis mon lever ce matin, j’ai convenu d’acheter la ferme ; je veux bien satisfaire une curiosité que je trouve déplacée.

— Oh alors ! répondit Fritz, s’il était question d’affaires, c’est différent. Tout de même je ne comprends guère pourquoi on ne voulait pas me le laisser savoir. Mais si le gentilhomme va acheter la ferme, il n’y a, autrement, plus rien à dire, je suppose ?

— Naturellement, fit M. Gottesheim, avec un accent de conviction profonde.

— Mais Ottilie fit preuve de plus de courage : — Là, tu vois bien ! s’écria-t-elle. Que te disais-je tout le temps ? Je te répétais que ce que je faisais c’était pour ton bien. Tu vois maintenant ! N’as-tu pas honte de ton caractère méfiant ? Ne devrais-tu pas te mettre à deux genoux devant ce gentilhomme… et devant moi ?