Le Roman de sport en Angleterre, Whyte Melville

Le Roman de sport en Angleterre, Whyte Melville
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 3 (p. 423-443).
LE
ROMAN DE SPORT
EN ANGLETERRE

M. WHITE MELVILLE

Digby Grand, — Market Harborough, — Kate Country, — Satanella, etc., by Whyte Melville.

Bien que le sport soit en progrès chez nous depuis un demi-siècle environ, nous ne saurions prétendre qu’il ait réussi à s’acclimater au point de faire partie, comme en Angleterre, du caractère même de la nation et de son organisation tant sociale que politique. Il reste ici, quoi qu’on en dise, un simple amusement, un spectacle, sous son nom d’outre-Manche, auquel nous n’avons pas su trouver d’équivalent ; il n’est point entré profondément dans nos mœurs, il ne compte point parmi nos institutions populaires. La chasse même, cette réminiscence de la vie sauvage qui ne s’efface chez aucun peuple civilisé, n’est pas un plaisir commun à toutes les classes de la société française. Tandis que notre aristocratie s’en réservait le privilège, la noblesse anglaise s’associait au contraire, dans ce qu’elle considère encore comme le simulacre utile de la guerre, l’ensemble de la population d’un pays qui a le culte de la force physique. Et la chasse n’est pas le seul terrain où se rencontrent le pair et le yeoman (fermier) : une chaîne qui rattache les premiers de la nation aux derniers réunit marchands, ouvriers, paysans, propriétaires riches et pauvres, pour les tirs à l’arc, les régates, le patinage, les courses à pied, les parties de boule ou de cricket[1]. Au meeting de Croxton-Park, dont le but avoué est de mettre des hommes du monde en état de faire le métier de jockey, les personnages les plus distingués dans l’armée, les arts, la politique, ne dédaignent pas d’endosser la casaque multicolore et la toque de soie sur laquelle se fixent des milliers de regards brillans d’anxiété. Un poète bien connu y a conduit ces galops vertigineux qu’il devait ensuite chanter en beaux vers, et quand le représentant d’une illustre maison touche au poteau de la victoire, la populace éclate en applaudissemens qui prouvent que l’enthousiasme ne laisse pas de place chez elle aux haines envieuses si redoutables ailleurs. Le même esprit domine du haut en bas de l’échelle sociale. Pour comprendre l’épithète de merry (joyeuse) dont s’enorgueillit la vieille Angleterre, il faut avoir assisté au carnaval gigantesque d’Epsom un jour de derby ou à ce frénétique élan des meilleurs cavaliers et des plus belles meutes du monde qu’on appelle la chasse au renard. Là surtout, l’entente la plus cordiale s’établit dans cette armée d’hommes de tout âge, de tout rang, animés d’une même passion dont on ne peut guérir quand on l’a une fois ressentie. Personne n’excelle comme Whyte Melville à décrire la course ailée des chevaux sur la bruyère sonnante, parmi les fondrières, les haies et les fossés, le ruissellement de la meute en blanche cascade par-dessus les obstacles, son passage rapide comme celui d’un météore silencieux au travers des pâturages qui se déroulent à perte de vue ; personne n’exprime mieux que lui les délices d’un glorieux temps de galop sur l’herbe trempée de rosée, lorsque chaque muscle du cavalier se lie d’instinct à l’allure du noble animal, libre, quoique dompté, que vous y sentez frémir d’aise comme s’il partageait vos impressions intimes.

Les exercices qui tiennent une si grande place dans la vie de nos voisins se retrouvent nécessairement dans leur littérature, ce reflet des mœurs. Sans parler des recueils périodiques spéciaux rédigés avec beaucoup de talent, ni des chansons de ménestrels colportées dans les courses on peut dire qu’il n’est pas un écrivain anglais que le son du cor, les aboiemens de la meute, l’excitation du steeple-chase, n’aient inspiré au moins une fois. Chez nous, les épisodes de chasse et de course ne sortent guère du cadre de deux ou trois journaux assez peu répandus ; de l’autre côté de la Manche au contraire, ils se glissent dans presque tous les ouvrages d’imagination, et aucun héros n’aurait chance de séduire les jeunes filles, ni d’intéresser le lecteur, s’il n’était capable, comme Jack Brooke, des Brookes de Bridlemere, de franchir une barrière avec l’agilité gracieuse d’un cheval de course, prouesse qui lui vaut d’ailleurs la préférence d’une beauté dédaigneuse, lady Julia. « Il ne sait pas danser, mais, bon Dieu ! comme il saute ! quel grand air il a dans sa vieille veste de chasse et ses guêtres de cuir ! C’est un homme ! » Sans aller jusqu’à soutenir que les muscles soient nécessaires à la vertu, nous reconnaissons volontiers que dans maintes circonstances un corps robuste est l’auxiliaire le plus puissant d’une âme saine. En voyant par exemple le fox-hunter exposer gaîment sa vie, on s’étonne moins de l’intrépidité soudaine avec laquelle l’un des personnages les plus sympathiques de Whyte Melville, l’oncle Archie, renonce à l’amour coupable qui est le sang même de son cœur. « Cela semblait impossible, par conséquent cela ne pouvait se faire que d’un bond. J’ai fermé les yeux, et j’ai pris mon élan pour en finir. Ne croyez-vous pas qu’elle me remerciera quand nous nous retrouverons de l’autre côté du précipice si profond, si aisément franchi en somme ? » Il y a plus de rapports qu’on ne pense entre la vigueur physique qui brave les périls et la vigueur d’âme qui aide à surmonter les difficultés d’un autre ordre. Nous le constatons encore dans l’autobiographie de Digby Grand, l’incarnation même de l’audace (pluck) et de la confiance en soi (self-reliance). Digby est un « enfant du siècle, » un joueur et un libertin, mais avant tout un sportsman, ce qui modifie singulièrement le sens de ces deux mots, l’effet de ces deux vices. Le sport se mêle aux moindres incidens de sa carrière de don Juan militaire, où l’athlète perce toujours sous le roué ; il le conduira peut-être aux mauvaises fréquentations, à la ruine, mais entretiendra du moins chez lui assez d’énergie physique et morale pour reconquérir patiemment les biens follement gaspillés. Ce dandy aux abois met encore son orgueil à savoir faire tout ce dont un homme est capable, au besoin il chargerait du charbon ou bêcherait un champ de pommes de terre. Libre, il émigrerait en Californie ; marié, il se transforme en honnête marchand de la cité ; un bonheur domestique que son cœur est resté susceptible d’apprécier après tant d’aventures le dédommage des illusions, perdues, et, devenu vieux, il pourra se reposer peut-être dans l’habitation de campagne héréditaire dont le moindre coin lui rappelle ses meilleurs souvenirs, car là il a tué sa première perdrix, il a fait sauter à son poney la première barrière, il a tout petit péché sa première truite, ramé, nagé pour la première fois. Château ou ferme, c’est le home propice à la vie large, active, plantureuse et saine, au déploiement d’animal spirits dont les résultats immanquables sont la bonne humeur, le courage, la simplicité. Les qualités que peut donner cette vie gymnastique au grand air se retrouvent dans le style de Whyte Melville : aucune autre plume que la sienne ne saurait nous intéresser à l’énumération de toutes les pièces qui composent le tableau, d’une battue, de tous les obstacles sautés dans un match, voire à la description technique d’une écurie d’entraînement. Un tour de force en ce genre, c’est le récit placé à Market Harborough, localité éminemment sportive que nous avions déjà entrevue sous son aspect historique dans un précédent roman, Holmby House[2]. Plus d’un cheval de bataille et de course a succombé sur les champs de Naseby depuis l’époque où cavaliers et têtes-rondes s’y embourbaient en l’arrosant de leur sang. Le drainage et la culture n’ont pas remédié complètement aux qualités épuisantes du sol, et la guerre en miniature qui s’y livre désormais sous forme de steeple-chases n’est point sans péripéties tragi-comiques. La traduction serait impuissante à donner, fût-ce une faible idée de l’humour avec lequel Whyte Melville les groupe autour de son héros, John Sawyer, ce type, inconnu chez nous, de l’homme qui n’a d’autre position sociale que celle de chasseur, qui consacre à des courses au clocher trois ou quatre jours sur sept, qui en parle sans relâche dans l’intervalle et y pense toute la semaine, pour qui le tattersall est un temple, le cheval un dieu, et l’habit rouge, son passeport du reste pour pénétrer dans toutes les sociétés dont il se soucie, le plus glorieux des uniformes.

Le lecteur français est disposé à trouver ces scènes hippiques fort exagérées, voisines même de la charge comme les inimitables esquisses de Leec’h dans le Punch. Le fait est que tout cela est anglais, peu compréhensible pour nous autres, qui haussons les épaules devant ces bravades de casse-cou. N’oublions pas cependant que, grâce à elles, la science de l’équitation se propage, qu’on leur doit une excellente cavalerie, des auxiliaires précieux pour l’agriculture et le travail, ces caractères d’hommes enfin, dédaigneux par-dessus tout des basses jouissances et de l’oisiveté, dont l’effet est d’alanguir le corps, objet en Angleterre d’un salutaire respect ; sans parler d’une littérature qui, si elle n’est pas de l’ordre le plus élevé, est du moins inoffensive et à la portée de tous les esprits. Plus d’un romancier s’y est exercé, Ouida entre autres : elle a très agréablement assaisonné ses études élégantes des mœurs du high-life d’un parfum d’écurie piquant par le contraste ; mais il appartient à Whyte Melville de faire passer sur nous ce souffle pur et agreste qui rafraîchit, comme il le dit lui-même, ceux qui regardent attentivement certains tableaux de Landseer, de provoquer en nous les sensations honnêtes et franches qu’ont éprouvées tous ceux qui poursuivent dans leurs jeux, selon l’expression d’un judicieux admirateur des coutumes anglaises, « l’accroissement de la puissance humaine sur la matière. » Le défaut de ses romans néanmoins est de reproduire avec une certaine monotonie les mêmes événemens : dans chacun de ses livres, où peu s’en faut, se retrouvent l’éternelle chasse au renard, l’inévitable photographie de Hyde-Park, et non-seulement les épisodes, mais les personnages sont les mêmes. Il y a toujours le fils de famille prodigue pour lequel le gain douteux d’un steeple-chase désespéré est la suprême ressource, la question de fortune ou de ruine, de vie ou de mort, — le squire qui, fût-il accablé de vieillesse et d’infirmités, emprisonne encore dans des bottes de chasse les jambes sans force pour le porter, dont la voix s’est enrouée à exciter ses chiens, qui n’a jamais manqué un concours agricole, et passe dans les banquets qui accompagnent ces sortes de solennités pour le meilleur juge du vin de Porto, — le général qui s’est couvert de gloire aux Indes, mais que l’on voit facilement ému devant le beau sexe, — le book-maker plus ou moins filou qui transforme le pari de courses en métier lucratif et souvent illicite, — la femme galante qui émaille la conversation de mots français, si l’on peut appeler du français les emprunts ridicules que les romanciers étrangers font à notre langue en la défigurant, — un personnage secondaire de pickpocket, tramp (vagabond) ou voleur de chiens, — mais d’abord la fast-girl, dénomination que rend mal celle de « fille émancipée. » Comme c’est, malgré certains échantillons que l’Angleterre nous envoie, le type le moins connu en France, le plus curieux à étudier par conséquent, nous choisirons, pour en donner ici quelques extraits, le roman de Kate Coventry, où il tient la première place, et qui est d’ailleurs sous tous les rapports le chef-d’œuvre de Whyte Melville.


Kate Coventry est, comme Digby Grand, une autobiographie qui sert de prétexte à des descriptions variées de sport, tracées cette fois par une plume féminine. Miss Kate constate en commençant que les femmes ont un triste lot en ce monde. « Si on nous laissait essayer seulement, dit-elle, je me figure que nous saurions battre les maîtres de la création, comme il leur plaît de s’intituler, dans tout ce qu’ils entreprennent. Bon Dieu ! ces gens-là parlent de notre faiblesse, de notre vanité, comme si la plus niaise d’entre nous n’était pas assez forte pour rouler leur sexe tout entier autour de son petit doigt ; quant à la vanité, prenez la peine de faire entendre à l’un d’eux qu’il est beau ou seulement qu’il est bien à cheval, élégant danseur, que sais-je ? et vous verrez s’il ne perd pas la tête. Emilie n’est-elle point devenue baronne pour avoir dit à son cavalier dans un quadrille qu’elle reconnaîtrait sa tournure partout ? L’homme avait une bosse, mais il crut comprendre qu’il était aimé. — Je soutiendrai qu’en équitation même ces messieurs ne nous sont pas supérieurs ; ils nous imposent cette horrible selle de côté, sur laquelle ils plantent assez de pommeaux pour empaler trois femmes. Ils nous condamnent à une attitude dans laquelle il est presque impossible de contrôler un cheval ardent, à un costume qui rend les chutes dangereuses, et, malgré tous ces inconvéniens, tel est notre talent inné, que nous montons à merveille plus d’une bête que nos envieux ont proclamée indomptable. Cependant je voudrais être un homme, quitte à perdre une bonne partie de mes avantages physiques. On ne me prêcherait plus les convenances, je pourrais sortir sans être questionnée, rentrer quand bon me semblerait, me passer de chaperon, et puis… ce n’est pas que je tienne à fumer beaucoup de cigares, bien que j’en aime l’odeur en plein air, mais j’aurais ma clé. »

L’excuse de Kate pour tenir ce langage, que ses amis même trouvent saucy (impertinent) et flippant (léger), est dans l’éducation qu’elle a reçue. Son premier jouet a été un cheval à bascule, et elle avait cinq ans à peine quand le jouet de bois fut remplacé par un jouet vivant. « Il me semble que c’est hier que mon pauvre père m’a placée sur un poney des Shetland en me recommandant de n’avoir pas peur. Vraiment je n’y songeais guère à la peur ! Une sensation nouvelle et délicieuse me dominait. Je fis le tour de la pelouse, secouant les rênes d’une main, de l’autre mon grand chapeau de paille, le poney grognant comme un ours, dont il avait le poil hérissé, papa applaudissant de toutes ses forces. Après cet essai, je montai indistinctement tous les chevaux ; il m’est arrivé de sauter sur des chevaux de charrette lâchés dans un champ, pour les monter sans bride. Jamais aucun accident ne m’arriva ;… si fait, — une fois pourtant chez mon oncle. Il avait acheté une jument au tallersall, et je me rappelle que, le jour où il m’emmena faire connaissance avec elle à l’écurie, un palefrenier vint à nous le visage bouleversé, criant : — C’est la peste, cette nouvelle jument ! La selle ne l’avait pas touchée qu’elle a rué ! .. J’en ai le genou cassé !

« — Il y paraît, répondit flegmatiquement mon oncle. Amenez-la.

« L’enragée sortit dans la cour, et à première vue j’eus mauvaise opinion d’elle ; mais la crainte qu’elle ne fît, si l’un des hommes l’enfourchait, trop de simagrées pour qu’on me permît de la monter à mon tour redoubla mon courage ordinaire. Avant que mon oncle eût pu crier : — Pour Dieu, Kate ! — j’avais sauté de la main du groom sur le dos de la jument, en robe de mousseline, ce qui était le plus drôle. Que fit-elle ? Je ne l’ai jamais bien su. Il me parut seulement qu’elle pliait les jarrets comme pour se coucher, puis bondissait des quatre pieds, de manière à me lancer bien loin, si je ne me fusse, pour la première et l’unique fois de ma vie, cramponnée de la main droite au pommeau. Une seconde après, elle échappait frénétiquement au groom. Si je m’étais raidie le moins du monde, elle prenait le mors aux dents ; mais le parc était vaste, les arbres fort espacés, et dès que nous fûmes sur le gazon je sentis qui de nous deux serait maîtresse de l’autre. Il suffit de lui donner un bon temps de galop, des caresses, de petits noms tendres pour lui prouver ma confiance, et je la ramenai à mon oncle douce comme un agneau. Malheureusement elle avait en grippe certains piliers qui soutenaient le porche de l’écurie, et rien ne put la décider à les passer. Enivrée de mon succès, j’empruntai une chambrière pour la punir, et alors en réalité la bataille commença. La jument ruait, se cabrait, tournoyait sur elle-même, faisait en un mot tout ce qu’elle pouvait pour se débarrasser de moi. Cependant je frappais, je l’injuriais, je criais ; si je ne jurai pas, c’est que je n’aurais su comment m’y prendre ; au risque de ma vie, je n’aurais point cédé. Cette lutte nous rapprochait insensiblement de certaine mare située à une centaine de mètres environ de l’écurie, et qui servait d’abreuvoir aux bestiaux. Je savais, qu’elle n’était pas profonde ; ma seule préoccupation dans le moment était de me conduire en brave devant les gens de la maison, sortis pour « voir tuer miss Kate, » ma gouvernante en tête, et je ne vous dirai pas ce que sa physionomie exprimait d’horreur, de honte et de dégoût. Bref, je commençai seulement à me décourager un peu lorsque nous plongeâmes au fond de la mare ; ma pauvre jument y roula comme une folle, les pieds de devant emmêlés dans sa bride ; veuillez croire cependant que le plongeon fut peu de chose comparativement à la semonce que je reçus de toutes les dames, mais l’admiration de mon oncle me consola. »

Kate est restée, ce qu’elle était alors, intrépide, plus même que ne le souhaiterait sa tante Déborah, chargée d’une tutelle difficile ! Elle habite Belgravia, le quartier à la mode ; son boudoir est meublé selon ses goûts : ici une réduction de l’Amazone en bronze, là un bas-relief d’après les marbres de lord Elgin ; au-dessous une esquisse qu’a faite Landseer de son petit terrier d’Ecosse, puis un dessin d’Horace Vernet, dans lequel on ne distingue guère qu’un cheval de bataille plongeant fantastiquement au milieu de tourbillons de fumée. La cheminée est surmontée d’un trophée de fouets et de cravaches encadrant le portrait du pur-sang favori ; le balcon est un jardin, car, si Kate estime médiocrement le bal, — elle aimerait mieux, dit-elle, faire les foins, — si elle ne se soucie pas de porter. de fausses fleurs, son plaisir est de s’entourer de fleurs naturelles. Elle sort de cette jolie retraite, chaque matin sans exception, pour une promenade dans Hyde-Park. Un vieux serviteur est censé la suivre, mais elle se débarrasse de lui au bout de cinq minutes, car il n’aime pas plus galoper qu’elle n’aime aller au pas ; la voici libre dans la compagnie qui lui plaît le plus, celle de son cheval.

« Comment ne serais-je pas tout à fait chez moi sur Brillant, qui n’a jamais commis la moindre sottise, qui me suit comme un épagneul, et qui peut, je crois, se vanter d’être le meilleur cheval de selle de l’Angleterre ? Il est aussi beau qu’il est bon : bai-brun avec des extrémités noires et une crinière de soie qu’envieraient bien des femmes ; grand, la tête fine, l’œil sombre et doux, la narine rouge et ouverte ; je n’ai jamais vu de plus belle physionomie que la sienne quand il s’anime. Pas une marque blanche sur toute sa chère personne, sauf une étoile imperceptible au milieu du front ; oh ! je la connais bien, je l’ai baisée si souvent ! Le portrait accroché au-dessus de ma cheminée ne lui rend pas justice. Il faut que le peintre ne nous ait jamais vus trotter l’un portant l’autre de grand matin. C’est la plus charmante promenade à deux que puisse rêver une imagination poétique. Nous nous entendons sur toutes choses : — Regarde, me disent ses mouvemens, regarde combien est gaie la Serpentine avec son cygne solitaire, ses canards affamés et ses chiens amphibies en quête de l’éternel bâton qu’ils ne rapportent que pour retourner le chercher. Comme toi, je jouis de ce petit vent frais, de cette lumière pure, de la vue de ces enfans tout rosés qui se poursuivent dans les allées, leurs jolis yeux encore gonflés de sommeil ! — Et Brillant secoue voluptueusement la tête parce que j’ai passé le bout de mes doigts sur son cou ferme et poli comme le marbre, et il menace d’un de ses pieds noirs un papillon imaginaire, geste qui lui est familier ; alors je tire légèrement sur mes rênes, et avec un ensemble merveilleux nous allons droit devant nous, suivis par les regards d’un jeune homme à moustaches que je rencontre toujours fumant son cigare à la même place. »

Dans l’après-midi, elle fait volontiers une seconde promenade, escortée cette fois par son cousin John. L’aspect du parc a bien changé ; l’allée des cavaliers ressemble à un fleuve bruyant qu’il serait presque impossible de traverser ; c’est l’heure où les escadrons de belles jeunes filles au corsage frêle, aux longues boucles éparses, s’élancent à tire-d’aile comme des nuées d’oiseaux que s’efforcent vainement de rattraper les matrones essoufflées, les vieux gentlemen baignés de sueur. Çà et là un couple erre à loisir sous l’ombrage, les rênes lâches, l’air absorbé, parlant bas, ou, mieux encore, chacun des deux regardant droit entre les oreilles de son cheval dans un profond silence. Il n’y a pas pour s’aimer de position plus favorable. Le long de l’allée des piétons, on chercherait en vain une chaise vacante. D’Albert-Gate à Hyde-Park-Corner, les voitures de toute sorte forment une file compacte dont la peinture et le vernis étincellent au soleil, tandis que les femmes qu’elles renferment s’épanouissent au-dessus comme les fleurs d’une corbeille. Là aussi sont rassemblés tels dandies qui profitent parfois de ce qu’ils n’ont pas de chevaux pour trouver de bon ton de ne pas monter à l’heure de la foule. Ceux qui ont de la tournure posent une bottine irréprochable sur la roue, les autres distribuent à l’ombre de leurs chapeaux blancs des sourires, des signes de tête, des œillades incendiaires qui trompent le spectateur naïf ; plus d’un fat saura mettre dans ces simples paroles : « il fait beau, » une expression qui paraît menacer la dame à laquelle elles s’adressent d’un enlèvement immédiat, tandis que la coquette répond : « Je crains qu’il ne pleuve bientôt, » avec des mines qui impliquent le plus doux consentement. Kate passe souriante et moqueuse, beaucoup plus sensible aux complimens qui s’adressent à son cheval qu’à ceux qui rendent hommage à sa beauté, traitant les hommes en camarades et leur imposant le respect, assez sûre, d’elle-même sous tous les rapports pour n’avoir nul besoin de chaperon. C’est uniquement par respect pour l’usage qu’elle laisse son cousin John jouer ce rôle auprès d’elle, sans se douter que le pauvre garçon souffre souvent de voir en continuel péril le trésor qu’il aspire à posséder un jour. Nous les retrouvons partout ensemble. Au meeting aristocratique d’Ascot, où John l’a conduite, Kate peut à peine s’empêcher de pleurer quand Colonist gagne la cup ; la course a été disputée de près jusqu’au bout, et en y assistant, glacée d’émotion, elle a compris qu’un homme ruine femme et enfans pour le turf. Si elle osait sauter au cou de l’amour de petit jockey qui ramène le vainqueur !

En traversant la forêt de Windsor, elle a eu le cœur troublé par la mélancolie de ces futaies splendides, elle s’est dit qu’il serait doux d’y écouter les soirs d’été la chanson du rossignol, et de ne pas être seule pour l’écouter. En même temps elle a levé les yeux vers son cousin John, et a ressenti un mélange de désappointement, de mauvaise humeur. John a toutes les meilleures qualités, et on lui trouve bonne mine, mais il est carré d’épaules, coloré, déjà un peu gros ; la figure d’un roué lui plairait davantage, celle de l’inconnu du parc par exemple ! Le malheur veut que cet inconnu lui soit présenté dans un bal par son cousin lui-même : le capitaine Frank Lovell est un homme à bonnes fortunes. Lady Scapegrace[3], une lionne de la nouvelle école, s’est compromise pour lui ; mais qu’on se rassure, ni John, qui lui inspire la plus vive amitié, ni Frank, qui est bien près de lui inspirer de l’amour, ne vaut encore pour Kate son cher Brillant.

« La visite quotidienne que je lui fais est un de mes meilleurs plaisirs. Qui ne serait fier d’un tel accueil ? Au bruit de mon pas, il commence à s’agiter, à remuer la queue, à dresser les oreilles, à broyer sa litière sous ses pieds nerveux. Et, quand j’approche, il fait un saut que les étrangers croient souvent précurseur d’un coup de pied, sa queue étincelante frétille de plus en plus. J’appuie ma joue contre la sienne, et nous nous embrassons ; puis il fouille du museau dans mes poches bourrées de sucre, qu’il mange du bout des dents avec des manières de petit-maître. Certes il a plus d’esprit qu’un chien et plus de cœur que beaucoup d’hommes, aussi j’ai soin de Brillant. Je tâte ses jambes, j’examine ses sabots, je retourne sa couverture pour m’assurer qu’elle est nette et digne de lui. Après avoir vaqué aux soins matériels, nous procédons aux épanchemens de l’âme. J’ai eu mes chagrins comme tout le monde, et toujours j’ai été consolée par l’affection de mon cheval. Sa belle figure grave et honnête prend naturellement l’expression de la sympathie sans l’ombre de curiosité impertinente. Avec sa vigueur, ses élans généreux, son mutisme, sa fidélité, ses qualités d’instinct, qui échappent au contrôle du raisonnement, il m’offre le type du véritable ami. Bien des larmes ont coulé sur ses naseaux, tandis que je me suspendais à lui des deux bras, comme un enfant à sa nourrice, et je vous jure qu’il me ruminait à l’oreille des conseils et des remontrances… »

Hélas ! elle a besoin de tous les deux. Grâce à l’intimité rapidement établie par un pique-nique à Richmond et une après-midi où le slang règne en maître aux courses de Hampton, Lovell a trouvé moyen de pénétrer chez tante Déborah ; il est devenu l’habitué de la maison, escortant miss Kate au parc, penché derrière elle à l’Opéra, assidu enfin comme pourrait l’être un amoureux en titre ; on les a vus tous les quatre, Kate, lady Scapegrace, John et le capitaine, dîner dans un restaurant de Greenwich-Park et ensuite au Vauxhall[4], où, au milieu des excentricités du bal public, lady Scapegrace a le plaisir de rencontrer son époux, sir Guy, entraîné dans la valse échevelée d’une lorette parisienne, ce qui nous prouverait, si c’était nécessaire, que le grand monde britannique a ses scandales. Heureusement la saison de Londres est terminée. Chacun se disperse, ceux-ci pour les meetings de courses en province, ceux-là pour des tournées de visites, les uns vont en yacht pêcher sur les côtes de Norvège ; si les autres tardent encore de quelques jours, c’est qu’il leur faut rassembler pour une plus longue expédition, le Kamchatka ou les Montagnes-Rocheuses, ces mille accessoires, depuis le revolver jusqu’au parapluie, qu’un Anglais sait faire tenir dans le plus petit espace possible. Kate Coventry part pour le château de Dangerfield, qui appartient à l’une de ses parentes, lady Horsingham. Elle part le cœur serré, car elle laisse derrière elle Frank Lovell, dont lady Scapegrace lui a dit beaucoup de mal, assurant ainsi son succès.

Whyte Melville a un talent particulier pour décrire certains vieux manoirs bâtis sans grande prétention à l’architecture ni à l’élégance, où tout le monde se tient d’habitude dans la grande bibliothèque, haute de plafond, avec ses noires boiseries de chêne, ses croisées profondes, étroites, qui donnent sur un parterre bien abrité, ses innombrables rayons où les boîtes à ouvrage, les raquettes des jeunes filles, les accessoires de pêche des garçons, le jeu de trictrac du grand-père et autres objets révélateurs des goûts de différens âges se mêlent aux livres lus en famille. Comme on comprend que cette pièce intime, hospitalière, fasse tort au salon cérémonieux ! De même les chambres à coucher d’apparat sont trop vastes et d’un aspect froid, tandis que « la galerie des célibataires, » joyeusement tapissée de toiles à ramages et encombrée de tout ce qui est nécessaire aux soins de propreté les plus minutieux, nous apparaît comme le séjour même du confort et de la gaîté. Par les fenêtres monte le parfum du chèvrefeuille qui s’enroule aux treillages, vous dominez l’avenue d’ormes centenaires, la pelouse où s’éparpille en permanence un jeu de crocket, vous demandez l’heure à la large face avenante de l’horloge des écuries. Dans la salle à manger où l’on fait de nombreux et solides repas, fût-on amoureux (cet appétit saxon, sans cesse aiguisé par le mouvement, est implacable), la vue est recréée par des tableaux ou des gravures représentant des scènes de sport, des animaux de ferme, mêlés aux portraits d’ancêtres bien nourris et d’aïeules poudrées ; puis il y a des revenans… Par là seulement Dangerfield appartient à la catégorie de châteaux que nous venons de décrire ; il est hanté, — mortellement triste du reste et comme fermé au moindre rayon de soleil. Tout y est ennuyeux, à en juger par le journal de Kate, dont voici le résumé.

« Levée à sept heures, c’est mon habitude. Je remarque en me regardant au miroir que le grand air et l’exercice ne gâtent pas le teint, au contraire. Ma première impression, une envie de chasse… Arrachée à mes rêvasseries par la sonnette de ma tante, je m’habille, à la hâte pour la prière, qui est à huit heures et demie. Déjeuner. Ma cousine Amélia, une automate, insinue que mes serviettes de toilette sont probablement trop grosses, car elles ont frotté mes joues du rouge qui siérait à celles d’une fille de ferme. Mon cousin John affirme au contraire que j’ai l’air d’une rose, une rose-thé, ajoute-t-il quand je lui présente sa tasse. Après déjeuner, tandis qu’Amélia étudie son sempiternel piano, je vais faire une visite à l’écurie. Lady Horsingham, qui me surprend, commence un de ses prêches sur l’inconvenance de certaines façons qu’il lui plaît d’intituler cavalières. — Croyez-vous, me dit-elle, que les hommes apprécient beaucoup les jeunes personnes qui, à la barbe près, leur ressemblent en tout ? Croyez-vous qu’ils aiment à rencontrer leur idéal échevelé, tout en nage, couvert de boue, trempé jusqu’aux os, noirci de coups de soleil ? Croyez-vous qu’ils estiment chez nous autres la force, l’indépendance et peut-être une supériorité réelle dans les exercices de leur sexe ? Croyez-vous qu’on les prenne d’assaut à grands coups de hardiesse et d’excentricité ? Vous avez tort, Kate, vous avez tort. — Ma foi ! je ne crois rien de tout cela, et au fait je n’y songe guère. Peu m’importe que les hommes m’admirent ou non ; s’ils sont assez sots pour être jaloux de mon mérite d’amazone. Quant à leur idéal, je n’entends rien à ces sortes de choses, mais il me semble que l’idéal d’un homme peut agir à sa guise, étant sûr qu’on trouvera parfait tout ce qui vient de lui. Les femmes courageuses, comme les hommes forts, ont généralement plus de douceur vraie que les faibles et les timides. Je connais de méchantes pécores qui n’oseraient pas monter à âne ou en bateau. La bravoure au fond n’est que l’absence d’égoïsme. Pourquoi certaines gens ont-ils toujours peur qu’il ne leur arrive quelque accident ? C’est qu’ils pensent beaucoup à eux-mêmes, et la cause qui leur fait tant redouter un danger imaginaire les rendra, soyez-en sûre, indifférens aux souffrances réelles d’autrui. Jamais vous ne me persuaderez que je sois moins femme parce que l’odeur d’une rose ou les jeux bruyans d’un enfant ne me font point mal aux nerfs. — Bref, c’est lady Horsingham qui a le sermon. Pour la calmer, je passe par exception la matinée dans son boudoir, où j’assiste aux plus désolantes alternatives de tapisserie et de médisance.

« A midi, second déjeuner. Sous prétexte de délicatesse, cette bonne Amélia mange deux côtelettes, une aile de poulet, une assiette de pudding, avec accompagnement de hors-d’œuvre et de sherry. — Je propose une promenade. — La force me manquerait, ose-t-elle me répondre, pour aller plus loin que la serre. — Ses yeux ont en effet une langueur que j’attribue à la digestion.

« Et les dîners ! ces dîners lourds, silencieux, solennels, stupides, où l’on réunit les voisins à intervalles réguliers et qui sont suivis de piano quand il y a du monde, de lectures quand nous sommes entre nous : le Spectator, l’Iliade de Pope, la Tâche de Cowper ! — On ne se retire jamais qu’à onze heures, ce qui fait trois heures et demie de bâillemens étouffés. Comment s’étonner que les hommes abusent en pareil cas du vin et des cigares ? Si jamais je me mets à fumer, ce sera au château de Dangerfield. »

Pour tuer le temps et aussi pour chasser une image qui la poursuit avec trop de persistance, Kate se livre à la flirtation. Son partenaire en ce jeu est un brave squire, le plus criblé de taches de rousseur qu’elle ait vu de sa vie, bel homme du reste autant que le permettent d’opulens favoris rouges, une tournure un peu raide et de grands pieds utiles. Ce personnage, en dépit de ses ridicules, est singulièrement sympathique, il nous représente le type de la bonhomie anglaise, non sans mélange de dignité. Kate elle-même lui rend pleine justice tout en refusant sa large main honnête, ce qui ne laisse au pauvre squire d’autre ressource que de l’offrir comme pis-aller à la cousine Amélia ; mais une Anglaise ne se marie que par inclination, par enthousiasme, et l’enthousiasme de miss Coventry est jusqu’à nouvel ordre pour le capitaine Lovell. Les hasards du fox-hunting, hasards auxquels Frank a aidé quelque peu, les rapprochent à l’improviste.

« Vendredi. « — Jour d’événemens. Je suis descendue en habit de chasse. Bas-Blancs m’attendait à la porte, et une fois en selle je n’aurais pas cédé ma place pour celle d’une reine. Bas-Blancs est tout à fait le cheval qu’il faut en ce pays boueux coupé de tout petits enclos ; sa circonspection est connue, rien ne l’effraie, rien ne le presse. Le rendez-vous n’était pas loin de Dangerfield. Quand je l’atteignis, je m’aperçus à la curiosité générale que les dames de ces parages n’avaient pas des habitudes équestres. — Quelle est cette jeunesse, John ? demanda aussitôt à mon cousin un campagnard replet en habit rouge, visage assorti.

« — Bien assise ! Un oiseau à cheval, j’en jurerais. Vôtre cousine ! Heureux gaillard ! ..

« — Qu’est-ce que c’est que cette jolie fille sur le grand bai-brun là-bas ? reprit un individu à l’air suffisant. Il faut que je me fasse présenter.

« — Je vous avais bien dit que nous ne tarderions pas à nous retrouver, murmura une voix bien connue à mon oreille. Et, me détournant, je donnai une tremblante poignée de main au capitaine Lovell.

« Comme il avait bonne mine au milieu de tous les squires et fermiers qui nous entouraient ! — J’avais déjà hier aperçu vos chevaux, dis-je enfin avec effort. Allez-vous chasser toute la saison avec cette meute-ci ?

« — Combien de temps resterez-vous à Dangerfield ? me demanda Frank à son tour.

« Des fâcheux viennent se mettre entre nous, et, bon gré mal gré, on appelle toute mon attention sur la meute : elle est excellente ; vingt-deux couples, qui la saison durant chassent deux fois la semaine, collés solidement à la piste et d’une persévérance à toute épreuve. Il faut les voir se glisser au plus épais du couvert, faisant grouiller le moindre brin d’herbe. Leur habitude de flairer intrépidement sous les pieds des chevaux doit être précieuse quand les chasseurs, comme c’est souvent le cas, se tiennent au lieu même où le renard a passé. — Le piqueur appartient à l’espèce dite vieux style. Son habit graisseux porte de glorieuses flétrissures, l’usage immodéré de l’eau-de-vie l’a mis dans un état voisin du delirium tremens. Toute la besogne est faite par un premier fouet du nom de Will, qui un jour ou l’autre succédera au vieux pour le plus grand avantage de la meute.

« — En avant ! hurle Frank avec un de ces holloa prolongés qui annoncent que le sportsman a vu partir le renard. — Et, se dressant sur ses étriers, le voilà lancé à travers la prairie de front avec les premiers chiens.

« Tout est oublié dans ces cinq minutes de mêlée, de tapage et de course folle ! Tout à l’heure le capitaine me regardait comme s’il eût voulu mettre sa vie à mes pieds, et maintenant du diable s’il se soucie que je le suive ou que je me rompe le cou ! Mais ce n’est pas le moment des réflexions sentimentales. La trompe sonne dans mon oreille, je vois John passer auprès de moi comme l’éclair. Bas-Blancs se moque des obstacles ; les rênes lâches, j’obtiens de lui tout ce que je veux ; le sang bout dans mes veines… Moment divin entre tous ! De mon fauteuil, je revois ce spectacle en fermant les yeux : la rude terre labourée, dans les sillons de laquelle passent les chiens blancs comme de fuyantes taches de neige. Cette terre humide et fraîchement retournée embaume ; la rosée étincelle partout. Je vois encore au bout du champ la haute barrière hérissée de ronces ; je vois l’alezan du capitaine s’élancer et les éperons de son cavalier briller au soleil, je vois la variété de dos rouges carrés ou arrondis qui composent l’avant-garde. J’entends la voix de John : — Bravo, Kate ! — quand Bas-Blancs, se mettant au trot de lui-même, dresse ses petites oreilles et bondit par-dessus une haute palissade, non sans l’érailler un peu et y laisser un lambeau de ma jupe. Nous sommes tous trois les plus rapprochés des chiens et descendons ventre à terre une longue prairie marécageuse bordée de haies touffues, le long desquelles ruisselle la meute, pareille à une fleuve de lait. Le vent me rafraîchit le visage et caresse mes cheveux. Je suis désormais côté à côte avec Frank. Je me sens capable de tout. Le voici dépassé lui-même ; c’est moi qui mène la chasse. Qu’est-ce que dix ans de vie au coin du feu comparés à cet instant ? Tout à coup les chiens s’arrêtent et, après s’être dispersés en forme d’éventail ouvert, me regardent d’un air ébahi, la gueule ouverte, la langue pendante, rouge d’ardeur et de fatigue. Un chasseur grognon prétend que je leur ai fait perdre la piste, mais une vieille chienne borgne, qui répond au nom de Jézabel, annonce d’une voix âpre qu’elle l’a retrouvée ; les autres rejoignent Jézabel, franchissent un débris de muraille, envahissent une plantation, sautent sa clôture, traversent un sentier, et, suivant toujours, je me retrouve encore entre John et le capitaine au premier rang. Cela devient glorieux pour de bon. Je souhaite de toute mon âme que nous courions ainsi jusqu’au dîner et que cette fois encore le renard échappe. « — Tenez-lui bien la tète, Kate ! dit mon cousin, dont le cheval vient de butter. Bas-Blancs lui-même ne durera pas toujours !

« Je crie pour toute réponse : — En avant ! — Si nous n’allions un train d’enfer, je chanterais de joie.

« Les chiens ont laissé derrière eux une oseraie qu’il nous faut franchir, je les vois remonter la pente du ravin.

« — Allons, Kate, jouez de la cravache, et bride abattue !

« J’obéis… en vain. Bas-Blancs s’est arrêté, il baisse son nez vers le ruisseau comme s’il voulait boire ; mais j’aurais tort de douter de lui, en un clin-d’œil, osiers et ruisseau sont derrière moi. Moins heureux, mon cousin m’apparaît debout sur le rivage, la tête, de son cheval entre ses deux pieds et le reste de la pauvre bête complètement submergé.

« — Courage ! crie-t-il avec sa bonne humeur ordinaire, — et je me précipite à la suite du capitaine, qui est déjà loin de moi, à un quart de mille peut-être, avec la même distance à peu près entre lui et les chiens. Le terrain monte. Bas-Blancs prend le trot sans que je l’en prie. Heureusement les barrières sont plus basses, le terrain n’est pas mauvais, mais nous gravissons toujours ; des collines arrondies se rejoignent autour de nous et nous enferment ; je n’entends presque plus les aboiemens, c’est peine perdue de presser Bas-Blancs ; son allure, déjà languissante, se ralentit de plus en plus ; je me dresse sur mes étriers, j’excite son ardeur par tous les moyens possibles. Il faut qu’il soit malade, le trot dégénère en une série de petites secousses, le malheureux tend la tête, ne sent plus le mors. Enfin il s’arrête tout net, et, le regardant de côté, je vois avec effroi son œil hors de l’orbite et sa figure toute changée ; à peine si je reconnais mon cheval. Effrayée, je cherche du secours,… personne autour de moi. Chiens et cavaliers ont disparu. — Si vous aviez pu durer dix minutes de plus, m’a dit le soir mon cousin John, vous eussiez vu forcer le renard. Frank était seul présent, mais il avoue qu’il n’aurait pas réussi à faire cent mètres de plus. Meilleure chance une autre fois ! — Pour en revenir à mon aventure, j’étais un peu émue ; je ne savais qu’inventer pour venir en aide à Bas-Blancs ; je le desserrais, je lui frottais le nez de mon mouchoir, je lui aurais offert volontiers de l’eau de Cologne, comme on fait aux dames qui se trouvent mal. Le voyant un peu mieux, je remontai en selle (on m’a toujours habituée à monter et à descendre sans l’aide de personne), et nous rentrâmes au petit pas en déclarant, malgré notre accident final, que la chasse est le meilleur emploi de l’existence, et que tout notre temps, toute notre énergie, lui seront désormais consacrés. »

Peut-être la perspective de rencontrer Frank Lovell est-elle pour quelque chose dans cet entrain cynégétique de miss Coventry. Le capitaine lui-même s’est servi de la chasse comme d’un moyen pour se rapprocher d’elle ; il lui donne au clair de la lune de mystérieuses sérénades, le matin il lui fait passer dans des pelotons de laine à tapisserie quelqu’un de ces billets qu’une amazone elle-même cache dans son sein et couvre de baisers furtifs ; par une froide nuit du commencement de l’hiver, il se hasarde dans le parc en traversant les fossés sur la glace, et Kate se laisse attendrir jusqu’à prolonger avec lui par la fenêtre une tendre conversation subitement interrompue par l’arrivée de lady Horsingham, que la réverbération de la lumière de sa chambre a inquiétée. Tandis qu’elle s’efforce de trouver des explications, Kate entend craquer la glace, et le bruit d’un plongeon l’épouvante ; mais ici se place un trait tout à fait caractéristique. Inquiète, éperdue comme elle l’est au fond de l’âme, la jeune fille ne donne pas l’alarme ; sa réputation est en jeu, elle sait se contenir et dévorer ses craintes, Cependant elle aime cet homme qu’elle se défend de secourir ; sa première pensée, le lendemain matin, sera d’interroger la trace des pas sur la neige : ils partent du fossé dans la direction de la ville, le capitaine est donc sain et sauf ; elle respire, Bientôt, sous la protection d’un déguisement, a lieu une nouvelle rencontre beaucoup plus romanesque que la première, et dans laquelle des sermons d’amour sont échangés avec une certaine réserve cependant de la part de Kate, qui en veut au capitaine de ne pas être plus explicite. Aussi ne repousse-t-elle pas son cousin John lorsqu’il vient à son tour se déclarer. Ce brave garçon avait promis à tante Déborah d’attendre que Kate eût vingt-cinq ans, afin de lui laisser le temps de juger le monde et de choisir en toute connaissance de cause ; mais les manèges de Frank ne lui ont pas complètement échappé, il n’y tient plus, et, dans un langage qui révèle toute la droiture de son caractère, supplie Kate de mettre un terme aux cruelles incertitudes qui le dévorent. Peut-être la chasse au mari, que nos voisins permettent à leurs filles comme tous les autres genres de sport, n’a-t-elle pas pour effet une parfaite franchise, car nous voyons miss Coventry faire preuve pour la seconde fois de présence d’esprit singulière en demandant à réfléchir. Il est vrai qu’elle subit l’influence d’une amie intime assez dangereuse, Mme Lumley, qui applique aux amoureux en général des principes de dressage sévères, — Traitez un homme, dit-elle à Kate, comme vous traitez Brillant : la main légère, tout juste assez de liberté pour qu’il se croie à son aise, et puis, dès la première faute, faites-lui sentir le mors. Il se cabrera peut-être, mais vous le mènerez facilement ensuite, — Elle ne réfléchit pas que John est lui-même un sportsman trop consommé pour se laisser dépister par des feintes féminines, Sans bruit, avec une générosité, un calme viril, qui touchent Kate plus que ne le feraient des larmes, il renonce au steeple-chase où il se voit distancé, cède à l’heureux vainqueur le prix qu’il ambitionnait et redevient le cousin John. C’est encore se réserver le droit de la protéger. Il se méfie de Frank, qui est non-seulement un flirt incorrigible (Whyte Melville applique ce nom à l’espèce nombreuse des coquettes mâles), mais un joueur ruiné qui, après avoir épuisé l’aide des juifs, va devenir la proie des tribunaux. Sans renoncer à son apparente liaison avec lady Scapegrace, et tout en faisant la cour tantôt à Kate, tantôt à Mme Lumley, il se réserve d’épouser, une catastrophe échéant, certaine miss Molasses, jaune, sotte et maniérée, mais énormément riche ! Kate, qui se croit au courant de ses dettes et de ses folies passées, ne soupçonne rien de ses perfidies présentes ; par bonheur, le digne cousin John est moins aveugle.

Ils sont tous réunis à Scamperley[5], où sir Guy et son excentrique, épouse reçoivent l’élite de la fashion, menant le high-life moderne dans toute sa fièvre, sans souci des convenances et uniquement occupés à imaginer sans cesse des raffinemens nouveaux de plaisir et de luxe. Kate s’abandonne à ce courant de dissipation avec une sorte de désespoir : elle souffre du mépris silencieux de son cousin qu’elle sent avoir mérité, des atermoiemens de Frank, qui, tout en la poursuivant de ses hommages, ne se décide pas à demander sa main et ménage miss Molasses ; elle est jalouse, elle est humiliée mais fière jusqu’au bout, veut se donner le change à elle-même. L’ignoble sir Guy se fait son professeur de slang et d’effronterie. ; Il l’amène à conduire, le cigare entre les dents, un drag à quatre chevaux. Le besoin d’arracher John à son impassibilité, qui l’exaspère tout autant que la lâcheté du capitaine, lui donne le triste courage d’accomplir cette belle prouesse.

« — John ! m’écriai-je en m’installant sur le siège, croyez-vous que je saurai conduire, à quatre ?

« —Peut-être, répondit-il, mais je ne vous conseille pas d’essayer.

« Ma réponse éloquente fut de lancer les quatre bêtes à fond de train, Sir Guy, assis très près de moi, le visage presque dans mon chapeau, m’apprenait à diviser les rênes, me sermonnait sur l’art de mettre l’attelage ensemble, s’interrompant pour jurer, approuver, m’appeler une folle fille, et mâcher son cigare avec une sorte de férocité, Il était hors de lui. — Tous fumerez aussi ! s’écria-t-il, sur mon âme ! vous fumerez, Quiconque peut conduire à quatre est capable d’en griller un par la même occasion. Laissez-moi vous choisir le plus doux.

« J’avais grand’peur d’être malade, mais je voyais mon cousin si indifférent que cela me décida. Oui, j’aurais fumé, au-dessus d’un baril de poudre et à tout prix. Je m’en acquittai comme si je n’eusse fait autre chose de ma vie. »

On se demande quelle sera la fin de ce système d’étrange provocation quand tout à coup lady Scapegrace intervient de la manière la plus inattendue. Il y a en elle un reste de grandeur et de générosité ; à la suite d’une soirée où Kate a redoublé de coquetterie désespérée, la femme que l’on croirait la moins capable de bon conseil emmène dans son appartement cette pauvre fille qu’elle voit se perdre comme elle s’est autrefois perdue elle-même ; avec une pathétique énergie, elle lui cite son propre exemple, la conjure de ne pas sacrifier à un engouement absurde le brave cœur qui lui est dévoué. L’altière lady se confesse et supplie ; Kate est presque vaincue, mais il lui faut encore une leçon, la plus cruelle de toutes. Au milieu de la galerie qu’elle doit traverser pour se rendre, de la chambre de son amie à la sienne, le hasard la met en présence de sir Guy complètement ivre. La terreur d’une pareille rencontre à cette heure avancée de la nuit lui fait perdre la tête ; elle se jette dans la première chambre ouverte sur le corridor et qui se trouve être celle de Frank Lovell. M. Whyte Melville y a placé une scène hardie. De la cachette où elle s’est réfugiée au bruit de pas qui approchent, Kate surprend malgré elle une. conversation violente entre son cousin et le capitaine. John est venu sommer ce dernier de s’expliquer sur ses intentions. S’il a pris des engagemens avec miss Coventry, il les tiendra ou il rendra raison de sa conduite à celui qui se considère comme le protecteur et le frère de cette enfant. Frank répond insolemment, un duel paraît inévitable ; mais Kate est là pour l’empêcher. Avec un sang-froid et une adresse inouïs, elle s’échappe et court éveiller le mari de Mme Lumley, excellent homme qui s’occupe uniquement d’histoire naturelle tandis que papillonne sa frivole moitié. Quelques mots suffisent pour le mettre au courant de ce qui se passe, il promet d’intervenir et remplit si bien son mandat que le capitaine consent à déclarer qu’il ne s’est cru libre d’offrir son cœur à miss Molasses qu’après un refus formel de miss Coventry. — La future Mme Lovell est mal à cheval, « toute de côté comme l’anse d’une théière, » secouée par le trot, ridicule sous les passementeries qui surchargent son maigre corsage et le chapeau à panache blanc qui surmonte sa tête en violon. Voici la vengeance de Kate ; mais ne sera-t-elle pas elle-même durement punie ? Méritera-t-elle jamais de reconquérir l’homme excellent qui lui parait maintenant supérieur à tous les autres, supérieur à elle surtout ? Il ne peut plus l’estimer, la tendresse condescendante qu’il lui témoigne encore est de la pitié sans doute, et c’est là un sentiment dont ne saurait se contenter Kate Coventry. Qu’elle se rassure, John va lui rendre d’un mot la confiance en elle-même, l’espoir et le bonheur : — Me direz-vous, demande-t-il, pourquoi vous avez refusé Frank Lovell ?

— Il ne m’a jamais demandée en mariage, répond Kate, je ne lui en ai jamais donné l’occasion.

— Mais pourquoi ?

— Parce que j’en préférais un autre.

Décidément Kate est habile malgré ses témérités étranges, trop habile, à notre avis, pour être bien intéressante, et nous ne pouvons nous expliquer l’aberration de jugement qui conduisit un critique anglais à comparer cette héroïne, toujours maîtresse d’elle-même en somme, à la Petite Comtesse, la plus faible et la plus charmante des héroïnes de M. Octave Feuillet. Sans doute on trouve dans les deux livres cette connaissance profonde des hautes sphères de la société, cette élégance facile et naturelle, qui se joignent chez le romancier français à l’analyse merveilleusement fine des passions et des mystères du cœur ; mais là s’arrête la ressemblance. Quelque supériorité de principes qu’ait sans doute miss Coventry sur Mme de Palmes, nous voyons entre ces deux femmes, qui toutes deux bravent les usages, l’une impunément, l’autre pour être punie par le déshonneur et par la mort, la différence qui existe entre l’idéal et la réalité. Dans leurs amours, dans leurs romans, les Anglais se contentent volontiers du réel. Ils savent que la fast girl se fixera un jour, comme se rompt au harnais la fougueuse pouliche, que de ses goûts excessifs d’amazone il lui restera les enfans venus, l’amour salutaire des plaisirs simples de la campagne, qu’elle prendra place d’elle-même dans le cercle des matrones nourrices et gouvernantes, associées fidèles des intérêts les plus sérieux du mari choisi entre tous ; mais le mari aura-t-il reçu bien intact ce cœur qui, avant de se concentrer dans l’exercice de toutes les vertus domestiques, a joui d’une liberté sans contrôle ? Cette jeunesse, dont un mariage tardif et raisonné est le couronnement et la fin, ne se sera-t-elle pas essayée maintes fois à des sentimens plus vifs que l’amitié ? A cela, on nous répond : — Le self-government est enseigné de bonne heure à l’Anglaise ; elle est fière, elle est chaste, et personne n’a pu aller avec elle plus loin qu’elle ne le voulait. — Nous le croyons volontiers, et c’est justement cette prudence incompatible avec l’ingénuité qui choque nos délicatesses. On ne nous en reconnaît pas beaucoup à l’étranger, du moins de délicatesses littéraires : nos plus belles fleurs sont censées croître sur le bourbier de l’adultère, résultat infaillible de l’éducation cloîtrée des jeunes filles, qui ne se marient pas, que l’on donne en mariage. Soit ! au point de vue de la morale pratique, mieux vaut laisser en effet la vierge courir les dangers auxquels l’épouse s’excuse trop souvent chez nous ; mais nous ne sommes pas des gens pratiques, nous sommes des poètes, nous voulons le mieux, la perfection, l’impossible peut-être ; n’importe, c’est notre honneur de le rêver, fût-ce à nos risques. Une compagne, notre égale en force et en raison, ne nous suffit pas, nous voulons un ange que n’ait effleuré aucune expérience humaine, qui n’ait jamais rien imaginé en dehors du premier amour que nous lui apportons presque son insu, nous réservant en tout de lui ouvrir et de lui faire goûter la vie, de la garder, de l’instruire, de la défendre. Serons-nous à la hauteur d’une si belle tâche ? Un héroïque orgueil ne nous permet pas d’en douter, Nous admettons bien que notre idole soit fragile, et elle ne nous en est que plus chère ; le bon sens est contre nous, mais nous dédaignons ses leçons en froide prose, et très probablement pour notre malheur nous les dédaignerons toujours. Aux Kate Coventry, il faut des cousins John.

Les héroïnes de M. Whyte Melville forment du reste un groupe charmant d’amazones, et c’est plaisir de les voir défiler de loin, leur jolie taille serrée dans un habit bien collant, le voile de leur petit chapeau tendu sur un visage dont l’éclat naturel défierait la rivalité de tous les cosmétiques, leurs cheveux d’or ou d’ébène nattés le plus près possible d’une petite tête élégante. Tout dans cet ajustement est utile, simple et commode, indiquant bien qu’elles font passer avant toutes choses le naturel, la santé, l’agilité. Le luxe est considéré par la plupart comme un superflu qu’elles gagneront peut-être à perdre, de même que certaines plantes vivaces gagnent en force et en parfum à être transplantées de la serre où elles se sont par hasard épanouies dans un sol qui n’ait rien d’artificiel. — J’aimerais épouser un homme pauvre, dit l’énergique lady Julia, — Voilà de généreuses fantaisies rares chez nous, on ne peut le nier. C’est lady Julia aussi qui prend avec un franc sourire les deux mains d’un amoureux qu’elle vient d’éconduire ; « Ne vous rendez pas ridicule, à quoi bon toutes ces paroles perdues ? Nous avons toujours été bons amis, nous resterons tels, je ne voudrais pas plus me disputer avec vous qu’avec mon frère ; mais allez-vous-en. Vous pouvez prendre votre cheval à l’écurie sans passer par le salon ; ainsi vous éviterez de voir ma mère, Laissez-moi arranger les choses avec elle, c’était mon goût qu’il fallait consulter d’abord, Dieu vous bénisse, et merci de l’honneur que vous ayez voulu me faire. » Rien n’exprime mieux que ce discours la présence d’esprit imperturbable et la pleine possession de soi-même.

Parmi toutes ces sœurs positives et pratiques de Kate Coventry, il en est une cependant à qui le sport est funeste et que la passion emporte au-delà de l’inévitable poteau du mariage, but éternel de toutes les autres, C’est la pauvre Blanche Douglas, Satanella, comme on l’appelle, dont la nom et la vie sont inséparablement liés à ceux d’une jument noire, belle, fière et indomptable comme elle-même. Elle s’est attachée d’un tenace et silencieux amour au compagnon de ses plaisirs hippiques, Daisy, brave garçon étourdi et prodigue qui ne voit en elle que le meilleur des camarades, jusqu’au jour où il apprend qu’elle a payé en secret les paris de course qui le ruinent et sont bien près de briser sa carrière. L’amour seul a pu inspirer ce mouvement généreux ; par reconnaissance, Daisy, qui avait pourtant d’autres rêves, va demander la main qui l’a sauvé. — Tout autre de vos amis eût agi comme moi, répond simplement Satanella ; faites-moi donc l’honneur de me traiter comme un homme en acceptant le service que je puis vous rendre. — Elle le laisse à la douce et naïve Norah, au bonheur qu’il lui eût sacrifié. Son désespoir, nul ne s’en doutera jamais, si ce n’est peut-être la jument noire à qui elle demande de l’emporter loin de ce monde où elle a tant souffert. Le fidèle animal n’obéit que trop ; il tue sa maîtresse dans une chasse et périt avec elle. — Ma jument a-t-elle beaucoup de mal ? — Tels sont les derniers mots de Satanella.

Il n’y a dans les romans de Whyte Melville, dont nous venons de faire l’énumération, rien qui puisse être traduit ou même imité en français. Cette imitation ne serait d’ailleurs nullement désirable. Market Harborough, Kate Coventry, Satanella, expriment des enthousiasmes et des appétits qui ne sont pas les nôtres ; pour être intéressans, il faut d’abord qu’ils soient parfaitement naturels, genuine ; le moindre mélange d’affectation les rendrait oiseux. Pour les peindre, nous n’avons pas cette langue expressive, sinon correcte, fortement teintée de néologisme familier, à laquelle la chasse, les courses, le pugilat, la naumachie, ont donné naissance. La pureté de la langue française s’est toujours refusée à ces emprunts, et l’argot n’est d’ailleurs qu’une basse et stérile contrefaçon du slang. Non-seulement les mots nous feraient défaut pour ce genre de littérature, mais surtout les caractères, les mœurs dont elle s’inspire. En vain nous donnons-nous parfois le ridicule de les copier de loin, nous n’arrivons qu’à la caricature. Restons donc nous-mêmes avec toutes les qualités qui nous sont propres et que nos détracteurs mêmes nous envient ; notre unique devoir est d’appliquer ces qualités au but que paraissent s’être proposé dans leur sphère Whyte Melville[6] et ceux de son école : réagir contre les influences énervantes, trop nombreuses aujourd’hui, rechercher avant le succès même, qui parfois se prostitue, rechercher avant toutes choses ce qui est simple, honnête et vrai.


TH. BENTZON.

  1. Jeu de la crosse.
  2. Chronique du vieux Northamptonshire sous les Stuarts.
  3. Scapegrace, garnement, vaurien.
  4. Au Vauxhall comme à Cremorn-Garden, les chercheurs de plaisir trouvent un cirque, des histrions de toute sorte, des danses, des feux d’artifice, et la plus mauvaise compagnie.
  5. De scamp, mauvais sujet.
  6. Whyte Melville s’est écarté de ce but dans certains romans à sensation qui diffèrent de son genre ordinaire, et ne méritent pas d’être mentionnes ici.