Chapitre XVI - Dernières années en Italie
1513-1515
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« La patience pour les outragés est comme le vêtement de ceux qui grelottent ; à mesure que le froid augmente, habille-toi plus chaudement et tu ne sentiras pas le froid. Ainsi, au moment des grands outrages, augmente ta patience et l’offense n’atteindra pas ton âme ("ingiurie offendere non ti potranno la tua mento"). »
LEONARD DE VINCI


I modifier

LE pape Léon X, fidèle aux traditions des Médicis, avait su se poser en grand protecteur des sciences et des lettres. Après avoir appris sa nomination, il dit à son frère Julien : « Jouissons du pouvoir auguste, puisque Dieu nous l’a accordé. »

Et son bouffon favori, le moine fra Mariano, avec une dignité philosophique, ajouta :

— Vivons pour notre bon plaisir, Saint-Père, car tout le reste ne compte pas !

Et le pape s’entoura de poètes, de musiciens, de peintres et de savants.

Lorsque François Ier, après sa victoire sur le pape, exigea de lui en cadeau la statue nouvellement découverte de Laocoon, Léon X déclara qu’il se séparerait plutôt d’une relique que de ce chef-d’œuvre.

Le pape aimait ses savants et ses artistes, mais il aimait davantage encore ses bouffons. Il dépensait des sommes fantastiques pour des festins, mais se distinguait par une grande sobriété, étant atteint d’une affection stomacale. Cet épicurien souffrait d’une maladie incurable, une fistule purulente. Son âme, ainsi que son corps, était dévorée par une plaie secrète : l’ennui, un ennui dont rien ne pouvait le distraire.

En politique seulement, il retrouvait son véritable tempérament : il était aussi froidement cruel et aussi parjure qu’Alexandre Borgia.

Quelques jours après son arrivée à Rome, Léonard attendait son tour d’audience au Vatican en écoutant le récit des prouesses du nain Baraballo, nouvellement envoyé des Indes à Sa Sainteté.

— Savez-vous, messer, murmura à l’oreille du peintre son voisin de banquette qui, depuis deux mois, n’avait pu encore obtenir d’audience, savez-vous qu’il existe un moyen de se faire recevoir incontinent par Sa Sainteté ? Il n’y a qu’à se déclarer bouffon.

Léonard ne suivit pas ce bon conseil et de nouveau, sans avoir été reçu, se retira.

Depuis quelque temps, l’artiste était assailli par d’étranges pressentiments, qui lui semblaient inexplicables. Les préoccupations matérielles, son insuccès à la cour de Léon X et de Julien de Médicis ne le tourmentaient pas, il y était dès longtemps habitué. Et cependant une inquiétude angoissante s’emparait de lui. Particulièrement en cette soirée ensoleillée d’automne, en revenant du Vatican, son cœur se serrait comme à l’approche d’une grande douleur.

En rentrant chez lui, il trouva Astro occupé à raboter des planchettes, et, selon son habitude, il se balançait en psalmodiant sa chanson triste.

Le cœur de Léonard se crispa davantage.

— Qu’as-tu, Astro ? demanda-t-il tendrement en posant sa main sur la tête de l’infirme.

— Rien, répondit le mécanicien en fixant sur le maître un regard scrutateur, presque raisonnable et même malin. Moi, je n’ai rien. Mais voilà, Giovanni… Après tout, il est mieux ainsi. Il s’est envolé…

— Que dis-tu, Astro ? Où est Giovanni ? murmura Léonard.

Sans prêter attention au maître, l’infirme se remit à l’ouvrage.

— Astro, insista Léonard en lui prenant la main. Je te prie, mon ami, souviens-toi : que voulais-tu dire ? Où est Giovanni ? J’ai besoin de le voir de suite. Où est-il ?

— Mais ne le savez-vous donc pas ? Il est là-haut. Il s’est envolé… éloigné…

Astro cherchait le mot, mais le son n’existait plus dans sa mémoire. Cela lui arrivait souvent. Il mélangeait des sons différents, même des mots entiers, employant l’un pour l’autre.

— Vous ne savez pas ? répéta-t-il tranquillement. Eh bien ! Allons. Je vous le montrerai. Seulement ne vous effrayez pas. Il est mieux ainsi.

Il se leva et, se balançant disgracieusement sur ses béquilles, il précéda Léonard.

Ils montèrent au grenier.

La chaleur y était étouffante par suite de l’échauffement des tuiles par le soleil. À travers la lucarne filtrait un rayon de soleil rouge et poussiéreux. Lorsqu’ils entrèrent, une bande de pigeons effarés s’envola à grand bruit d’ailes.

— Voilà, dit toujours tranquillement Astro en désignant le fond sombre du grenier.

Et Léonard aperçut, sous l’une des solives, Giovanni debout, raidi en une pose de statue, étrangement grandi et fixant sur lui des yeux démesurément ouverts.

— Giovanni ! cria le maître.

Puis il pâlit et sa voix se brisa.

Il se précipita vers lui, et voyant son visage convulsé lui prit la main. Elle était glacée. Le corps se balança, il était pendu à une forte corde de soie – telle qu’en employait le maître pour sa machine volante – attachée à un crochet de fer nouvellement vissé dans la poutre.

Astro s’approcha de la lucarne et regarda.

La maison se trouvait sur une hauteur et dominait les toits, les tours et les clochers de Rome, la campagne pareille à une mer d’un vert trouble sous les rayons du soleil couchant, avec de-ci de-là la ligne brisée des aqueducs romains, les monts Albano, Frascati, Rocca di Papa, et le ciel où se poursuivaient les hirondelles.

Astro regardait en clignant des yeux et un sourire béat sur les lèvres, il se balançait, agitait les bras comme des ailes et chantait sa chanson triste.

Léonard voulut fuir, appeler au secours, mais il ne put, pétrifié par l’horreur entre ses deux élèves – le mort et le dément.

Quelques jours plus tard, en examinant les papiers de Beltraffio, Léonard trouva son journal et le lut attentivement :

« La Diablesse blanche – toujours et partout. Qu’elle soit maudite ! Le dernier mystère – le Christ et l’Antéchrist ne font qu’un. Le ciel en haut, le ciel en bas. Non, cela ne peut être ; mieux vaut la mort. Je remets mon âme entre tes mains, Seigneur, afin que tu me juges. »

Le journal de Giovanni se terminait sur ces mots, et Léonard comprit qu’ils avaient dû être écrits le jour même du suicide de Giovanni.

II modifier

Après la mort de Giovanni, le séjour à Rome devint pénible à Léonard. L’incertitude, l’attente, l’inaction forcée l’énervaient. Ses livres, ses machines, ses essais, sa peinture le dégoûtaient.

Léon X, pour se défaire de Léonard qu’il n’avait pu encore recevoir, lui demanda de perfectionner la frappe de la monnaie papale. Ne dédaignant aucun ouvrage, fût-il le plus modeste, l’artiste exécuta cette commande dans la perfection, inventant une machine telle que les pièces de monnaie, inégales avant, sortaient irréprochablement rondes.

À ce moment, par suite de ses anciennes dettes, l’état de ses affaires était tellement piteux que la plus grande partie de ses appointements servait à payer les intérêts. Sans l’aide de Francesco Melzi, qui avait hérité de son père, Léonard aurait été réduit à la misère.

Durant l’été de 1514, il fut atteint de la malaria. C’était la première maladie sérieuse de son existence. Mais il n’admit pas de docteur auprès de lui et refusa tout médicament. Seul Francesco le soignait, et chaque jour davantage Léonard s’attachait à lui ; il estimait son amour simple et sincère qui faisait voir en lui au maître l’ange gardien de sa vieillesse.

L’artiste sentait qu’on l’oubliait et faisait parfois de vains efforts pour attirer l’attention.

Enfin, cédant aux prières de son frère Julien de Médicis, Léon X commanda à Léonard un petit tableau. Selon son habitude, remettant de jour en jour l’ouvrage, l’artiste s’occupa d’essais préparatoires de perfectionnement de couleurs, d’inventions de nouveaux vernis.

En apprenant ces tâtonnements, Léon X s’écria avec un feint désespoir :

— Hélas ! cet original ne fera jamais rien, car il songe à la fin avant d’entreprendre le commencement.

Les courtisans colportèrent la réflexion. L’arrêt de Léonard était prononcé. Léon X, grand connaisseur en matière d’art, avait exprimé sa condamnation. Pietro Bembo, Raphaël, le nain Baraballo et Michel-Ange pouvaient reposer en toute quiétude sur leurs lauriers : leur redoutable adversaire était anéanti.

Comme se donnant le mot, tout le monde se détourna de lui, l’oublia, comme on oublie les morts.

Léonard apprit impassiblement la réflexion du pape : il l’avait prévue et ne s’attendait à rien d’autre. Le soir même il écrivit dans son journal :

« La patience pour les outragés est comme le vêtement de ceux qui grelottent ; à mesure que le froid augmente, habille-toi plus chaudement et tu ne sentiras pas le froid. Ainsi, au moment des grands outrages, augmente ta patience et l’offense n’atteindra pas ton âme. »

III modifier

Le premier jour de janvier 1515, le roi de France Louis XII mourut. Ne laissant pas d’enfants du sexe masculin, la couronne échut à son plus proche parent, le mari de sa fille Claude de France, le fils de Louise de Savoie, le duc d’Angoulême, François de Valois, qui prit le nom de François Ier.

Dès son avènement au trône, le jeune roi entreprit la campagne qui avait pour but la conquête de la Lombardie. Avec une rapidité étonnante, il traversa les Alpes, franchit le col d’Argentières, et inopinément se trouva en Italie ; gagnant la bataille de Marignan, déposant Moretto, il se présenta en triomphateur à Milan.

À ce moment, Julien de Médicis se réfugiait en Savoie.

Voyant qu’il ne pourrait rien faire à Rome, Léonard se décida à tenter la chance auprès du nouveau roi et se rendit à Pavie, où se tenait la cour de François Ier.

Là, les vaincus organisaient des fêtes en l’honneur des vainqueurs. En sa qualité d’ancien mécanicien ducal, on pria Léonard d’y participer. Il construisit un lion automatique qui, traversant la salle, se dressa devant le roi sur ses pattes de derrière et, ouvrant sa poitrine, en laissa tomber, aux pieds de Sa Majesté, des lis blancs de France.

Ce jouet servit plus la gloire de Léonard que toutes ses œuvres et ses autres inventions.

François Ier conviait à son service les artistes et les savants italiens. Le pape ne voulant céder ni Raphaël ni Michel-Ange, François Ier s’adressa à Léonard, lui proposant sept cents écus de traitement et le petit château du Cloux, en Touraine, près de la ville d’Amboise, entre Tours et Blois.

Léonard consentit et, à soixante-quatre ans, éternel exilé, sans regretter son ingrate patrie, suivi de son vieux serviteur Villanis, de sa servante Mathurine, de Francesco Melzi et de Zoroastro da Peretola, au début de l’année 1516 il quitta Milan pour la France.


IV modifier

La route, à cette époque, était pénible ; à travers le Piémont, jusqu’à Turin, elle longeait la vallée de Doria Riparia, affluent du Pô, puis coupait le chemin du col de Fréjus, le mont Thabor et le mont Cenis. Les mules, secouant leurs grelots, grimpaient un étroit sentier. En bas, dans la vallée, le printemps s’annonçait ; en haut l’hiver régnait encore. Dans le pâle ciel matinal, la masse neigeuse des Alpes brillait comme éclairée par un feu intérieur.

À un tournant de la route, Léonard mit pied à terre. Il voulait voir les montagnes de plus près. Les guides lui indiquèrent un chemin de traverse plus ardu encore que celui des mules, et, aidé de Francesco, il en résolut l’ascension.

Lorsque le bruit des grelots eut cessé, un calme imposant les environna : ils n’entendaient plus que les battements de leur cœur et, de temps à autre, le grondement sourd des avalanches, pareil au grondement du tonnerre, répété par l’écho.

Ils grimpaient toujours plus haut et plus haut. Léonard s’appuyait sur le bras de Francesco.

— Regardez, regardez, messer Leonardo, s’écria le jeune homme en désignant le précipice sous leurs pieds. Voici de nouveau la vallée de Doria Riparia ! C’est probablement pour la dernière fois. Nous ne la verrons plus. Là-bas, voilà la Lombardie – l’Italie, ajouta-t-il plus bas.

Ses yeux brillèrent, joyeux et tristes à la fois.

Il répéta plus bas encore :

— Pour la dernière fois…

Le maître regarda l’endroit que lui désignait Francesco, là où se trouvait la patrie, et son visage resta impassible. Silencieux, il se détourna et, de nouveau, se reprit à monter vers les cimes des neiges éternelles, les glaciers du mont Thabor, du mont Cenis et du Rocchio Melone.

Sans se soucier de la fatigue, il marchait maintenant si vite que Francesco, qui s’était arrêté, ne parvenait pas à le rejoindre.

— Où allez-vous, maître ? criait-il. Ne voyez-vous pas ? Il n’existe plus de sentier. On ne peut monter plus haut. Il y a un précipice. Prenez garde !

Mais Léonard, sans l’écouter, montait toujours, se riant des vertigineux abîmes.

Et, devant ses yeux, les masses glacées s’élevaient, tel un mur géant dressé par Dieu entre les deux mondes. Elles l’appelaient à elles, l’attiraient, comme si derrière elles se cachait le dernier mystère, l’unique, que désirait ardemment sa curiosité. Chères et désirées, quoique séparées de lui par des abîmes infranchissables, elles lui semblaient proches au point de les atteindre avec la main et le considéraient comme les morts doivent considérer les vivants – avec un éternel sourire semblable à celui de la Joconde.

Le visage pâle de Léonard s’illuminait de la pâleur des glaciers. Il leur souriait. Et, en regardant ces énormes blocs de glace debout dans le ciel froid, il songeait à la Joconde et à la mort, comme un tout indivisible.