Le Roman de Berte aus grans piés, par M. Paulin Paris

Le roman de berte aus grans piés, précédé d’une dissertation sur les romans des douze pairs[1] : par M. Paulin Paris, de la Bibliothèque du roi.

En annonçant avec un vif plaisir cette publication érudite et pleine de goût que M. Paris vient de faire de l’un des romans du cycle de Charlemagne, tel que le poète Adenès l’a arrangé et rimé vers la fin du treizième siècle, nous nous garderons de revenir en rien sur une polémique déjà ancienne dans laquelle nous n’avions pas hésité à prendre parti. Cette polémique, toutefois, si pénible quant à la forme, soulevait une question fondamentale qui nous semble devoir être réservée. La pensée de notre jeune et savant collaborateur consistait à rechercher dans les anciennes épopées françaises, non pas seulement les imaginations plus ou moins gracieuses des conteurs et des poètes, non pas le mérite et l’agrément littéraire de leurs romans, mais les croyances diverses des populations, les récits historiques altérés, les invasions mythologiques qui avaient laissé des traces. Pour cela, la comparaison de nos épopées avec le cycle germanique, avec le cycle scandinave, devenait indispensable ; notre cycle de la Table-ronde en particulier en pouvait recevoir une vive lumière. Cette pensée de notre collaborateur demeure intacte, selon nous, et nous espérons qu’il ne la laissera pas tomber. Mais à prendre les choses par un côté plus exclusivement français et gaulois, plus littéraire, en abordant nos vieux romans suivant l’aspect plus familier à nos érudits, en venant modestement à la suite de Lamonnoye, de Bouhier, de Sainte-Palaye, des savans auteurs de l’Histoire littéraire, sans arriver de l’Allemagne ni s’être nourri des Niebelungen ou des Eddas, mais s’adressant tout simplement à M. de Monmerqué, il y a lieu, sous le rapport du goût et d’une critique soigneuse et délicate, de faire des travaux précieux sur les vieux monumens de notre langue. C’est ce genre de mérite que M. Paris vient de prouver par sa publication de Berte, et par l’ingénieuse lettre à M. de Monmerqué qui en est la préface. Si l’on n’y remarque aucune vue d’ensemble bien nouvelle sur nos épopées, s’il se hâte trop, selon nous, de rejeter dans un horizon fabuleux ce qu’on pourrait appeler les grosses questions à ce sujet, on y trouve en revanche beaucoup de détails piquans, des rapprochemens d’une scrupuleuse exactitude, le tout exprimé en ce style élégant et légèrement épigrammatique dont M. Abel Rémusat est le modèle dans l’érudition. Quant au roman, grâce aux notes essentielles, bien que discrètes, de M. Paris, il est d’une lecture facile, et respire dans toutes ses parties une naïveté charmante. Berte aus grans piés est la fille chérie du roi Floire et de la reine Blanchefleur de Hongrie ; accordée au roi Pépin en mariage, elle arrive avec sa suite composée de Margiste, espèce de gouvernante, d’Aliste fille de Margiste, et de leur cousin Tybert. Les noces se font ; les ménestrels jouent devant les futurs époux de la harpe, de la vielle et de la flûte ; on festine, on carole. Mais voilà que Margiste, mauvaise conseillère, imagine de dire à l’oreille de Berte que Pépin est un mari à craindre, et qu’elle sait de bonne part, qu’il pourrait bien la tuer dès cette nuit.

Là-dessus la pauvre Berte se met à fondre en larmes. Que faire ? Comment échapper à ce mari qui tue ses femmes, à ce Pépin, vrai Barbe-Bleue ? Or, Margiste a sa fille Aliste, suivante de Berte, Aliste qui ressemble à Berte mieux qu’un peintre ne saurait la peindre, et d’ailleurs Pépin n’y regarde pas de si près. Aliste donc se dévoue au lit du roi ; mais une embûche entre elle et sa mère est préparée. Pendant qu’Aliste est au lit, un peu avant le jour, Margiste introduit Berte dans la chambre sous je ne sais quel prétexte, probablement pour qu’elle s’assure si la pauvre Aliste est réellement morte en sa place. Aliste, qui a un poignard tout prêt, le tire aussitôt, s’en pique légèrement à la cuisse, le passe aux mains de Berte, qui le prend sans savoir pourquoi ; puis Aliste se met à crier, à réveiller le roi qui continuait de dormir, à montrer son sang, bien qu’il fasse nuit, et à accuser Berte, que la vieille Margiste vient saisir aussitôt comme sa fille, et la disant folle, sujette à ces frénésies. On la bâillonne, on demande la permission de l’envoyer perdre au bon roi Pépin, qui consent à demi-endormi. Tybert, le cousin, est prévenu avec deux hommes d’armes, et, avant le matin, la pauvre Berte, bâillonnée, voyage, pour être mise à mort, vers la forêt du Mans.

Mais, quand les hommes d’armes qui sont avec Tybert, voient Berte si belle, ils ne la veulent plus tuer. Une querelle entre eux et lui s’engage, et Berte s’échappe dans les bois. Elle va, elle erre dans ces bois bien des jours et des nuits, priant la Vierge et les saints, maudissant Margiste, et se répétant maintes fois : « Que diraient le roi Floire et la reine Blanchefleur, s’ils savaient que Berte, leur fille, est ici ? » La situation de cette pauvre Berte égarée ressemble extrêmement à celle d’Una dans Spencer, de la vierge dans le Comus de Milton, et de la belle Damaïanti des poèmes indiens. Ce sont des voleurs qui surviennent ; l’un la veut prendre pour femme, l’autre la lui dispute : Berte s’échappe encore. Elle trouve un ermitage ; mais le vieil ermite ne la peut recevoir à cause d’un vœu, et d’ailleurs il ne sait trop si ce n’est pas une tentation ; car, malgré sa robe déchirée, la pâleur de son front et ses pieds en sang, Berte est bien belle. À propos, n’est-ce donc pas à cause de tant marcher par la forêt, que ses grans piés, pauvre Berte ! lui sont venus ? Le bon ermite, quoi qu’il en soit, lui a donné un peu de nourriture : il l’a remise dans son chemin, vers la maison de Symon, qui est un noble homme hospitalier. Berte s’y achemine, bénissant le bon ermite. Un ours traverse la route, mais ne la voit pas. Elle arrive chez Symon, où sont Constance sa femme, et ses deux filles, qui deviennent comme ses sœurs ; car il faut dire que, durant ses périls, Berte a fait vœu, si elle échappait, de ne pas dire qu’elle est la reine et de rester pauvre et méconnue. Elle s’établit donc chez Symon. Moyennant quelque histoire qu’elle invente, on la garde : elle sait d’ailleurs si bien travailler et filer ! Elle demeure là, dans la forêt, neuf ans et demi, toujours sage, toujours fraîche et belle. Pendant ce temps, la fausse reine se fait détester et accable ses sujets de son avarice. Elle a du roi deux fils, deux bâtards, Heudry et Rainfroy, qui deviendront par la suite de méchans chevaliers ; mais la reine Blanchefleur arrive un jour de Hongrie, pour visiter sa fille si chère. La fausse reine a beau faire la malade et se cacher dans ses rideaux : elle est démasquée, chassée ; on brûle Margiste, et l’on cherche la pauvre Berte, mais sans la trouver. Ce n’est que plus tard, un jour où le roi Pépin est à la chasse dans la forêt du Mans, qu’il s’égare et la rencontre au sortir d’une chapelle isolée, où elle venait de prier Dieu et la Vierge pour son père Floire, sa mère Blanchefleur, et ce roi Pépin lui-même qu’elle n’oublie mie. Il y a, nous le savons, neuf ans et demi de séparation : aussi on n’a garde de se reconnaître ; mais Berte est toujours belle, et Pépin toujours galant. Il descend de cheval, et la prie d’amour ; et la veut emmener en France, lui disant, pour la décider, qu’il est maire du palais du roi ; mais Berte, en cette crise, et ne sachant comment arrêter ce seigneur entreprenant, se déclare, se nomme. On devine le reste. Berte, la blonde, l’accomplie, rentre dans ses droits, et d’elle naquit la femme de Milon d’Ayglent, mère du brave Roland ; d’elle, de Berte la Débonnaire, naquit Charlemagne.

Tel est le sec canevas de ce poème, dont la parfaite naïveté éveille involontairement dans l’esprit du lecteur l’essaim des moqueries familières à l’Arioste. M. Paris nous promet la série des autres romans des douze pairs. Nous suivrons cette continuation avec l’intérêt qu’inspirent ces récits des vieux trouvères qui firent les délices de nos aïeux.

S.-B.

  1. Techener, place du Louvre, no 12.