Le Roman d’un rallié (éd. 1902)/Partie III/Chapitre IV

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Albert Lanier, Imprimeur — Éditeur (p. 298-310).

IV

Les huissiers de l’Élysée, à la silhouette grave, participant à la fois du bedeau et du maître d’hôtel, viennent d’introduire dans le salon d’attente deux délégations. La première se compose d’un architecte, de deux ingénieurs, d’un agriculteur et de trois messieurs quelconques. Ils arrivent de la Côte-d’Or pour remercier le président Carnot d’avoir contribué, par un don généreux, à la création d’une rosière et pour l’inviter à la couronner de ses mains, ce que le Président n’acceptera point. Le refus leur a été communiqué d’avance ; mais n’importe ; ils ont tenu à venir. « C’est plus correct », a dit l’un des ingénieurs, celui qui, tout à l’heure, prendra la parole au nom de ses collègues et sur la poitrine duquel fleurit une rosette violette large comme une reine-marguerite. Ils ont, tous les sept, la nuque rouge, une redingote noire trop serrée, des bottines vernies et l’air important. Six d’entre eux se tiennent debout près d’une fenêtre ; le septième, l’architecte, s’est étalé dans un fauteuil en tapisserie, les bras ballants, pour indiquer qu’il est radical et se sent à l’aise dans un palais. La seconde délégation est exclusivement militaire. Elle se compose de trois officiers supérieurs en retraite ; ils apportent au chef de l’État un album richement relié en souvenir d’une exposition rétrospective d’art et d’histoire militaires qu’il a bien voulu inaugurer. Entre les deux délégations sont inscrits sur la liste d’audience Albert Vilaret et Étienne de Crussène qui, pour le moment, causent amicalement, assis côte à côte sur un canapé. Le salon renferme encore un ecclésiastique, un général en uniforme et le directeur d’un grand journal parisien qui, très pressé ou feignant de l’être, tire sa montre toutes les dix minutes et la compare d’un air rageur avec la vieille pendule Louis XVI posée, entre deux candélabres du même style, sur le marbre blanc de la cheminée. La pièce a évidemment subi des destins variés. Son mobilier est disparate. Elle est encore à demi tendue de damas broché rouge. Sur le panneau du fond, usé sans doute, on a placé une tapisserie du garde-meuble qui ne suffit pas à le remplir. Les serrures ciselées portent l’aigle impériale et aux angles de la corniche les initiales de Napoléon III et de l’impératrice Eugénie sont enlacées ; des lampes électriques dont on a même pas cherché à dissimuler les fils s’échappent gauchement des branches du lustre doré.

« Avez-vous pensé à une chose ? dit Étienne à Vilaret, c’est que je suis né le 15 février 1870, et que par conséquent je deviendrai éligible non pas le 1er janvier, mais seulement le 15 février 1895 ». — « Qu’importe ? » — « Eh bien reprend Étienne, comment ferez-vous pour que les électeurs ne soient convoqués qu’après le 15 février ? » — « Rien de plus simple, reprend Vilaret avec assurance : mon élection à moi sera fixée en conséquence ; c’est dans six semaines seulement, au commencement d’août, que le député actuel d’Ille-et-Vilaine, M. Mangein, troquera son mandat contre celui de sénateur. On a six mois pour le remplacer et on aura six mois pour me remplacer moi-même après que j’aurai pris son siège à la Chambre. Supposez que mon élection ait lieu en octobre, vous n’aurez plus que quatre mois à attendre. Les électeurs seront convoqués le dimanche qui suivra votre majorité politique ». — « Si tout se passe comme nous le désirons », remarque Étienne. Vilaret s’anime : « Mais voyons ! mon cher Monsieur de Crussène, que voulez-vous qui dérange nos plans ? Vous admettez bien que Mangein est certain de devenir sénateur. Les royalistes ne risquent personne contre lui tant on considère unanimement que cette retraite politique lui est due pour ses longs et loyaux services envers le département. Jamais élection sénatoriale ne s’est présentée dans des conditions semblables. Quant à moi, je suis absolument sûr d’être élu. Tenez ! ma certitude est si grande que je suis résolu à envoyer ma démission de député des Côtes-du-Nord, huit jours avant le vote. En admettant même que mon calcul se trouve faux et que je sois battu, il faudrait bien me donner un successeur ! » — « Ah non ! proteste vivement Étienne, je n’accepterai jamais cela. Non ! non ! » Vilaret se met à rire. « J’y ai pensé déjà, dit-il ; ma décision est prise. Ne craignez rien d’ailleurs ; nous serons collègues au Palais-Bourbon avant un an » et sa main s’appuie, ferme, sur le bras du jeune marquis. Ce que celui-ci apprécie le plus en Vilaret c’est peut-être cette belle confiance qui a été encouragée, sans doute, par la série de ses succès passés, mais qui est, surtout, un don de nature impliquant une source de vie riche et forte.

Les deux fenêtres du salon ouvrent contre un des angles rentrants du Palais, sous une vérandah qui court tout le long de la façade, abritant un large trottoir de ciment. Un magnifique paon est là qui se promène avec une gravité comique et, de temps en temps, s’arrête pour faire la roue. L’architecte radical, sorti de son fauteuil, le regarde, le nez contre la vitre, puis se retournant dit assez haut pour être entendu ne tous : « Je parie que c’est l’État qui paie l’entretien de cet oiseau de luxe » et il va se rasseoir en ajoutant d’un air accablé : « Que d’abus ! » L’ecclésiastique n’a pas bronché, Étienne et Vilaret n’ont pas même levé les yeux, le général et les trois officiers en retraite ainsi que le journaliste sont demeurés impassibles. L’effet est manqué. L’architecte étend les jambes, en répétant encore une fois : « Que d’abus ! » Ses collègues Bourguignons l’entraînent pour le faire taire. Sur le canapé, les deux Bretons ont repris leur conversation : « C’est pour couper les câbles derrière vous, interroge Vilaret, que vous m’avez prié de vous présenter au Président ? » — « Non, répond Étienne. En quoi le fait d’être reçu en audience à l’Élysée me lierait-il à la République ? Il y a, grâce à Dieu, assez de détente dans le pays aujourd’hui pour que le chef de l’État puisse être visité même par des monarchistes. Non. J’ai simplement désiré le voir parce que son septennat va finir et que j’ai la certitude qu’il ne se représentera pas ». — « Vous êtes plus avancé que nous, dit le député. Nous n’arrivons pas à connaître ses intentions ; je croirais plutôt qu’il veut rester ; en tous cas, le secret est jalousement gardé et lui-même semble prendre à tâche d’égarer l’opinion par ses paroles et ses actes ». — « Il fait cela par patriotisme, j’en suis sûr ; il veut éviter une agitation stérile et des discussions qui porteraient atteinte au prestige de sa charge ; mais je parierais volontiers que son parti est pris irrévocablement et depuis longtemps ». — « D’où vous vient cette conviction ? » — « Je ne sais pas ; j’accorde que, jusqu’à présent, sa présidence n’a pas eu une allure grandiose ; il n’a rien fait qui révélât en lui un génie supérieur, ni un tempérament héroïque, mais il a fait quelque chose de plus rare et peut-être de plus difficile que d’accomplir des actions glorieuses. Il s’est tellement bien identifié avec ses fonctions que ses successeurs seront forcés de le prendre pour modèle ; il restera le président-type ». — « Je ne savais pas, dit Vilaret un peu surpris, que vous professiez une si haute estime pour M. Carnot. Sans doute, il a beaucoup de mérite et de dignité. Je me demande, pourtant, si vous n’exagérez pas un petit peu en augurant ainsi de son rang dans l’histoire. Croyez-vous que Casimir-Périer ou Dupuy, ses successeurs éventuels au cas où il ne se représenterait pas, gouverneraient moins bien que lui ? » — « Ils devront en tous cas, répond Étienne, se conformer aux traditions qu’il a établies et, le cas échéant, je leur souhaite d’avoir autant de force morale à dépenser qu’il en a eue, lui, par exemple l’année dernière, pendant le Panama ». — « Enfin, conclut Vilaret, il va à Lyon la semaine prochaine, visiter l’Exposition ; il doit y prononcer un grand discours et ne pourra éluder la question du renouvellement de ses pouvoirs. Nous verrons si vous êtes tombé juste. — Si oui, ajoute-t-il en riant, je penserai que vous avez décidément le flair politique et je me consolerai de m’être trompé sur le compte du Président en songeant que je ne me suis pas trompé sur le vôtre ». — « Et vous m’offrirez, dit Étienne riant aussi, un portefeuille dans le prochain cabinet Vilaret ? » — « Hum ! fait l’autre avec une inquiétude moitié vraie, moitié feinte, un portefeuille timbré d’une couronne de marquis ! C’est pour le coup que Goblet dénoncerait la grrrrrande trahison opportuniste ».

Cependant, les audiences ont commencé et s’expédient rapidement. Le général, le journaliste impatient et le comité de l’Exposition militaire ont déjà passé. L’huissier ouvre la porte et appelle « Monsieur Vilaret, député des Côtes-du-Nord ; Monsieur le marquis de Crussène ». L’architecte tressaute dans son fauteuil et regarde Étienne d’un air furibond. « Qu’est-ce que ces échappés de Coblence viennent faire ici ? » dit-il entre ses dents. L’échappé de Coblence et son compagnon traversent le salon des aides de camp et le cabinet du secrétaire général et, une seconde fois, l’huissier annonce leurs noms à l’entrée du cabinet présidentiel, vaste pièce blanche de style empire qui se termine en rotonde : une magnifique table de travail fait face aux fenêtres par lesquelles on aperçoit toute la perspective du jardin avec ses pelouses et ses ombrages. Quelques livres, des annuaires et un journal sont posés sur cette table contre laquelle, après avoir accueilli ses hôtes, le Président vient s’accouder dans la position familière qu’a popularisé le portrait de Chartran. Une conversation de quelques minutes s’engage. Vilaret en présentant Étienne, a mentionné son récent voyage en Amérique et M. Carnot lui demande des détails sur l’itinéraire qu’il a suivi, sur les villes qu’il a visitées, puis il parle à Vilaret de sa circonscription et insiste sur son grand regret de n’avoir pu faire en Bretagne, le voyage qu’il avait projeté et auquel sa santé, un instant compromise, l’a forcé de renoncer. « Ce n’est que partie remise, monsieur le Président, répond le député ; vous viendrez l’année prochaine ». Mais M. Carnot se contente de sourire, impénétrable dans sa volonté de ne pas laisser connaître, avant l’heure, la résolution qu’il a prise. Et, quand l’audience s’achève, il garde un instant dans sa main celle d’Étienne et lui dit simplement ces mots : « Je sais que vous aimez beaucoup la France. C’est un amour qui ne trompe pas ». Vilaret s’arrête un instant dans la pièce voisine et échange quelques mots avec l’officier de service.

Passe la délégation Bourguignonne, majestueuse et compassée ; l’huissier énumère pompeusement ceux qui la composent et au moment où la porte se referme, Étienne entend l’ingénieur à rosette qui, d’une voix de stentor, brame le discours qu’il a préparé. « Monsieur le Président, l’institution des rosières est une de celles qui méritent les encouragements bienveillants de la République… » Le faubourg Saint-Honoré, par cette belle matinée de printemps, est animé et joyeux. Vilaret, pressé, saute dans un fiacre qui passe tandis qu’Étienne descend à pied l’avenue de Marigny. Quelqu’un l’aborde aussitôt. C’est Jean de Chateaubourg. « Tu ne connais pas l’histoire de cette nuit, s’exclame l’aimable garçon. Oh ! mon cher, elle trop drôle ! ». — « Quoi donc ! Qu’est-ce qu’il y a ? » dit Étienne ahuri. — « Figure-toi que Champelin ? Tu sais bien Champelin qui est avec la petite Irma des Folies-Bergères ?… » — Oui… Eh bien ! — « Eh bien ! mon cher, il a passé six heures dans une armoire. Il était un peu gris en montant chez elle. Il s’est trompé d’étage. La porte était entrebâillée ; il est entré. Dans l’antichambre, il faisait noir, mais dans la chambre à coucher, on parlait. Il entendait une voix d’homme qui disait des choses tendres. Alors il a soupçonné Irma, mais il a préféré attendre que l’homme fût parti pour faire une scène, parce que je crois qu’il ne se souciait pas de se battre en duel. Il a gagné à tâtons un grand placard à robes qui est dans un coin de l’antichambre. Paraît que c’est la même chose à tous les étages. Il a ouvert le placard et s’est caché. Malheureusement au bout d’un quart d’heure quelqu’un a passé avec une lumière et voyant le placard ouvert a appuyé sur le battant avec la main. Et voilà mon Champelin enfermé ! D’abord, ça n’allait pas mal ; il avait pu s’accroupir par terre. Mais au bout de quelque temps il a manqué d’air ; les robes l’étouffaient. Enfin, il a dû se décider à appeler, à frapper. Il a entendu qu’on allait et venait à pas de loup, puis qu’on parlait à voix basse… et on n’ouvrait toujours pas. Enfin, comme le pauvre garçon était prêt d’étouffer, voilà qu’il s’est trouvé nez à nez avec le commissaire de police et deux gendarmes qui l’ont fouillé et l’ont emmené au poste. Là, grandes explications. Champelin déclinait ses noms et qualités : on ne voulait pas le croire. Enfin il a demandé qu’on vienne nous chercher, d’Orbec et moi, pour établir son identité. On ne l’a relâché qu’à cinq heures du matin, quand nous avons été là. Tout le poste se tordait !…

— « Elle est bien bonne, en effet, dit Étienne, en riant ; mais cet imbécile n’a que ce qu’il mérite ». — Chateaubourg se récrie : « C’est un imbécile, je te le concède ; mais tout de même, une histoire comme ça… ça peut arriver à tout le monde ».