Le Roman d’un rallié (éd. 1902)/Partie II/Chapitre V

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Albert Lanier, Imprimeur — Éditeur (p. 192-198).

v

Le Comte d’Halluin n’était point gênant ; il avait la physionomie et les allures d’un brave provincial sans en avoir la raideur ni les susceptibilités. Il jugeait avec beaucoup de bon sens que, sa fortune n’étant pas à la hauteur de sa noblesse, sa femme et lui ne pouvaient recueillir de la vie de Paris que les ennuis et les tracas. Aussi était-il demeuré Berrichon, menant sur le domaine familial une existence saine et large et entourant la vieillesse de son père d’affectueux égards. La comtesse, qui aurait été jolie avec seulement un peu plus d’animation et de piquant dans la physionomie, s’accommodait parfaitement de ce séjour ; elle s’occupait des pauvres et de l’éducation de ses plus jeunes enfants. Elle en avait cinq ; les deux aînés étaient élevés chez les Jésuites, au Collège d’Iseulre, près de Moulins ; les trois autres — deux filles et un petit garçon de cinq ans, demeuraient auprès d’elle sous la tutelle d’une respectable institutrice qui avait élevé auparavant mademoiselle Éliane d’Anxtot.

Avec cette dernière, Étienne se souvenait d’avoir joué au croquet un matin d’été, vers 1887. Cela se passait en Berri, chez les d’Halluin. Il était arrivé avec sa mère, la veille au soir ; madame d’Anxtot et sa fille partaient à midi. Ce croquet unique lui avait laissé un excellent souvenir ; jamais il ne s’était tant diverti que ce matin-là. Mademoiselle Éliane, en robe courte, avec ses cheveux dans le dos, son entrain et son rire perlé s’était fixée dans sa mémoire si nettement qu’il ne songeait pas à se la représenter, maintenant, avec des cheveux relevés et des robes longues. Sept années avaient pourtant passé sur cette rencontre juvénile et, à cet âge là, un pareil laps de temps correspond à la plus radicale des transformations, celle qui fait de deux enfants dont la psychologie et la physiologie étaient encore incertaines, un homme et une femme capables de donner la vie à leur tour.

Ce fut donc en toute quiétude d’esprit que, le jour fixé pour l’arrivée de ses cousins, Étienne se dirigea à cheval du côté de Poullaouen, avec l’intention d’aller au devant d’eux et de leur faire escorte. Ils arrivaient quatre : M. et Mme d’Halluin, le petit André et Éliane d’Anxtot. Sans y avoir réfléchi, car ses réflexions le plus souvent l’emportaient bien au-delà de l’horizon, Étienne s’attendait à apercevoir, au fond du landau découvert, les physionomies placides du comte et de la comtesse, puis, sur le devant, les cheveux bouclés de leur fils et les yeux rieurs de la « petite Éliane ». De loin, il vit venir la voiture et distingua deux femmes dont l’une avait, sur son chapeau, quelque chose comme une envolée d’oiseaux blancs, les ailes étendues… Qui diable amènent-ils là ? pensa le jeune homme perplexe, et Rob-Roy reçut l’ordre de trotter un peu plus vite. La voiture s’arrêta ; le cocher souriait, les yeux à terre, d’un air à la fois plein de finesse et de discrétion ; il avait flairé, lui, la « fiancée éventuelle », et la trouvait à son gré. Étienne ahuri, ôta son chapeau et se penchant vers la comtesse lui serra la main, puis salua sa voisine d’un air interrogateur… Celle-ci leva son voile et cria, joyeuse : « Il ne me reconnaît pas ! Eh bien moi, je vous aurais reconnu d’une demi-lieue ! Vous n’avez pas changé ! »

Une rougeur lui sauta aux joues, que la jeune fille prit aussitôt pour le gage de l’admiration produite par sa beauté et qui était, en réalité, l’expression d’une sourde colère qui se formait en lui. Il comprit, d’un coup, l’arrière-pensée de sa mère et la portée de cette visite et en éprouva une véritable rage. C’est Mary qu’il avait ramenée avec lui ; c’est avec le souvenir de Mary qu’il vivait ; c’est elle qui l’accompagnait dans ses promenades, qui conversait avec lui au coin du feu. À force d’être évoqué, ce souvenir était devenu une sorte de présence. Que venait faire cette intruse au travers de son amour ?.… La colère mobilisait tous ses muscles qui se tendirent, tandis qu’une étincelle de défi enflammait son regard. Rob-Roy qui avait du sang, s’échauffa par contact et s’agita. Éliane trouva le tableau charmant, remarqua le feutre mou, crânement posé de côté sur la tête du cavalier, les attaches très fines de ses mains et de ses pieds, sa position gracieuse en selle et sa taille bien cambrée. Lui se sentit détaillé et apprécié, ce qui acheva de l’exaspérer. Il prétexta une course pressée qui le forçait de continuer sa route ; on se retrouverait à déjeuner, tout à l’heure… Cela fut dit d’un ton bref, saccadé, et sans attendre de réponse, il salua et piqua des deux. Le comte d’Halluin, très surpris, se pencha par dessus la portière et le vit s’éloigner à une allure folle. « Il va se casser la tête, dit-il ; qu’est-ce qui lui prend ?.… » La comtesse aussi s’étonnait, mais Éliane, radieuse, les rassura.

Rob-Roy, irrité d’avoir senti l’éperon, galopait furieusement ; Étienne savourait l’âpre jouissance de ce mouvement vertigineux, de l’air frais qui lui fouettait le visage et du danger auquel il s’exposait aux coudes brusques du chemin. Le dieu des amoureux veillait apparemment sur lui, car il ne rencontra pas la moindre charrette. Rob-Roy et son maître eurent ainsi le loisir de calmer leurs indignations respectives et quand cet effet bienfaisant se fut produit, ils se mirent au pas d’un commun accord et tournèrent à gauche dans un vallon latéral très sauvage : un sentier solitaire et pierreux y serpentait, montant vers la forêt en évitant le village de Kerarvro. Étienne abandonna les rênes sur le cou de l’animal et se prit à examiner la situation avec le plus de sang-froid possible. Trois points furent acquis tout de suite : on désirait le marier avec Mademoiselle d’Anxtot — celle-ci était prévenue ou bien avait deviné ; en tous les cas elle approuvait le projet — enfin ils allaient se trouver dans un tête à tête perpétuel qui serait gênant et pouvait devenir intolérable. Que faire ? La pensée de la fuite le hanta quelques instants ; il trouverait un prétexte pour se rendre à Paris… Mais cela n’allait pas sans difficultés : le prétexte d’abord qu’il fallait vraisemblable et puis on attendrait son retour, une semaine, quinze jours même, et alors comment s’en tirer. D’ailleurs ayant « consulté » Mary, comme il le faisait inconsciemment en toute circonstance, il découvrit que ce moyen lui déplaisait. Fuir ! Quelle lâcheté ! C’était presque un aveu d’impuissance !

Non, il ne fuirait pas ; il resterait. Il serra les genoux, s’appuya sur ses étriers et sentit la Volonté qui coulait, limpide et calme, dans ses veines.