Le Roman d’un rallié (éd. 1902)/Partie II/Chapitre III

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Albert Lanier, Imprimeur — Éditeur (p. 175-182).

III

Le samedi, avant midi, il y avait toujours chez Perros, le garde, un cercle choisi. Perros habitait une gentille petite maison sur la lisière de la forêt. Du château, on ne la voyait pas parce que le bâtiment des écuries la cachait, mais il fallait deux minutes pour s’y rendre. Personne n’eût pu dire d’où venait l’usage de cette réunion hebdomadaire dont le principal attrait résidait dans les crêpes de blé noir, arrosées de cidre doux ou de lait caillé, que la vieille Anne-Louise, la femme de Perros, servait aux visiteurs. Ces crêpes devaient être absorbées sur place à mesure qu’elles s’échappaient des mains de l’habile ménagère. Sur des bancs, disposés autour de la table, tout le monde s’asseyait tenant son verre en main. Dans la grande cheminée très haute, où tout un tronc d’arbre se fut consumé à l’aise, la « plaque aux crêpes », large surface métallique, ronde, portée par trois pieds, était placée au-dessus de la braise. Dans une marmite, suspendue à une crémaillère, au coin de la cheminée, Anne-Louise plongeait sa louche immense et la retirait pleine d’une bouillie jaunâtre, qu’elle versait aussitôt sur la plaque. C’était là le geste important, car, au contact du métal surchauffé, la crêpe se prenait instantanément ; à peine le temps de l’asperger d’une bonne cuillerée de crême.

À voir Anne-Louise répandre la bouillie, on comprenait tout de suite qu’elle avait le « coup de main » et que sa réputation n’était point imméritée. Elle n’en ratait pas une. Chaque crêpe présentait au centre un très léger renflement qui la maintenait un peu molle tandis qu’elle devenait craquante sur les bords. Avec une fourchette, on la faisait glisser prestement sur un plat rond que la fille cadette de Perros présentait tour à tour à chacune des personnes présentes. L’heureux destinataire de la crêpe levait alors le pouce et l’index, la prenait et la repliait une première fois sur elle-même, puis une seconde, puis une troisième de façon à lui donner l’apparence d’une part de galette ; après quoi, faisant un petit salut à la fille de Perros, il enlevait le gâteau du plat et l’avalait. Étienne, en sybarite, saupoudrait préalablement sa crêpe avec du sucre ce qui détenait trop longtemps la fille de Perros, interrompait le rythme des mouvements d’Anne-Louise et faisait que la crêpe suivante était un peu brûlée.

« Ah ! monsieur Étienne, exclama la vieille femme avec dépit, vous revenez tout comme vous êtes parti ! Voilà que vous me faites encore brûler celle du père Antoine ». — « Ça ne fait rien ! observa le père Antoine ; je les aime mieux ainsi parce qu’elles sont plus légères et qu’on peut en manger davantage ». Et toute la salle se mit à rire. Les Bretons qui étaient là, vivaient d’une manière sobre le reste de la semaine, se contentant, au dîner de midi, d’une assiette de soupe et d’un morceau de lard ou de fromage. Mais, le samedi, la capacité de leurs estomacs se trouvait subitement quadruplée ; tant que la marmite contenait de la bouillie, Anne-Louise faisait des crêpes et tant qu’elle en faisait, ils en mangeaient, allant de là à leur diner comme si de rien n’était ; Étienne lui-même n’avait pas moins d’appétit ce jour-là, pour avoir absorbé, au préalable, cet étrange apéritif auquel il se réaccoutumait dès qu’il sentait, autour de lui, sa chère atmosphère bretonne.

Le samedi qui suivit son retour, la réunion fut particulièrement nombreuse chez Perros. Pierre Braz l’honorait de sa présence ; il en profita pour soumettre au jeune marquis l’ordonnance du repas de noces qu’il devait présider et lui demander des conseils sur le genre de décoration qui conviendrait pour la grange où le festin devait avoir lieu. « Mettez de la verdure, dit Étienne, beaucoup de verdure ; des branches de sapin et de houx mélangées ». — « Pour sûr, ce serait bien joli, monsieur Étienne ; mais on dit pourtant que ça porte malheur, ces arbres-là, hasarda le fermier, un peu inquiet. » Ils engagèrent une discussion, lui, le père Antoine et un gars du village, pour savoir quels étaient les feuillages les plus inoffensifs et de quelle façon on conjurait les sorts en pareil cas. Étienne se désintéressa d’abord de ce qu’ils disaient, puis les écouta et songea aux belles réformes dont il avait caressé le projet. Que la Bretagne en était loin, mon Dieu ! et peu faite pour les accueillir. Il ne comprenait même plus comment il avait pu concevoir cette anomalie d’une Bretagne modernisée, ouverte au progrès ; l’idée d’une séance de comité présidée par le père Antoine ou d’une bibliothèque communale administrée par Pierre Braz, le fit sourire. Et pourquoi ?… ce n’était certes pas l’intelligence qui leur manquait ; ils avaient même de l’esprit de répartie, de la rapidité et surtout de la justesse dans le raisonnement. Les superstitions alors ? Mais ils n’y croyaient guère. Ce n’était plus, chez la majorité d’entre eux, qu’un sujet habituel de causerie, une coutume attachante, un goût invétéré pour les histoires d’imagination. En Amérique, il avait parfois causé avec des ouvriers, agricoles ou autres, et même avec des employés d’ordre subalterne qui en savaient un peu plus long mais ne semblaient pas en comprendre beaucoup plus que ces Bretons ; ils donnaient, pourtant, l’impression d’une autre catégorie d’êtres plus simples, plus associables.

Était-ce invétéré cette différence ou bien cela passerait-il, plus tard avec le temps ? Si cela ne devait pas passer, la République serait un non-sens, car sa raison d’être est d’obtenir la participation de tous aux travaux de détail ou d’ensemble qui satisfont les intérêts collectifs, de faire de chaque citoyen un machiniste ayant, à côté de ses occupations professionnelles, une roue à faire mouvoir, un piston à graisser, une goutte d’huile à verser ici ou là… Et le marquis de Crussène se demanda s’il n’aimerait pas mieux se nommer John n’importe quoi, être né dans une ville de l’Ohio et avoir sa fortune à faire, puisque, non seulement il ne serait pas une utilité sociale proportionnée aux forces dont il disposait, mais qu’encore mille riens le séparaient de la femme aimée.

Mille riens ! pas davantage. Qu’étaient-ce en effet, ces froissements, ces difficultés minimes mais quotidiennes, ces oppositions, ces blâmes silencieux, ces tiraillements que Mary pressentait si bien et redoutait si fort ? Qu’étaient-ce, sinon des riens, indignes de créatures humaines, fruit d’intolérance et de mièvrerie ?… De tels riens suffisent à barrer une route. Il avait beau y réfléchir, il ne parvenait plus à se représenter la jeune Américaine à Kerarvro, autrement qu’en visite. Il la voyait bien sur les pelouses, au salon ou dans la forêt ; il ne la voyait pas chez Perros, ni à l’église, ni dansant des jabadaos, les jours de pardons. Elle y eût mis toute sa grâce, toute sa bonne volonté ; mais non ! il manquerait encore quelque chose. Alors il interrogea sa conscience pour savoir si vraiment il était tenu de vivre dans ce pays. Le devoir, si nettement, si douloureusement formulé par Mary, n’était-il pas imaginaire ? N’avait-il pas le droit de s’en aller planter sa tente ailleurs ?

La cloche du déjeûner sonna comme on lui servait la dernière crêpe. Il eût le sentiment d’avoir un peu attristé tous ces braves gens en se montrant terne et préoccupé, en ne leur apportant pas le joyeux entrain des samedis d’autrefois. Anne-Louise résuma l’impression générale en disant que « Monsieur Étienne » s’était trop fatigué là-bas, qu’il avait passé des nuits dans des chemins de fer et des bateaux, de quoi attraper la mort, et qu’il fallait maintenant qu’il reste bien tranquille à manger beaucoup de crêpes et à fumer sa pipe en lisant dans le feu, sans trop courir la forêt… Étienne approuva en riant et s’en alla, heureux tout de même de leur contact sain et de leur affection si vraie.