Le Roman d’un rallié (éd. 1902)/Partie II/Chapitre II

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Albert Lanier, Imprimeur — Éditeur (p. 159-175).

II

La marquise de Crussène avait vu, à vingt-deux ans, une catastrophe effroyable briser sa vie. Le désastre qui s’abattait sur la France la laissait veuve d’un homme qu’elle aimait et près de qui elle n’avait vécu que deux printemps : elle restait seule avec un grand nom à porter, une grande fortune à gérer et un enfant de dix mois à élever. Sa jeunesse avait été triste. Elle l’avait passée toute entière avec sa mère, la comtesse de Lesneven, dans ce même Kerarvro qui n’était pas encore restauré. La forêt entourait le vieux château : à travers les murs trop épais, les fenêtres trop étroites retenaient la lumière ; les appartements étaient délabrés ; sur tout cela, pesait l’histoire du terrible abbé et de sa damnation. Madame de Lesneven, qui était d’un caractère faible, craignait d’être damnée par contact et multipliait les œuvres pies et les pratiques d’austérité sans se préoccuper de la belle jeune fille qui grandissait à ses côtés. Elle avait eu la douleur de perdre successivement son mari et ses deux fils et, pour apaiser la colère divine qui s’attardait sur sa famille, elle eût volontiers permis à la fille qui lui restait de se cloîtrer. Le couvent, c’eût été la sécurité pour ce monde et pour l’autre : la paix ici-bas et le salut dans l’éternité. Mais Thérèse de Lesneven n’avait pas la vocation. Le grand air de Kerarvro, les longues chevauchées, la surveillance des cultures et de la taille des bois qu’elle s’était attribuée, lui avaient fait une santé robuste : elle voulait vivre. Un cousin de Madame de Lesneven, le duc d’Halluin qui l’admirait, entreprit de la marier à son neveu, le marquis de Crussène, orphelin, héritier d’une fortune superbe et, comme on disait au temps jadis, « cavalier accompli ». Mais, vraiment, un sort tragique s’opiniâtrait sur la descendance des Lesneven. La comtesse s’était laissée persuader : elle avait accueilli à Kerarvro son cousin et le futur gendre qu’on lui amenait. Quarante-huit heures ne s’étaient pas écoulées depuis leur arrivée et, déjà, il était visible que les deux jeunes gens se plaisaient et allaient s’éprendre l’un de l’autre, lorsque Madame de Lesneven fit une chute terrible dans le vieil escalier de pierre aux marches usées par le temps : la fièvre la prit, une congestion se déclara qui l’emporta en quelques heures.

Lorsque, le lendemain de l’enterrement, M. de Crussène quitta Kerarvro, le regard de Thérèse, au moment du départ, lui fit comprendre qu’il était agréé avant même d’avoir fait sa demande.

Peu après, le duc d’Halluin emmena la jeune fille dans sa terre du Berri. Ce fut là qu’elle passa les six premiers mois de son deuil, comblée de soins et de douces prévenances, entourée de toutes les distractions que comportait sa situation. Son fiancé vint la voir et ses visites, de plus en plus fréquentes, la firent s’épanouir au contact d’un monde nouveau, ensoleillé et fleuri, qui se révélait à elle. Le mariage eût lieu à Paris, dans une intimité imposée par les circonstances et la lune de miel s’écoula dans un coin perdu des rivages Bretons, où s’était trouvée à louer une jolie maison, bâtie par un riche industriel nantais qui s’en était dégoûté, aussitôt après avoir satisfait son caprice. Les fenêtres s’ouvraient sur un admirable paysage de mer, toute la baie de Concarneau cerclée de verdure ; les vagues venaient mourir au fond d’une crique où descendaient des chênes dont les racines semblaient se mêler aux algues.

De là, on pouvait se rendre à Kerarvro qu’une armée d’ouvriers transformaient déjà. Dès la fin de l’été, ils allèrent s’y installer et surveillèrent eux-mêmes les derniers travaux et l’ameublement. L’architecte avait fait merveille ; on avait construit une quatrième tour, haussé les toitures, rafraîchi et sculpté les granits, modifié la distribution intérieure, relié les deux ailes par une terrasse ; on élevait maintenant des communs d’un style élégant et tout moderne qui contrastait joliment avec la majesté antique du château lui-même. La forêt était reculée à plusieurs portées de fusil et le sol défriché se couvrait déjà d’un épais gazon.

Cependant, la marquise se trouvait enceinte. Elle ne souhaitait pas que son enfant naquît en Bretagne ; il lui semblait qu’à Paris il échapperait plus sûrement à cette influence dramatique qui s’était si étrangement exercée sur ses parents à elle et sur ses frères. Ils se mirent en route par un temps neigeux, aux approches de Noël. Comme elle se le rappelait, ce départ, et les larmes sans cause qu’elle avait versées et la tendresse inquiète de son mari qui la consolait ! Au bas de la côte, elle avait voulu à toutes forces faire arrêter la voiture et descendre avec lui dans une petite clairière qu’ils affectionnaient et d’où précisement les percées récentes permettaient d’apercevoir un coin du château,..… c’est là qu’aujourd’hui s’élevait la pyramide en marbre blanc.

Le 15 février 1870, la marquise accoucha d’un fils qu’on appela Étienne, comme son père, Henri, en l’honneur de M. le comte de Chambord, son parrain, et Yves à cause de la Bretagne où il vivrait. La mère, tourmentée pendant sa grossesse de pressentiments sombres, nota avec soulagement que tout se passait pour le mieux. Ils habitaient l’hôtel Crussène situé entre la rue de Grenelle et la rue de Varennes non loin de l’ambassade de Russie. La cour avec son grand portail et sa symétrie architecturale, semblait un peu revêche. Mais l’autre façade de l’hôtel donnait sur un jardin superbe que les petits oiseaux du quartier affectionnaient ; la marquise ne se lassait pas d’écouter leur babil. Quand elle pût descendre et faire quelques pas, appuyée sur le bras de son mari, le printemps gonflait déjà les bourgeons. Sa première sortie eût lieu par un beau soleil ; elle avait quitté le deuil et regardait, sous le manteau de fourrure qui l’enveloppait, passer le crêpe de Chine azuré de sa robe de chambre. Le petit Étienne dormait paisiblement dans les bras de sa nourrice qui portait le costume des femmes de Guingamp ; il s’élevait tout seul et n’avait encore donné aucun souci. Arrivée au milieu du jardin, madame de Crussène s’assit dans un fauteuil préparé pour elle et, alors, son mari attacha autour de son poignet un bracelet d’émeraudes et de diamants qui portait la date de ce jour heureux.

Un mois plus tard, les salons parisiens s’ouvraient devant sa radieuse beauté ; partout, on lui fit fête. Sa démarche un peu hautaine ne nuisait pas à son succès, parce qu’on ne sentait en elle aucune vanité et la marque du bonheur atténuait, sur son visage, une certaine froideur instinctive qui dissimulait, au reste, une nature généreuse et un cœur chaud. Malgré les inquiétudes que la politique impériale suscitait dans l’opinion, la saison fut brillante, même pour les fidèles de la légitimité qui, d’ailleurs, se montraient moins frondeurs envers Napoléon iii qu’ils ne l’avaient été envers Louis-Philippe. Le marquis de Crussène avait de nombreux amis dans les deux camps ; aucune coterie ne l’excluait et, s’il s’interdisait de franchir le seuil des Tuileries, il ne tenait pas rigueur à ceux qui avaient « tourné » et soutenaient l’Empire. Le jeune ménage se montra au bal, au théâtre, aux courses..… Ce fut leur unique saison de Paris. Au début de l’été, la guerre éclata et l’effroyable écroulement se produisit. Ils étaient à Kerarvro, loin des nouvelles, pleins d’une anxieuse angoisse. Bientôt la France fut envahie. Gambetta appelait aux armes. M. de Charette, aidé de ses fidèles zouaves pontificaux, organisait un corps d’élite où, dès le premier jour, le marquis jugea que son devoir l’appelait. Sa femme l’accompagna jusqu’à Nantes ; sans Étienne, elle ne l’eût pas quitté, mais sa maternité récente la retenait près de l’enfant. Ils se dirent adieu dans une chambre d’hôtel, lui plein de confiance, elle certaine qu’elle ne le reverrait jamais.

Et alors, un supplice sans nom commença pour l’infortunée ; son mari était vivant à 500 kilomètres d’elle, et chaque minute qui s’écoulait, elle avait la sensation de la perdre pour toujours, puisqu’elle savait qu’il allait mourir. Le dernier jour de novembre, n’y tenant plus, confiante d’ailleurs dans les soins attentifs de la nourrice et des autres serviteurs, elle partit seule dans une hâte fébrile. Elle s’avança jusqu’au Mans et s’efforça d’obtenir un sauf-conduit pour Orléans, par Chartres. Les nouvelles contradictoires qui lui parvenaient, la bouleversaient ; on était au 4 décembre. Elle sut enfin qu’elle arrivait trop tard, que l’avant-veille, son mari avait été tué à l’attaque de Loigny et que le duc d’Halluin, qui avait suivi la bataille pour porter secours aux blessés jusque sous le feu de l’ennemi, avait pu recueillir le dernier soupir de son neveu et, déjà, ramenait son corps vers Nantes. Ce coup ne la terrassa point ; elle y était trop préparée ; mais il consomma la transformation que l’attente du malheur avait commencé d’opérer en elle et rendit définitifs les ravages dont sa nature physique comme sa nature morale allaient désormais porter les traces. En deux mois, elle avait vieilli de dix ans et quelques cheveux gris frisaient déjà sur ses tempes. Une expression de résignation farouche se fixa sur ses traits et, surtout, sa conception de la vie fut totalement renversée. Il n’y eût plus, autour d’elle, que l’océan démonté sur lequel l’âpre notion du devoir sauve seule du naufrage. Elle crut à la solidarité de la faute, au châtiment collectif pour le crime d’un seul. Elle retourna vers son enfance, assombrie par la religion austère et craintive de sa mère. Seulement sa vigueur physique et son intelligence ouverte la préservèrent des mesquineries et des indolences qu’engendre trop souvent une religion ainsi comprise.

Elle prit le gouvernail d’une main ferme, se mit au courant de la fortune de son fils et de la sienne et les administra comme un intendant fidèle. La lecture occupa une part considérable de son temps ; elle lut tout ce qui pouvait l’éclairer sur sa tâche d’éducatrice, mais ses idées sur ce point se modifièrent peu parce qu’elle avait un credo trop détaillé dont les articles ne se discutaient point. Elle se créa aussi de nombreux devoirs de charité ; elle visita les pauvres à cinq lieues à la ronde et étudia même un peu la médecine pour leur donner des soins à l’occasion. Un jour par semaine, elle se tint à leur disposition et distribua chez elle des secours, des conseils, des médicaments. C’était alors un défilé interminable de loqueteux, d’estropiés, de femmes portant des enfants malades ; la procession contournait le beau château entouré de parterres fleuris et passait devant le lion de granit armé du glaive..… c’était un spectacle étrange. Un jour, un petit docteur radical qui faisait plus de politique que de clientèle la dénonça pour exercice illégal de la médecine. La marquise partit pour Saint-Brieuc et le Préfet vit entrer dans son cabinet une dame jeune et belle, vêtue de noir, qui, avec une politesse exquise et glaciale, l’invita à venir se rendre compte par lui-même de la portée qu’avait la dénonciation. Le fonctionnaire troublé n’accepta pas mais s’empressa d’étouffer l’affaire. Autour de Kerarvro et jusque dans les cantons voisins, madame de Crussène était, sinon très aimée, du moins admirée et respectée de tous.

Mais les paysans qui, devant elle, se sentaient intimidés, gardaient leur tendresse pour Étienne, pour le petit garçon vif et remuant qui parlait leur langue avant de savoir un mot de Français et s’en servait pour leur dire des choses gentilles et drôles. Étienne, de bonne heure, accusa un caractère bien à lui ; il ne rappelait son père en aucune façon ; sûrement il ne lui ressemblerait pas, n’aurait jamais son humeur égale, sa douceur de langage et sa quiétude d’esprit. La marquise lui en voulut d’abord, comme d’une désillusion pénible ; elle s’était attendue à voir revivre en son fils celui dont elle ne cessait de pleurer l’absence et se sentait souvent désorientée en face de ce petit Breton dont elle comprenait les longs silences moins encore que les accès d’effervescence sauvage. Mais l’enfant était si attachant qu’en plus de son dévouement, elle lui donna bientôt tout son cœur, et un peu de joie lui revint à le regarder grandir.

Elle s’était imaginée être au bout de son évolution féminine et n’avoir plus qu’à vieillir. Mentalement, elle se comparait à une vigne dévastée par le feu où rien ne peut plus germer ; il y avait du vrai dans cette comparaison : la douleur avait bien mis à nu l’ossature de son âme comme un incendie, en détruisant la végétation qui couvre une colline, en dessine le squelette de terre et de pierres. Mais le feu ne stérilise pas le sol ; les arbres repoussent, et la colline, sous un nouveau manteau de verdure, reprend ses lignes ondulantes. La femme qui se croyait ainsi retranchée du monde vivant n’avait pas trente ans ! Elle avait été une épouse trop aimante et trop fidèle pour que jamais un second amour pût la faire vibrer ; mais il lui restait les joies maternelles, pâles à côté des autres, réelles pourtant et auxquelles d’avance elle ne voulait pas croire. Et combien elle en eut tiré de consolation sans le malentendu intellectuel, qui, de bonne heure, commença à se creuser entre son fils et elle : l’éternel malentendu qui résulte de la différence de niveau entre deux générations et de l’inaptitude séculaire des parents à comprendre les illusions des enfants et à deviner leurs sentiments. Un jour vient immanquablement où, chez l’être que vous avez engendré, quelque chose vibre qui doit trouver en vous un écho. Veillez, veillez sans trêve afin de pouvoir répondre à cette recherche d’unisson ; elle peut se produire tôt après l’aurore, ou plus tard, aux approches de midi. Ce ne sera qu’un son très faible et probablement un son inaccoutumé, car si nos enfants, par hasard, s’éprennent des mêmes choses que nous, ils les voient sous des angles différents et les chantent sur des modes nouveaux. Et qui sait comment s’éveillent leurs affinités futures, quelles associations lointaines et irraisonnées s’opèrent au fond d’eux-mêmes, pourquoi un rien les émeut qui, des siècles durant, n’avait touché personne !

Veillez, car s’ils voient que le rien fugitif qui les trouble n’a pas d’aboutissement en vous, la séparation commence. Ils croient dès lors cette chose terrible : qu’en eux une force vient de naître qui n’existait pas encore, qu’ils ont créé une façon nouvelle d’envisager ou de considérer ; et souvent, l’expérience de toute la vie ne sera pas de trop pour déraciner cette folle prétention et leur en faire voir le néant. De là sortent mille désordres : l’architecture disparate et les éboulements dangereux de l’édifice social, auquel l’homme travaille sans souci des points d’appui préparés par ses ancêtres, ni des nécessités qui s’imposent à ses descendants — l’absolu et l’intolérance des opinions qui supposent la science parvenue à son point final et l’horizon ayant atteint son maximum de recul — les regrets inutiles et vains, les éloges exaltés donnés au passé par ceux que mécontente ou décourage le présent et qui, n’ayant pas la notion de l’avenir, sont incapables d’y chercher une consolation ou une espérance. Tout cela vient de l’exclusivisme dans lequel s’enveloppe chaque génération ; mais le pire de tous les maux, engendrés par cet exclusivisme, c’est peut-être l’émiettement moral qu’il produit dans la famille, l’espèce de barrière qu’il dresse entre les consciences et les entendements de ceux que la nature destinait à se succéder, à s’appuyer les uns sur les autres ; à se continuer selon l’ordre calme et logique de l’univers. Lorsqu’une fois la fissure s’est faite, imperceptible, insignifiante d’abord, l’unité familiale est dissoute : cette unité qui ne réside nullement dans une identité de caractères ni même dans une communauté de vues et de croyances, et que fortifie, bien loin de l’affaiblir, la notion de l’éternelle évolution et de l’équivalence des générations, égales par leurs conceptions et par leurs efforts, sinon par leurs résultats.

Entre la marquise de Crussène et son fils, la fissure avait été prompte. Le jour où Étienne, encore tout petit garçon, préféra déjeûner avec du pain sec que de s’asseoir à table près de l’homme dont la parole inconsidérée avait ulcéré son patriotisme naissant, elle s’était largement étendue. À partir de ce jour-là, il sut qu’il y avait des sujets dont il valait mieux ne pas parler à sa mère, car il ne pouvait sentir comme elle et répugnait à la blâmer… Ils suivirent chacun leur route, éprouvant l’un pour l’autre une grande tendresse, mais ne se comprenant guère et parfois se blessant inconsciemment… ; surtout, ils n’entendaient pas les appels qu’ils s’adressaient parfois pour penser ensemble, étonnés et froissés que ce qui touchait l’un laissât l’autre indifférent, que la clarté perçue par l’un ne fût, pour l’autre, qu’une nuit ténébreuse.