Le Roman d’un rallié (éd. 1902)/Partie I/Chapitre VIII

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Albert Lanier, Imprimeur — Éditeur (p. 122-134).

VIII

Un matin d’hiver, à New-York ; il gèle. Des brumes noirâtres traînent dans les rues. Étienne de Crussène levé à 5 heures, a revêtu son costume de voyage, fermé ses malles et sa valise, avalé hâtivement un déjeuner sommaire. La voiture qui va le mener au wharf de la compagnie Transatlantique attend devant la porte de l’hôtel Victoria, et, malgré la mauvaise humeur que lui cause ce départ matinal, le portier nègre s’épanouit en un large sourire, parce que c’est l’heure du pourboire. Le hall de l’hôtel est vide, le bar voisin est vide ; vide aussi le grand trottoir à dalles grises. Étienne leur donne un regard de détresse, comme si ce décor banal, au milieu duquel se sont écoulées à peine quarante-huit heures de son existence, devait s’incruster dans sa mémoire. Il éprouve, à les voir une dernière fois, une sensation âpre et bizarre qu’il ne peut définir : ces murailles et ce pavé le retiennent positivement et d’amers regrets montent des profondeurs insondables de son âme. Maintenant Fifth Avenue défile sous ses yeux ; parait Madison Square avec ses grands arbres, la façade blanche du Fifth Avenue Hôtel, et dans l’angle, près de l’University Club, la tour de la Giralda reproduite en dimensions géantes pour servir de réclame à un établissement public où se donnent des fêtes et des concerts. Broadway, si animé le jour, est plongé dans une silencieuse obscurité où s’enfonce la perspective grise des maisons, des fils télégraphiques, des boutiques et des rails de tramways. Puis voici Washington Square avec l’arc de triomphe récemment élevé en commémoration de l’installation du premier président des États-Unis. Là se termine Fifth Avenue. Étienne se rappelle sa surprise, le jour ensoleillé du débarquement, devant l’étroitesse et l’aspect un peu provincial de cette artère urbaine, qui d’avance, s’était dessinée dans son imagination avec les proportions et les élégances d’une avenue de l’Opéra, plus large et plus brillante. Il se rappelle aussi le quartier jaune et sale qui sépare Washington Square des quais de débarquement et dans lequel la voiture vient de s’engager ; d’énormes pavés disjoints et à demi déchaussés y rendent la circulation pénible ; les façades sont étriquées, imprégnées de spleen ; de grandes baies s’ouvrent de place en place sur des espèces d’entrepôts noirâtres ; des hommes y roulent des tonneaux, y poussent des caisses. L’armature de l’Elevated[1] dépeinte, l’air inachevé, ajoute à la tristesse de ces lieux ; des locomotives l’ébranlent déjà à cette heure matinale, emplissant les rues de bruit et de fumée.

Tout à coup, un grand vide blanc ; c’est l’Hudson ! La rive d’en face, lointaine, se devine plutôt qu’elle ne s’aperçoit. Sur le fleuve, le mouvement se forme. Les ferries[2] se mettent en route vers Jersey City ou abordent, portant des camions chargés, des charrettes et toute une population d’ouvriers et de petits employés allant à leur besogne quotidienne. Ces ferries ont, dans le brouillard, de vilaines silhouettes de monstres antédiluviens et leur sifflement, une tierce infernale et rauque qui s’entend de toute la ville, ajoute à l’impression d’effroi que cause leur vue. Le quai large et mal tenu, encombré de planches empilées, de cordages, de matériaux de tous genres, est bordé par la ligne misérable des restaurants à bon marché, des bars de matelots, des baraques de planches. En face sont rangés les wharfs des grandes compagnies, énormes pontons aux toitures arrondies sous lesquelles s’engouffrent pêle-mêle, à l’arrivée et au départ, les marchandises et les voyageurs.

Celui de la compagnie Transatlantique, peint en rouge brun, est, ce matin, le centre de l’activité : par dessus sa carapace disgracieuse, on aperçoit les mâts de la Champagne, portant le pavillon postal, le guidon de la compagnie et le drapeau étoilé des États-Unis ; à l’arrière, flotte un grand drapeau tricolore. C’est celui-là que vont chercher les regards d’Étienne et une foule de pensées émues se pressent dans son esprit : la fierté de pouvoir se réclamer dans le monde de ces trois glorieuses couleurs, l’inquiétude vague de la lutte qu’il va entreprendre, le regret de la belle vie libre et mouvementée qui prend fin, et cet autre regret, bien plus amer, que laissent en lui les souvenirs des derniers jours, le rêve si rapidement éclos, si brusquement évanoui..… Le reflet blanc qui passe, encadré dans le rouge et le bleu de l’étendard national, prend un sens caché à ses yeux et représente la ligne droite et franche qu’il suivra désormais, soutenu par le courage et par l’espérance puisés ici. Autour de lui, c’est un chaos babélique ; passent des émigrants qu’on rapatrie, des Français rieurs, de grands Américains secs, des Allemands à lunettes. Un landau attelé de chevaux noirs vient se ranger tout contre la passerelle. Par les ouvertures percées dans le flanc du wharf, sortes de ponts-levis qui s’abattent au dehors, retenus par des chaînes, on voit la muraille métallique du paquebot… Une cloche sonne… Étienne monte à bord et, après avoir donné un coup d’œil rapide à sa cabine pour s’assurer que tout est en place, que ses bagages sont au complet, il va s’établir sur le pont d’où il regardera fuir New-York et le Nouveau-Monde.

Comme il fait gris et froid ! Ce climat est traître : 6 degrés au-dessous de zéro ; hier, il y en avait dix au-dessus. Étienne revoit rapidement l’emploi de sa dernière journée d’Amérique. L’avant-veille, il avait traversé l’Hudson presque à cette même place, arrivant tout droit de Washington et son après-midi s’était passée à faire des courses. Hier, libre de son temps, il a erré dans Broadway pour se distraire, est entré dans un musée ; plus tard, après le luncheon, il s’est rendu à Central Park et s’y est promené longtemps ; les feuilles tombaient ; elles formaient à la surface du petit lac des amas jaunâtres, semblables à des algues trop lourdes, pesantes sur l’eau. Les routes de Central Park étaient à peu près désertes ; les bruits confus de la ville se mêlaient en une sorte de clameur humaine, sourde et continue. Après avoir été jusqu’au bout du parc, là où les maisons du nouveau New-York parsèment de grands terrains vides encore semés de roches, Étienne, le cœur serré par le départ et la nuit, est revenu à pied le long de Fifth Avenue. Sur sa route, la cathédrale catholique de Saint-Patrick s’est dressée, toute blanche dans le crépuscule, assise comme un grand fantôme gothique dans sa robe de marbre. Il est entré ; la nef était noyée d’ombre. Entre les bancs de chêne sculpté s’allongeait jusqu’au sanctuaire un dallage précieux, à demi recouvert par une bande de pourpre ; quelques lumières brillaient au fond vers l’autel, faisant luire l’or des flambeaux, les broderies du trône archiépiscopal et le chaînon d’un lustre suspendu à l’entrée du chœur.

Une grande paix tombait des voûtes sereines, un harmonieux silence emplissait l’église. Étienne a prié avec une ferveur inaccoutumée et puis sa prière s’est perdue en une rêverie très douce à travers laquelle passaient des figures aimées, des scènes de son enfance, les impressions récentes de son voyage..… Mais lorsqu’il s’est retrouvé dehors très tard, et qu’il a vu s’évanouir derrière lui la silhouette des grands clochers blancs, une interrogation obsédante et douloureuse s’est emparée de lui. Reviendra-t-il jamais ? Reverra-t-il jamais ce qui l’entoure ce soir ? La question s’est posée, indéfiniment, comme un refrain de cauchemar, et son regard avide s’est appesanti sur les objets les plus insignifiants comme pour les saisir et en emporter une image précise. Avec inquiétude, il a compté chacune des rues transversales, identiques et banales, qui se montraient un instant à lui ; il a compté les heures qui le séparaient du départ, anxieux comme le condamné à mort supputant ce qui lui reste à vivre. Et s’étant trouvé ridicule, il a cherché à se secouer, à reconquérir son calme d’homme fait… Mais l’obsession était la plus forte. Ah ! cette dernière soirée, comme elle a été pénible et sotte ! Le dîner solitaire chez Delmonico, puis Madison Square traversé en rentrant avec son asphalte bizarrement tatoué par le découpage noir des feuillages qu’éclairent, de haut, des lunes électriques énormes, puis la rentrée dans la petite chambre d’hôtel qui sent l’hôte d’un jour, avec les malles restées fermées et la chaise de bord repliée dans un coin, évocation des longues traversées — tout cela lui revient, mêlé au rappel d’une nuit agitée, coupée de brusques et fréquents réveils, d’alertes agaçantes, provoquées par une crainte nerveuse de manquer le paquebot.

Il y est enfin, sur ce paquebot. Le dernier câble qui le rattachait au rivage vient d’être filé. La Champagne descend l’Hudson lentement avec un luxe de sifflets stridents. Là-bas, sur le wharf, on voit des petits drapeaux Français et Américains qui s’agitent, des mouchoirs qui disent adieu, des chapeaux qui se démènent en l’air, toutes les manifestations émues qui accompagnent les départs maritimes, bien autrement solennels que ceux dont une gare de chemin de fer est le théâtre ; les voyageurs que le navire imprudent et superbe entraîne vers la pleine mer ont bien 99 chances sur 100 d’arriver à bon port ; mais la centième leur promet une effroyable catastrophe.… Et New-York défile le long du fleuve : d’abord les constructions géantes du bas de la ville avec des dômes, des campaniles et des réclames aériennes dont les lettres sont posées sur un treillis de fer, puis la Battery et son quai circulaire d’où jadis on guettait les grands voiliers et les nouvelles d’Europe, si lentes à venir, et le pont suspendu de Brooklyn qui, derrière la Battery, raye soudain le ciel de ses fils innombrables.… Maintenant tout cela s’abaisse à l’horizon, dans le cadre merveilleux de la baie, sillonnée de navires et, au premier plan, surgit une apparition fantastique, un spectre de bronze couronné de glaives, le bras tendu vers les hauteurs irréalisables : c’est l’image de la France, dressée dans un sublime élan d’enthousiasme, sur ce rocher d’avant-garde.

Une heure plus tard, du pont de la Champagne, on n’aperçoit plus qu’une ligne basse et jaunâtre qui semble flotter sur l’eau, comme un grand radeau en dérive… dernière vision d’un continent immense, peuplé de millions et de millions d’hommes. Étienne, absorbé dans sa contemplation, ne peut détourner les yeux de cette bande de terre vers laquelle il devine que sa pensée s’envolera bien souvent quand il aura atteint l’autre rive, la rive des granits celtes. Il lui semble que, perdu dans la nuée, il voit s’enfoncer au-dessous de lui la terre Américaine, baignée par ses deux océans, avec ses grands fleuves, ses chaînes de montagnes parallèles, ses lacs, ses cités populeuses et les restes de ses forêts sombres qui servirent d’asile aux Indiens, jadis. Les cultures se rétrécissent, les monts s’abaissent, les fleuves deviennent des ruisseaux, les forêts ne sont plus que des taches et tout cela s’abime sous les eaux, sous les vagues verdâtres frangées d’écume. L’horizon liquide est devenu un cercle parfait dont la Champagne est le centre et qui va se déplacer avec elle, et l’enserrer, sept jours durant.

À bord, l’installation va son train : les habitués se choisissent une bonne place à table et retiennent une heure commode pour le bain quotidien. Dans leurs cabines, ils ont vite fait de mettre chaque objet à la place qui convient et de ranger à portée le linge et les vêtements dont ils auront besoin pendant la traversée. La cloche qui chante les heures lentes et celle, guillerette, qui sonne les repas, commencent à se faire entendre ; des enfants jouent sur le pont et, en prévision du mal de mer, des dames sont étendues déjà, sous leurs plaids épais, regardant d’un œil mélancolique l’onde glauque et maussade. À l’arrière, Étienne contemple le sillage blanc qui se perd au loin, comme un câble mystérieux dans le vide infini..…

  1. Abréviation pour « Elevated Railroad », chemin de fer élevé, en l’air.
  2. Bacs à vapeur.