Le Roman d’un rallié (éd. 1902)/Partie I/Chapitre VI

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Albert Lanier, Imprimeur — Éditeur (p. 93-107).

VI

Le même soir, dans la salle à manger du Metropolitan-club, les diplomates célibataires s’assirent à leurs petites tables carrées, ornées de bougies à abat-jours roses, et dégustèrent dédaigneusement leur potage qu’ils ne trouvèrent ni bon ni mauvais. Et, comme le poisson tardait à venir, détenu à la cuisine par quelque négligence nègre, l’un d’eux, un grand jeune homme très mince avec un regard d’ange déchu, des cheveux blonds en crête de vague et des doigts effilés cerclés d’or, se renversa un peu sur sa chaise, étendit les jambes, changea sa fourchette et son couteau de place, poussa un long soupir et dit enfin, en s’adressant à son voisin. « Rovesco, je crois que je ne pourrai jamais m’habituer à ce pays-ci ! »

— « Eh bien ! répondit l’autre pacifiquement, il faut demander votre changement » — Rovesco était un homme petit et peu corpulent qui n’offrait rien d’intéressant que sa tête trop grosse pour son corps, mais fort expressive. Noir de cheveux et jaunâtre de peau, il promenait sur les choses et sur les gens un regard qui s’appuyait sur eux et qui était tout chargé de logique imperturbable et de philosophie railleuse. Secrétaire de la Légation d’Italie, il résidait à Washington depuis plusieurs années : il y était l’ami de tout le monde et le confident de beaucoup. On ne lui connaissait point de flirt et toutes ses tendresses semblaient se concentrer sur sa bibliothèque où il avait amassé le trésor de la blague universelle. Monsieur Anatole France tenait évidemment la première place. Venaient ensuite tous ceux qui, sous quelque forme et en quelque langage que ce fut, s’étaient amusés à percer à jour une croyance sincère, à troubler des consciences, à démolir des convictions, à ridiculiser de vieilles coutumes, à ébranler quelque règle de morale. Rovesco invitait tour à tour ses collègues et leurs femmes à venir prendre le thé dans son petit appartement et après le thé, de sa voix lente et bien timbrée, il ne manquait pas de lire à ses hôtes quelques passages piquants de ses auteurs favoris. C’était une distraction très recherchée dans le corps diplomatique.

Après quelques instants de silence, Rovesco renoua la conversation et dit : « Que trouvez-vous donc, cher ami, de si répréhensible dans ce pays ? Les gens y ont une façon particulière d’entendre la cuisine et de parler aux femmes, voilà tout. Ce sont d’ailleurs les deux seuls traits par lesquels les hommes se différencient d’un bout du monde à l’autre. Pour le reste, ils sont exactement semblables ». Et Rovesco, prenant son parti de cette déplorable similitude, s’adonna à l’absorption d’un morceau de sole qu’on venait de lui servir avec trois champignons autour.

« Non, dit son interlocuteur, l’élégant John Magouis, secrétaire de la légation des Pays-Bas, non ! ils ne sont pas tous pareils ! Les Anglais sont cousins des Américains : ils parlent la même langue et pourtant, quel abîme entre un club Anglais et un club Américain ! » Magouis avait été secrétaire à Londres avant Washington et il y était devenu anglomane. Il avait même poussé les choses jusqu’à changer son prénom de Jean en celui de John et, lorsqu’il recevait une lettre adressée à John Magouis Esqe, il ne se tenait pas d’aise. Le grand drawback de son existence était de n’avoir pas été élevé à Eton et de n’avoir pu ensuite flâner sous les cloîtres gothiques d’Oxford ; et le principal mérite de la Haye consistait à ses yeux en ce que les environs de la ville présentent quelques analogies avec la campagne anglaise. Quant à la politique, la seule question qui le passionnât était le mariage éventuel de la jeune reine Wilhelmine avec un petit-fils de la reine Victoria.

« Voyons, Rovesco, reprit-il en s’animant, vous ne pouvez pas dire que ce soit un club, cet endroit où nous venons prendre un repas, faute de mieux : ce n’est pas même un restaurant ! on y est exposé à des manques d’égards continuels. Parlez-moi du Saint-James’s, à la bonne heure ! » Rovesco aussi, avait habité Londres et fait partie du Saint-James’s, le club diplomatique de Piccadilly. « Mon Dieu, répondit-il, il y avait dans le Hall du Saint-James’s, un Headporter en livrée qui était bien la personne la plus insolente que j’aie jamais rencontrée, tandis qu’ici le portier est un aimable noir qui, m’ayant vu très enrhumé une fois, m’apporta des boules de gomme confectionnées par sa grand’mère, d’après une très vieille recette de la Louisiane. » Rovesco s’interrompit pour adresser un salut de la main à Étienne de Crussène qui entrait et le colloque en resta là. Magouis n’était pas absolument certain que Rovesco se moquât de lui, mais dans le doute, il préférait s’abstenir. Les autres avaient des journaux près d’eux, les lisaient en mangeant. Le repas s’acheva dans un silence qui contrastait avec le gai tumulte débordant de la salle voisine où douze jeunes Américains célébraient un championnat gagné par l’un d’eux.

Son dîner expédié, Étienne descendit dans la « crypte ». C’était, au rez-de-chaussée, à droite du vestibule, une vaste salle dont les murailles étaient faites de briques roses très fines et soigneusement cimentées ; de grandes arches romanes à chapiteaux sculptés y donnaient accès et surmontaient les fenêtres à vitraux. Sur le pavé de mosaïque, erraient d’épais tapis aux couleurs éclatantes : de nombreuses lampes électriques, épanouies dans les lustres et les girandoles de fer forgé, répandaient la lumière à profusion. Sous une des arches s’ouvrait une haute cheminée où brûlait un véritable brasier. Des tables, çà et là, et des guéridons pour poser les cocktails ou le café, puis des fauteuils d’osier rembourrés de coussins et des rocking-chairs, de tous les modèles et de toutes les dimensions, formaient l’ameublement de cet étrange salon que Phokianos, l’attaché Turc, avait surnommé la crypte en raison de son architecture semi-religieuse et dans lequel il passait des heures à rêvasser, en suivant de l’œil les volutes bleuâtres dessinées par la fumée de ses cigarettes.

Ce Phokianos précisément (un Phanariote entré de bonne heure dans la diplomatie Ottomane), s’occupait de religion plus volontiers que de politique ; il adorait les controverses théologiques et savait par le menu ce qui s’était passé au concile de Nicée ou à celui de Chalcédoine ; il s’offrait à vous démontrer que la messe du Pape n’est pas une vraie messe et que le Pape n’est pas un vrai prêtre, les erreurs et les irrégularités qui, depuis la suite des temps, se sont introduites dans les cérémonies de la consécration épiscopale, ayant infirmé le caractère de cette consécration et lui ayant enlevé toute valeur. Ce n’était pas, d’ailleurs, le seul grief de Phokianos contre Léon XIII auquel il reprochait, en termes amers, de vouloir « démocratiser » le culte. Étienne en entrant, le trouva installé dans son habituel rocking-chair : il se balançait au milieu d’un nuage odorant, les yeux au plafond. « Ah ! vous voilà, mon cher, s’écria-t-il en apercevant le marquis. Je gage que vous avez encore passé l’après-midi à entendre remuer des chimères là-bas — et son grand bras gesticulateur s’étendait dans la direction de l’Université catholique, au lieu de vous en tenir à ce qu’on vous a dit par ici ! » : et son bras se détournait vers Georgetown, le faubourg de Washington où s’élève le collège des Jésuites.

« Non, dit Étienne plaisamment, en imitant sa mimique, je n’ai pas été là-bas depuis plusieurs jours ; les chimères comme vous dites font une courte absence ». — « C’est vrai, clama Phokianos, très indigné ; Mgr Keane est allé à Boston, prêcher dans un temple méthodiste ! Quel scandale, grand Dieu ! » « Qu’est-ce que cela peut vous faire, demanda Étienne, puisque vous êtes orthodoxe ? » Phokianos, agité, se leva et pérora en marchant. « Sans doute, sans doute, je suis orthodoxe !… Mais les cultes chrétiens sont plus ou moins solidaires les uns des autres et quand votre pape aura chassé du catholicisme tout ce qui s’y trouve de poétique, de mystérieux, de terrible et d’étincelant, l’orthodoxie sera atteinte à son tour. On en fera un jardin pierreux comme celui de l’infâme Luther. On enlèvera à nos prêtres leurs beaux costumes et aux icônes leurs ornements d’or ; on ouvrira le sanctuaire aux indiscrétions de la foule, on composera des prières en langue vulgaire et on aura un orgue mécanique qui jouera Cavalleria Rusticana pour commencer l’office ». Phokianos, une fois lancé, ne s’arrêta plus. Il cita le prophète Jérémie, Saint-Jean Chrysostome et M. Auguste Nicolas. Entre temps, il jeta l’anathème sur le cardinal Gibbons, sur l’archevêque de Saint-Paul, Mgr Ireland, ce qui amena Rovesco à parler d’eux, dès que l’irritable phanariote, perdant l’haleine, eût été forcé de se taire un instant.

Deux autres attachés s’approchèrent et la conversation devint générale ; Magouis seul resta à l’écart, absorbé dans l’apparente contemplation de ses souliers vernis, perdu en réalité dans les mille et un futiles souvenirs qui formaient le plus clair des connaissances acquises par lui pendant son séjour à Londres. « En somme, dit Rovesco, ces prélats sont de brillants météores, mais il ne restera d’eux qu’un souvenir et point de traces. Que peuvent des individualités isolées contre un parti anonyme qui défend les droits de la routine ? C’est toujours une grande force de représenter la routine et quand il s’agit de l’Église, c’est aussi une grande force de n’avoir pas de chef sur qui les regards se tournent. On ne suit pas les idées du cardinal ou celles de Mgr Ireland — et du reste elles sont très vagues ; on suit leurs personnes. Eux disparus, leurs adeptes se trouveront dans la situation des cannes ayant perdu « celle qui va par devant. » Tandis que, contre le parti adverse, la mort ne peut rien. Au lieu d’être dirigé par un homme, il l’est par une compagnie. Les jésuites sont assurés d’avoir le dessus. »

Étienne objecta que Mgr Gibbons et Mgr Ireland formaient de nombreux disciples et qu’ils auraient sûrement des successeurs dignes de continuer leur œuvre. Cette œuvre ne lui paraissait pas du tout vague. Elle consistait à intellectualiser le catholicisme, en donnant au sentiment intérieur, à la conscience, la prépondérance sur les formes et les cérémonies extérieures… « Cela, grogna Phokianos, c’est déjà la négation du catholicisme. » Elle consistait encore à le rapprocher de la démocratie en donnant à la charité le pas sur les deux autres vertus dites « théologales » l’espérance et la foi, à placer l’action par conséquent avant la contemplation, enfin à répandre les habitudes de tolérance en permettant à tous les chrétiens d’unir leurs efforts sur le terrain de la charité, où les étroitesses du dogme se font moins sentir. Étienne ne connaissait pas Mgr Ireland ni le cardinal Gibbons, mais il avait souvent causé de ces choses avec Mgr Keane, et il croyait que telles étaient les vues de l’éminent recteur de l’Université catholique, dont le tempérament vigoureux, la généreuse ardeur et en même temps le jugement si équilibré et si ferme l’avaient infiniment séduit.

« Mgr Keane, prononça Rovesco, il n’y a pas de jour où l’on n’intrigue contre lui à Rome. Avant longtemps, le pape le destituera et le fera venir en Italie. Vous verrez cela !… et on mettra à sa place un homme de tendances et de caractère tout opposés. » Étienne protesta : « Comment, dit-il, pouvez-vous croire que le pape commettra un pareil impair ? C’est Mgr Keane qui a tout fait à l’Université catholique ; le succès de l’institution, ses progrès rapides, tout vient de lui et en dépend et sa popularité va croissant chaque jour. »

— « C’est précisément pour cela. Il est dangereux et sera bientôt suspect. Le pape d’ailleurs a déjà commis un impair, comme vous dites, en envoyant ici un représentant permanent qui se trouve l’arbitre obligé de toutes les querelles, parce que, n’étant pas reconnu par le gouvernement, sa liberté reste entière et qu’il ne peut, comme les nonces d’Europe, se retrancher derrière la raison d’État et invoquer la discrétion diplomatique, quand on lui demande de prendre parti. De plus, cet ambassadeur officieux rappelle aux Américains, qui seraient tentés de l’oublier, que l’église catholique a son siège à Rome, qu’elle est étrangère, par conséquent. Les Américains ne peuvent admettre l’ingérence étrangère. La seule présence de Mgr Satolli constitue un cran d’arrêt mis à l’essor du catholicisme dans le Nouveau-Monde et sa nomination fut une énorme maladresse. » — « Mgr Satolli, interposa Phokianos, devrait porter un costume spécial qui le désigne aux regards et se promener dans un carrosse doré, avec un garde noble du Vatican chevauchant à ses côtés. On ne devrait l’apercevoir que la main levée, faisant le geste de bénir, et n’entendre tomber de sa bouche que des paroles latines. Alors le peuple de ce pays-ci comprendrait peut-être que la beauté d’une religion réside dans la pompe dont elle s’entoure et dans la largeur du fossé qui la sépare du commun. »

La salle fut envahie à ce moment par les convives du banquet juvénile dont le voisinage avait troublé le repas correct des futurs ambassadeurs. Depuis une heure, on entendait d’en bas les effets de leur éloquence. Douze petits speeches s’étaient succédés à la file, hachés d’applaudissements et d’éclats de rire. Quand ils entrèrent, Magouis se leva et monta dans la bibliothèque où il retrouvait à cette heure-là quelque chose de la gravité décente et silencieuse des clubs Anglais. Phokianos reprit son dialogue muet avec la fumée de sa cigarette, sans plus se soucier de ce qui se passait autour de lui. Rovesco alla lire les journaux et Étienne rentra chez lui.

Il avait vécu toute cette soirée en partie double, ne s’intéressant pas réellement à ce qu’il voyait ou disait. Dans ce décor familier, il avait causé presque machinalement de sujets connus : sa pensée était demeurée attachée au seul objet qui pût la retenir. Que faisait Mary à cette heure ? Il se la représentait, dans sa jolie chambre de jeune fille, assise pensivement devant le feu. Il connaissait cette chambre, Mary lui ayant fait visiter toute la maison. Elle était tendue d’une cretonne à tons neutres où de larges fleurs blanchâtres enchevêtraient leurs longues tiges ; les meubles en simple pitch-pin, le tapis uni rosé, les aquarelles et les photographies, quelques fleurs coupées dans un cornet en verre de Venise, une table-bureau, une étagère tournante pleine de livres à souples reliures rouges et bleues, tous ces détails s’étaient immédiatement incrustés dans la mémoire du jeune homme. La visite, d’ailleurs, s’était prolongée, grâce à la brusque irruption d’Ada Simpson, qui avait voulu faire, beaucoup plus complètement que son amie, les honneurs du sanctuaire. Étienne avait été convié à admirer principalement la cheminée, établie à l’Européenne, et se chauffant au feu de bois. « Le bois est indispensable, disait la rieuse Ada, pour celles qui aiment à rêvasser avant de s’endormir. On ne peut se chercher un amoureux dans les tuyaux d’un calorifère à eau chaude, ni même à travers les barreaux d’une grille à coke ! » Dans cette même chambre, Mary se trouvait ce soir : il le sentait. Il sentait aussi qu’elle songeait à lui, mais alors une inquiétude fébrile se glissait en lui. La sécurité qu’il avait goûtée à Mount-Vernon s’était envolée. Il doutait maintenant et s’alarmait à la perspective d’un refus possible.