Le Roman d’un rallié (éd. 1902)/Partie I/Chapitre V

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Albert Lanier, Imprimeur — Éditeur (p. 73-93).

V

Le Potomac est tout vide. Cette solitude exagère encore sa largeur ; on dirait un bras de mer. Les petits flots pressés, que le vent soulève à l’encontre du courant, s’efforcent de reproduire les volutes et les franges d’écume des vraies vagues comme des bébés imitant les gestes et les attitudes des grandes personnes. Ils se heurtent, se poussent, se retournent, se rejettent de l’un à l’autre les milliers d’étincelles que le soleil leur prodigue pour les amuser ; ils s’éclaboussent, changent de couleur et puis, assagis tout d’un coup aux approches verdoyantes des berges, s’allongent sur le sable en révérences distinguées. Les arbres répondent en s’inclinant et en murmurant des choses aimables. Vraiment on n’a jamais vu une nature si discrètement exubérante, si bien élevée et en train tout à la fois ! Le ciel porte une toilette azurée que recouvre un tulle léger, tout pailleté de lumière ; la brise retient la vigueur de son souffle ; des oiseaux vont et viennent dans les hauteurs atmosphériques, traçant de joyeuses fusées… et dans le cœur d’Étienne, le conte de fée continue. Il interprète les sentiments des bêtes et des plantes, de l’air et de l’eau ; leur langage lui est familier. Il a perdu de vue l’humanité. Les quelques voyageurs qui se sont embarqués avec lui ce matin, au wharf de la septième rue, sur le petit vapeur d’Alexandria, ne troublent point sa rêverie. Il les oublie comme il oublie les vilaines rues du quartier nègre, la promiscuité du tramway et le wharf lui-même, encombré de cordages et de ballots et imbibé de goudron.

À présent, Washington a disparu. Le dôme blanc du Capitole apparaît seul, demi-cercle éblouissant, au-dessus des forêts qui bordent la rive. Ces forêts ont l’air dense et primitif ; la végétation y a une puissance et un coloris qui surprennent l’Européen, habitué à de chétifs automnes. Mais, pour Étienne, l’automne est devenu un printemps. Son âme vibre d’une façon nouvelle. Il se surprend à écouter ces vibrations avec un étonnement ravi. En vérité, la naissance de l’amour vrai est bien différente de ce qu’il croyait et s’accompagne d’une exquise sensation de fraîcheur et de renouveau.

Le voici dans un tramway électrique qui glisse très vite, le long d’un fil aérien tendu à travers les rues d’Alexandria ; le véhicule est tout battant neuf, sans éraflures sur son vernis, ni taches sur ses coussins ; la petite ville, elle, est grisâtre et a l’air fatigué ; ils ne semblent pas faits l’un pour l’autre. Étienne songe à jadis, aux cavaliers à tricornes qui ont chevauché par ces rues ; il se représente l’arrivée de George Washington, venant se reposer à Mount Vernon des fatigues de sa vie officielle ; sa haute stature se silhouette, là-bas, sur la berge ; impassible et grave, il a donné un regard aux bagages que l’on débarque et puis s’approchant d’un carrosse qui attend, attelé de deux beaux chevaux lourdement harnachés, il a aidé Mme  Washington à s’y installer avec sa dame de compagnie et, d’un sourire, a pris congé. Sorti des rues, le tramway, tout à coup, débouche dans la campagne et file en pleins champs au milieu des herbes. Étienne suit des yeux le petit cortège historique qui s’avance dans la même direction. Le général vient en tête, à cheval, avec ses officiers derrière lui, le front un peu soucieux parce qu’il songe aux allures étranges, aux prétentions insoutenables de ce Genêt, le nouveau ministre que la Convention de Paris lui envoie et avec lequel il sera décidément bien difficile de s’entendre… Le carrosse est très secoué par les pierres roulantes et tombe sans cesse d’une ornière dans l’autre ; il est tendu d’une étoffe claire à fleurettes et, sur les coussins, s’entassent mille petits paquets soigneusement étiquetés. Alexandria n’offre guère de ressources et, en maîtresse de maison prudente, Mme  Washington songe qu’elle aura sans doute du monde à recevoir pendant sa villégiature. Une inquiétude lui vient même à ce sujet et elle se penche vers sa dame de compagnie pour la lui communiquer… Mais alors, Étienne s’aperçoit que celle-ci est très jeune, qu’elle est habillée à la mode de 1893 et qu’elle ressemble à s’y méprendre à Mary Herbertson ; et la vision du passé se décolore, s’estompe, s’évanouit tandis que le jeune homme demeure face à face avec la réalité rose de demain ; car, en ce moment, il ne doute pas de son bonheur et n’y entrevoit aucun obstacle. Il songe que « les convenances seront satisfaites » comme on dit à Paris. La religion même ne sera pas une objection. Mary, qui descend par sa mère des premiers colons du Maryland, est catholique comme eux. Sans doute, son catholicisme est bien différent de celui de la marquise ; leurs bonnes œuvres pourront néanmoins s’associer. Et puis, quand les lèvres prononcent les mêmes paroles, qu’importe le sens différent qu’y attache l’esprit ? Mary d’ailleurs serait à la hauteur de toutes les difficultés. Dans la pieuse Bretagne, elle saura demeurer elle-même sans choquer personne ; à Paris, où sa grâce et sa beauté feront sensation, elle accueillera les hommages sans en être déconcertée ni troublée…

L’arrêt brusque du tramway met un point final aux réflexions d’Étienne et, très joyeux, il descend devant la longue baraque de bois qui sert d’abri et de restaurant aux « Pélerins » de Mount Vernon. Rien qu’à la voir cette baraque, avec son apparence un peu austère, les tables et les bancs de bois brut rangés à l’intérieur et le comptoir où des biscuits sèchent entre deux piles de gros sandwichs hâtifs, on se croit transporté dans quelque pélerinage Européen et l’on cherche des yeux la marchande de cierges et de chapelets ; mais les alentours sont vides ; des prés et des champs se succèdent, coupés par une barrière rustique qui marque les limites du domaine.

Il appartient aujourd’hui à une association nationale, composée exclusivement de femmes Américaines. Les fondatrices de cette association s’étaient proposé d’acheter Mount Vernon, d’en assurer ainsi la conservation et de le transformer en une sorte de musée, consacré à la gloire de Washington. Ces nobles desseins ont été réalisés en tous points. Non seulement les souscriptions furent assez nombreuses pour permettre d’acquérir le tout, de restaurer complètement la maison et d’entretenir le parc, mais on put reconstituer l’ancien mobilier qui avait été en partie dispersé. Beaucoup de ceux qui s’en étaient partagé les pièces, lors de l’adjudication opérée après le décès de la veuve du général, avaient obéi, en les acquérant, à un sentiment de piété filiale et ces objets avaient été conservés par eux comme des reliques précieuses. Ceux-là s’empressèrent de les restituer à l’association. Ce qui manquait fut remplacé par d’habiles reproductions dans le goût du temps, de façon que l’ensemble fût irréprochable et donnât l’impression d’une demeure abandonnée la veille par ses habitants et conservant, intacts, le cachet de leur passage et la marque de leurs habitudes quotidiennes.

Étienne prend un vif intérêt à parcourir ces appartements qui, grâce à des soins si délicats, ne sentent pas la mort, à peine l’absence… Au rez-de-chaussée, la grande salle remplie des présents envoyés à Washington de tous les coins du monde, est telle sans doute qu’il l’a quittée pour aller se coucher dans cette humble petite chambre, là haut, si nue, si pauvre, où sa vie terrestre a pris fin. Au premier étage, les plafonds sont bas, les fenêtres étroites, le vieil escalier de bois crie sous les pas des visiteurs ; des gardes vigilants les suivent, attentifs au moindre mouvement, moins par crainte des voleurs vulgaires que des collectionneurs indélicats… Les pièces les plus petites, qu’on peut, du seuil, embrasser d’un seul coup d’œil, sont fermées par des câbles de velours tendus en travers de la porte ouverte ; dans les autres, on va et vient librement.

Étienne, après avoir longuement parcouru la maison, s’arrête un instant sous la haute vérandah de bois, à contempler le paysage large et tranquille qui s’étend au-delà des pelouses ; il songe combien ce paysage, sur lequel tant de fois se sont reposés les regards de George Washington, est semblable à l’âme du héros. Le grand fleuve qui en occupe le centre coule, immuable, comme la destinée et, de chaque côté, les collines, les prés, la forêt se sont rangés de bonne grâce, sans symétrie voulue, dans une aimable confusion. Ainsi Washington sut composer sa vie de façon à l’harmoniser avec le glorieux destin qui, si inopinément, la traversa. Jamais fortune aussi haute n’apporta moins de désordre dans une existence. Jamais fondateur d’État ne demeura aussi maître de lui en face d’événements aussi troublants. On a vu passer de plus habiles capitaines, de plus puissants génies, on n’a jamais vu d’âme plus libre et plus fière. Aussi quel prolongement unique dans l’immortalité ! Le nom de l’homme transféré à la métropole, son souvenir associé à toutes les solennités nationales, ses derniers conseils lus et médités par trois générations successives, son exemple assez vivant encore pour entraver, soixante-dix ans après sa mort, les ambitieux calculs d’un de ses successeurs, le monde enfin uni dans un respect si unanime qu’on n’a écrit de lui que des éloges !

Poursuivant le cours de sa méditation, Étienne se demande alors quels ont été le mobile et le régulateur d’une telle vie, à quoi tient qu’elle fut si simple et si pure et comment il se fait que la mémoire de Washington n’ait pas un ennemi ?… et de nouveau, le paysage fixe son attention. Les grandes eaux qui roulent sur le sol ne troublent pas la nature ; elle s’en arrange, elle en profite. Si les eaux se détournent, l’ordre est un instant bouleversé, puis les forces anonymes reprennent leur mystérieux travail, lent, pondéré, incessant ; qu’importe ici ou là, puisque partout et toujours les lois naturelles seront strictement obéies ? L’humanité ne peut atteindre à cet équilibre absolu, irraisonné et involontaire, mais elle s’en rapproche dès que l’individu parvient à régler ses actions d’après une cause déterminante, précise et fixe. Si cette cause est mauvaise, il est vicieux ; si elle est bonne, il est vertueux. Washington fut le représentant le plus parfait de cette catégorie d’hommes qui, à travers les vicissitudes, les accidents, les problèmes dont la vie est semée, cherchent avant tout le Bien public et, lorsqu’ils l’ont trouvé, s’y tiennent obstinément.

Le Bien public ! Un grand mot dont il se fait un étrange abus, mais qui correspond à une indéniable réalité. Il est évident que Washington n’a pas eu d’autre idéal et qu’il y a tout subordonné. En prenant le commandement de l’armée, il déplorait, en son for intérieur, la guerre qu’il allait entreprendre, mais il la sentait nécessaire et sacrifiait son repos et ses préférences personnelles aux intérêts de la collectivité à laquelle il appartenait. Plus tard, quand il fallut consacrer la rupture définitive avec l’Angleterre, son cœur en saigna, tant le loyalisme des colonies avait acquis de puissance ; mais l’aveuglement de la mère-patrie ne comportait point d’entente possible ; le premier devoir des Américains n’était-il point de vivre ? Et lorsqu’enfin, en présence de l’anarchie montante, de la désorganisation terrible à laquelle avait abouti le premier essai de gouvernement fédéral, Washington fut appelé à exercer une magistrature suprême, nouvellement créée, dépourvue d’appuis et d’aides, déjà soupçonnée et jalousée, ce fut encore l’idée du Bien public qui le détermina à surmonter ses répugnances. Très relative et essentiellement variable, la conception du Bien public n’en constitue pas moins un criterium stable parce qu’elle subsiste toujours, qu’elle est toujours là. L’homme n’est pas certain de distinguer clairement, mais il est toujours libre de chercher honnêtement. Et d’ailleurs, combien souvent la conduite à tenir se ferait claire à ses yeux, s’il faisait abstraction de ses passions, de ses préjugés, s’il s’interrogeait franchement !

Par une pente naturelle, la pensée du jeune homme glisse vers la France lointaine. Combien la préoccupation du Bien public est étrangère à ses compatriotes ! Les querelles, les haines passées ont à ce point brouillé et obscurci toutes choses que la plupart des citoyens, et les meilleurs, les plus éclairés, ne savent même plus distinguer entre leur point de vue personnel ou le point de vue de leur petite coterie et celui de l’ensemble du pays. Et ils ont, en même temps, perdu la notion de la race, si supérieure à celle du pays, parce qu’elle embrasse le temps et la succession des générations. L’instabilité, devenue pour eux une seconde nature, leur ferme l’horizon au-delà des limites de leur propre vie ; ils pensent à assurer à leurs enfants l’aisance et, si possible, la richesse : ils ne pensent pas à leur préparer une existence plus heureuse dans un milieu moins troublé, avec des données, des bases de vie morale mieux établies, moins chancelantes. La grandeur immédiate de la France les intéresse : le succès de sa grandeur future, le désir de se rattacher à la fois au passé et à l’avenir, en un mot la notion de l’incessante et perpétuelle évolution leur manquent totalement.

Que ferait Washington, s’il était Français ?… Et cette subite interrogation, en traversant l’esprit d’Étienne, y fait soudain une telle clarté qu’il en demeure ébloui. Pendant un moment, il a la perception très nette de ce que serait l’admirable testament politique du grand citoyen si, traitant des affaires de la France contemporaine au lieu de traiter de celles des États-Unis de 1810, il indiquait aux Français leur devoir présent. Il l’entend condamner, par quelques mots nobles et fermes, les entreprises injustifiées qui tendent à ramener le passé ou à précipiter l’avenir et indiquer, avec une lumineuse simplicité, où réside le progrès véritable : dans le labeur modeste, dans l’effort quotidien, identique, incessamment renouvelé, sans découragement et sans hâte. Il l’entend rappeler la loi fondamentale des démocraties modernes, cette corrélation intime entre l’individu et la collectivité qui assure à chacun une part d’action et de responsabilité dans l’œuvre d’ensemble. Il l’entend recommander la sage résistance aux entraînements trop généreux, la défiance prudente des illusions et surtout le sacrifice des préférences personnelles en présence des volontés manifestes de l’opinion, pour peu qu’elles soient raisonnables et honnêtes. Ainsi donc, le Bien public n’est jamais loin : s’il se dissimule un instant sous l’apparente complications des événements, s’il semble disparaître dans le remous des tempêtes inopinément soulevées, on retrouve très vite sa trace et les hommes qui veulent s’en faire un flambeau conducteur ne courent jamais le risque de rester longtemps dans l’incertitude et l’embarras ; la clarté revient et leur montre la route.

Étienne se dit que Mount-Vernon n’est pas seulement un souvenir, mais plus encore : un tombeau, car le « Père de la Patrie » dort son dernier sommeil à l’ombre de sa demeure d’ici-bas. Il éprouve un vif désir de se trouver près de ce tombeau, comme si la pensée du grand mort devait là, s’épanouir plus réelle, plus directe : hâtant le pas, il s’engage dans une allée qui traverse la pelouse et descend vers le Potomac en s’enfonçant sous des ombrages épais. Le parc de Mount-Vernon occupe les flancs de la colline sur laquelle s’élève la maison d’habitation et remplit un vallon étroit qui aboutit au fleuve. À mi-côte, toute entourée de verdure, est une grotte d’aspect naturel ; une grille très simple en défend l’entrée et le sol y est semé de fin gravier. Dans la grotte, deux sarcophages sont placés côte à côte, longs rectangles de pierre sans sculptures, sans ornements, recouverts seulement par des plaques de marbre gris où s’incrustent des lettres de bronze : sur l’un ce seul nom : George Washington ; sur l’autre, ces mots : Martha, épouse du général Washington. C’est tout.

On s’attend, en arrivant là, à trouver quelque monument grandiose, quelque inscription triomphale, des traces du culte si justifié rendu par la nation à son glorieux fondateur. Mais quoi de plus émouvant que ce silence et cette sobriété superbes ? L’effet en est irrésistible. Ce qui, plus que tout le reste, saisit Étienne, c’est la présence, sous le roc intact, de ces deux tombes pareilles, toutes proches, comme si les doux colloques habituels devaient se continuer dans l’au-delà ; son nom, à lui, est seul sur les deux tombes, indiquant la fusion parfaite, l’entente introublée ; le couple, uni d’amour par delà le trépas, semble ne vouloir d’autre titre à la sympathie des vivants que la fidélité éternelle qu’il se garde à lui-même. N’est-ce pas là ce qui a doublé la puissance de l’homme public, cette droiture, cette pureté, cette noblesse d’âme de l’homme privé ? Qui donc a dit — et non sans raison peut-être — que les grands hommes sont des déformés et que le génie participe de la folie ? Ici pourtant l’humanité triomphe dans la plénitude de ses facultés et, avec elle, le christianisme dans la perfection de son institution fondamentale, le mariage chrétien.

Étienne continue sa route à travers le parc désert. Les feuillages, richement teintés de rouge et de jaune et baignés de soleil, ressemblent à des buissons ardents. De joyeux chants d’oiseaux s’en échappent. Les allées serpentent sous le couvert, bien entretenues, mais sans les raffinements mièvres des jardins artificiels. Il descend jusqu’au fond du petit vallon et gagne le bord de l’eau. Il y a là une véritable plage en miniature, faite d’un sable fin sur lequel il s’allonge. Les flots du Potomac viennent mourir à ses pieds : nulle trace d’habitations n’apparaît en ce lieu. À gauche et à droite, la vue est fermée par des promontoires de rochers que couronne une épaisse végétation ; le vaste tournant du fleuve s’encadre magnifiquement entre le premier plan sauvage et la ligne verte de la rive opposée qui découpe sur le ciel la silhouette de ses feuillages. Étienne éprouve un parfait bien-être. La petite anse où il se trouve, n’est-ce pas le port enchanté dans lequel sa barque vient d’aborder, ce port tant désiré, à l’existence duquel il ne croyait plus, voici trois jours ? Tout lui est venu à la fois, le bonheur intime qu’il n’avait pas cherché et cette certitude morale tant poursuivie et qui, si longtemps, s’était dérobée ! Rien ne lui semblera désormais au-dessus de ses forces ; il oublie les récifs où vingt fois se sont brisés ses enthousiasmes ; sa sécurité est absolue.

Cependant le temps passe et voici que les réalités humaines s’imposent à son attention ; on ne se nourrit pas de soleil et d’air pur et son estomac se plaint d’avoir été négligé. Les deux œufs et la côtelette dont il s’est lesté avant de quitter l’hôtel, ne suffisent pas à son appétit juvénile et tirant sa montre, il constate que l’heure du lunch est passée depuis longtemps. Alors il remonte, à grandes enjambées, un petit chemin qui suit la lisière du bois et débouche sur la pelouse qu’il a traversée trois heures plus tôt. Des ombres déjà s’y allongent, toutes bleutées et si doucement posées sur l’herbe qu’on dirait des caresses aériennes. Bientôt, il se trouve à l’entrée de la baraque et s’attable devant un thé jaunâtre qu’escortent des gâteaux poussiéreux et deux sandwichs énormes. « How did you like it[1] » dit familièrement l’homme du tramway en passant devant lui ? « Beautiful » répond Étienne, la bouche pleine. « Eh ! reprend l’autre en clignant de l’œil et en crachant à douze pas, I guess there’s nothing equal in the world ![2] ».

Puis ce sont, de nouveau, la course rapide à travers champs, les rues grisâtres d’Alexandria et le petit vapeur noirot remontant le fleuve. Au wharf de la septième rue, Étienne encore bercé dans le bleu des songes, sort du bateau et reprend la route du matin. Le quartier nègre lui parait moins sale et moins bruyant ; il trouve aux négresses des sourires gracieux et aux gamins, vautrés dans le ruisseau, toutes sortes de gentillesses. Son odorat se refuse à lui transmettre le vilain parfum d’humanité qui flotte sur ce décor. Bientôt il débouche dans Pensylvania-avenue, plus animée à cette heure et, tournant à gauche, il se dirige vers la Maison-Blanche. Juste à ce moment, il voit venir à lui deux hommes sur le passage desquels quelques chapeaux se soulèvent. L’un est petit et maigre, l’autre grand et très fort, la face ronde, le regard vif et clair, la lèvre ornée d’une petite moustache courte. Sa démarche alourdie est pourtant assurée et une grande simplicité caractérise ses manières. Une fois déjà, le jeune marquis a pu observer de près l’intéressante physionomie de Grover Cleveland, pour la deuxième fois président des États-Unis et chef de 70 millions d’hommes. Mais l’idée ne lui est pas encore venue de considérer en lui le successeur de George Washington et, comme soudain la vision s’évoque du général, en grand costume, l’épée au côté, se rendant en voiture de gala, à l’ouverture du Congrès et plus semblable à un monarque constitutionnel qu’au chef élu d’une démocratie, il se demande si, de Washington à Cleveland, la présidence n’a pas singulièrement dévié ?… Mais non ! la forme a changé, voilà tout. Washington aujourd’hui ferait comme Cleveland, sans regrets et sans embarras et rien ne le distinguerait dans la vie extérieure du plus humble de ses administrés. Étienne pense que les institutions républicaines ont en tous les cas cet avantage d’une extrême élasticité. Quelles difficultés en Europe, pour approprier la monarchie aux mœurs démocratiques du jour ! Quels singuliers et parfois ridicules compromis entre l’étiquette du Palais et la liberté de la rue, quelles distinctions subtiles entre le souverain debout sur son trône pour recevoir des compliments officiels, et le souverain semi-incognito menant son phaëton ou applaudissant les audaces du moins respectueux des Chats-Noirs… Oui, vraiment la forme républicaine comporte beaucoup d’élasticité !… Étienne se prend à rire en pensant à la crise d’indignation en laquelle cette simple réflexion plongerait son respectable cousin, le vieux duc d’Halluin.

  1. Comment avez-vous trouvé cela ?
  2. Je me doute bien qu’il n’y a rien de pareil dans le monde.