Le Roman d’Aurore Dudevant et d’Aurélien de Sèze (RDDM)/01

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Le Roman d’Aurore Dudevant et d’Aurélien de Sèze, lettres inédites
George Sand

Revue des Deux Mondes T. 32, mars 1926



[… Introduction de Mme Lauth-Sand …]

LETTRES D’AURORE DUDEVANT À ZOÉ LEROY
Guillery, 5 septembre 1825.

Je me flattais presque, ma bonne et chère Zoé, de trouver de vos nouvelles en arrivant ici. J’ai demandé à tout le monde ce que vous étiez devenue en passant dans ce pays-ci. On m’a bien dit que vous aviez suivi la route d’Agen (comme nous l’avons fait aussi). Mais je ne sais si ma lettre vous trouvera à Bordeaux. Je ne sais même pas votre adresse. Ainsi, je me décide à en charger M. de Sèze qui est un homme connu pour ne pas dire célèbre dans votre grande ville. Aussi bien, j’aime mieux n’être lue que de vous ; quelque insignifiante que soit ma lettre, l’idée qu’une autre personne que vous la verrait m’ôterait tout le plaisir que j’éprouve à l'écrire. Il me semble que nous nous entendions si bien que nous nous comprenions mutuellement presque sans nous expliquer. J’aime à penser qu’il y a beaucoup de rapport dans notre manière de sentir quelle que soit la différence extérieure de nos humeurs et de nos caractères. Je regrette vivement, ma chère Zoé, d’être restée si peu de temps près de vous. Je me sentais toute portée à vous aimer. Une heure de conversation sur la route de Barèges nous avait, ce me semble, découvert pour ainsi dire l’une à l’autre. J’avais à Cauterets de charmantes amies, mais je ne sais si j’étais payée de retour avec autant d’expansion de cœur que j’en mettais à les aimer. D’ailleurs, je n’ai pas toujours trouvé chez elles autant d’indulgence pour mes folies que j’en aurais eu besoin pour ces moments de découragement de la vie, que vous connaissez, puisque vous avez lu le plus sot petit ouvrage que j’aie jamais écrit. Il m’a fallu vraiment bien compter sur votre bonté à mon égard, pour vous livrer ce recueil d’idées décousues et presque toujours absurdes. Mais j’ai été si peu gâtée depuis que je suis au monde ! Je n’ai jamais eu de mère ni de sœur pour sécher mes larmes. L’amitié compatissante que vous m’avez témoignée me faisait tant de bien ! Nous sommes vraiment des enfants qui ne demandons qu’à être plaints, pour nous attendrir. Il m’est arrivé de supporter sans verser une larme les peines les plus rudes, et de ne pleurer qu’en entendant raconter mes malheurs par des gens qui n’y prenaient pas beaucoup de part. Ah ! la nature reprend souvent ses droits sur le stoïque le plus courageux : quel charme doivent donc trouver deux femmes à gémir ensemble ?

Écrivez-moi, je vous en prie, ma chère Zoé, donnez-moi des détails de votre voyage. Dites-moi que vous êtes arrivée chez vous sans encombre et que vous avez quelquefois pensé à moi, que vous en avez parlé quelquefois. Promettez-moi de me conserver autant d’intérêt et d’amitié que vous m’en accordiez dans les Pyrénées. Oh ! je n’oublierai jamais les Pyrénées ! C’est là le plus beau pays du monde. Il m’a semblé en le quittant que j’abandonnais un pays enchanté, pour retrouver les plaines nues et uniformes des autres pays, toutes les tristes réalités de la vie.

Adieu, ma bonne et aimable amie. J’attends de vos nouvelles avec impatience. Je suis, pour ma part, fort malade depuis quelques jours et je crois qu’il faut songer faire une fin. Je désire que cela n’arrive pas avant que j’aie le bonheur de vous embrasser.


Guillery, 18 septembre 1825.

Que de remerciements n’ai-je pas à vous faire, ma bonne, mon aimable Zoé, de votre obligeance, mais surtout de votre amitié et de vos bonnes lettres que vous êtes bonne et indulgente, mon amie, de ne pas me trouver indiscrète ! Je ne puis vous dire quel plaisir m’ont fait les assurances de votre amitié et combien vivement elle est partagée. Cette confiance qui s’est établie entre nous me rend si heureuse et me fait tant de bien Vous m’avez jugée peut-être plus favorablement que je ne le mérite mais au moins vous ne vous êtes point trompée en me croyant une âme sensible. Je puis être légère en apparence, mais mon cœur n’est ni froid ni frivole. Il est capable d’apprécier toutes les qualités du vôtre, de comprendre son langage et d’éprouver pour vous la plus sincère affection.

Vous êtes heureuse, ma chère amie, de pouvoir calmer votre tête dans un agréable séjour, des fatigues et des émotions des Pyrénées. Pour moi, s’il faut l’avouer, j’y suis toujours. Mon imagination m’y promène sans cesse et je pourrais dire que je n’en suis pas sortie. Quelle différence avec le pays que j’habite ! Imaginez-vous, chère, un désert affreux, une lande désolée couverte d’arbres-lièges, le plus beau revenu rural de France, mais l’arbre le plus triste et le plus sombre, toujours couvert d’une mousse desséchée son feuillage noirâtre ne change jamais, les frimas ne l’attristent pas, le printemps ne le fait pas reverdir. N’est-ce pas l’image d’une douleur morne et sans espérance ? On fait des lieues entières sans rencontrer une âme, sans voir la fin de ces longues forêts ; on marche dans le sable jusqu’au genou et on a tant de peine à s’en tirer, qu’on perd l’envie et le pouvoir de méditer. D’ailleurs, quelles méditations ? Ces forêts ont leur genre de beauté pour ceux qui aiment à se farcir l’esprit de brigands et d’aventures noires. Mais les douces rêveries, celles que nous aimions, ma chère Zoé, sont agréables dans de riantes prairies comme les vôtres, dans de jolis bois bien frais et bien coupés. Mais dans ces tristes lieux, on ne trouve que des pensées désolantes. Ceux qui n’ont jamais réellement souffert trouveront peut-être un charme à la mélancolie, mais les malheureux connaissent trop l’amertume de leurs souvenirs, pour aimer à s’y livrer. Aussi je passe mes journées, celles du moins dont je puis disposer sans être excédée d’importuns campagnards, à dessiner ou à écrire dans ma chambre. On me trouve l’être le plus maussade de la terre, et on s’étonne d’entendre dire que j’étais le boute en train des Pyrénées. J’ai perdu toute ma vivacité et toutes les grâces de mon esprit. J’en irai chercher auprès de vous, ma bonne amie. Je demanderai un peu de votre égalité d’humeur, de votre douceur inaltérable, à M. du Vignemale (et je ne parle pas si sérieusement qu’à votre égard), un peu de sa pétulante gaieté, de son impétueuse folie et surtout de ses nombreux calembours ; à tous ceux que j’ai connus aux Pyrénées, la continuation de leur bienveillance ; et, avec tout cela, j’espère redevenir ce que j’étais alors.

On prétend ici qu’un lynx échappé d’une ménagerie de Bordeaux se promène dans nos bois. Un gentillâtre gascon (et nous avons ici la quintessence) l’a rencontré et n’a pu se défaire de ses importunités qu’en lui offrant un morceau de pain. Le cher monsieur avait pourtant deux pistolets chargés, mais on est, dans ce pays, pour les moyens doux et non pour les voies de rigueur. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’on rencontre dans nos bois des troupes de quinze à vingt loups, qui vous sautent quelquefois en croupe. Nous attendons nos chevaux pour leur donner la chasse. Tous les gens des environs sont chasseurs. Par ce mot pris dans la force du terme, j’entends un être lourd qui ne fait que manger à table, dormir le soir au salon ; et cependant, malgré leur peu de galanterie, ils ont conçu pour moi une forte estime depuis que je leur ai promis de forcer avec eux à cheval. Ils sont si aimables, en vérité, que je ne sais si je leur tiendrai parole.

Il y a cependant dans le nombre quelques gens d’esprit et ceux-là sont assez rares partout ailleurs. Mon beau-père et sa femme sont si bons et me gâtent tant que j’aurais tort de me plaindre de mon séjour chez eux. Mon fils vient comme un champignon, mon mari chasse et moi je vieillis, sans regarder derrière moi, et sans trop oser chercher dans l’avenir.

J’irai peut-être passer quelques jours à Bordeaux, dans les premiers jours d’octobre. Dites-moi si vous y serez à cette époque et où je vous trouverai. Quand mes chevaux seront ici, je vous manderai que je suis prête à partir, et j’attendrai votre réponse pour que vous décidiez avec madame [Leroy] l’époque où je dois arriver pour trouver à Bordeaux tous mes amis réunis.

Adieu, ma bonne amie. Je vous aime et vous embrasse tendrement. Quittez, je vous prie, l’habitude de m’appeler Madame. J’ai le plus vif désir de voir votre sœur aînée, et celles que je ne connais pas. Si elles vous ressemblent, Zoé, elles peuvent compter sur mon affection. Adieu, adieu, répondez-moi avec toute confiance, toute amitié. M. du Vignemale me fera parvenir votre lettre à coup sûr.



Guillery, 3 octobre 1825.

Votre aimable invitation me charme, ma chère Zoé, et je ferai certainement tout mon possible pour m’y rendre. Je ne sais encore si cela dépendra de moi, car mes coquins de chevaux n’arrivent pas, malgré mon impatience. Je n’en reçois pas de nouvelles et ne sais quand ils arriveront. J’ai obtenu en quelque sorte de mon mari, que nous irions en coucou dans tous les cas. Mais il peut survenir encore des obstacles qui s’opposent à la réussite de ce charmant projet. Je serais au désespoir, s’il fallait y renoncer. Je me fais une fête si grande de vous voir à la campagne, avec cette liberté dont on y jouit, que j’en rêve nuit et jour. Je me berce encore d’espérance et ne renoncerai à ce voyage qu’au dernier moment. Les chagrins et les contrariétés arrivent toujours assez tôt. Si j’étais obligée de retarder l’heureux moment de vous embrasser, je ne renoncerais pas pour cela à cet espoir. J’irais quelques jours plus tard ; et je n’attendrais qu’une lettre de vous pour voler à La Brède aussitôt l’arrivée de mes rosses. Vous me faites une guerre à mort, mon amie, et vous vous moquez de moi outrageusement. Il me semble que vous attachez à cette rêverie bien plus d’importance que moi-même (qui y serais bien plus intéressée que personne). M. A.[1] est un bavard que je tancerai vertement. Quant à vous, je ne vous demande qu’un quart d’heure de conversation pour faire ma paix avec vous. Nous remettrons donc cette querelle à la première entrevue et nous la viderons, j’espère, sans effusion de sang. Quant à l’auteur de ce cancan, il n’en sera pas quitte à bon marché. Dites-lui de s’attendre à une sévère mercuriale. Je ne suis cependant pas fort inquiète de votre courroux. Je suis bien sûre que, puisqu’il vous dit tout (et je ne l’en blâme pas, ma bonne Zoé), il vous aura dit que je vous aimais sincèrement et que je faisais très grand cas de ma petite Chipie. Enfin j’espère que si nous nous réunissons l’âme pleine de fiel, les uns contre les autres, nous nous séparerons bons amis.

Savez-vous que vous m’avez fait peur un instant avec votre Sacre ? J’ai vu le moment où il faudrait me brouiller avec mes amis et compromettre ma fidélité à la bonne cause en paraissant dans une réunion d’oppresseurs. Car je vous avoue que fût-ce pour le grand Turc, qui n’est pas l’appui de la liberté, j’aurais été des vôtres. D’ailleurs je me suis aperçue depuis quelque temps qu’on pouvait fort bien vivre en paix avec les zélés partisans du despotisme et je me décide à frayer avec eux, quoi qu’en puissent dire mes amis de la Loire et de Waterloo.

Je m’afflige sérieusement de l’absence de M. Vignemale. Je comptais sur lui pour me mettre en train et me faire rire. Je ne sais vraiment comment je m’égayerai sans lui, d’autant plus que j’apporte de mes forêts l’air le plus sauvage. Il faudra que vous vous chargiez de me civiliser. Mais, que dis-je ? vous êtes vous-même attaquée, comme moi, de spleen et de mélancolie. Allons, j’espère qu’en nous racontant nos mutuelles douleurs, nous les adoucirons encore, comme nous faisions aux Pyrénées.

Adieu, ma bonne et chère Zoé. Je parle comme s’il était bien certain que je dusse être des vôtres. Et pourtant, je ne puis l’affirmer… J’espère que vous partagerez un peu ma contrariété, s’il me faut rester avec mes loups, et qu’au milieu de votre plaisir vous voudrez bien accorder une pensée furtive à votre sincère et véritable amie

AURORE.

[… transition de Mme Lauth-Sand …]


  1. Aurélien de Sèze.