Le Roman contemporain – Corruption du roman de moeur

LE
ROMAN CONTEMPORAIN

CORRUPTION DU ROMAN DE MOEURS.



Le monde littéraire en ce moment n’est pas sans quelque analogie avec la saison même dans laquelle nous entrons. Le sol est encore humide et nu, les rameaux sont encore dépouillés ; cependant une sève, ou, pour mieux parler, une inquiétude secrète semble agiter le sein de la terre et les troncs des arbres. Çà et là quelques pointes de verdure percent discrètement ; on dirait que les germes du nouveau printemps ont été déposés, et qu’au premier jour propice on les verra soudainement éclore. La nature attend, s’impatiente, et demande au temps de se hâter ; mais l’avenir est incertain encore. Que sera ce printemps désiré ? Tiendra-t-il toutes les promesses que son nom réveille ? Les lourdes pluies noieront peut-être les jeunes arbrisseaux, les gelées peuvent détruire et brûler les bourgeons délicats ; une résistance cruelle de l’hiver peut changer en déceptions ces impatientes espérances, car l’hiver est maître de la situation, maître par le droit de durée, par la puissance de l’inertie et la magie de l’habitude. Et puis le grand chef d’orchestre qui préside à toute harmonie et qui règle toutes les voix dans cet universel concert du réveil de la nature, le soleil, n’est pas venu ; il ne vient pas toujours. On a vu des printemps se traîner languissans et décolorés sans avoir connu ce jour de triomphe et de réveil spontané, où, ses mille voix éclatant à l’unisson, la nature prend joyeusement possession d’elle-même. On a même vu des années, et si l’on comptait bien, peut-être trouverait-on que ce sont les plus nombreuses, qui n’ont pas eu de printemps, et ont passé presque sans transition du despotisme de l’hiver au despotisme de l’été. Cependant les lois de l’univers s’étaient exécutées, et la nature, bon gré, mal gré, avait fait son œuvre ; seulement rien n’était venu en son temps, tout s’était accompli presque anarchiquement, sans discipline et sans concert. Telle tribu d’oiseaux avait été en retard de deux jours, telle famille de plantes avait fleuri prématurément ; on avait eu les lilas en février et les fleurs du pommier à la fin de mai.

Le monde des esprits contemporains présente un peu le même spectacle que la nature, et fait naître les mêmes pressentimens et les mêmes appréhensions ; pour peu qu’on ait l’oreille attentive, on entend les faibles voix de leurs désirs et de leurs inquiétudes, on comprend qu’ils voudraient, mais qu’ils n’osent vouloir et qu’ils se sentent enchaînés. Par intervalles un petit cri éclate, un murmure confus de source qui s’éveille et qui ne sait encore si elle deviendra fontaine banale ou libre ruisseau, un bourdonnement étourdi d’insecte éclos au dernier automne, et qui, blotti sous un lit de chaude poussière, a su échapper aux rigueurs de l’hiver. Au milieu du silence universel, tous ces bruits légers s’entendent à merveille, et l’esprit le plus distrait ne peut en perdre une seule note ; mais ces bruits épars qui viennent à intervalles inégaux animer la monotonie du silence appellent le printemps plutôt qu’ils ne le promettent. Le printemps viendra-t-il ? Peut-être est-il déjà venu et s’écoule-t-il sans que nous en jouissions. Chaque jour, quelque gris et pluvieux qu’il soit, apportera son tribut de fleurs, dont les parfums s’exhaleront solitaires et se perdront dans une atmosphère chargée de lourdes vapeurs. Chaque aurore éveillera une bande d’oiseaux chanteurs qui bégaieront, mélodieuses dupes, un hymne en l’honneur de la lumière absente. Le printemps existera donc sans que personne se doute de sa présence, et passera grelottant, frileux, contrarié, comme une continuation de l’hiver, jusqu’à ce que l’année atteigne la saison des orages et des chaleurs accablantes. C’est ainsi que nous serons menés, presque sans transition, des tempêtes de neige aux jours chargés d’électricité, sans qu’aucune période heureuse ait fait connaître à nos contemporains le charme et la beauté suprême de la vie. Cela arrivera, à moins que le tout-puissant chef d’orchestre qui seul peut imprimer l’unité à toutes ces notes éparses, et qui dans le monde moral s’appelle le génie, comme dans le monde physique il s’appelle le soleil, n’apparaisse subitement ; mais, hélas ! des signes malencontreux, qui seront trompeurs, nous l’espérons encore, semblent prédire que cette apparition n’aura pas lieu. Que le narcisse croisse donc solitaire aux bords des eaux troublées par la pluie ; que l’églantier sauvage continue à fleurir dans les haies perdues pour l’ornement des ronces ; que le chèvrefeuille et la clématite grimpent le long des ruines et des demeures abandonnées pour couvrir au moins les nids de serpens qu’elles recèlent !…

La situation n’est pas gaie, comme vous voyez, et les perspectives qu’elle présente ne sont rien moins qu’agréables. Il faut cependant nous en contenter et passer du mieux possible cette saison maussade. Ne cessons pas un seul instant d’espérer. Ratissons et sablons nos allées, comme si les beaux jours étaient prochains ; réparons nos murs, relevons les pierres, ramassons les feuilles mortes, qui seraient un outrage pour les fleurs nouvelles ; reposons nos yeux sur les pointes de verdure qui percent la terre comme si elles étaient la promesse d’épais tapis de gazon.

Je ne sais si une nouvelle période commence, mais je ferais volontiers des vœux pour la prompte disparition d’une certaine épidémie littéraire. Rien ne pousse peut-être, mais certainement quelque chose persiste et dure encore. Ce quelque chose, c’est cette littérature acre, corrosive et maussade, qui a régné et gouverné durant les dernières années. Si son triomphe a été court, il a été complet ; elle aura poussé jusqu’au bout de la carrière son char triomphal avec une audace et une insolence sans égales. Elle aura connu en mourant toutes les voluptés du scandale, toutes les joies féroces de la haine, et savouré les plus délicats plaisirs du ressentiment et de la méchanceté. Elle pourra dire : « J’ai bien vécu, car j’ai fait tout le mal que j’ai pu. J’ai laissé sur le sol de ce grand pays, appauvri par les moissons magnifiques qu’il a portées, une certaine quantité d’engrais qui, dûment combinés avec l’humus, serviront peut-être à le renouveler, et qui en tout cas auront fourni une nourriture succulente et abondante aux insectes affamés. J’ai fait aussi beaucoup de bruit, j’ai semé à pleines mains les pamphlets, les libelles, les calomnies, les germes de haines et de rancunes. Je me rends devant Dieu cette justice que je n’ai rien respecté, ni l’honneur, ni la gloire, ni la vieillesse, pas même le mérite obscur et les existences ignorées. Pauvres et riches ont été égaux devant moi, car je sais que nous vivons dans un temps de démocratie. Ma parfaite indifférence sur les moyens n’a eu d’égale que mon habileté industrieuse ; j’ai voulu ne rien négliger : tout m’a été bon, une anecdote judiciaire, un cancan de salon, un commérage de portier, une vengeance de courtisane, la rancune d’un sot, le calembour d’un envieux. J’ai mélangé tous ces ingrédiens dans mon chaudron magique et j’en ai formé cette gelée suave, aux couleurs de boue et de sang caillé, que vous avez savourée avec délices dans ces dernières années. » Oui, aimable littérature, tous ces mérites, vous les possédez, et nous vous reconnaissons le droit de vous en faire autant de titres de gloire. Votre renommée est légitime, vous l’avez bien gagnée ! Vous avez connu toutes les ressources que contient en elle cette force puissante qui s’appelle la force du scandale, laquelle sait faire tourner à profit même les sifflets et les injures, lorsque celui qui l’emploie, ou même qu’elle atteint, n’a ni cœur, ni conscience, car les rires et les quolibets, les murmures d’indignation et les éclats de colère ne servent pas moins au succès que les louanges et les applaudissemens. Vous avez connu ces secrets profonds que révèlent à leurs adorateurs certaines idoles au front d’airain et à la bouche de fer, assez semblables aux fameux lions qui ornaient les places de Venise au bon temps du conseil des dix, et vous les avez exploités avec bonheur. Vous avez compté à bon droit sur l’attrait du mal et le penchant invincible à la malveillance qui distinguent la nature humaine à l’état de repos. Les âmes de nos contemporains sont en effet aujourd’hui abandonnées à une dangereuse quiétude. Cette grande fontaine du génie national, qui pendant plus de trois siècles n’a cessé de couler, est obstruée quelque part, et ne laisse plus échapper que de minces filets, d’eau, lesquels, impuissans à nettoyer les marécages qui se sont formés, ne servent plus en quelque sorte qu’à les entretenir. L’eau ne coule plus, les mares sont grasses ; vous pouvez y développer en liberté vos têtards, vos sangsues et vos salamandres.

Si ces paroles semblaient trop vives, qu’on réfléchisse qu’une certaine littérature romanesque menace d’opérer dans nos mœurs une véritable révolution qui ne serait ni douce, ni indulgente. La république des esprits aura aussi, si l’on n’y prend garde, son système de terreur, ses septembrisades. Les terroristes ne manqueront pas. Fouquier-Tinville est tout prêt ; il lui sera facile de récolter en divers lieux une riche moisson de tricoteuses et de pourvoyeurs pour la guillotine. Nous connaîtrons alors toutes les douceurs de cet état moral qu’un écrivain contemporain de la terreur a défini par ces mots : « Nos plaisirs étaient comme filtrés au travers de nos alarmes. » Chaque soir, en se couchant, on rendra grâces à Dieu d’avoir vécu encore un jour ; chaque matin, en se réveillant, on pourra se demander avec mélancolie : Est-ce pour aujourd’hui ? Les formules de la politesse se trouveront naturellement changées, au bout de peu de temps, sous l’empire de ces préoccupations d’un nouveau genre. Ainsi, quand on abordera un ami, au lieu de lui demander des nouvelles de sa santé, on lui demandera s’il a des craintes pour la journée ou la semaine. Lorsque vos affaires ou vos plaisirs vous appelleront au dehors, vous retournerez prudemment la tête pour savoir si vous n’êtes pas poursuivi par les agens de quelque redoutable membre du comité des romanciers. Voilà l’Eldorado moral qui s’offre à nos regards épouvantés ! Vous croyez que ce sont là tous les dangers qui nous menacent ? Oh ! que non pas. Nous n’avons touché qu’un seul côté de la question. Les dangers que nous avons mentionnés ne menacent après tout que les sommités sociales, les riches, les puissans, les aristocrates, tous les suspects naturels dans une société démocratique. Les principes démocratiques, nous dit-on, trouvent une manière de triomphe dans ces scandales, qui donnent une certaine satisfaction aux basses passions de l’envie, de la jalousie, du dénigrement. Les pauvres aiment à voir humilier les riches, et les imbéciles de toute condition aiment à se réjouir des mésaventures des gens d’esprit. Ces sentimens sont bien naturels, et il faudrait être naïf pour s’emporter contre eux. Oui, mais voici un autre côté de la question qui aura peut-être moins de chance de plaire à la démocratie. Quand on aura reconnu les bons offices que peut rendre la littérature romanesque et les bons coups fourrés qu’elle peut inventer, tout le monde voudra l’avoir à son service, et la victoire restera en fin de compte au plus puissant et au plus riche. Alors on verra s’établir en France, sous une nouvelle et étrange forme, les mœurs de l’Italie du XVe siècle ; les romanciers remplaceront les bravi vénitiens, l’encre qui découlera de leur plume vaudra l’acqua tofana napolitaine. Quand il se rencontrera par hasard un Ezzelin faubourg Saint-Honoré ou un Borgia faubourg Saint-Germain, il n’aura plus à regretter de s’être trompé d’époque. La littérature romanesque lui fournira les moyens de soulager sa nature, comprimée par la douceur des mœurs modernes, et de satisfaire ses instincts de meurtre. On vous dépêchera un romancier comme autrefois on vous dépêchait un spadassin. Et ne croyez pas que vous serez protégé par une condition humble et un nom ignoré ! Qu’importe que le monde ne vous connaisse pas et ne se soucie pas du livre où vous serez assassiné, si les gens de votre quartier lisent ce même livre avec avidité ? Qu’importera que le meurtre ait ou n’ait pas de retentissement, pourvu qu’il soit commis ? On aura donc différentes catégories de romanciers, comme on a diverses classer d’enterremens. Voilà l’aimable révolution qui est en train de s’accomplir…

Mais assez sur ce sujet lugubre. J’aimerais à n’en pas dire davantage, bien que les réflexions se pressent dans mon esprit. Voyons la question sous un jour moins sombre, et, s’il est possible, ne cherchons dans le scandale même que des enseignemens littéraires. Ne craignons même pas de les demander à des livres qui ne semblent guère mériter une discussion sérieuse.

Littérairement, un des plus grands dangers du scandale, c’est qu’il possède une vertu prolifique qu’il n’a pas dans la société. Un scandale se produit dans la société : tout le monde élève la voix pour le blâmer, l’excuser ou l’atténuer ; il devient pendant quelques semaines, un objet de controverse, mais personne ne s’avise de le continuer, ni surtout de le recommencer. On n’a pas remarqué que la moyenne des enlèvemens ou des adultères fût augmentée dans les mois qui suivent la découverte d’un enlèvement ou d’un adultère célèbre : il ne vient à l’esprit de personne de se déshonorer par imitation ; mais il en est autrement dans le domaine des lettres. Là tout scandale non-seulement trouve un écho, mais provoque l’émulation et la jalousie. Cette influence n’atteint pas surtout, comme vous pourriez le penser, les cerveaux affaiblis par la fièvre ; on la voit exercer ses ravages sur les cerveaux les plus froids, les plus calmes en apparence. Voici par exemple un admirateur des marquises et des pages de Watteau qui va chercher ses personnages aux bals de l’Opéra moderne et dans les maisons suspectes. Que M. Houssaye y prenne garde, il renie son passé et ses dieux ! Des œuvres comme Mademoiselle Mariani sont un outrage véritable aux sentimens tendres et heureux dont jusqu’à ce jour il avait été le chantre sémillant. L’histoire de Mlle Mariani attristera les divinités galantes et minaudières auxquelles il rend un culte si fervent. Qu’en a pensé Florian ? Je ne sais, mais à coup sûr le maréchal de Richelieu a dû faire une grimace de dégoût. Et la marquise de Pompadour, M. Houssaye croit-il que son livre ait fait sur elle une bonne impression, et ne lui ait rien fait perdre dans son estime ? Je sais bien que M. Houssaye peut répondre qu’en écrivant ce livre malencontreux qui s’appelle Mademoiselle Mariani, il est resté fidèle à lui-même, à sa manière, qu’il n’a pas abandonné son XVIIIe siècle, et qu’au sortir du boudoir de Dorat il est allé tout simplement rendre visite à Rétif de La Bretonne, l’illustre auteur du Pornographe et du Paysan perverti. L’excuse est bonne, et je l’admets ; mais il y a plusieurs XVIIIe siècles, et je croyais que depuis longtemps M. Houssaye avait choisi entre eux. Je ne lui reproche pas de peu fréquenter le monde des philosophes : les complimens flatteurs qu’il s’est cru obligé de tourner en leur honneur témoignent qu’il ne les comprend pas très bien, et Mademoiselle Mariani contient une dissertation sur le panthéisme qui prouve que décidément la philosophie n’est pas sa partie, mais à quoi bon déserter le monde paré, poudré, fardé des comédiennes et des danseuses pour accompagner dans ses équipées nocturnes cet immonde farceur de Casanova ? Casanova l’a déjà mené chez Rétif ; s’il n’y prend garde, il le mènera plus loin encore. Qu’il revienne à ses moutons inoffensifs, et qu’il laisse en paix les boucs et les chèvres aux caprices hardis et insolens !

Ce n’est donc que par la contagion de l’exemple que nous pouvons comprendre une pareille équipée. Les nouveaux romanciers n’avaient, jusqu’à présent, songé qu’à exploiter certaines réalités qu’il vaut mieux couvrir d’un voile, certaines situations scabreuses, certains cas exceptionnels et faux par cela même qu’ils sont exceptionnels ; mais enfin leurs inventions reposaient sur une certaine vérité, quelque odieuses qu’elles fussent, et rentraient à leur manière dans la nature humaine par une porte basse et un escalier dérobé. L’auteur de Mademoiselle Mariani, désespérant sans doute de trouver dans la réalité une situation qui lui permît de dépasser ses devanciers, a eu recours au paradoxe, lequel est plus inépuisable encore que la nature en combinaisons absurdes et révoltantes. Il a fondé son roman sur une hypothèse inventée de parti-pris, froidement, à loisir. L’auteur d’Antony a raconté quelque part comment l’idée de ce drame violent et faux, qui alluma à une autre époque tant de fièvres cérébrales, lui était venu un soir qu’il se promenait tranquillement sur le boulevard, en laissant s’opérer le travail de la digestion. « Un homme, s’était-il dit tout à coup, qui tuerait une femme pour lui sauver l’honneur ne manquerait pas de faire un très émouvant héros de drame. » C’est à peu près ainsi que l’idée de Mademoiselle Mariani a dû se présenter à la pensée de M. Houssaye. Une femme, s’est-il dit sans doute, qui, pour se venger d’un amant trop dédaigneux, se déshonorerait et se tuerait ensuite, ferait une héroïne de roman tout à fait dans le goût du jour. Et aussitôt il s’est mis à l’œuvre et a exécuté le roman aussi froidement qu’il l’avait conçu. Malheureusement la froideur de la conception première s’est étendue à l’œuvre entière, et M. Houssaye a prodigué en vain pour l’échauffer les épithètes rutilantes et les adjectifs rougis à blanc. Ce roman est une production hybride qui porte la couleur de toutes les écoles littéraires qui se sont succédé depuis trente ans. Il n’a aucun caractère qui lui soit propre, et cependant il est curieux à étudier pour celui qui tient à se rendre compte des dissonances singulières que peuvent rendre certains instrumens lorsqu’ils se détraquent pour avoir voulu jouer une musique qui n’est pas faite pour eux.

Quand cette maladie rencontre une nature disposée au paradoxe, qui peut dire par quelles monstruosités elle se révélera ? Je parlais tout à l’heure de cas exceptionnels, d’inventions scabreuses, qui rentraient dans la nature humaine par une porte basse et un escalier dérobé. Mon devoir de critique m’oblige à signaler une de ces inventions dont on n’aurait jamais pensé que le roman contemporain osât s’emparer. Cette invention se rencontre dans un roman assez médiocre d’exécution d’un sémillant improvisateur qui nous avait habitués à des œuvres légères plus amusantes. Le roman porte un titre énigmatique. Par Salmacis ! il y a un mystère dans ce titre. Le livre nous transporte aux temps mythologiques, sur les rivages parthénopéens, et nous raconte sous un voile transparent l’histoire des entraînemens passionnés d’un jeune égipan vers un jeune satyre. À travers les pages du récit, on entrevoit les bizarreries criminelles de l’âme qui regardent comme à travers une lucarne : tuentes hirci. Les nymphes faciles écoutent et rient comme dans l’églogue de Virgile ; le tout est accompagné de si belles cantates en l’honneur de la morale, que nous ne pouvons qu’engager l’auteur à continuer ses bonnes actions.

Qui Bavium non odit, amet tua carmina, Mœvi ;
Atque idem jungat vulpes, et mulgeat hircos.

Je n’aurais pas fait mention de ces deux romans, si les sujets qu’ils traitent ne soulevaient une question critique très importante qui est en litige depuis longtemps, et qui sera débattue, selon toute apparence, tant qu’il y aura dans le monde une littérature. La fantaisie du poète et du romancier est-elle indiscutable ? Existe-t-il des sujets qu’elle doit s’interdire, des limites qu’il lui est défendu de franchir ? C’est une question fort délicate, et qu’il est impossible, je crois, de trancher par un jugement absolu. Quelques-uns pensent que le domaine de l’imagination est le même que celui de la morale ; d’autres ne reconnaissent à personne le droit de demander compte au poète de ses fantaisies, et pensent que les objections de la critique doivent porter non sur la conception, mais sur l’exécution d’une œuvre. Ne recherchons pas, si vous voulez, laquelle de ces deux opinions est la vraie, et gardons entre elles une stricte neutralité. Tenons-les un instant l’une et l’autre comme également incontestables. Il est assez curieux de savoir si nos modernes romanciers, condamnés par la plus exclusive de ces deux doctrines, peuvent en appeler au tribunal de la plus tolérante. Eh bien ! les deux doctrines ordinairement ennemies sont d’accord pour condamner également les œuvres nouvelles qu’on donne au public depuis quelques années. L’une condamne la conception première de ces œuvres, l’autre en condamne la composition et l’exécution. « Le poète et le romancier ont le droit de prendre leur sujet où il leur plaît, » disent les nouveaux conteurs à la critique intoléranùe qui regarde la littérature comme indissolublement unie à la morale. « Soit, répond la critique, qui regarde la littérature comme distincte de la morale, je vous permets toutes vos fantaisies, pourvu qu’il en résulte une belle chose : sinon, je vous condamne deux fois, au nom de la morale, dont vous avez méconnu l’autorité, et au nom de l’art, dont vous avez outragé les libertés en les faisant dégénérer en licence. Qu’avez-vous fait de ces droits dont vous vous étiez audacieusement emparés, dont les plus grands poètes n’ont usé qu’en tremblant, et que la critique même la plus débonnaire n’a jamais reconnus que sous bénéfice d’inventaire ? Où est la verve qui devait désarmer les juges moroses et faire enrager les malveillans ? Où est la beauté qui devait plaider pour le péché commis ? Où est la passion qui devait triompher de la morale en la faisant oublier ? Verve, passion, beauté, sont absentes. Vos œuvres sont inexcusables, car elles sont maussades, laides et froides. Celle-ci a l’air d’une gageure, celle-là d’une imitation de parti-pris, telle autre ressemble à une mauvaise plaisanterie. Ainsi, quelle que soit la doctrine critique qui vous jugera, vous ne pouvez être absous, car la morale condamne vos tentatives, et l’art condamne votre maladresse.

Maintenant nous pouvons rompre la neutralité que nous avions gardée entre les deux doctrines critiques. L’art est-il aussi distinct de la morale que le prétendent quelques personnes, et ne condamne-t-il pas ce que la morale repousse ? J’ai souvent réfléchi sur cette question, et ma conclusion a invariablement été celle-ci : que les blessures faites à la morale étaient toujours une preuve de la médiocrité de l’artiste. Il n’y a d’audaces immorales que les audaces sans naïveté, il n’y a d’œuvres coupables que les œuvres superficielles. L’artiste peut tout oser à la condition d’oser avec sincérité et profondeur, il peut choisir le sujet qui lui plaira ; mais, s’il prend ce sujet comme un jeu d’esprit, comme un divertissement frivole, il est perdu. La donnée qu’il a choisie sera nécessairement immorale, s’il la traite superficiellement ; elle sera nécessairement morale, s’il la traite avec profondeur, car il aura arraché à la vie un de ses secrets. Il n’y a pas de donnée, si scabreuse qu’on l’imagine, qui ne puisse faire sur l’esprit du lecteur ou du spectateur une impression bienfaisante, pour peu que l’artiste soit resté fidèle à la vérité, et qu’il ait ressenti fortement l’horreur des passions qu’il ose peindre. L’enseignement moral qui sort de telles œuvres n’est pus direct sans doute comme l’enseignement qui sort d’un apologue ou d’une parabole ; il est obscur et enveloppé comme les enseignemens de la vie et les oracles de la nature. Leurs préceptes sont les émotions qu’elles nous donnent, leurs exhortations sont les images qu’elles font passer sous nos yeux.

Parmi tous les illustres exemples que nous présente de cette vérité l’histoire de la littérature, nous n’en choisirons qu’un seul, le plus grave et par cela même le plus concluant de tous. Connaissez-vous un certain livre intitulé le Satyricon, qu’on pourrait justement appeler le chef-d’œuvre de la littérature coupable ? L’auteur était un simple libertin ; il se nommait Petronius Arbiter, chevalier romain et Phocéen d’origine. Un jour il lui passa par l’esprit de raconter les aventures équivoques qu’il avait traversées et de peindre les mauvaises mœurs qu’il avait rencontrées. Il n’avait, soyez-en sûr, aucune préoccupation de la vertu, et ne voulait en aucune manière inspirer l’effroi du vice. Il ne s’est point inquiété d’employer la loi des contrastes pour venger la morale, il n’a point placé les images de l’innocence en face des images du crime. Tous ses personnages appartiennent aux pires espèces de mortels : courtisanes, entremetteurs, débauchés, parasites, satyres. Sur le seuil de cet étrange monument, l’imagination s’arrête atterrée devant un bas-relief obscène : une statue colossale de l’Infamie s’élève dans le vestibule comme pour protéger l’édifice contre les visites de la pudeur et de la vertu, et les jardins voluptueux qui l’entourent sont peuplés d’égipans cornus et de faunes lascifs, dignes dieux lares d’une telle maison ; mais ce voluptueux avait une âme élégante et fine capable de sentir fortement, et cette âme a laissé son empreinte sur son œuvre. La profondeur de sa dépravation l’a préservé du mensonge et de l’hypocrisie, et lui a presque tenu lieu de vertu. Pétrone n’est pas un mauvais plaisant qui essaie de tenir une gageure infâme ; s’il n’eût pas connu d’autre ambition, il n’eût pas peint avec d’aussi vives couleurs les parasites de Trimalcion, il eût simplement fait partie de leur bande. Sa corruption étonne et fait peur, elle n’inspire pas le dédain, cette suprême injure plus blessante que la colère ; on sent qu’on a en face de soi un artiste qui prend sa corruption au sérieux, et qui, en échange de son âme qu’il lui a livrée, lui demande impérieusement ses secrets. Il y a de la bravoure dans l’immoralité de Pétrone et comme une sorte d’héroïsme dépravé ; il va au mal avec intrépidité, comme le soldat va au feu ; de là l’animation, l’ardeur et la vie qui se remarquent dans son récit. L’impression qui résulte de ce spectacle est-elle corruptrice ? Non, car encore une fois il n’y a d’immoral que la corruption superficielle et qui se dissimule. On ne peut lire sans effroi les récits de ce voluptueux, qui oppriment l’imagination comme un cauchemar. Devant ces pages audacieuses, le cœur se glace, l’intelligence s’étonne, et l’âme se blottit éperdue dans un coin du cerveau, si bien qu’on peut décerner en toute assurance un brevet d’insensibilité stupide à tout homme qui déclarera n’avoir pas éprouvé à cette lecture un tressaillement d’épouvante. Cette moralité indirecte, qui, selon nous, s’échappe de toute œuvre d’art véritable, sort donc de l’œuvre de Pétrone, laquelle n’est cependant composée que d’élémens d’immoralité. Lorsqu’un mauvais livre affichera la prétention d’être une œuvre littéraire et revendiquera pour sa défense les libertés de l’art, soumettez-le à l’épreuve que nous avons fait subir au Satyricon. S’il vous laisse une impression profonde, de quelque nature qu’elle soit, il est sincère et peut revendiquer les privilèges de l’art ; mais si l’impression qu’il vous donne, au lieu de rappeler à votre esprit la devise adoptée par Rousseau : intùs et in cute, vous avertit que l’auteur n’a eu d’autre intention que celle de vous procurer un chatouillement banal et à fleur de peau, détournez-vous et jetez le livre au feu : il ne vaut rien.

En insistant sur cette question, nous avons eu un double but. On accuse volontiers la critique de méconnaître les intérêts de l’art, de les sacrifier aux intérêts d’une morale hypocrite et de convention ; nous avons voulu que les principes mêmes de l’art vinssent se prononcer, contre les rapsodies dont on nous inonde, plus sévèrement encore que la morale, qui après tout n’a pas grand’chose à perdre dans la question. Ce n’est pas la morale qui sort la plus blessée de ces élucubrations nouvelles, c’est l’art. En second lieu, nous avons voulu montrer que l’art véritable est toujours inséparable d’une certaine moralité, moralité latente en quelque sorte, instinctive, non formulée et ne pouvant se convertir en formules, mais qui se trahit et se révèle extérieurement, à peu près comme la pudeur de l’âme se révèle par la rougeur du front. Cette moralité est vivante et non dogmatique, et le lecteur peut l’ignorer comme l’homme sain ignore la santé dont il jouit ; mais l’intelligence et le cœur la respirent et l’absorbent avec l’émotion ressentie.

Ces réflexions ne peuvent cependant me dispenser d’insister sur les récriminations plus ou moins acerbes dont M. Ernest Feydeau croit devoir assaisonner ses romans depuis le succès de Fanny. Ce succès n’a pas été un baume assez puissant pour calmer les ressentimens qu’ont excités chez l’auteur les protestations isolées de quelques critiques. M. Feydeau n’aime pas les minorités, il voulait être élu grand romancier comme les rois de Pologne étaient élus rois, à l’unanimité. Malheureusement la diète polonaise n’est plus qu’un souvenir historique, et de son vivant, ainsi que le sait M. Feydeau, la touchante unanimité que recommandaient ses statuts ne fut jamais que le résultat d’une lassitude générale et qu’une sorte de trêve du diable entre gens las de s’égorger. Quant à la république des lettres, dont la constitution a varié tant de fois, qui a été tantôt une oligarchie exclusive fondée sur le suffrage privilégié et sur la franc-maçonnerie du patriciat, tantôt une démocratie capricieuse et orageuse, tantôt une dictature temporaire consentie par le suffrage universel, elle n’a jamais connu, sous aucune de ses formes diverses de gouvernement, cette législation bizarre de la diète polonaise. Il faut que nos modernes conteurs en prennent leur parti. Les droits des minorités sont négatifs, mais réels ; par exemple, elles ont le droit d’exister et le droit de protester. Elles subissent le joug de l’opinion régnante, elles ne l’acceptent pas. Elles voient les multitudes applaudir à tort, elles gardent les mains dans leurs poches. Elles protestent contre la majorité toute-puissante, dans la pensée que leur protestation ne sera pas vaine, et qu’elle triomphera à son heure. M. Feydeau s’est amusé à chercher les motifs qui ont animé ses contradicteurs, et il en a trouvé de fort divers. Les uns l’ont attaqué parce qu’il n’était pas ultramontain, les autres parce qu’il n’était pas marquis, ceux-ci par hypocrisie pudibonde, ceux-là enfin par jalousie de la gloire qu’il avait acquise et de l’argent qu’il avait gagné (je cite textuellement). M. Feydeau s’égare, et nous ne pouvons que lui crier : casse-cou. Qu’il soit entré quelques atomes de politique et de religion dans les attaques dont il a été l’objet, je n’en disconviens pas, et je n’y vois aucun mal ; cependant le motif de ces attaques a été généralement beaucoup plus littéraire que politique ou religieux, et M. Feydeau l’a découvert sans y songer. « Le public faisait cercle autour de mon œuvre, dit-il dans son nouveau roman, ils ont invectivé le public. » M. Feydeau s’indigne de cette audace ; il n’y a pas de quoi. Oui, certaines attaques ont eu bien réellement pour but de disputer à la foule le succès obtenu par M. Feydeau ; oui, certaines apostrophes au public ont eu bien réellement pour but de faire revenir le public sur son opinion. Pourquoi pas ? Ces attaques ne sont qu’une des mille applications des droits que nous avons reconnus aux minorités. Comment ! moi, appartenant à une minorité, je vois le public faire cercle autour d’une œuvre qui blesse mes goûts, mes préférences littéraires, ma manière de sentir et de penser, d’une œuvre d’autant plus facilement acceptée qu’elle se présente sous un patronage puissant, et je garderais le silence ! Mais tout au contraire me fait un devoir de parler, car si le public prend goût à de telles œuvres, il oubliera ou dédaignera celles qui me sont chères. Ce succès est une défaite pour mes préférences littéraires, et je l’accepterais ! J’ai le pouvoir d’élever la voix, et je garderais lâchement le silence en me contentant de ne pas souscrire à l’engouement général !… Je parlerai donc ; mais sur quel ton et avec quelle mesure ? J’entends des clameurs assourdissantes, et pour protester contre elles, je me contenterais de chuchoter à voix basse, combinant ainsi jésuitiquement les devoirs que m’imposent mes opinions et les avantages d’une lâche complicité ! Non, ma voix devra être assez forte pour dominer les clameurs contre lesquelles je veux protester. Donc je m’insurge, et si par hasard mon insurrection réussit, tant mieux ; comme dirait un critique de mes amis, « ma Princesse de Clèves est sauvée. »

Disputer ce succès à la foule et arracher, si cela était possible, le public à son engouement, telle est la véritable raison d’être de quelques-unes de ces attaques dont M. Feydeau se plaint si amèrement. Pour notre part, si nous avons élevé la voix, c’est que, dans cet engouement rapide et contagieux, qui avait atteint même des gens de l’esprit le plus fin et du goût le plus exercé, nous avions cru voir une diminution, un abaissement de la faculté d’admirer. Ce succès nous parut gros de catastrophes prochaines et de périls imminens non-seulement pour ce qui reste parmi nous de traditions littéraires et d’art classique, mais pour la révolution romantique elle-même, dont ces excentricités passablement banales nous semblaient fausser et compromettre les doctrines. Les libertés et les audaces légitimes de l’art ne nous semblaient pas moins atteintes par ce succès que le bon goût et la recherche de l’idéalité dans les sentimens humains, et, pour tout dire en deux mots, Manon Lescaut ne nous semblait pas moins menacée que la Princesse de Clèves.

M. Feydeau se plaint qu’on l’ait attaqué au nom de la morale, et il invoque pour se défendre l’autorité de Rubens. Je transcris les récriminations qu’il a placées dans la bouche du jeune peintre Marcel à la fin de son nouveau roman, Catherine d’Overmeire : « Cette pauvre petite scène d’intérieur [Fanny), qui, comme liberté d’expression, est de l’eau claire auprès de cent tableaux de maîtres que je pourrais vous citer, et particulièrement de la Kermesse de Rubens exposée au Louvre, m’a valu une pluie d’injures de la part des critiques pudibonds. » Un peu plus loin, l’auteur nous montre Catherine rougissant en regardant une copie de la Kermesse. Je comprends et j’approuve cette rougeur, mais je n’en conclus pas pour cela que le tableau de Rubens est une œuvre immorale. Toute jeune femme placée en face du tableau de la Kermesse partagera la confusion de Catherine d’Overmeire et détournera la tête avec précipitation. Cette rougeur a une cause physiologique en quelque sorte. Catherine est embarrassée, non parce que le sujet de la Kermesse est immoral, mais parce qu’il est essentiellement antipathique aux instincts féminins. Ils sont nombreux dans la vie et dans l’art, les spectacles qui, comme la Kermesse, sont en même temps un scandale pour les yeux féminins et une joie pour les yeux virils. La fougue non pas mâle, mais masculine, l’énergie basse, la platitude enragée de cette œuvre, sont tout ce qu’il y a de mieux fait pour révolter les instincts féminins. Placez un homme au contraire devant cette même scène, et il ne se sentira ni choqué ni scandalisé. Il rira même naïvement et de tout cœur, de ce bon rire si propice à la santé qu’arrache le spectacle des incongruités inoffensives et des platitudes amusantes. Il ne verra rien d’immoral dans ces lourdes ivresses de paysans et dans ces cascades de chairs flamandes. S’il est tant soit peu érudit, il excusera le peintre tout en pensant aux traditions laissées par le duc Philippe le Bon. Et puis que vous dirai-je ? La main du maître est là authentique, reconnaissable, et quelque repoussans que soient les détails de cette scène, ils ont été transfigurés par la magie de l’art. Ce que nous condamnerions chez un autre peintre, nous l’excusons chez Rubens. Cette partialité de la critique est un des privilèges du génie, qui en, a de si nombreux. Nous n’avons aucune envie de moraliser devant la Kermesse de Rubens, et nous nous sentons scandalisés devant les bergères de Boucher, lequel est cependant un peintre de talent, et a cherché, non sans succès parfois, à imiter Rubens. Les bergères de Boucher, qui sont mieux apprises certainement que les vachères de Rubens, nous paraissent cependant plus indécentes. Craignons toujours d’invoquer témérairement l’exemple des audaces du génie, dans l’art aussi bien que dans tous les autres domaines de la pensée.

Le rôle du critique à l’égard d’un auteur est fort divers. Aux débuts d’un auteur, le critique peut être un conseiller ou un adversaire ; à la fin de sa carrière, il ne doit être qu’un juge. Il y a d’autres périodes où il doit se transformer en astrologue et tâcher de prévoir ce que deviendra l’écrivain. Cette période est ordinairement assez rapprochée des débuts de l’auteur, et peut être déterminée avec précision. C’est généralement vers la troisième ou quatrième œuvre d’un auteur que la transformation du critique en astrologue devient nécessaire. Ce moment nous semble venu pour M. Feydeau, qui en est aujourd’hui à son troisième roman ; essayons de tirer son horoscope. Ses débuts eurent lieu sous un signe propice en apparence : il était protégé par l’astre tout-puissant de Jupiter ; mais l’astre de Saturne est visible les soirs d’été aux mêmes heures que Jupiter. Qu’il prenne garde à Saturne, ses influences sont malfaisantes. Ce globe étrange, cerclé d’un anneau de feu, est le protecteur des fâcheuses inspirations, des hasards malencontreux, du guignon opiniâtre, et l’ennemi des sentimens tendres, de l’harmonie sans dissonance et des inspirations gracieuses. Ceux qui sont placés sous l’influence de Saturne sont plus opiniâtres que constans : ils se raidissent et se cabrent, ils ont plus de muscles que de nerfs, et manquent dans leurs mouvemens de souplesse et d’élasticité. Ils veulent fortement, mais avec fixité pour ainsi dire, et se mettent dans la nécessité de défendre des causes insoutenables. L’astre de Saturne est voilé pour le quart d’heure, mais son influence se fait encore sentir. Le ciel semble neutre, on ne saurait dire s’il se formera prochainement une conjonction d’étoiles propices ; Catherine d’Overmeire laisse l’avenir incertain. M. Feydeau donnera-t-il jamais de lui-même une plus grande mesure que celle qu’il a donnée ? Il veut fortement sans doute, et la volonté peut accomplir bien des miracles ; mais il n’a que de la volonté. Or il en est de la volonté comme du travail industriel, qui peut changer la face du globe, mais qui ne saurait créer un brin d’herbe ; seule, sans le secours de l’imagination, la volonté est réduite à l’impuissance. Elle peut, à force de ruse, surprendre les procédés du génie, mais jamais elle ne pourra créer la plus petite de ses œuvres. Or les livres de M. Feydeau, pour qui sait lire, portent les marques d’une volonté appliquée, soutenue, rusée, patiente, mais ne trahissant aucun signe de spontanéité et de naïveté. C’est à peine s’il a de loin en loin quelques-unes de ces expressions heureuses et de ces hasards de pensée qui abondent chez les natures originales, et qui sont comme la promesse que l’on peut attendre d’elles toutes les surprises, même la surprise d’un chef-d’œuvre. Fanny contient jusqu’à deux de ces rencontres heureuses d’expressions. Je n’en ai pas trouvé une seule dans Daniel, en revanche, il y a dans ce livre deux descriptions très habiles et très vraies, et çà et là quelques pages où certains mouvemens et certaines ardeurs de l’âme sont rendus avec force. L’âme n’y parle pas, mais elle s’y meut, y tressaille, y bondit, atteste son existence par des cris et des interjections, comme si son mutisme lui pesait et qu’elle luttât pour s’en délivrer. Voilà les rares indices de spontanéité que nous ayons surpris chez M. Feydeau ; mais tout ce qui le distingue, sa fatigante manie descriptive, sa crudité pittoresque, son amour des couleurs voyantes, son mauvais goût lui-même, tout cela est l’œuvre de la volonté. Il imite, combine, ajuste, et emploie le plus qu’il peut de procédés contraires. On voit qu’il a cherché avec patience à réduire en formules, pour son usage, les méthodes instinctives par lesquelles tel poète ou tel artiste obtient ses effets poétiques. Pour peu que vous y regardiez de près, vous apercevrez aisément dans ses livres les résultats de cette étude, car vous y trouverez les descriptions minutieuses de Balzac, les adjectifs de M. Théophile Gautier, les intonations éloquentes de George Sand, parfois les épithètes caressantes de M. Sainte-Beuve. Il y a même dans Daniel une certaine page qui, je le jurerais, a été écrite après une lecture attentive d’Edgar Poë, tant cette page m ! a rappelé le ton du romancier américain, notamment dans ces bizarreries sentimentales intitulées Morella et Ligéia. Si nous remarquons si aisément ces méthodes et ces formules, c’est qu’entre les mains de M. Feydeau elles ont perdu leur magie et leur puissance. D’instinctives qu’elles étaient, elles sont devenues artificielles. Le fouillis de Balzac est vivant, les descriptions de M. Feydeau sont inanimées ; les adjectifs de M. Théophile Gautier colorent et peignent, ceux de M. Feydeau sont peints. Le romancier ne parvient pas à créer la vie, mais seulement l’illusion de la vie.

Que M. Feydeau soit bien convaincu que la connaissance la plus parfaite des procédés littéraires est aussi impuissante à créer une œuvre remarquable que la connaissance des secrets de la vie est impuissante à créer la vie. On n’enfante rien de grand sans naïveté et sans originalité ; M. Feydeau lui-même nous fournit dans une certaine mesure la preuve de cette vérité. Son dernier roman, Catherine d’Overmeire, dont le ton est beaucoup plus calme et je dirais volontiers plus impersonnel que celui de Fanny et de Daniel, est inférieur à ces deux romans. Il y a dans Fanny une certaine passion bizarre qui sauve le livre et le fait lire ; il y a dans Daniel une certaine fougue violente, laquelle rend quelquefois des accens et des cris qui sont bien contemporains de la musique de Verdi, et m’ont rappelé le miserere du Trovatore. Il y a donc dans ces deux livres une certaine personnalité qui les soutient en dépit des imitations et des calques de l’auteur. Dans Catherine d’Overmeire au contraire, on dirait que M. Feydeau a voulu se mettre davantage en dehors de lui-même. C’était une bonne pensée, et cependant le roman y a perdu au lieu d’y gagner. À cette turbulence bruyante qui distinguait ses aînés a succédé non le calme, mais l’atonie. On dirait un mélodrame représenté par des morts. Je vois des personnages placés dans des situations atroces, exceptionnellement dramatiques, qui passent, parlent, gesticulent avec violence, et cependant on dirait qu’ils ne sentent pas leur misère et que leurs douleurs les laissent indifférens. Ils ne se brûlent pas à la flamme de leurs passions, et de leur cœur brisé il ne s’échappe pas un accent qui aille à notre cœur. Ils parlent, et quelquefois longuement, mais nous ne retenons aucune de leurs paroles ; leurs discours restent froids, et cependant ils roulent sur des sujets affreux : la trahison, l’hypocrisie, le mensonge, la séduction. Le roman ne se relève réellement qu’à la quatrième partie, avec le personnage du jeune peintre Marcel, qui vient animer de sa verve ces douleurs terribles, et exprimer sous une forme parfois heureuse les sentimens qui semblent familiers à M. Feydeau. C’est le personnage vraiment humain du roman ; tous les autres peuvent se partager en deux catégories : mannequins dramatiques ou farouches bêtes fauves. Je ne raconterai pas la fable de ce roman, qui est simple et en même temps saisissante ; mais, avant de prendre congé de M. Feydeau, je lui adresserai une dernière observation. Il me semble que la donnée qu’il a choisie est plutôt une donnée de drame qu’une donnée de roman. L’action est forte, logique, et se déroule naturellement ; toutes les péripéties se déduisent les unes des autres comme les termes d’un syllogisme ; les caractères se présentent avec cette netteté, cette simplicité, ce relief extérieur, qui sont nécessaires au théâtre, ennemi de l’analyse et de la complication ; les mobiles qui font agir les personnages sont violens et faciles à saisir, doublement favorables par conséquent à l’action dramatique. M. Feydeau ne me semble point avoir assez réfléchi sur la forme qui convenait à la donnée qu’il avait trouvée. Qui sait ? peut-être n’a-t-il échoué que parce qu’il s’est trompé, et parce qu’il a voulu faire un roman à la Balzac d’un sujet qui demandait à devenir un drame à la façon d’Angèle et de Térésa.

Je voudrais bien avoir quelque bonne nouvelle littéraire à vous annoncer ; mais vraiment nous vivons à une époque où les bonnes nouvelles littéraires n’abondent pas. Pendant que les anciens noms disparaissent ou pâlissent, peu de noms nouveaux surgissent, et lorsque par hasard quelque faible lumière apparaît, on n’est jamais bien sûr qu’elle ne sera pas éteinte avant qu’on ait eu le temps de prévenir le public et de lui dire : Voyez. Que d’étoiles filantes qui ne font que traverser le ciel ! que d’éphémères qui ne vivent pas même un jour ! Le rôle du critique ne laisse pas d’être parfois embarrassant à notre époque ; s’il ne parle pas des œuvres nouvelles à l’instant même où elles paraissent, il risque fort de n’en parler jamais. Un retard de quinze jours, et voilà que l’occasion propice a déjà fui. Quelquefois même il arrive que l’œuvre est morte avant qu’on ait achevé de la lire, et qu’elle expire pour ainsi dire entre vos bras. Lorsque vous l’avez prise, elle vous souriait ; vous détournez la tête dix minutes, et ce temps a suffi pour que le sourire se changeât en grimace rigide. La plupart de nos productions nouvelles ressemblent beaucoup à ces enfans qui ne sont pas nés viables, qu’il faut se hâter de baptiser si l’on veut qu’ils meurent chrétiens ; je ne me sens aucun goût, je l’avoue, pour ces fonctions sacerdotales d’un nouveau genre que la nécessité des temps impose à la critique. J’aimerais mieux baptiser les enfans qui me paraissent nés viables et protéger ceux qui peuvent tenter de marcher seuls. J’ai cherché parmi ces nouveau-nés s’il n’y en avait pas quelques-uns qu’on pût recommander à l’attention du public sans trop prodiguer les avertissemens et les réserves, et je n’en ai trouvé qu’un seul. Il est vrai de dire, pour ne blesser injustement personne et pour ne pas exagérer ma pensée, que j’ai borné mes recherches à cet ordre de romans en vogue qui affectionne les sujets illicites, qu’en un mot je ne suis pas sorti des domaines de la littérature scabreuse, Ce nouveau-né, qui a été le demi-succès de cet hiver, porte un nom féminin : Louise, et a pour père un écrivain inconnu jusqu’à ce jour, M. Edouard Gourdon. La donnée du livre n’est pas d’une moralité irréprochable, mais elle n’est pas dangereuse ; à tout prendre, elle est au nombre de celles qu’ont affectionnées les romanciers de tous les temps, et elle me semble presque chaste par comparaison. L’histoire est celle d’un amour illégitime qui commence au printemps, dure tout un été et se termine en automne. N’y cherchez ni les grandes péripéties, ni les catastrophes de la passion, car ce livre (et c’est là son originalité en même temps que son danger) est moins un roman que la description complaisante d’une possession racontée par un homme dont les sens ont été finement mordus. Le roman se joue entre deux personnages trop enivrés d’eux-mêmes pour avoir le loisir de se faire souffrir, et dont toutes les journées s’écoulent dans la monotonie du plaisir jusqu’à l’heure inévitable où la source se trouve tarie. Peu et même point d’événemens ; les deux amans sont trop heureux et, je les en soupçonne, un peu trop entachés d’égoïsme pour avoir le temps d’être romanesques. C’est une étude assez curieuse d’une certaine variété de l’amour qu’on pourrait appeler la sensualité attendrie, de l’amour tel qu’il doit être ressenti par deux cœurs sans exigences, par deux esprits sans caprices, par deux natures fines et froides, habiles à éviter tous les excès qui contrarieraient leur bonheur et les empêcheraient de savourer leurs plaisirs. Cet amour naît sans résistance, s’accorde avec abandon, se savoure avec lenteur, et s’évapore comme un flacon d’essence répandu dans un appartement après un nombre d’heures déterminé. Donc ni giboulées de mars, ni orages électriques, ni gelées noires ; un ciel bleu dont quelques nuages légers font encore mieux apprécier l’azur, puis un point noir qui apparaît, une pluie fine et glaciale qui mouille et donne le frisson, voilà toute l’histoire de ces deux amans rapprochés par le printemps, désunis par l’automne, dont l’amour a suivi pas à pas le cours des saisons et l’ordre de la nature. Je ne vous donne pas ce livre comme méritant un prix de vertu, et je ne le recommande pas indifféremment à toutes les classes de lecteurs ; mais les jeunes gens qui touchent aujourd’hui à l’automne de leur jeunesse reconnaîtront une certaine mélodie très familière à la génération dont ils firent partie : ils y retrouveront certaines notes de l’âme et du cœur qu’ils ont aimé à faire résonner de préférence, notes qui n’ont pas trouvé, qui peut-être ne méritaient pas de trouver un musicien, et qui auront disparu dans le vide sans avoir éveillé un écho. Ces notes, je les nomme scepticisme câlin et sentimentalité sèche. Le roman de Louise n’est ni très profond, ni très émouvant, et dénote chez l’auteur moins d’imagination que de finesse ; mais il est très parisien de ton et de sentiment, et peut être lu avec plaisir et sans grand dommage par les jeunes Parisiens de certaines conditions. Le miroir n’est pas de Venise, mais il est assez net : ils pourront s’y revoir avec les traits qu’ils ont eus à certains jours et à certaines heures.

L’auteur ne manque pas de goût ni de tact, et il l’a prouvé en glissant prudemment sur mille détails scabreux qu’un autre n’aurait eu garde d’omettre. Cependant il n’a pas évité tout à fait ce danger, et nous lui signalerons entre autres la description de la chambre de Louise après l’accouchement. En outre, ce livre, qui est généralement écrit avec sécheresse et sobriété, n’est pas exempt de longueurs et de répétitions, et comme ces répétitions portent toujours sur le même sujet, c’est-à-dire sur les joies d’une volupté partagée, il en résulte qu’il paraît plus équivoque qu’il ne l’est réellement, et qu’il irrite à certains momens comme une fatuité prolongée. Enfin ce livre n’est pas un roman, mais une simple analyse psychologique d’un sentiment assez paisible, une réminiscence voluptueuse qu’il a plu à l’auteur de décorer de ce nom. Il est bon d’être simple et d’éviter les aventures à grands fracas ; cependant un récit qui ne contient ni péripéties ni incidens dramatiques, dans lequel les situations ne changent pas, et qui compte deux personnages, plus une ombre qu’on ne voit même pas, peut à peine mériter le nom de roman. Le dénoûment, qu’on a généralement blâmé, et non sans raison, laisse une impression désagréable ; mais il est vrai, conforme à la réalité, et il est en parfait rapport avec la nature des sentimens exprimés par l’auteur. Au moment même où les deux amans sont plus épris que jamais l’un de l’autre, une ombre passe à l’horizon ; un léger frisson s’est fait sentir, un petit cri de frayeur a été poussé : c’en est fait de leur bonheur ! Cette terreur panique n’est rien en apparence, elle est tout en réalité ; elle réveille les dormeurs et dissipe leur heureux songe. Ils se regardent tristement et se disent adieu presque froidement, puis ils se détournent ; c’est à peine s’ils se sont connus.

Voilà donc ce que j’ai rapporté de ma dernière excursion à travers les romans contemporains : des feuilles mortes, des plantes sans parfum, quelques bourgeons d’un vert assez tendre, qui ne permettent pas de prédire une floraison prochaine ; c’est tout. Nous voudrions reprendre quelque jour cette excursion. Nous avons montré dans quel état est tombé le roman de mœurs, et jusqu’où est descendue l’observation de la vie réelle ; il y aurait à chercher si l’imagination et la fantaisie sont aussi malades que l’observation et l’analyse. Moins heureux que Saul, fils de Cis, qui sortit pour chercher les ânesses de son père et qui trouva un royaume, nous ne rencontrerons probablement pas de chef-d’œuvre. Puisse au moins se présenter à nous quelque œuvre aimable qu’il y ait plaisir à saluer ! D’ailleurs il se trouvera toujours quelque plante bizarre à décrire, une ornière à combler, quelque sentier perdu sous les herbes parasites à reconnaître. Pourquoi s’occuper de ces œuvres oiseuses ? dira quelque esprit trop dédaigneux. Peuvent-elles récompenser de la peine qu’on se donne pour elles ? Laissez tomber ces feuilles mortes, puisque les intérêts de la littérature n’ont rien à craindre de leur chute. Je me contenterai de répondre que je n’ai pas encore connu de paysage qui fût absolument maussade, de travail qui fût absolument ingrat, de livre qui ne sollicitât pas plus ou moins fortement la pensée, et que j’ai toujours vu qu’il y avait infailliblement un intérêt sérieux engagé dans la question en apparence la plus futile.


EMILE MONTEGUT.