Le Roi du feu


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LE ROI DU FEU

«Il porte avec lui les bénédictions des mauvais génies, qui sont des malédictions véritables.»
Conte oriental


Cette ballade fut composée à la demandé de M. Lewis pour être insérée dans ses Contes merveilleux. Elle est la troisième des quatre qui forment la série consacrée aux esprits élémentaires. Cependant l’apostasie du comte Albert est presque historique. On lit dans les Annales des croisades qu’un chevalier du Temple, appelé Saint-Alban, passa du côté des Sarrasins et défit les chrétiens dans plusieurs batailles, jusqu’à ce qu’il périt lui-même sous les murs de Jérusalem de la main de Baudouin.


BALLADE

I.

Vaillans chevaliers et belles dames, prêtez l’oreille aux accords de ma harpe ; je vais vous parler d’amour, de guerre et de prodiges ; peut-être, au milieu de votre bonheur, donnerez-vous un soupir à l’histoire du comte Albert de la tendre Rosalie.

II.

Voyez-vous ce château sur le roc escarpé ? Voyez-vous cette jeune beauté les larmes aux yeux ? Voyez-vous ce pèlerin qui revient de la Palestine ? Des coquillages ornent son chapeau il tient un bourdon à la main.

III.

Bon pèlerin, dis-moi, je t’en supplie, dis-moi quelles nouvelles tu apportes de la Terre-Sainte ? où en est la guerre sous les remparts de Solime ? que font nos guerriers, la fleur de notre noblesse ?

IV.

— La victoire nous sourit sur les rives du Jourdain ; nous avons conquis Gilead, Nablous et Ramah. Le ciel daigne récompenser la foi de nos chevaliers au pied du mont Liban ; les païens fuient ; les chrétiens triomphent.


V.

Une belle chaîne d’or était entrelacée dans les tresses de ses cheveux ; Rosalie la pose sur la tête blanche du vieux pèlerin : — Bon pèlerin, dit-elle, reçois cette chaîne pour prix des nouvelles que tu as apportées de la Terre-Sainte.

VI.

Mais dis-moi, bon pèlerin, as-tu vu dans la Palestine le vaillant comte Albert ? Lorsque le croissant a pâli devant la croix victorieuse, le comte Albert n’était-il pas le premier des chrétiens au pied du mont Liban ?

VII.

— Belle demoiselle, l’arbre se pare de verdure, le ruisseau promène ses eaux argentées dans le vallon, ce château brave les assaillans, et l’espérance nous flatte et nous séduit : mais, hélas ! belle demoiselle, tout ici-bas ne fleurit que pour mourir.

VIII.

Le feuillage de l’arbre se flétrit, la foudre éclate et consume les murs des châteaux, le cristal limpide des fontaines se trouble, et l’espérance s’envole…. Le comte Albert est prisonnier sur le mont Liban !

IX.

Rosalie se procure un cheval rapide comme l’éclair ; elle s’arme d’une bonne et fidèle épée ; elle s’embarque pour la Palestine, résolue d’aller arracher le comte Albert à l’esclavage du soudan.

X.

Hélas ! le comte Albert se souciait peu de Rosalie, le comte Albert tenait peu à sa foi et à son serment de chevalier. Une belle païenne avait conquis son cœur volage. C’était la fille du soudan qui régnait sur le mont Liban.

XI.

— Brave chrétien, lui a-t-elle dit, veux-tu obtenir mon amour, tu dois faire tout ce que j’exigerai de toi. Adopte nos lois et notre culte, tel est le premier gage de tendresse que te demande Zuléma.

XII.

Descends ensuite dans la caverne où brûle éternellement la flamme mystérieuse qu’adorent les Curdes ; tu y veilleras pendant trois nuits en gardant le silence : ce sera le second gage d’amour que recevra de toi Zuléma.

XIII.

Enfin tu consacreras ton expérience et ta valeur à chasser de la Palestine les profanes chrétiens, j’accepterai alors le titre de ton épouse, car le comte Albert aura prouvé qu’il aime Zuléma.

XIV.

Albert a jeté de côté son casque et son épée, dont la garde figurait une croix ; il a renoncé au titre de chevalier, et a renié son Dieu, séduit par la beauté de la fille du mont Liban ; il a pris le cafetan vert, et paré son front du turban.

XV.

Dès que la nuit arrive, il descend dans le caveau souterrain dont cinquante grilles et cinquante portes de fer défendent l’accès. Il veille jusqu’au retour de l’aurore, mais il ne voit rien si ce n’est la lueur de la flamme qui brûle sur l’autel de pierre.

XVI.

La princesse s’étonne, le soudan partage sa surprise ; les prêtres murmurent en regardant Albert ; ils cherchent dans ses vêtemens, et y trouvent un rosaire, qu’ils lui arrachent et jettent aussitôt.

XVII.

Il redescend dans la caverne, et y veille toute la nuit en écoutant le sifflement lointain des vents ; mais rien d’extraordinaire ne frappe son oreille ou sa vue ; la flamme continue à brûler sur l’autel solitaire.

XVIII.

Les prêtres murmurent ; le soudan s’étonne de plus en plus pendant qu’ils chantent leurs airs magiques. On cherche encore sous les vêtemens d’Albert, et l’on trouve sur son sein le signe de la croix qu’y avait imprimé son père.

XIX.

Les prêtres s’efforcent de l’effacer, et y parviennent avec peine ; l’apostat retourne dans l’antre mystérieux ; mais en descendant il croit entendre quelqu’un qui lui parle à l’oreille : c’était son bon ange qui lui disait adieu.

XX.

Ses cheveux se hérissent sur sa tête, son cœur s’émeut et s’agite ; il recule cinq pas, hésitant de poursuivre sa route ; mais son cœur était endurci…. et bientôt le souvenir de la fille du mont Liban étouffe tous ses remords.

XXI.

À peine a-t-il dépassé le premier arceau de cette voûte souterraine que les vents soufflent des quatre points du ciel ; les portes de fer s’ébranlent et gémissent sur leurs gonds ; le redoutable roi du feu arrive sur l’aile de l’ouragan.

XXII.

La caverne tremble à son approche, la flamme s’élève avec un nouvel éclat ; les explosions volcaniques des montagnes proclament la présence du roi du feu.

XXIII.

L’œil ne peut mesurer sa taille ni distinguer sa forme ; le tonnerre est son souffle, l’orage est sa voix : ah ! sans doute le cœur vaillant du comte Albert s’émut en voyant le roi des flammes environné de toutes ses terreurs.

XXIV.

Sa main tenait une large épée brillant d’une lueur bleuâtre à travers la fumée ; le mont Liban tressaillit en entendant parler le monarque : — Avec cette épée, dit-il au comte, tu vaincras jusqu’au jour où tu invoqueras la Vierge et la croix.

XXV.

Une main à demi voilée par un nuage lui remet le fer enchanté que l’infidèle reçoit en fléchissant les genoux. La foudre gronde dans le lointain, la flamme pâlit au moment où le fantôme se retire sur l’ouragan.

XXVI.

Le comte Albert se réunit aux guerriers païens : son cœur est perfide ; mais son bras est tout-puissant. La croix cède, et le croissant triomphe depuis le jour où le comte a embrassé la cause des ennemis du Christ.

XXVI.

Depuis les cèdres du Liban jusqu’aux rives du Jourdain les sables de Samaar furent inondés du sang des braves ; enfin les chevaliers du Temple et les chevaliers de Saint-Jean vinrent avec le roi de Salem secourir les soldats de la croix.

XXVIII.

Les cymbales résonnent, les clairons leur répondent ; les lances sont en arrêt ; les deux armées en viennent aux mains. Le comte Albert renverse chevaux et cavaliers, et perce les rangs des chrétiens pour rencontrer le roi Baudouin.

XXIX.

Le bouclier orné d’une croix rouge eût été une vaine défense pour le roi chrétien contre l’épée magique du comte Albert ; mais un page se précipite entre les deux adversaires, et fend le turban du fier renégat.

XXX.

Le coup fut si violent que le comte fléchit la tête jusque sur le pommeau de sa selle, comme s’il eût rendu hommage au bouclier du croisé, et il laissa involontairement échapper ces mots : Bonne grâce, Notre-Dame !

XXXI.

L’épée enchantée a perdu toute sa vertu ; elle abandonne la main du comte, et disparaît à jamais ; — il en est qui prétendent qu’un éclair la reporta au redoutable monarque du feu.

XXXII.

Le comte grince les dents ; il étend sa main armée du gantelet, et d’un revers il jette le jeune téméraire sur le sable. Le casque brisé du page laisse voir en roulant ses yeux bleus et les boucles d’or de sa chevelure.

XXXIII.

Le comte Albert reconnaît avec horreur ces yeux éteints et ces cheveux souillés de sang. Mais déjà les Templiers accourent semblables au torrent de Cédron, et le fer de leurs longues lances immole les soldats musulmans.

XXXIV.

Les Sarrasins, les Curdes et les Ismaélites reculent devant ces religieux guerriers ; les vautours se rassasièrent des cadavres de ces infidèles depuis les sources de Bethsaida jusqu’aux collines de Nephtali.

XXXV.

La bataille est terminée sur la plaine de Bethsaida….. Quel est ce païen étendu parmi les morts ? Quel est ce page immobile à ses pieds ? … C’est le comte Albert et la belle Rosalie.

XXXVI.

La jeune chrétienne fut ensevelie dans l’enceinte sacrée de Salem ; le comte fut abandonné aux vautours et aux chacals. Notre-Dame prit en merci l’âme de Rosalie, celle d’Albert fut portée par l’ouragan au roi des flammes.

XXXVII.

Le ménestrel chantait ainsi sur sa harpe le triomphe de la croix et la défaite du croissant. Les seigneurs et les dames soupirèrent au milieu de leur gaieté, en entendant l’histoire du comte Albert et de la belle Rosalie.