Le Roi des étudiants/Le jugement de Dieu

Décarie, Hébert et Cie. (p. 246-260).

CHAPITRE XXIX

Le jugement de Dieu


Nous avons vu, dans un chapitre précédent, quel coup de théâtre produisit l’arrivée du Roi des Étudiants dans le grand salon du cottage, alors envahi par l’élite de la société québecquoise.

Lapierre, debout près du notaire, se laissa tomber sur un siège, pendant que sa figure de cire prenait les teintes livides de la terreur.

Quand à Laure — nous l’avons dit — elle laissa échapper la plume qu’elle tenait, joignit les mains et leva les yeux au ciel, dans un élan spontané de gratitude.

Tout le monde s’était retourné vers la porte et chacun regardait avec une profonde stupéfaction ce beau jeune homme pâle qui s’était arrêté sur le seuil du salon et dont la vue impressionnait si fort le couple qui allait bientôt s’unir.

Ce fut une heureuse diversion pour Champfort, car elle empêcha son coup de tête d’être trop remarqué, et Edmond put le ramener à l’écart sans qu’il fît aucune résistance.

Cependant, Gustave Després, après s’être orienté un instant et avoir promené son regard dans la vaste pièce, s’avança lentement vers la table et s’inclinant devant Madame Privat, qui n’était pas encore revenue de son ébahissement :

« Madame, dit-il, d’une voix grave, vous me pardonnerez d’avoir répondu si tard à votre gracieuse invitation d’assister à votre bal. Rien moins que la privation absolue de ma liberté n’aurait pu m’empêcher d’assister aux splendeurs de votre festival. Aussi, étais-je bel et bien prisonnier. Mais j’ai brisé mes liens, fait sauter mes verrous… et me voici ! »

Et Després, en prononçant ces paroles sur un ton d’exquise galanterie, se retourna à demi du côté de Lapierre et lui jeta un regard froidement railleur, que ce dernier ne put soutenir.

La riche veuve ne savait trop que penser de cette tirade, qu’elle trouvait pour le moins excentrique, mais elle était de trop bonne société pour ne pas y répondre poliment.

« Monsieur, dit-elle gracieusement, vous nous donnez là, à mes enfants et à moi, une trop grande preuve d’attachement pour que je ne vous prie pas de me dire votre nom.

— Madame, répondit le jeune homme, je me nommais autrefois Gustave Lenoir ; mais des circonstances d’une nature particulière m’ont forcé de prendre le nom de ma mère, et, maintenant, je m’appelle Gustave Després.

— C’est notre roi, ma mère, c’est le Roi des Étudiants ! ajouta Edmond.

— Ah ! fit la veuve. Et bien ! Sire, ajouta-t-elle en souriant, Votre Majesté nous fera l’honneur de signer sur le contrat de mariage de ma fille, dont la lecture venait de se terminer au moment de votre arrivée.

— Madame, répliqua Després d’une voix toujours courtoise, mais ferme, je regrette infiniment de ne pouvoir apposer ma royale griffe au bas de cet acte notarié, car je suis venu, au contraire, pour empêcher ce contrat de se signer.

— Plaît-il, monsieur ? fit madame Privat avec hauteur, car elle commençait à trouver la plaisanterie un peu forte.

— C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire, madame.

— Ainsi, vous avez réellement la prétention d’empêcher le mariage de ma fille ?

— J’ai la prétention d’empêcher Joseph Lapierre d’épouser mademoiselle Laure. »

La veuve du colonel eut un ricanement nerveux.

« En vérité, monsieur, vous êtes plaisant pour un roi ! dit-elle.

— J’ai bien peur, madame, que vous ne me trouviez, au contraire, bien lugubre dans quelques instants, » répliqua solennellement Després.

Cette réponse fit tressaillir légèrement la veuve et causa une certaine émotion dans l’assistance. Les fauteuils se rapprochèrent insensiblement et les chuchotements cessèrent, comme si les paroles du jeune étranger eussent été le prologue de quelque drame mystérieux.

Quant à Lapierre, redevenu à peu près maître de lui-même, par un puissant effort de volonté, il se tenait renversé sur son fauteuil, le regard insolent et la lèvre dédaigneuse. Il semblait assister à quelque bonne farce d’écolier, et ne pas se préoccuper le moins du monde de ce qui pouvait en résulter.

Madame Privat, après une minute de vague contrainte, reprit avec une sorte d’impatience :

« Enfin, M. Després, plaisant ou lugubre, expliquez-vous… Qu’y a-t-il ? de quoi s’agit-il ?

— De quoi il s’agit ? je vais vous le dire, ma chère dame, riposta une voix métallique et railleuse, qui n’était autre que l’organe de Lapierre.

— Ah ! fit la mère de Laure, vous sauriez ?…

— Oui, madame. Le monsieur tragique que vous avez sous les yeux n’est rien moins qu’un de mes anciens rivaux qui, pour un amour rentré, me fait l’honneur de me haïr, et s’est juré de me faire tort auprès de vous.

— Ah ! fit encore la veuve du colonel, je m’attendais à une tragédie et voilà que vous me menacez d’une pièce bouffonne ! C’est mal à vous, mon cher gendre : vous effeuillez mes illusions.

— Ma bonne mère !… supplia Laure.

— Ma tante ! appuya Champfort, ces paroles…

— Vous vous hâtez trop de juger, ma mère ! dit à son tour Edmond.

— Laissez faire, répliqua Després d’un ton calme. Madame Privat est parfaitement excusable de me persifler un peu pour plaire à celui qui devait être son gendre, car elle ne sait pas encore que l’insolent qui vient de me provoquer, lorsqu’il aurait dû implorer mon silence à genoux, est le meurtrier de son mari. »

À cette froide déclaration, tombant comme une bombe au milieu de l’assemblée silencieuse, il y eut un frisson général de stupeur. Madame Privat pâlit affreusement, tandis que Lapierre bondit de son siège et montra le poing à Després, en criant d’une voix étranglée :

« Infâme calomniateur !

— Monsieur ! disait en même temps la veuve, qu’affirmez-vous là ?

— J’affirme, madame, reprit Després avec force, que l’homme qui aspire à la main de mademoiselle Laure est l’assassin du colonel Privat.

— L’assassin de mon mari ?

— Oui, madame… à moins que celui qui organise le meurtre soit moins coupable que l’instrument qui l’exécute.

— Je ne comprends rien à tout cela, monsieur… Le colonel Privat a été tué à la tête de son régiment, comme un brave officier qu’il était : voilà ce que je sais.

— C’est vrai, madame ; mais une chose que vous ignorez, c’est qu’il a été attiré dans un guet-apens par un lâche espion qui se disait son ami.

— Attiré dans un guet-apens ?… trahi par un ami ?… Oh ! monsieur, quel abîme de malheur et de honte vous nous ouvrez là !

— Madame, répondit Després avec une tristesse grave, soyez persuadée que si le bonheur de votre chère fille n’était pas en jeu, je me refuserais à soulever le sombre voile qui cache toutes ces turpitudes ; je vous laisserais dans votre bienheureuse ignorance de ces événements ténébreux… Mais mon devoir est là qui me pousse, et, d’ailleurs, la Providence m’a chargé de punir un grand criminel ; je ne faillirai pas à cette tâche.

— Monsieur aurait dû pénétrer dans cette enceinte en costume de grand justicier du Moyen-Âge et escorté du bourreau et de ses aides, fit entendre la voix narquoise de Lapierre.

— Misérable ! tonna Després, oses-tu bien parler de bourreau, toi qui as fait assassiner le père de ta fiancée ; toi qui as essayé de me tuer lâchement, il n’y a pas plus de quatre jours ; toi, enfin, qui viens d’enlever à leur vieux père une jeune fille et un enfant ?… Ah ! le bourreau, il ne se dérange pas pour toi, car il sait fort bien que tu iras fatalement à lui avant qu’il soit longtemps. »

Un violent tumulte suivit cette sortie. Tout le monde se leva, et la curiosité fit que chacun se porta en avant. Lapierre, lui, sauta par-dessus la table qui le séparait de son audacieux adversaire, et alla se heurter entre les bras tendus de Champfort et du jeune Edmond, accourus pour protéger Després.

Il écumait de rage et jurait comme un porte-faix malappris.

« Gueux ! cria-t-il, forçat évadé ! oseras-tu bien répéter ce que tu viens de dire ?

— Non seulement je répéterai mes accusations, répondit Després d’une voix très calme, mais j’ajouterai que, non content d’avoir fait assassiner le colonel Privat, tu as exploité la tendresse filiale de son enfant dans le but de t’emparer de sa dot.

— C’est vrai ! s’écria Laure d’une voix stridente.

— Madame, au nom du Ciel, reprit Lapierre, en s’adressant à la veuve, ne vous laissez pas circonvenir par un imposteur que le dépit aveugle. Cet homme me poursuit d’une haine implacable, je vous l’ai dit, et cela pour un tour d’écolier que je lui ai joué, il y a plusieurs années, en me faisant aimer d’une fillette dont il raffolait. Je vous donne ma parole d’honneur que tel est le véritable, l’unique mobile qui l’a poussé à venir ici ce soir raconter ces ridicules histoires de guet-apens et de séquestration. J’espère que vous ne m’humilierez pas au point d’écouter un calomniateur aussi ridicule, et qu’au contraire, vous allez le faire chasser immédiatement de ce salon par vos domestiques. »

Madame Privat, ahurie et ne sachant quel parti prendre, allait probablement donner dans ce sens, lorsque Champfort s’écria :

« Par le sang de mon oncle ! M. Lapierre, il n’en sera pas ainsi et vous allez bel et bien subir votre procès en présence de cette honorable compagnie. Si vous êtes innocent, qu’avez-vous à craindre ? On ne forgera pas, je suppose, des preuves contre vous, et ma tante ne se rendra qu’à l’évidence la plus indiscutable ! D’un autre côté, les accusations d’un homme comme Gustave Després, dont je m’honore d’être l’ami, sont fondées et prouvées, pouvons-nous, ma tante peut-elle laisser des crimes aussi odieux impunis ?… Ne doit-elle pas à la mémoire de son mari, à la société, de vous faire enfin expier la trop longue série de vos forfaits ?

— Vous auriez fait un excellent homme de loi, M. Champfort, car vous avocassez à merveille, se contenta de répondre Lapierre. Cependant, j’espère que madame Privat ne ploiera pas la tête sous vos foudres, plus bruyantes que persuasives, et qu’elle décidera de suite si c’est moi ou M. Després qui doit sortir d’ici. »

En ce moment même, Edmond était penché sur sa mère et lui parlait à l’oreille. Quand il eut fini, la veuve était fort pâle et ses yeux brillaient d’un feu singulier.

Elle entendit la dernière phrase de Lapierre, et se levant :

« Ni l’un ni l’autre ! dit-elle d’une voix ferme. Les affirmations de M. Després sont trop graves, pour qu’il les ait faites à la légère ; en outre, elle se rapportent à des personnes et à des événements qui ont tenu une trop grande place dans ma vie, pour que je consente à les repousser sans examen. Je prie donc les jeunes gens qui se trouvent dans cette enceinte de vouloir bien garder les portes, afin que personne ne cherche à se soustraire au châtiment qu’il aura mérité… »

L’aimable amphitryon n’avait pas fini cette énergique petite harangue, qu’un murmure approbateur courut dans l’assemblée, et qu’une vingtaine de jeunes gens se précipitaient vers les issues du salon, où ils s’installaient résolument.

— Bien ! messieurs, reprit la veuve. Maintenant, si l’honorable compagnie ne s’y oppose pas, nous allons nous constituer en cour de justice et écouter impartialement M. Després. De la sorte, tout se passera régulièrement et nous n’aurons pas à déplorer des scènes de violence comme celle à laquelle nous venons d’assister.

— Très bien ! très bien ! murmura-t-on de toutes parts.

— Approchez, mesdames et messieurs. »

Tous les assistants se rassemblèrent autour de Mme Privat, à l’exception d’un petit groupe de quatre personnes, dont une femme vêtue de noir, qui demeura à l’écart, et des jeunes gens installés aux portes.

Quant à Lapierre, pâle comme un cadavre, mais sombre et résolu, il regagna lentement son siège ; près de la table, où il demeura seul, semblable à un accusé sur la sellette.

Le misérable se voyait perdu ; mais il voulait lutter jusqu’au bout et ne pas succomber sans une petite vengeance qu’il méditait.

Cet homme avait de la bête fauve dans le caractère, et il ne faisait pas bon de l’acculer dans ses retranchements. La cour de justice, ou plutôt le tribunal extraordinaire improvisé par la veuve du colonel, étant donc constitué, cette dernière se leva et s’adressant de nouveau à l’assemblée :

« Messieurs, dit-elle, il y a parmi vous plusieurs avocats et gens de loi, infiniment plus aptes que moi à conduire l’affaire qui nous occupe ; je les charge donc tout spécialement du soin de veiller à ce que les preuves fournies par M. Després soient de celles qui ne laissent aucun doute dans l’esprit ; et, comme il faut un président pour diriger les débats qui pourraient surgir, je propose que M. le juge X…, qui nous honore de sa présence, se charge de cette besogne, qui lui est familière.

— Adopté ! adopté ! » firent tous les voix.

Un vieillard à la physionomie avenante se leva et vint s’incliner devant l’amphitryon :

« Madame, dit-il, j’accepte la délicate mission que vous me confiez ; et, bien qu’elle soit extra-légale, je la remplirai comme si j’étais réellement sur le banc judiciaire, très heureux de vous être agréable. »

Un fauteuil fut apporté et le juge X… prit place à côté de madame Privat.

Puis Gustave Després, toujours debout en face du tribunal improvisé, s’inclina et prit ainsi la parole, d’une voix forte :

« Monsieur le juge, madame et vous tous qui m’entendez ! Ce n’est pas, veuillez le croire, pour satisfaire une mesquine passion de vengeance, ni pour poser en chevalier redresseur de torts, que vous me voyez dans cette enceinte, interrompant les apprêts d’un solennel mariage et portant contre un homme réputé honorable la plus terrible des accusations.

« Il y a longtemps qu’une saine philosophie, éclose sur les ruines de mon bonheur, me fait planer au-dessus de semblables petitesses et mépriser de pareils moyens.

« Le sentiment qui me porte à agir comme je le fais est, au contraire, de ceux que l’on ne peut repousser sans faiblesse, renier sans honte. La Providence, dont le regard mystérieux suit le criminel à travers le labyrinthe sans issue de ses forfaits, a voulu faire de moi son instrument de tardive rétribution, en me jetant sur toutes les pistes ténébreuses laissées par le grand coupable que nous avons à juger, et je faillirais à mon devoir d’honnête homme, à ma tâche de vengeur providentiel, si j’hésitais à frapper, si mon cœur se prenait à faiblir.

« Je parlerai donc sans colère et sans passion ; mais aussi sans réticences et sans crainte. »

Après cet exode un peu solennel, Després se retourna à demi, jeta un coup d’œil sur le groupe où se trouvait la dame vêtue de noir, et reprit aussitôt :

« L’homme que j’accuse d’avoir fait assassiner le colonel Privat a commencé, il y a six ans, la trop longue série de ses crimes ; et c’est sur moi et une jeune fille respectable qu’il essaya, en premier lieu, ses aptitudes de traître. La nature l’avait doué d’une physionomie agréable, le diable lui avait prêté son habileté et sa puissance de fascination : le misérable en profita pour tromper mon amitié et m’enlever l’affection d’une jeune fille que j’aimais et que j’avais sauvée de la mort. Puis, non content de ce beau triomphe, il se disposait à ravir cette enfant à l’affection de ses vieux parents, lorsque je le forçai à s’arrêter pour se battre avec moi.

« Les criminels sont rarement courageux, et il est inouï que le cœur ne leur fasse pas défaut au moment du danger.

« C’est ce qui arriva pour Joseph Lapierre.

« Nous n’avions pas échangé quelques balles, sur un îlot perdu et au milieu des ténèbres d’une nuit sans étoiles, que la terreur empoigna mon adversaire à la gorge et qu’il se laissa choir, feignant d’avoir été tué.

« Je l’abandonnai à son sort et ramenai la jeune fille chez elle.

« Le lendemain, le misérable m’avait dénoncé aux autorités et j’étais arrêté sur la route de la frontière. Un mois plus tard, je partais pour le pénitencier de Kingston ! »

Un murmure d’indignation parcourut la salle.

« Ce n’est pas tout, reprit Després. En reconnaissant la lâcheté de son nouvel amant, la jeune fille le prit en horreur et refusa de le revoir.

« Comment se vengea-t-il de ce dédain mérité ?… En répandant sur le compte de cette malheureuse des calomnies tellement atroces, qu’elle et sa famille durent quitter la paroisse et que la vieille mère en mourut de chagrin !

« Voilà le premier pas fait par Joseph Lapierre dans la voie du crime ! »

Un second murmure, plus accentué et plus général, gronda parmi les assistants, et plusieurs bouches féminines laissèrent échapper un mot sanglant :

« Le lâche ! »

— Tout cela est faux et de pure invention ! s’écria Lapierre avec force. Cet individu se moque de son auditoire, et je le mets au défi de prouver un seul de ses dires.

— Approchez, mademoiselle Gaboury, » se contenta de répondre l’accusateur.

Une femme en deuil, conduite par un tout jeune homme, se détacha du groupe retiré à l’écart et s’avança jusqu’en face de madame Privat.

Arrivée là, elle souleva son voile et exposa en pleine lumière sa pâle et belle figure.

— Tout ce que monsieur vient de raconter est de la plus scrupuleuse vérité, dit-elle. Je m’appelle Louise Gaboury et je suis cette femme honteusement calomniée par Joseph Lapierre.

— Et moi, je suis le frère de cette jeune fille et je corrobore son témoignage, ajouta l’enfant qui accompagnait Louise. Demandez mon nom à monsieur Lapierre et, s’il est revenu de la stupéfaction que lui cause ma présence ici, lorsqu’il m’a laissé hier soir sous les verrous d’un cachot de sa maison, il vous dira que je m’appelle Georges Gaboury. »

Lapierre proféra une menace incompréhensible et retomba sur son siège, le front baigné d’une sueur froide.

« C’est bien, mes enfants, dit le juge X… ; vous pouvez vous retirer. »

Ils obéirent ; mais, en passant devant Mlle Primat, Louise se sentit attirée par une douce traction et se retourna.

« Asseyez-vous ici, près de moi, ma chère demoiselle, lui dit Laure. Ne sommes-nous pas presque deux sœurs ? »

Louise regarda cette belle jeune fille qui avait été si près d’être malheureuse à tout jamais, et murmura :

« Oh ! c’eût été trop dommage ! »

Puis elle prit place sur le siège qu’on lui offrait.

Quant au Caboulot, il regagna son coin, où l’attendaient les deux personnages qui restaient du groupe de tout à l’heure et qui n’étaient autres que nos buveurs de la nuit précédente : Lafleur et Cardon.

Le Roi des Étudiants reprit son formidable réquisitoire.

Ayant fait assister le lecteur à la conversation qui eut lieu, quelques jours auparavant, entre Després et Laure – conversation qui roula exclusivement sur les criminelles menées de Lapierre aux États-Unis et sa participation à l’hécatombe du régiment du colonel Privat – nous ne voulons pas nous répéter, certain que personne n’a oublié cette terrible révélation.

Nous nous contenterons de dire que le Roi des Étudiants fut implacable et que pas un fil de la sombre trame ourdie par Lapierre ne resta dans l’ombre. Il s’appliqua surtout à faire ressortir le machiavélisme odieux employé par l’ancien espion pour circonvenir Mlle Privat ; il exposa à l’assistance émue tout ce qu’il y avait de grand dans le dévouement de cette fière jeune fille, sacrifiant son bonheur à la mémoire de son père, imposant silence à son instinctive répulsion et épousant un homme détesté, pour empêcher qu’un soupçon planât sur la tombe de ce vénéré père. Puis, résumant et condensant le dramatique exposé qu’il venait de faire, il termina par une foudroyante péroraison, dont les dernières phrases furent celles-ci :

« Vous me demandez des preuves contre l’abominable scélérat qui est aujourd’hui courbé sous la main vengeresse de Dieu ?… Ces preuves, mesdames et messieurs, je pourrais me dispenser de vous les donner, car la seule attitude du coupable, le remords qui se traduit sur sa figure par une pâleur morbide, ses réponses embarrassées, ses emportements spasmodiques, et jusqu’à cette farouche résignation dans laquelle il s’est enfin renfermé, tout cela devrait être plus que suffisant pour apporter la conviction dans vos esprits… Mais je ne veux laisser subsister aucun doute relativement aux graves accusations que je viens de jeter à la face de Joseph Lapierre, et, sans même tirer parti de l’aveu tacite de culpabilité qui ressort de ce fait que l’habile chercheur de dots a fait disparaître, ces jours-ci, tous ceux qui pouvaient témoigner contre lui, je vous mettrai sous les yeux un argument plus irrésistible, une preuve plus accablante : le propre aveu du coupable, le témoignage de sa conscience, enfin le journal où sa main criminelle et imprudente a consignée, jour par jour, ses ténébreux projets…

« C’est une petite razzia que je fis sur ce bon Lapierre, une nuit qu’il revenait du camp confédéré, où il avait lâchement vendu ses frères de l’armée du nord. »

Et le Roi des Étudiants, tirant de son gilet le grand portefeuille de maroquin que nous connaissons, le présenta solennellement à madame Privat.

« Lisez, madame, dit-il, et que Dieu vous donne la force d’aller jusqu’au bout !

— Misérable voleur ! hurla Lapierre, mon portefeuille !… Ah ! tu ne jouiras pas longtemps de ta victoire ! »

Il n’avait pas fini, qu’un coup de pistolet éclata dans le salon, suivi aussitôt d’une seconde détonation.

La panique s’empara des femmes.

Mais la fumée se dissipa vite et la voix sonore de Després domina tous les bruits :

« Ce n’est rien, mesdames, dit-il : c’est l’assassin du colonel Privat qui vient de se faire justice, après avoir commis sur moi une seconde tentative de meurtre. »

En effet, chacun put voir le misérable Lapierre étendu, sanglant et immobile, sur le parquet. Ce fut Cardon qui, du fond de la salle, prononça son oraison funèbre, rigoureusement condensée en cette seule phrase :

« Tout est bien qui finit bien ! »