Le Roi Georges de Podiebrad, épisode de l’Histoire de Bohême/01

Le Roi Georges de Podiebrad, épisode de l’Histoire de Bohême
Revue des Deux Mondes2e période, tome 40 (p. 605-650).
II  ►
LE
ROI GEORGE DE PODIEBRAD
EPISODE DE L'HISTOIRE DE BOHÊME

I.
L'ELECTION DU ROI GEORGE.

Les révolutions du monde moderne offrent de singulières analogies à travers toutes les différences qui les séparent. Après les premières violences de la lutte, quand la mort a fauché sur la scène les principaux acteurs, on voit apparaître presque toujours une seconde génération de héros, ou du moins de chefs énergiques, de régulateurs puissans, à qui échoit la mission de consolider la société nouvelle et de consacrer les changemens accomplis. Calvin, parlant de ceux qui l’avaient précédé dans la révolution religieuse, dit que cette matière avant lui « a été démenée confusément, sans nul ordre de droit, et par une ardeur impétueuse plutôt que par une modération et gravité judiciaire. » Dans les révolutions politiques comme dans les révolutions religieuses, il y a toute une famille d’hommes qui peut tenir le même langage. Après nos guerres civiles du XVIe siècle, on voit se lever Henri IV ; aux puritains de Cromwell succède Guillaume d’Orange, aux colons de Boston et de New-York le général Washington. Voilà des noms bien différens, voilà des chefs qui accusent des dispositions toutes contraires chez les peuples qui les ont acceptés ou subis ; il y a pourtant un lien qui les rapproche, et, si opposés qu’ils soient les uns aux autres, ils attestent cette même loi historique : après les révolutions démenées confusément, si ces révolutions apportent des idées légitimes et durables, il faut que l’organisateur apparaisse.

Une seule révolution jusqu’à présent semblait échapper à cette loi, je parle du grand tumulte religieux du XVe siècle. Jean Huss, au nom de l’Évangile et du christianisme primitif, se révolte contre l’église romaine de son temps. Mandé au concile de Constance, il s’y rend avec quelques amis sur la foi de l’empereur Sigismond ; n’est-il pas soutenu d’ailleurs par l’inspiration qui le possède ? Il est arrêté, jugé, condamné au feu ; il meurt sur le bûcher, ainsi que Jérôme de Prague, en invoquant Jésus-Christ, et la Bohême tout entière, soulevée d’indignation et de fureur, va faire aux deux martyrs, pendant un quart de siècle, d’horribles funérailles. S’il ne s’agissait que de venger la mort de deux hommes, les rancunes ne dureraient pas si longtemps ; ce n’est pas ici une protestation contre une injustice isolée, la Bohême combat pour sa propre cause, c’est une révolution, c’est une guerre à la fois religieuse et nationale. Les sectes deviennent des armées ; les réformateurs prêchent leur doctrine au milieu des camps ; les vengeurs de Jean Huss et de Jérôme de Prague sont des chefs redoutables, un Ziska, un Hromadka, un Procope, qui pillent les couvens et mettent le feu aux églises, tandis que des tribuns théocratiques, Jacobell de Mies, Jean de Pribram, Procope de Pilsen, et surtout le remarquable personnage nommé le prêtre Jean, s’efforcent de contenir le mouvement pour en assurer le triomphe. Vains efforts ! la révolution se détruit elle-même : calixtins, orphelins, taborites[1], les modérés et les violens, se déchirent les uns les autres au milieu d’une confusion épouvantable. N’est-ce pas alors qu’on voit d’anciens partisans de Jean Huss passer dans le camp des catholiques et de l’empereur Sigismond, non pas qu’ils aient capitulé avec l’église romaine, mais parce que, mettant les questions d’ordre social au-dessus des questions d’église, ils sont effrayés du fanatisme des taborites et invoquent dans l’empereur le dernier soutien de la société ? N’est-ce pas aussi dans le même temps qu’un archevêque de Prague, un de ceux qui avaient mis le plus d’ardeur à brûler les hérétiques, abandonne tout à coup l’église de Rome et accepte solennellement les principes de Jean Huss ? Enfin, après une guerre de douze années, malgré la plus sanglante anarchie qui fut jamais, malgré les croisades que le pape et l’empereur dirigent contre les démons de la Bohême, l’armée de Ziska reste maîtresse du territoire national, et le concile de Bâle, convoqué pour la pacification de l’église, est obligé de faire aux rebelles d’éclatantes concessions.

Les compactats de Bâle, comme les appelle l’histoire, mettent-ils fin à ce terrible drame ? Non ; la politique romaine, occupée à déjouer l’esprit de réforme qui anime les conciles, n’a garde de laisser subsister longtemps un pareil exemple ; les concessions faites aux hussites sont reprises par le saint-siège, et la lutte va recommencer. Les désordres de la Bohême, les rancunes des partis, les rivalités des classes, tous ces résultats inévitables d’une si longue et si horrible crise, offraient une occasion trop commode aux projets de la réaction. Pendant une quinzaine d’années, tous les efforts du pape et de l’empereur ont pour but d’anéantir les transactions du concile. Ce qui semblait à jamais gagné est décidément remis en cause. Si quelque chef puissant ne vient pas défendre les conquêtes de la révolution, c’est en vain que des flots de sang auront coulé, en vain que sous les drapeaux de Ziska et de Procope le Grand tant de vaillans hommes auront donné leur vie pour leur foi. Ce chef si ardemment appelé a-t-il donc manqué aux événemens ? On le croyait jusqu’ici, mais l’érudition de nos jours a retrouvé son héroïque figure. Il s’appelait George de Podiebrad. Issu de la noblesse de Bohême, longtemps mêlé aux guerres qui ont désolé sa patrie, c’est un hussite, c’est le représentant armé des intérêts nouveaux. La révolution, qui a besoin de lui, le prend par la main et le pousse aux premiers rangs de l’état. Elle l’a fait soldat, général, chef de parti, elle le fait roi. Le roi George de Podiebrad est le grand personnage de la Bohême dans la seconde moitié du XVe siècle ; si Matthias Corvin, son gendre, ne régnait alors en Hongrie, je dirais que le roi de Bohême est le plus grand personnage de l’Europe orientale. Il rassemble les héritiers de Ziska et de Procope à demi dispersés par la diplomatie romaine, il relève la cause de la religion de ses pères, il est ferme autant que circonspect, il négocie et il combat, il conçoit les plus grands projets en face de l’église et de l’empire acharnés à sa perte, il veut acheter du saint-siège la liberté religieuse de la Bohême en chassant les Turcs de Constantinople, il prépare une croisade, il rêve la couronne d’Orient ; n’est-ce qu’un rêve ? À voir ce qu’il a fait en Allemagne avec ses Bohèmes, on peut deviner ce qu’il eût fait contre les Ottomans, si le saint-siège, aidé du fanatisme hongrois, n’eût écrasé ce grand homme, le premier soldat de la liberté chrétienne dans le monde moderne. Après avoir tenu l’empire en échec pendant plus de vingt années, après des miracles d’activité, de patience, de sagesse, de courage, d’héroïsme, George de Podiebrad succombe ; mais il a donné un magnifique cinquième acte à la tragédie hussite.

Autrefois, quand on parlait de cette dernière période des guerres de Bohême, on se Bornait à signaler la chute définitive des partisans de Jean Huss. George de Podiebrad, enveloppé dans l’immense hécatombe, n’avait pas de physionomie distincte aux yeux de l’histoire. Or l’historien de la Bohême, M. Franz Palacky, en poursuivant pied à pied ses grandes fouilles, en arrachant aux archivés de Prague, aux chroniqueurs tchèques, à maints documens naguère indéchiffrables, la physionomie vivante et vraie de sa patrie, vient d’arriver enfin à ces tragiques aventures du XVe siècle. Nous avons signalé ici même, il y a quelques années déjà, l’importance des recherches de M. Palacky, nous avons dit quel rôle à la fois politique et littéraire lui est échu dans le travail de rénovation qui agite les Slaves autrichiens ; cet Augustin Thierry de la Bohême est un chef de parti, mais un chef si grave, si noble, si modéré, si amoureux de la justice, que la couronne elle-même, tout en redoutant parfois les idées qu’il représente, n’a pas craint, à l’heure du péril, de l’appeler dans ses conseils. Nommé ministre de l’instruction publique pendant les crises de 1848, M. Palacky, bien que tenu à l’écart dès le lendemain de la réaction et frappé d’une sorte de disgrâce, avait sa place marquée d’avance dans ce conseil de l’empire (Reichsrath) où François-Joseph a réuni les principaux représentans des intérêts de l’Autriche. Au milieu de ses devoirs publics, il n’oubliait pas cette histoire de Bohême dont l’avait expressément chargé la confiance de ses concitoyens. D’année en année son monument s’élève. Quand j’ai tracé ici ce singulier spectacle d’un peuple qui renaît à la lumière, et qui, choisissant un des siens parmi les plus dignes, lui donne mission de retrouver son histoire[2], M. Palacky avait déjà traversé victorieusement les siècles du moyen âge ; Il avait ressuscité la race royale des Prémysl, il avait montré une dynastie de rois de Bohême assise sur le trône des césars germaniques, il avait essayé de glorifier Charles IV, de réhabiliter Wenceslas, et il venait de raconter la guerre des hussites ; les derniers volumes publiés par M. Palacky sont consacrés au concile de Bâle et à l’étonnant épisode du roi George[3]. C’est toute une révélation. M. Palacky écrit ses livres en langue tchèque pour ses compatriotes, en langue allemande pour l’Europe lettrée, et il imprime en même temps, sous le titre d’Archives tchèques (Archiv Cesky), le recueil des documens qui sont la base de son histoire. Art d’un côté, érudition de l’autre, les deux œuvres se déploient ensemble. Aussi, provoqués par ces découvertes, des esprits studieux, hors des frontières de la Bohême, ont-ils attaqué déjà les mêmes questions que soulèvent les recherches de l’éminent historien. Au moment où paraissait le travail de M. Palacky sur le règne de George de Podiebrad, un écrivain allemand, M. Max Jordan, élève de l’historien berlinois Gustave Droysen, mettait au jour un volume qui porte ce titre : La royauté de George de Podiebrad, étude sur le développement de l’état en face de l’église catholique[4].

Je voudrais profiter à mon tour de ces précieux documens. La lutte de l’église et de l’état, l’avenir des formes religieuses, les rapports des diverses communions chrétiennes, ces grands problèmes et d’autres encore sont mêlés aux aventures du roi George ; je voudrais raconter, comme je la comprends, cette dramatique histoire, et en faire jaillir les idées qu’elle renferme. M. Palacky est souvent un peu long, et comment lui reprocher les richesses qui embarrassent sa marche ? M. Jordan est trop systématique ; son récit a quelque chose d’une construction hégélienne. Après M. Jordan, comme après M. Palacky, il reste encore quelque chose à dire sur l’audacieux roi de Bohême. Essayons de mettre en son vrai jour cet épisode si heureusement retrouvé ; tâchons de rendre plus accessibles ces trésors de science amassés avec un soin religieux. N’est-ce pas le plus digne hommage que nous puissions offrir à M. Palacky ? N’est-ce pas la meilleure façon d’honorer une œuvre où le mérite de l’érudition et de l’art, si éminent qu’il soit, le cède pourtant, et de beaucoup, à la générosité du patriotisme ?


I

Le jeudi 5 juillet 1436, la petite ville d’Iglau, en Moravie, fut le théâtre de l’une des scènes les plus mémorables de l’histoire de Bohême. Dès les premières lueurs du matin, une foule immense couvrait la place principale et les rues environnantes. Un trône splendidement orné, des estrades somptueuses, attiraient tous les regards. Au lever du soleil, comme pour témoigner qu’un jour nouveau se levait aussi sur la chrétienté, l’empereur d’Allemagne Sigismond monta les degrés du trône. Devant lui, trois des plus hauts dignitaires de l’empire, parmi lesquels était le duc Albert d’Autriche, portaient la pomme, le sceptre et l’épée de justice. À sa droite s’assirent les députés du concile de Bâle, un peu plus loin les représentans des hussites. En face, on apercevait l’impératrice avec sa cour, et autour d’elle un grand rassemblement des divers ordres de la nation, princes et nobles, bourgeois et paysans, Il y avait, non loin du trône de l’empereur, des places réservées aux notaires et greffiers impériaux chargés de consigner par écrit tout ce qui allait se passer.

Un bourgeois de Prague, Jean Welwar, se leva le premier, tenant à la main un écrit revêtu du sceau du royaume de Bohême, du sceau de l’empereur Sigismond et de celui d’Albert, duc d’Autriche ; il présenta ces pièces aux députés hussites, à l’empereur et au duc, qui les reconnurent pour authentiques, puis le notaire impérial lut le document à haute voix, et Jean Welwar en fit la remise solennelle aux légats du concile. C’était le texte des compactats, c’est-à-dire des concessions faites aux hussites par les pères du concile de Bâle, avec les engagemens que prenaient à cette occasion tous les hussites de Bohême et de Moravie ; ils promettaient de rester fidèles à l’esprit de paix, d’union, de charité chrétienne, et quiconque manquerait à ce devoir, ajoutaient-ils, serait puni selon la loi, sans que la paix dût être troublée pour cela entre les chrétiens de la communion hussite et les chrétiens de la communion catholique. Quatre prêtres hussites désignés à cet effet par l’assemblée nationale de Bohême, Wenceslas de Drachow, Paul de Slawikowic, Wenceslas de Luznic, Bohunek de Chocen, se levèrent alors, et au nom de tous leurs frères, laïques ou prêtres, jurèrent obéissance à l’église. Ce serment, formulé par écrit et revêtu du sceau du royaume de Bohême, fut déposé aussi entre les mains des légats. A. leur tour, les légats prirent la parole, livrèrent aux représentans des hussites les compactats du concile confirmés par l’empereur, et ordonnèrent à tous les princes et peuples de la chrétienté de vivre désormais en esprit de paix, d’union et de charité chrétienne avec les Bohèmes et les Moraves. « Que nul ne les outrage à l’avenir, parce qu’ils ont reçu et recevront la communion sous les deux espèces, ajoutaient les envoyés du concile ; que nul ne les maudisse, mais que chacun au contraire les tienne pour bons chrétiens, fils de notre sainte mère l’église. » En même temps ils enjoignirent à l’archevêque de Prague, ainsi qu’aux évêques d’Olmutz et de Leitomysl, présens à la cérémonie, de donner la communion sous les deux espèces à tous ceux qui voudraient la recevoir sous cette forme ; tous les évêques du royaume étaient tenus d’agir de même, tous devaient désigner des prêtres chargés de distribuer ainsi la communion dans les églises où s’était conservé cet usage, tous enfin devaient ordonner les prêtres hussites au même titre que les prêtres catholiques, Sans leur faire la moindre opposition au sujet de leur croyance sur la forme de l’eucharistie. Bien plus, ces concessions n’étaient pas seulement pour ceux qui jusqu’alors avaient adopté la foi de Jean Huss ; ceux-là mêmes qui n’avaient pas encore reçu la communion sous les deux espèces étaient libres de la demander à l’avenir. On ne se contentait pas d’amnistier hier et aujourd’hui ; le droit restait acquis, disait le texte officiel, acquis pour demain, pour toujours, pour les siècles des siècles. Quand la lecture des pièces fut terminée, on annonça de par l’empereur que le jour suivant les députés hussites seraient conduits solennellement à l’église, et qu’ils communiqueraient au peuple, en langue tchèque, les compactats du concile. À ces mots, et sans attendre la cérémonie des actions de grâces, l’évêque catholique Philibert, dans un transport d’enthousiasme, entonna d’une voix retentissante un Te Deum laudamus, achevé par l’assemblée tout entière.

L’empereur, suivi des légats, se rendit alors à la cathédrale, où la messe fut dite en latin ; les hussites, chantant leurs hymnes en langue nationale, allèrent célébrer le service divin dans la maison qu’on leur avait assignée jusque-là. Tout le jour et toute la nuit, les cloches sonnèrent à pleine volée ; ce n’était partout que marques d’allégresse, maisons pavoisées, feux de joie, illuminations. Après tant de violences abominables, après tant de jours d’épouvante et d’horreur, il semblait qu’on vît enfin le commencement d’une ère nouvelle. Le concile de Bâle, avec son esprit de réforme, avait mis un terme à la révolution. « Réjouis-toi, sainte assemblée, — écrivaient ce jour-là même les légats du concile en adressant le récit de la fête à leurs commettans, — réjouis-toi et remercie le Seigneur ! Annonce à toute la terre ce jour de bénédictions, fais chanter les actions de grâces à tous les enfans de l’église ; il s’est levé enfin ce jour désiré où tu as recueilli les fruits de ton labeur, où tu en as chargé les corbeilles pleines sur les chariots de l’Éternel. C’est aujourd’hui qu’en face d’un peuple immense, en présence de l’empereur et au milieu de toutes les splendeurs impériales, le gouverneur, les barons, les nobles, les villes du royaume de Bohême nous ont remis les engagemens des compactats. Quelles paroles pourraient exprimer la joie qui débordait de tous les cœurs ? Visages rayonnans, regards mouillés de larmes, chants, cris de triomphe, ce n’était là que le faible témoignage de l’allégresse universelle. Pour nous, mettant notre bonheur avant toute chose dans la joie du saint concile et de la chrétienté tout entière, nous nous bornons à dire avec le Psalmiste : Il est juste de te glorifier, Seigneur ! Il est juste de chanter des hymnes à la gloire de ton nom, ô roi des rois ! »

On comprend aisément cette exaltation, si l’on songe aux guerres atroces qui avaient déchiré la Bohême : soit désir de voir renaître la paix, soit espérance d’écarter l’hérésie, les motifs de joie ne manquaient pas aux spectateurs de la fête d’Iglau ; mais si l’on se souvient des principes pour lesquels on se battait depuis vingt ans, il est impossible de ne pas apercevoir les plus singulières illusions dans les espérances des deux partis. La communion sous les deux espèces, l’usage du pain et du vin, de la coupe et de l’hostie, dans le sacrement eucharistique, était-il donc le seul objet de ces luttes acharnées ? Nous ne voulons pas, on le pense bien, remuer ici des questions de théologie sur l’administration des sacremens, nous ne voulons pas non plus recommencer après tant d’autres l’exposé des doctrines de Jean Huss et de Jérôme de Prague ; rappelons seulement que les deux réformateurs, bien loin de rejeter le plus doux et le plus profond des symboles, étaient possédés au contraire à ce sujet d’une sorte de divin enthousiasme, et qu’ils avaient communiqué cet enthousiasme à tout un peuple ; rappelons aussi que, dans la primitive église comme dans maintes périodes du moyen âge, la forme de la communion était une question libre, que la communion sous les deux espèces a été tour à tour ordonnée ou interdite selon les circonstances, et que les pères du concile de Bâle, en cédant sur ce point aux hussites, ne faisaient en réalité aucun sacrifice important à esprit de concorde évangélique. Quant à l’enseignement de Jean Huss, si indécis qu’il fût en ses formules, est-il besoin de dire qu’il ne se réduisait pas à une question de discipline ? Pour les plus modérés des hussites, la question du calice, comme on disait, était avant tout un symbole, le symbole des libertés et des réformes si impatiemment désirées, le symbole d’un retour à la primitive église, à cette église sans hiérarchie, sans organisation extérieure, où l’on ne voyait que Dieu et l’homme, Jésus et ses disciples. M. Guizot, dans son Histoire de la civilisation en Europe, a parfaitement montré que le XVe siècle avait vu se produire deux tentatives de réforme, l’une dirigée par l’aristocratie ecclésiastique elle-même et représentée par les conciles, l’autre sortie du peuple, violente, passionnée, avec Jean Huss et les hussites. Entre ces deux puissances qui marchaient au même but, ajoute l’éminent historien, la lutte ne tarda pas à éclater, et Jean Huss succomba devant le concile, comme le concile à son tour, succomba devant le saint-siège. La scène que nous venons de raconter semble marquer le terme de cette lutte entre les deux réformes. La réconciliation solennelle célébrée Iglau le 5 juillet 1436 est comme la contre-partie de cette horrible journée du 6 juillet 1415, où les réformateurs aristocratiques avaient allumé le bûcher des réformateurs populaires. Cependant il y avait autre chose que des souvenirs de sang entre les deux partis, il y avait des principes hostiles. Les pères du concile voulaient corriger les abus et limiter le pouvoir de l’église romaine ; les ardens schismatiques de Bohême faisaient appel aux mœurs, aux croyances, au culte, à la discipline de la primitive église, et, sans toucher à l’organisation ecclésiastique en dehors de la Bohême, ils réclamaient le droit de renouveler librement chez eux l’exemple des temps apostoliques. L’esprit de réforme tel que l’entendaient les conciles du XVe siècle devait conduire au gallicanisme, au système des concordats ; l’esprit de réforme qui animait les hussites, adopté bientôt par une race d’hommes bien autrement hostile aux traditions latines que ne l’était la famille slave, a suscité l’entreprise de Luther. Ces deux esprits, à leur point de départ, étaient aussi violemment opposés qu’ils ont pu le devenir jamais par la suite. Ajoutez à des instincts si contraires les souvenirs d’une lutte sauvage, ajoutez-y surtout les effets de la réaction, le grand art de la politique romaine, la persévérance du génie italien à ressaisir le gouvernement absolu de l’église, et vous ne serez pas surpris que cette fête d’Iglau, avec ses chants, ses larmes de joie, ses merveilleuses espérances, n’ait été qu’une illusion d’un jour.

Dès le lendemain, la défiance s’éveille. Un prêtre hussite a donné la communion sous les deux espèces dans la même église où officie un prêtre catholique. Est-ce son droit ? Voilà un débat qui s’engage et toutes les passions qui se rallument. Le parti des hussites avait désarmé trop tôt ; la réaction, d’abord circonspecte et doucereuse, s’étend, se développe, affermit ses positions, et finit par tout envahir ; l’empereur Sigismond n’était que trop disposé à seconder ses intrigues, malgré la solennité qu’il venait de donner à la proclamation des compactats. L’homme qui, vingt et un ans plus tôt, avait appelé Jean Huss à Constance, et qui, malgré les engagemens scellés de son sceau impérial, l’avait laissé monter sur le bûcher, devait-il respecter les promesses du concile ? Qu’était d’ailleurs le concile lui-même ? Effrayé des réformes hardies qui venaient d’être votées par cette espèce d’assemblée constituante, le saint-siège épiait le moment de la dissoudre. Vainement quelques-uns des légats redoublaient de zèle dans les affaires de Bohême ; vainement un prélat français (remercions M. Palacky de nous avoir révélé cette généreuse figure), vainement, dis-je, l’évêque de Coutances, Philibert, un digne émule des Pierre d’Ailly, des Clémengis, des Gerson, montrait libéralement le cœur d’un apôtre à ses frères de Bohême, donnait au parti catholique l’exemple de la charité, distribuait lui-même la double communion aux hussites, ordonnait leurs prêtres, consacrait leurs églises, s’efforçait enfin d’effacer tous les mauvais souvenirs, de mettre fin à toutes les divisions, et devenait, selon le vœu du concile, la vivante image de l’unité chrétienne. À quoi servait tant de vertu au moment où le concile, désorganisé déjà par les intrigues de Rome, était dépouillé violemment de ses droits et réduit à d’impuissantes protestations ? Qu’on se rappelle les scènes scandaleuses du concile en 1437 : les luttes qui faillirent ensanglanter la cathédrale, la minorité romaine s’emparant du sceau du concile pour donner force de loi à ses décisions illégales ; le concile transféré sur la terre italienne, c’est-à-dire sous la main du pouvoir qu’il s’agissait de réformer, à Ferrare d’abord, puis à Florence, puis enfin à Latran ; la partie romaine de l’assemblée obéissant à l’injonction du saint-siège ; les vrais pères du concile, les représentans de l’église universelle, persévérant dans l’exécution de leur tâche, s’obstinant à siéger à Bâle, déployant la plus audacieuse, vigueur, mais dépouillés aux yeux du monde de tout caractère œcuménique, et ne réussissant, en fin de compte, qu’à augmenter la confusion dont profitera si bien la diplomatie d’Eugène IV. Qu’on se rappelle ces événemens extraordinaires et qu’on rapproche les dates : c’est le 5 juillet 1436 que le concile de Bâle faisait proclamer à Iglau la transaction signée avec les députés hussites ; c’est le 18 septembre de l’année suivante que le pontife romain, s’appuyant sur l’illégale décision d’une minorité factieuse, transfère le concile à Ferrare.

La grande assemblée constituante de l’église une fois désorganisée, le parti de la réaction devait triompher en Bohême. Chaque victoire d’Eugène IV dans les affaires générales de l’église est une victoire à Prague pour les adversaires des hussites. Il est vrai que le pape, dans une bulle du 11 mars 1436, avait accordé aux hussites à peu près les mêmes avantages que leur assurait le concile ; mais cela se passait à une époque où le concile et le saint-siège rivalisaient de bienveillance envers les hussites, se disputant en quelque sorte l’honneur de terminer la révolution de Bohême. dès que la cour de Rome fut délivrée de l’opposition du concile, la bulle du 11 mars fut promptement oubliée. Un des premiers actes de cette réaction, qui va grandir pendant une douzaine d’années, épouvanta la ville de Prague au mois de septembre 1437 : cinquante-trois des partisans de Jean Huss, parmi ceux qui s’éloignaient le plus des catholiques, cinquante-trois taborites, furent pendus haut et court sur la grande place. Au milieu de ces malheureux, on apercevait un homme en brillant costume et pendu avec une chaîne d’or : c’était leur chef, un chef qui s’était acquis une juste renommée dans les guerres de la patrie, un homme qui s’était battu pour sa foi, qui avait porté la bannière de la république évangélique. « Ce fut, dit le simple annaliste à qui M. Palacky emprunte ces détails, ce fut dans le peuple une désolation profonde ; chaque fois qu’on en parlait, il n’était personne qui pût retenu, ses larmes. » Quelques jours après, un autre chef illustré dans vingt batailles, un seigneur hussite, délégué à cet effet par les villes de la Bohême orientale, le sire de Miletinck, fit entendre à la diète de Prague les accusations les plus graves contre la politique de l’empereur. « Où sont, disait-il, les engagemens d’Iglau ? Tous nos droits sont violés ; notre archevêque, reconnu par le concile, a été obligé de prendre la fuite ; nos prêtres ne peuvent recevoir l’ordination ; les évêques du parti catholique, au mépris de la foi jurée, les repoussent comme des ennemis de l’église ; les débauches, les péchés mortels, dont nous avions tari la source impure, s’étalent dans la ville aussi impudemment qu’autrefois. » L’ardent orateur continue sur ce ton, et, soit qu’il expose des griefs religieux, soit qu’il dénonce les usurpations de l’empereur et revendique les vieilles libertés nationales, il trace le tableau de cette réaction qui avait repris en si peu de temps les conquêtes scellées du meilleur sang de la patrie.

Voilà donc ce qu’avaient produit la modération et le désir de la concorde ! On avait consenti à négocier avec le concile de Baie, on avait donné des otages, rendu des places fortes, renoncé aux droits de souveraineté sur maintes parties de la Bohême, on avait désarmé enfin pour faciliter la paix religieuse, et on n’avait fait que se livrer à l’ennemi. Mais les hommes qui tenaient ce langage n’en étaient pas encore réduits aux gémissemens, ni même à une guerre de paroles. Il y avait encore dans les lieux hauts plus d’un château-fort qui pouvait fournir des ressources aux opprimés ; sans compter la république taborite, inaccessible dans ses montagnes, et dont le silence farouche était une perpétuelle menace, il y avait encore de vigoureux débris des vieilles bandes ; tous les compagnons de Ziska et de Procope n’avaient pas rendu leur âme au dieu des armées. On ne sait pas ce que la diète de Prague répondit au discours du sire de Miletinck, on ne sait pas non plus ce qu’en pensa l’empereur, ni quelles résolutions lui inspirèrent ces fières paroles ; il est certain seulement que, dans les semaines qui suivirent (octobre et novembre 1437), plusieurs coups de main furent tentés sur les villes où flottait la bannière de Sigismond. Inutiles tentatives : l’empereur et le parti romain s’étaient trop fortement établis dans les positions importantes. Les vœux de la nation pouvaient soutenir en secret ces intrépides soldats de la foi commune ; au fond, la nation était lasse. Et puis à quel chef eût-elle pu se rattacher ? Il faut un homme pour rallier la multitude, un homme déjà désigné par ses actes, et qui puisse justifier la confiance de tous. Les seigneurs hussites qui avaient essayé de soulever l’ancienne Bohême aux mois d’octobre et de novembre 1437 furent réduits à leurs seules forces et promptement écrasés.


II

Il y eut quelque chose de pire que la réaction pour la Bohême, ce fut l’anarchie. L’empereur Sigismond étant mort peu de temps après les événemens que nous venons de rapporter (9 décembre 1437), son gendre Albert d’Autriche lui succéda comme roi de Bohême et mourut lui-même après un règne d’un an et dix mois. Bien que sous Albert comme au temps de Sigismond la cause nationale ait été opprimée par le parti impérial et romain, la mort d’Albert fut regardée comme une calamité publique. Après tout, les violences exercées contre les hussites entretenaient les sympathies du peuple en leur faveur, et l’on commençait à pressentir un retour de l’opinion ; au contraire pouvait-il rien arriver de plus malheureux pour la cause des hussites qu’un long et orageux interrègne ? C’était, à vrai dire, l’interruption de la vie nationale chez un peuple déjà profondément divisé. Dans nos sociétés modernes, la royauté peut disparaître sans que l’état soit ébranlé : il y a des lois, des institutions, de grands services publics ; mise en mouvement par des milliers de bras, l’immense machine fonctionne toujours ; dans un pays comme la Bohême, le peu d’unité qui restait encore était comme attaché à la personne du souverain. C’est ce qui explique pourquoi les hussites, attachés de cœur et d’âme à la patrie, soldats de la cause nationale, ne songeaient pas, malgré leur audace, à remplacer la royauté par une république. Ils voulaient un roi, sauf à régner sur lui. Après la mort d’Albert d’Autriche, tous les partis, les hussites plus que tous les autres, comprirent le danger de la situation : plus de liens, plus de centre, chacun pour soi, la société se décomposait, et que pouvaient devenir alors ces grands intérêts religieux pour lesquels les hussites avaient si longtemps combattu ?

Les prétendans ne manquaient pas au trône de Bohême : il y avait d’abord l’enfant de la reine Elisabeth, veuve d’Albert d’Autriche, car on venait d’apprendre que la reine était grosse au moment de la mort de son mari, et l’on sut bientôt, avant le jour fixé pour l’élection, qu’elle avait mis au monde un fils, celui qui régna longtemps plus tard sous le nom de Ladislas le Posthume ; mais comment aurait-on songé à élire un enfant, quand le misérable état du royaume exigeait la présence d’un tuteur énergique ? Tout ce qu’on pouvait faire, c’était de réserver les droits du nouveau-né et de pourvoir sans délai aux nécessités du moment. Quelques-uns des principaux seigneurs, après des pourparlers tumultueux, convoquent une diète à Prague, et lorsqu’ils ont établi, non sans de violens débats, une sorte de loi électorale conforme aux besoins du temps et du pays, on procède à l’élection du roi. Comme dans plusieurs constitutions de l’Europe moderne, le suffrage universel s’exerçait à deux degrés. On choisit d’abord les électeurs chargés d’élire le prétendant au trône. Ils étaient au nombre de quarante-six, dix-huit pour l’ordre des seigneurs, quatorze pour les chevaliers, et quatorze encore pour les bourgeois. Les titres des différens princes ayant été discutés tour à tour, on convint de circonscrire la lutte entre quatre d’entre eux ; c’était Wladislas, roi de Pologne, Frédéric, margrave de Brandebourg, Louis, comte palatin, et Albert, duc de Bavière. Après plusieurs votes, ce dernier l’emporta, et presque à l’unanimité des suffrages. Aussitôt une députation des électeurs va le trouver à Munich et lui offre la couronne ; Albert hésite, demande à consulter l’empereur, cherche à éviter les conditions qu’on lui impose, surtout celle d’incorporer ses états héréditaires au royaume de Bohême et de faire respecter les compactats du concile de Bâle ; bref, le duc et les électeurs ne peuvent réussir à s’entendre. Ce premier effort d’union accompli tant bien que mal entre les seigneurs, les chevaliers et les bourgeois, cette convocation d’une diète, ces délibérations, ces votes, ce choix d’un souverain, tout cela se trouvait annulé du même coup, et l’on retombait plus lourdement dans les ténèbres de l’anarchie.

Au milieu des partis sans nombre qui divisaient la Bohême, à travers les intérêts ou les griefs particuliers qui augmentaient encore les complications publiques, M. Palacky remarque pourtant quatre groupes qui se dessinaient assez bien dans ce pêle-mêle effroyable. Aux deux extrémités opposées se trouvaient les catholiques et les. taborites, au centre les calixtins modérés et les calixtins ardens. Ces deux derniers partis représentaient la masse de la nation, l’un avec une modération parfois excessive et qui paralysait sa force, l’autre avec une ardeur intelligente qui devait lui assurer la victoire. Le chef des calixtins modérés était un seigneur nommé Meinhardt de Neuhaus ; les ardens, les zélés, comme on les appelait (die Eifriger), obéissaient à un des personnages les plus considérables du royaume, le sire Ptacek de Pirkstein. C’était vraiment un chef, aussi intelligent que brave, habile à manier les hommes, vigilant, résolu, désintéressé, trop fier pour mettre ses hautes facultés au service d’une cause qui ne fût pas celle de la patrie. Sur ce théâtre obscur et dans la confusion d’une mêlée qui a fait fuir la muse de l’histoire, il y a eu là des efforts de génie, des preuves d’héroïsme moral qui eussent suffi à immortaliser un nom. Quelle activité ! quelle persévérance ! quel mélange de circonspection et d’audace ! Avec quelle vigueur le sire de Pirkstein réunissait les élémens dispersés de la patrie et l’empêchait de se dissoudre ! Comme il était prêt à recommencer sa tâche chaque fois qu’il voyait s’écrouler les basés à peine établies de son édifice ! Si quelque force humaine a maintenu ce malheureux royaume pendant les cinq années qui suivirent la mort d’Albert d’Autriche, si quelque autorité, sans autre droit que celui du danger public, a pu arrêter l’œuvre de destruction préparée par, cette épouvantable anarchie, ce fut la force et l’autorité du sire Ptacek de Pirkstein.

Son but, à ce qu’il semble, était d’amener à lui les calixtins modérés, de les réconcilier avec leurs frères, comme aussi de ramener les taborites à des vues plus sages, plus pratiques, ou bien de les écraser à jamais, s’ils persistaient à compromettre la révolution par leurs violences. Les modérés, satisfaits des concessions obtenues du concile de Bâle, déclaraient vouloir s’en tenir là : l’abstention d’un parti si nombreux, et recruté surtout dans la population des villes, pouvait faire le plus grand dommage à la cause commune ; mais l’inexécution des compactats, les progrès de la réaction, l’arrogance du parti romain, devaient réveiller tôt ou tard les modérés au sein de leur quiétude et leur imposer, bon gré, mal gré, un rôle plus énergique. Quant aux taborites si les circonstances devaient aussi amener un grand nombre d’entre eux à se réunir aux calixtins ardens, le fond du parti demeurait intraitable. Il ne voyait qu’une chose, la pure doctrine évangélique ; il n éprouvait qu’un seul sentiment, la haine de l’église romaine sous quelque forme que ce fût, la haine du pouvoir absolu et de ceux qui prétendaient le réformer, la haine du pape et du concile. Qui sait même si des doctrines contraires à l’Evangile ne se glissaient pas obscurément dans ces âmes exaspérées ? Qui sait si les accusations portées contre les tumultueux sectaires, tout envenimées qu’elles fussent par la passion et mêlées de calomnies odieuses, ne renfermaient point quelque part de vérité ? L’anarchie des croyances répondait à l’anarchie politique, et il se peut bien que des doctrines anti-chrétiennes, introduites d’une façon ténébreuse chez de fanatiques esprits, eussent creusé un abîme entre les hommes que le sire de Pirkstein s’efforçait de réunir. N’importe : la gloire de ce noble chef est d’avoir compris qu’un large courant d’idées communes et d’intérêts solidaires finirait par concentrer les forces dispersées de la grande insurrection hussite, c’est-à-dire de la Bohême et du peuple tchèque. Au milieu du morcellement de la patrie, cette vue de l’avenir soutenait son courage. Il travaillait par tous les moyens à préparer ce foyer de vie et d’action, résolu à le diriger contre le parti qu’on ne saurait nommer le parti catholique sans défigurer le véritable aspect des choses, mais qu’il faut appeler, pour être exact, le parti étranger, le parti allemand et romain.

Le parti romain avait pour chef dans l’ordre temporel le sire Ulrich de Rosenberg, dans l’ordre spirituel le chapitre de la cathédrale de Prague. Au point de vue du nombre et des ressources générales, ce parti était le moins important des quatre, mais il profitait habilement de la division de ses ennemis, et il avait d’ailleurs deux avantages considérables, l’appui de la haute noblesse du royaume et l’importance personnelle de son chef. Ulrich de Rosenberg était le plus puissant et le plus riche des barons de la Bohême ; ses domaines étaient immenses, il possédait maints châteaux, maintes places fortes, et de nombreux vassaux lui reconnaissaient une espèce de suzeraineté. Sans avoir besoin d’être sans cesse à l’œuvre, comme le sire de Pirkstein, pour rallier ses troupes débandées, sans avoir à payer de sa personne, à monter à cheval, à se montrer de tous côtés, à réparer chaque matin les brèches de la veille, il disposait d’une armée à qui son nom seul servait de ralliement et de drapeau. Son autorité principale était hors des frontières du pays. Toutes les questions pendantes, l’élection d’un roi, la pacification religieuse, exigeaient des négociations avec l’empereur, avec les princes d’Allemagne, avec les pères du concile ou les cardinaux italiens ; le seul représentant de la Bohême en ces occasions était Ulrich de Rosenberg. Il n’avait reçu pour cela aucune mission expresse, mais l’illustration de sa race, ses relations avec l’aristocratie germanique, sa richesse même, lui assuraient si bien ce titre de négociateur auprès de l’Europe, qu’aucun de ses adversaires ne songeait seulement à le lui disputer. Ce fut sa force dans les commencemens, ce fut aussi sa faiblesse. Plus il étendait son crédit auprès des princes d’Allemagne, plus son influence diminuait en Bohême. Un des grands moyens d’action dans les affaires intérieures, c’étaient ces diètes, ces assemblées d’états que convoquaient les principaux chefs, tantôt dans une ville, tantôt dans une autre, et où se portaient à l’envi barons, chevaliers et bourgeois, comme dans un tumultueux forum. Ulrich de Rosenberg, qui voulait prolonger l’interrègne afin de réserver le trône au fils d’Albert d’Autriche ou plutôt à son tuteur Frédéric III, redoutait ces assemblées, où il était si naturel que le choix d’un souverain fût remis en question ; sa constante politique était d’en obtenir l’ajournement. C’était lui qui, par d’habiles manèges, avait décidé le duc de Bavière à refuser la couronne des Prémysl ; c’était lui qui, à chaque convocation d’états, suscitait des empêchemens inattendus. Or, pendant que ce fin diplomate ne songeait qu’au roi de l’avenir, le sire Ptacek de Pirkstein, attentif aux intérêts de l’heure présente, déjouait les intrigues de son rival, écartait les obstacles, rendait les réunions aussi faciles qu’elles étaient nécessaires, et comme tous les partis avaient le goût de ces parlemens, celui qui les provoquait avec tant de zèle, celui qui les présidait en l’absence du baron de Rosenberg, devenait peu à peu aux regards de tous le véritable représentant du pays.

On voit par les documens de M. Palacky que les partisans de Rosenberg ignoraient eux-mêmes le secret de cette temporisation perpétuelle. « Nous sommes surpris, — lui écrivaient un jour deux de ses alliés, Jean et Wilhelm de Riesenberg, — nous sommes surpris et affligés, messire baron, que tu n’aies point paru à la diète. L’absence des nôtres, et surtout la tienne, a été cause que notre couronne orpheline est plus abandonnée que jamais, et il en est résulté une panique dont nous aurons à nous repentir. Ceux par la faute desquels la diète n’a pu s’ouvrir ont manqué à Dieu et à la patrie, Les promoteurs de cette réunion sont indignés que tant de gens, oubliant leur parole, n’aient pas répondu à l’appel et les aient ainsi livrés à la risée du monde ; mais la honte, à notre avis, n’est pas pour eux, elle est pour les hommes qui avaient promis de venir et qui ne sont pas venus. » A la vivacité de ces reproches, on voit quels étaient les rapports des chefs et des soldats dans cette mêlée de tout un peuple. On devine aussi la politique et l’attitude de l’homme qui était le principal adversaire des hussites. Beaucoup moins occupé de questions religieuses que d’influences terrestres, songeant à ses alliances extérieures bien plus qu’aux problèmes de son pays, il courtisait surtout l’empereur, et par l’empereur la cour de Rome. Le parti qui avait accepté sa direction devait perdre bientôt son caractère spécialement catholique pour devenir le parti allemand ; les hussites au contraire étant de plus en plus la vivante expression de la Bohême, tout ce qui se sentait un cœur national était poussé vers eux.

Tel était donc l’aspect du pays pendant les confuses années de l’interrègne : quatre partis, ou, comme on disait, quatre fédérations, — les calixtins modérés avec le sire de Meinhafdt, les calixtins ardens avec le sire Ptacek de Pirkstein, les taborites sans chef reconnu, sans organisation puissante, terribles seulement par le fanatisme, et en face de ces trois corps distincts d’une même armée la fédération faussement appelée catholique, dirigée, on a vu comment, par le baron Ulrich de Rosenberg.

On aurait cependant une idée peu exacte des choses, si l’on se représentait ces divisions aussi nettement que nous venons de les exposer. C’est l’affaire de l’historien d’introduire la lumière et l’ordre dans les parties les plus sombres des annales humaines. Cet ordre, qui se fait de lui-même à distance, les contemporains ne le voient pas toujours. À vrai dire, pendant la plus grande partie de cette période, la confusion est au comble, et les scandaleuses discordes de l’église viennent l’augmenter encore. C’est le moment où il y a deux papes et deux conciles. On avait déjà vu plusieurs prétendans se disputer le saint-siège : deux papes et deux conciles à la fois, cela ne s’est vu qu’à cette époque, La France, occupée alors à se débarrasser des Anglais, n’a point ressenti le contre-coup de ces commotions, et notre histoire nous en parle peu ; l’histoire d’Allemagne en est remplie, et aucun pays n’en a plus souffert que le pays de Jean Huss. Au mois de février 1439, le pape Eugène IV avait transféré à Florence le concile établi à Bâle, ce qui équivalait à la dissolution de l’assemblée souveraine de l’église, et le concile avait répondu par deux votes énergiques : le 25 mai, il avait déposé Eugène IV ; le 17 novembre, il avait élu pape, sous le nom de Félix V, un prince de la maison de Savoie. Couronné à Bâle le 24 juillet 1440, Félix V avait organisé sa cour dans cette ville et créé un grand nombre de cardinaux. Pendant ce temps, le concile de Florence avait inauguré ses travaux comme si le concile de Bâle ne continuait pas de siéger. Entre les deux conciles et les deux papes, la confusion était si grande et le droit si incertain que plusieurs états catholiques, par une contradiction singulière, reconnurent comme puissances établies, les uns le pape Eugène IV et le concile de Bâle, qui l’avait déposé, les autres le pape Félix V et le concile de Florence, qui lui jetait l’anathème. Que fit la Bohême au milieu de ce conflit ? Assez tourmentée de ses propres embarras, elle essaya de rester neutre. Dans les premiers jours du mois de janvier 1441, selon le vieux chroniqueur cité par M. Palacky, on vit arriver à Prague les légats de Félix V : ils réunirent solennellement les principaux dignitaires de la ville, le recteur de l’université avec son cortège de maîtres et d’étudians, les barons, les chevaliers, les bourgeois, et, après avoir lu les actes du concile de Bâle, déclarèrent Félix V seul pape légitime, ordonnant, sous peine d’anathème, à tous les catholiques de reconnaître son autorité et de refuser obéissance à Eugène IV. C’était devant une assemblée de hussites qu’avaient lieu ces proclamations impérieuses. Ces hussites répondirent qu’ils n’étaient point séparés de l’église romaine, évitant ainsi de se prononcer sur la question de savoir quel était le chef de cette église ; puis, allant droit au fait qui seul les intéressait, ils demandèrent des nouvelles des compactats d’Iglau. Le pape ou le concile avait-il donné des ordres pour que ces solennelles promesses fussent enfin exécutées ? Les légats de Félix V, qui n’avaient pas reçu d’instructions à ce sujet, se trouvèrent fort embarrassés et comprirent que leur mission était finie. Ils n’avaient pas encore quitté la ville de Prague lorsque les légats. d’Eugène IV y firent leur entrée de la même façon, furent accueillis avec les mêmes honneur, lurent publiquement les mêmes lettres, les mêmes bulles, où il n’y avait qu’un nom de changé, déclarèrent enfin qu’Eugène IV était le vrai pape, le seul pape, et que tous les catholiques, sous peine d’excommunication, lui devaient obéissance.

L’attitude des hussites, en face de ces scandales, révèle un rare instinct de l’intérêt national ; le peuple qui écartait ainsi ce nouvel élément de confusion était digne de triompher un jour de ses propres difficultés et de mettre fin à l’anarchie qui le dévorait. Cette sagesse, on doit le dire, n’était pourtant pas unanime. Il y avait des voix dissidentes, il y avait des hommes pour qui les déchiremens de l’église étaient une occasion de brouiller les affaires et de prolonger un interrègne propice à leurs intrigues. Au premier rang, — et M. Palacky n’en parle que la rougeur au front, — il faut placer le chef politique du parti romain, le baron Ulrich de Rosenberg, qui, reconnaissant tour à tour Eugène IV et Félix V, négociant, selon son intérêt, avec le concile de Bâle ou le concile de Florence, recevant l’argent de toutes mains, ne songeait qu’à augmenter son influence personnelle, et s’inquiétait peu de déshonorer son parti. N’était-ce pas en effet déshonorer tous les ardens catholiques de ce parti que de servir leurs passions au détriment de leur foi ? On voit que, malgré la réserve du peuple bohémien, le conflit des deux papes devait être nécessairement pour lui une nouvelle cause de troubles ; selon que l’un ou l’autre pape était favorable ou hostile aux hussites, le baron de Rosenberg, très dégagé de tout scrupule, savait modifier ses alliances pour nuire à ses ennemis ; les hussites au contraire, résolus à demeurer neutres et religieusement fidèles à leur parole, ne savaient plus, en cas de litige, auprès de quel juge suprême revendiquer leurs droits.

Un de ces grands litiges, une des questions capitales qui passionnaient tous les esprits pendant l’interrègne et qui les agiteront encore dans la période suivante, c’était la question de l’archevêque Rokycana. Après les conflits auxquels donnait lieu la communion sous les deux espèces, il n’y avait pas d’affaire plus grave et plus émouvante. Rokycana était un prêtre hussite, savant homme pour le temps, réformateur zélé des mœurs du clergé et du peuple, grand orateur, controversiste infatigable, également à l’aise devant un auditoire populaire et devant les théologiens du concile de Bâle, chrétien du fond de l’âme, mais attaché avec une obstination invincible à certaines formes du christianisme primitif, ayant vaguement l’idée d’un large système ecclésiastique où la variété ne nuirait point à l’unité, où chaque église aurait son caractère national, sans cesser d’appartenir à la grande patrie religieuse, où aucune de ces églises ne pourrait en opprimer une autre ; en un mot, c’était un hussite, le plus éclairé comme le plus ardent des hussites, un théologien patriote commentant et développant en tous sens ces paroles du pape saint Grégoire le Grand au généreux moine Augustin, l’apôtre de l’Angleterre : Ubi unus colitur Christus, nihil efficit rituum varietas. Est-il nécessaire de dire que ce vaillant homme marchait avec le parti du mouvement et de l’action ? Maître Jean Rokycana était dans l’ordre religieux ce qu’était dans l’ordre politique le sire Ptacek de Pirkstein. Ils appartenaient à la même fédération et combattaient en frères d’armes. Or, dans une diète tenue à Prague au mois de décembre 1435, maître Rokycana avait été élu archevêque de Prague, non par l’acclamation populaire comme aux temps primitifs, mais par les représentans de l’état et de l’église ; deux barons, le sire Meinhardt et le sire Ptacek, deux chevaliers, trois bourgeois, neuf prêtres choisis dans toutes les parties du royaume, lui avaient conféré ces hautes fonctions, et, malgré sa résistance très sincère, l’avaient obligé au nom du bien public d’en accepter le fardeau. Le chapitre de la cathédrale de Prague était composé de catholiques inflexibles, alliés et agens du parti germanique : de là toute une suite de conflits, où les passions politiques envenimaient encore les haines religieuses. Rokycana, qui n’entendait pas se séparer de l’église, demandait au pape ou au concile l’institution canonique dont il avait besoin ; mais ni le concile ni le pape ne se hâtaient de résoudre une question si grave. Instituer un archevêque hussite dans la capitale de la Bohème, n’était-ce pas du premier coup donner gain de cause à la révolution ? Au lieu d’accorder aux disciples de Jean Huss une espèce d’amnistie, ou du moins un édit de tolérance, comme le voulaient les compactats d’Iglau, n’était-ce pas proclamer leur victoire ? On devine l’agitation que devait produire un pareil incident : l’archevêché de Prague était comme une forteresse qui, donnant la clé du pays, était assiégée par tous les partis avec une fureur croissante. Comment raconter tous les incidens de la lutte ? Le pape Félix V, prenant un moyen terme, avait nommé un autre archevêque, choisi également dans les rangs des hussites, mais des hussites modérés, que commandait le sire Meinhardt : complication de plus et complication inutile ! l’importance de Rokycana n’en fut pas diminuée. Il était toujours le protégé du hardi sire Ptacek de Pirkstein : c’était toujours lui que réclamait le parti de l’action, c’était lui qui, acclamé dans les diètes, appelé de tous côtés par le peuple des campagnes, devenait de plus en plus le représentant de la religion nationale ; mais aussi que de fois il lui fallut payer de sa personne comme les évêques des premiers siècles ! que d’émeutes à vaincre ! que d’hérésies à combattre ! Soit qu’il provoquât les taborites à des discussions solennelles, soit qu’il eût à conduire des négociations avec les calixtins modérés, tribun ou diplomate, il était sans cesse à son poste de combat, et ses victoires étaient souvent aussi périlleuses que ses défaites.

Quand l’anarchie est se grande dans l’ordre politique et religieux, que peut être le domaine des intérêts civils ? À vrai dire, c’était le chaos. Point de tribunaux, nulle justice à invoquer ; il n’y avait de droit que le droit du glaive. On se battait pour la limite d’un champ, pour l’usage d’un cours d’eau, pour le règlement d’une dette ; on se battait un contre un ou bandes contre bandes. C’étaient des duels ou des batailles. le plus souvent ces conflits d’intérêts privés n’étaient que la suite des conflits politiques. Un jour le sire Ptacek, ne pouvant obtenir le paiement d’une somme que lui devait le sire Meinhardt, son rival, alla lui prendre le château et la petite ville de Bilkow en Moravie. Quelquefois aussi il y avait lutte entre les hommes d’une même fédération : le vieil annaliste de ces confuses années, — quelque bourgeois de Prague sans doute, qui consigne jour par jour les événemens, comme faisait chez nous, en des heures presque aussi ténébreuses, son contemporain le bourgeois de Paris, — mentionne sans cesse des duels, des combats, des sièges, des prises de villes ou de châteaux-forts pour le règlement d’affaires particulières. La justice criminelle était expéditive : les bourgeois de la ville de Brunn, ayant on ne sait quel procès avec le sire Héralt de Kunstatt, un des principaux chefs de leur parti, le mandèrent à leur hôtel de ville ; il vint accompagné d’une escorte, et, se croyant tout permis, il manqua, — en quoi ? comment ? on ne sait, mais il manqua, disent les chroniques, et de la façon la plus grave, aux représentans de la cité. Les bourgeois, malgré toute résistance, mirent la main sur lui et le jugèrent : il fut décapité le soir même à la lueur des flambeaux.

C’est au milieu de ce chaos que le sire Ptacek de Pirkstein, à force d’activité, d’intelligence, de patriotisme, avait fait luire quelques rayons de lumière. On commençait à espérer de meilleurs jours. Tout n’était pas perdu : le sentiment des intérêts communs écartait peu à peu les élémens de dissolution et de ruine. L’image de la patrie se dégageait des ténèbres. C’était principalement sur la vaillante figure du sire Ptacek que brillait ce reflet divin, et quand ii déployait la bannière nationale, quand il allait de ville en ville, d’assemblée en assemblée, parlant, agissant, entretenant la vie publique, combattant sous toutes ses formes la réaction allemande et romaine, c’est-à-dire la destruction de la Bohême, que d’intérêts sacrés reposaient sur un seul homme ! Un jour que le sire Ptacek, après bien des difficultés, avait obtenu un parlement des hauts barons dans la petite ville de Dobrisch, il s’y rendait à cheval avec son escorte quand un mal subit et violent le força d’interrompre son voyage ; on le ramena dans son château de Rataj, où il expira quelques heures après, le 27 août 1444.


III

Ce fut un coup de foudre pour le parti national : la mort d’un seul remettait en question les intérêts de tous. Où trouver le successeur d’un pareil chef ? Quelle était la main assez forte pour soutenir son œuvre ébranlée ? Il y avait alors, parmi les plus dévoués compagnons du sire Ptacek, un jeune homme que ses souvenirs de famille non moins que sa valeur personnelle semblaient destiner à un grand rôle. Il était né au château de Podiebrad le 23 avril 1420, jour consacré à saint George ; de là les deux noms qu’il reçut. Son père était le sire Vocek de Kunstatt ; sa mère s’appelait Anna de Wartemberg. Ziska lui-même, le grand Ziska l’avait tenu sur les fonts baptismaux. Tout jeune encore, le filleul du terrible chef avait fait honneur à ce patronage. Dans la sanglante mêlée de Lipan, en 1434, à la bataille de Tabor en 1438, George de Podiebrad s’était déjà signalé par son courage, et il avait vingt ans à peine quand il fut nommé capitaine du cercle de Buhzlau. L’année suivante, il avait épousé une jeune fille de race noble, Kunhuta, fille du sire Smil Bolicky de Sternberg. Par sa famille comme par celle de sa femme, George de Podiebrad se trouvait en relations de parenté ou d’alliance avec les principaux chefs des partis qui divisaient la Bohême. Il était homme à profiter de cet avantage ; sa prudence égalait sa hardiesse, et il voulait travailler au bien de tous. AEnéas Sylvius, si longtemps mêlé aux affaires de Bohême avant de devenir pape sous le nom de Pie II, rend un éclatant témoignage à ses qualités morales. « C’était, dit-il, un homme petit, trapu, la peau très blanche, les yeux pleins de flamme, de mœurs paisibles, infecté, il est vrai, de l’erreur des hussites, mais amoureux de la justice et du droit. »

George de Podiebrad n’avait que vingt-quatre ans lorsque mourut son chef, le sire Ptacek de Pirkstein. Inspiré par le danger public, il eut l’ambition de le remplacer ; il était initié à ses desseins, il avait. les mêmes vues, la même politique, et il allait les soutenir avec la même ardeur, aidée de ressources nouvelles. Mais son heure a-t-elle déjà sonné ? N’est-il pas trop jeune encore pour attirer les regards, pour commander la confiance, dans l’affreuse mêlée que nous avons décrite ? Non, les hommes mûrissent vite au feu des révolutions ; signalé aux hussites par le souvenir de Ziska, par l’amitié de Ptacek, par les services de sa famille et les siens propres, George de Podiebrad était moins jeune que son âge ; il y avait dix ans qu’il était entré sur la scène et ne l’avait point quittée. Il faut se rappeler ces circonstances si l’on veut comprendre avec quelle rapidité ce capitaine de vingt-quatre ans devient un chef redoutable, la terreur de la réaction et l’espoir des hussites.

Assuré du concours de tous ceux qui marchaient naguère avec le sire de Pirkstein, George de Podiebrad s’empare de la direction des affaires. Son premier soin est de régler la question de l’archevêché de Prague. Qu’il réussisse ou non à obtenir l’institution canonique de maître Rokycana, l’ardeur qu’il va mettre à poursuivre ce but le signalera aux yeux de tous ; ce sera la consécration de son pouvoir, ce sera sa prise de possession. À qui s’adresser cependant ? Où est l’autorité suprême de l’église ? Félix V ou Eugène IV, lequel choisir ? La question est toujours pendante ; la Bohême, comme tous les princes d’Allemagne, comme l’empereur Frédéric III lui-même, a résolu de rester neutre entre les deux pontifes. Le jeune chef imagine une combinaison nouvelle : un des éminens docteurs du concile de Bâle, le cardinal Julien, est légat d’Eugène IV dans les contrées allemandes ; n’est-ce pas là le conciliateur indiqué par les événemens ? Son rôle passé comme sa situation présente lui assurent une double autorité ; puisqu’il représente à la fois le saint-siège et la grande assemblée de l’église, ce n’est pas rompre la neutralité que de s’adresser à lui. Subtilités bizarres qui montrent bien l’incroyable confusion de la société religieuse dans cette période ! Mais cette ressource elle-même échappera au négociateur ; le capitaine des hussites combinait encore ses plans lorsqu’on apprit la mort pu la disparition mystérieuse du cardinal Julien. L’ardent prélat avait décidé le roi de Hongrie Ladislas à marcher contre les Ottomans, qui ravageaient déjà les contrées du Danube avant de s’emparer de Constantinople. L’armée hongroise fut détruite à Varna le 10 novembre 1444 ; le roi périt, le cardinal disparut : avait-il succombé dans la bataille, ou bien, fait prisonnier par les vainqueurs, comme l’affirment certains récits du temps, fut-il conduit à Andrinople et condamné à quelque horrible supplice ? On ne sait ; ce qui est certain, c’est qu’on ne le revit plus et qu’une des espérances de George de Podiebrad fut engloutie à jamais dans ce désastre. Signalons en passant ce que de telles catastrophes, à peine connues de l’Occident, avaient de terrifiant et de sinistre pour les peuples de l’Europe orientale ; c’était sous le coup de l’invasion asiatique, c’était en face de Mourad et de ses barbares, que les chrétiens de Bohême, divisés par les factions, maudits du pape, abandonnés du concile, avaient à ressaisir leur vie politique et à fonder un culte national.

Décidément, puisque le cardinal Julien n’est plus là, il faut recourir à l’un des deux papes. George Podiebrad se tourne du côté d’Eugène IV, donnant par là un rare témoignage de sa modération autant que de son coup d’œil politique ; n’est-il pas remarquable en effet qu’au moment où tous les princes de l’empire, l’empereur à leur tête, persistaient à demeurer neutres entre Eugène IV et Félix V, un simple chef de parti, un capitaine de confédérés au milieu d’une nation en désarroi, ait fait le premier son choix et pressenti l’avenir ? Malgré ses sympathies pour le concile de Bâle, il a deviné que la victoire resterait à la cour de Rome, et, comme il est pressé d’en finir, c’est au pape romain qu’il s’adresse avec une loyauté hardie. Ainsi, étrange contraste, l’homme qui, le premier sur le territoire de l’empire, s’est prononcé pour Eugène IV contre Félix V, c’est celui-là même qui sera obligé de soutenir les plus terribles luttes contre les successeurs d’Eugène IV, celui que Paul II accablera d’invectives et contre lequel il essaiera de soulever l’Europe entière.

Il est à peine nécessaire de dire que les efforts de George furent inutiles. Il eut beau envoyer une députation à Rome, il eut beau faire parler au pape avec toute la candeur d’une âme chrétienne, sa cause était perdue d’avance. Des raisons politiques bien plus que des argumens de théologie entraînaient le saint-siège dans des voies absolument opposées ; George demandait l’exécution des promesses du concile, et le saint-siège était résolu à les supprimer à jamais. D’un autre côté, le pape Félix V favorisait les calixtins modérés et semait ainsi la division parmi les hussites. Sans renoncer encore aux négociations, car sa prudence égalait son audace, Podiebrad commençait à comprendre qu’il ne devait compter que sur lui-même et sur la volonté du peuple. Il s’attache dès lors à reprendre la politique du sire de Pirkstein, il entretient les sentimens publics, resserre les liens de son parti, provoque des parlemens, et, réunissant enfin dans la ville de Pilgram l’une des plus nombreuses assemblées que la Bohême eût vues depuis longtemps, il fait voter deux déclarations qui sont comme le principe d’un nouvel avenir. L’une concernait le roi, l’autre l’archevêque. « Ce n’est pas assez, disaient les états de Pilgram, que Ladislas, fils d’Albert, soit notre roi désigné pour l’avenir : nos députés iront supplier l’empereur de vouloir bien se dessaisir du royal enfant et le laisser passer de sa tutelle sous la nôtre ; nous le voulons parmi nous, non pas d’espérance, mais de fait ; nous le voulons présent de sa personne, acclamé, couronné, et, jusqu’au jour où il pourra tenir le sceptre, des lieutenans du royaume gouverneront en son nom. Nous voulons aussi que maître Rokycana, élu par nous archevêque de Prague, soit maintenu et confirmé dans ses fonctions ; en même temps que nos députés iront trouver l’empereur pour lui demander notre roi, une autre ambassade ira, soit auprès du pape, soit ailleurs, pour obtenir la consécration de notre archevêque. »

On voit, surtout par ces dernières paroles, que le parti de George de Podiebrad avait eu la majorité à la diète de Pilgram. Un grand pas était fait : on pouvait bien prévoir, il est vrai, que les deux demandes relatives au jeune roi et au vieil archevêque n’amèneraient pas un résultat prochain ; mais la diète avait demandé aussi l’établissement d’un pouvoir intérimaire qui gouvernerait la Bohême jusqu’à la majorité de Ladislas. C’était là le point décisif. À partir de cette date mémorable (12 juin 1446), la situation va se simplifier. Quels sont les prétendons à la lieutenance du royaume ? Il y en a deux qui éclipsent tous les autres, Ulrich de Rosenberg et George de Podiebrad. La lutte qui s’engage est comme un duel acharné, un duel de tous les jours, de toutes les heures, et dont la Bohême entière est le théâtre. Rosenberg a blanchi depuis longtemps sous le harnais ; Podiebrad est dans le feu de la première jeunesse. Rosenberg a plus d’expérience, Podiebrad plus d’audace. Rosenberg a pour lui une partie de la haute noblesse, une partie du haut clergé, le chapitre de l’archevêché de Prague, et hors du pays le pape et l’empereur, Eugène IV et Frédéric III ; Podiebrad a pour lui la nation, le cœur de la nation, barons., chevaliers, bourgeois, tous ceux qui veulent avec plus ou moins de vigueur l’exécution des engagemens du concile ; c’est lui qui tient la bannière de la patrie, et à ses côtés marche ce vieux lutteur des combats de la parole, l’héritier de Jean Huss, l’orateur de la Bohême devant les théologiens de Bâle, le chef de l’église nationale, Rokycana, archevêque de Prague. Ajoutons un dernier trait qui achève le contraste et lui donne un caractère tragique : de ces deux champions si puissamment armés, l’un est l’oncle, l’autre le neveu ; Catherine de Wartemberg, femme du vieux sire de Rosenberg, est la sœur d’Anna de Wartemberg, mère du jeune sire de Podiebrad. Représentée par ce vieillard et ce jeune homme, la lutte des partis qui déchirent la Bohême est presque une lutte parricide.

Ce fut d’abord une guerre de ruses et de mensonges. Ulrich de Rosenberg, pour tromper la vigilance de George, et aussi pour se faire des amis en Bohême, feignait de s’intéresser à la cause de Rokycana ; il signait, lui et les Siens, les pétitions que George de Podiebrad envoyait à Vienne et à Rome, puis, par missives secrètes, il perdait Rokycana et Podiebrad dans l’esprit du pape et de l’empereur. Ce système de calomnies allait devenir plus funeste encore : Eugène IV venait de mourir, au moment même où l’empereur Frédéric III s’était décidé enfin à le reconnaître et avait retiré sa protection au concile (23 février 1447) ; le pape élu dix jours après sous le nom de Nicolas V était un ami particulier de Rosenberg, qui avait eu l’honneur de le recevoir dans son château de Krumau, quand il se nommait simplement Thomas de Sarzana ou le cardinal de Bologne. Le choix du nouveau pape augmentait singulièrement le crédit de Rosenberg, même parmi les hommes de sa nation, car ce n’était pas chose indifférente d’avoir la confiance du saint-père, tant que la Bohême n’avait pas rompu avec la cour de Rome. Ce fut bien mieux encore quand on vit arriver à Prague un autre ami de Rosenberg, le cardinal Carvajal, expressément envoyé en Bohême pour examiner l’état des choses et donner une solution définitive à l’affaire de l’archevêque Dans toutes les révolutions, on voit des hommes faibles qui, une fois la lutte engagée, ont peur de la soutenir et sont prêts à tout livrer par un impatient désir de la paix ; de concessions en concessions, le sire Meinhardt de Neuhaus, chef des calixtins modérés, en était venu à faire cause commune avec Ulrich de Rosenberg. « Il n’y a qu’un moyen de rétablir la paix, disait Rosenberg au vieux seigneur féodal : c’est de nous soumettre à Rome, car Rome ne cédera pas. Et en vérité quel prix attachez-vous donc à ces compactats du concile ? Rome, dès que vous serez soumis, vous fera des concessions plus sérieuses ; il faut seulement qu’elle puisse les faire en toute liberté, et non sous la pression d’un concile qu’elle maudissait, d’un concile qui a osé prononcer la déchéance du pape romain et dont l’autorité n’existe plus. » Ces argumens, développés avec art, avaient produit leur effet. Rosenberg se croyait sûr de l’adhésion d’une moitié des hussites, et l’ambassade de Carvajal, arrivant en grande pompe, les mains pleines de bénédictions et de présens, allait consommer, il n’en doutait pas, l’alliance du parti romain et des calixtins modérés.

C’est le 1er mai 1443 que le cardinal Carvajal fit son entrée à Prague. Nous avons déjà dit que la capitale de la Bohême appartenait alors aux calixtins modérés, et se trouvait.par conséquent sous la direction du sire de Neuhaus. Neuhaus et Rosenberg firent la plus magnifique réception au cardinal : toute la ville se porta au-devant de lui, et les honneurs qu’on lui rendit furent si grands, les acclamations si vives, si joyeuses, que le cardinal, esprit très fin pourtant et des plus avisés, se crut assuré de la victoire : n’avait-on pas exagéré la sombre obstination des hussites ? et serait-il bien difficile de ramener un tel peuple à l’obédience de Rome ? On imaginerait difficilement un plus singulier malentendu que celui qui se produisit en. cette circonstance : Rosenberg se croyait maître des hussites de Prague, parce qu’il dominait leur faible chef, le sire Meinhardt de Neuhaus ; le cardinal, voyant l’enthousiasme de la ville, croyait avoir affaire à un peuple fatigué de la lutte et qui courait les yeux fermés au-devant de la paix ; les hussites, impatiens d’atteindre leur but, croyaient saluer de leurs acclamations le légat qui venait établir officiellement leur église nationale et sacrer leur archevêque. Au bout de quelques jours, tous les voiles tombèrent, et l’irritation fut d’autant plus violente chez les habitans de Prague que la joie s’était plus naïvement épanouie. Quand on vit le cardinal opposer des fins de non-recevoir à toutes les requêtes, faire profession d’ignorance absolue au sujet des compactats du concile, s’exprimer avec dédain sur des croyances qui étaient la vie même, la vie religieuse et morale de la nation, plus d’un murmure accueillit ses paroles. « Prenez garde, lui dit un jour un des négociateurs, il pourrait bien se passer ici des choses terribles. » Les têtes s’échauffaient ; le souvenir de Jean Huss se réveillait d’une façon tragique ; on parlait déjà de châtimens, de représailles ; enfin la colère du peuple devint si menaçante que le cardinal crut devoir quitter la ville en toute hâte, escorté d’une troupe de cavaliers que commandait Ulrich de Rosenberg. Le 1er mai, il avait été reçu avec vénération et allégresse comme l’envoyé du premier pouvoir de l’église universelle ; le 23, il était obligé de s’enfuir au milieu des vociférations et des outrages. Le bruit se répandit bientôt qu’il s’était fait livrer les compactacts pour en prendre connaissance, et qu’il les emportait dans sa valise. C’était le trésor de la patrie. Aussitôt quatre cents cavaliers s’élancent à sa poursuite : on l’atteint, on l’arrête, on va fouiller sa voiture ; il supplie qu’on veuille bien ne pas lui infliger cette honte en vue de la ville de Prague : au premier village, il ouvrira ses malles et restituera le dépôt qu’on lui réclame. Il s’exécuta en effet à Beneschau ; le précieux titre, dit le chroniqueur, était tout au fond de sa valise. C’est ainsi qu’un prince de l’église romaine, grâce aux intrigues de Rosenberg, fut accueilli comme un libérateur et se sauva comme un larron.

Cette journée, si fatale à Rosenberg, fut désastreuse pour Meinhardt de Neuhaus. Son autorité dans la ville de Prague était perdue à jamais ; entre le chef indécis qui avait presque livré son parti et le parti résolu qui avait déjoué cette lâche politique, tout lien était détruit, toute confiance impossible. Il était clair à tous les yeux que le sire Meinhardt connaissait mal les sentimens des hussites de Prague, et que les hussites de Prague connaissaient trop bien désormais l’imbécilité de leur chef. À qui appartenait la première ville du royaume ? A celui qui représentait le mieux le sentiment national. Tous les yeux étaient tournés vers George de Podiebrad. Quelques semaines après, le jeune chef était avec son armée devant les murs de Prague. Meinhardt, qui commandait encore la ville, n’avait pour la défendre que ses amis personnels, les barons et chevaliers de sa fédération avec leurs hommes d’armes ; les bourgeois et le peuple faisaient des vœux pour Podiebrad. L’issue de la lutte n’était pas douteuse. La troupe de Meinhardt avait pris position sur les hauteurs fortifiées qui dominent la ville du côté de Wischehrad. George donne le signal de l’assaut : ses hommes s’élancent, entrent par la brèche, culbutent l’ennemi, tandis que lui-même enfonçant les portes de la ville basse, se précipite sur les fuyards et les empêche de se rallier. Sa victoire fut complète : la plupart des assiégés, chefs où soldats, tombèrent entre ses mains. Le peuple, eh courant à sa rencontre, avait coupé la retraite aux vaincus ; ses plus redoutables ennemis furent arrêtés au moment même où un cortège immense, avec des cris de joie et de victoire, le conduisait de la ville basse jusqu’à l’hôtel de ville (3 septembre 1448).


IV

Ce fut là un jour décisif dans cette tumultueuse période : les deux partis hussites, les modérés et les ardens, étaient désormais réunis ; George était leur chef, et Prague leur capitale. Cette substitution d’un gouvernement à un autre dans la ville des calixtins modérés peut-elle s’appeler un coup d’état ? Non certes, il n’y avait pas d’état constitué dans cette malheureuse Bohême : c’était simplement un acte de guerre dans un pays où le droit ne se maintenait que par la guerre. Les ennemis de George, si affaiblis qu’ils fussent, ne manquaient ni de prétextes ni de ressources pour reprendre l’offensive. Le vieux sire Meinhardt de Neuhaus, fait prisonnier au siège de Prague, avait été enfermé au château de Podiebrad, et, bien que traité par le jeune vainqueur avec une courtoisie chevaleresque, il avait bientôt succombé à ses chagrins. Son fils, Ulrich de Neuhaus, accusa George d’avoir fait empoisonner le vieillard. Aux clameurs poussées par Ulrich, la guerre civile recommence. Les seigneurs qui suivaient le parti de Meinhardt, abandonnés des bourgeois et du peuple, font cause commune avec le parti allemand. Le baron de Rosenberg leur fournit secrètement de l’or et des soldats. C’est d’abord une guerre de coups de main : on pille les propriétés du vainqueur de Prague, on ravage ses domaines, on assassine ses vassaux ; mais, tandis que l’ennemi se déshonore par ces violences inutiles, George, entouré de son armée, qui s’accroît et se discipline, apparaît de plus en plus avec la majesté d’un chef. Si Ulrich de Neuhaus, à l’aide du parti catholique, réussit à organiser ses pillards, si deux fédérations armées sont aux prises pendant toute l’année 1449, si la guerre extérieure ajoute ses complications aux malheurs de la patrie, si quelques princes allemands, le duc de Saxe, le margrave de Brandebourg, le margrave de Meissen, les uns excités par Rosenberg, les autres profitant de l’anarchie du royaume, essaient de faire la loi dans le pays de Jean Huss, George de Podiebrad tient tête à tous les périls, battant l’ennemi sur le terrain des négociations et de la ruse, comme il l’a battu en rase campagne ou sur la brèche sanglante de ses burgs. Surtout, à force d’activité guerrière et de sagesse politique, il accoutume la Bohême à voir en lui le représentant de l’ordre, de la paix, de la patrie, de la religion nationale, pendant que ses adversaires ne tirent l’épée que pour leur intérêt personnel. Le jour où la diète de Prague, après deux années de guerres civiles, réconcilia les partis, organisa la justice et promulgua une sorte de loi martiale contre tout violateur de la paix publique, c’est à George de Podiebrad que la reconnaissance populaire attribuait ce grand résultat.

L’empereur lui-même avait les yeux sur lui, et, soit qu’il eût compris le danger de disputer à un tel homme une prééminence si vaillamment acquise, soit qu’il voulût mettre à profit pour ses propres desseins la popularité de George de Podiebrad, il ne tarda pas à consacrer son pouvoir. Il faut se rappeler ici que l’empereur Frédéric III, simple duc de Styrie, était encore un très petit seigneur lorsqu’à la mort d’Albert, gendre de Sigismond, il accepta, non sans hésiter la couronne impériale ; il faut se rappeler que son principal souci était d’agrandir ses états héréditaires, qu’il s’inquiétait fort peu des affaires générales de l’empire, qu’il y intervenait aussi rarement que possible et avec une singulière mollesse ; il faut se rappeler enfin que sa politique, à la date où nous sommes, était de prolonger indéfiniment l’interrègne dans les royaumes de Bohême et de Hongrie. Ces deux royaumes appartenaient à l’héritier des deux derniers empereurs, au fils d’Albert, au petit-fils de Sigismond, à ce Ladislas que l’histoire appelle Ladislas le Posthume, car Sigismond, de la maison de Luxembourg, était roi de Hongrie avant d’être élu empereur d’Allemagne, et il devint roi de Bohême à la mort de son frère Wenceslas. Le petit-fils de Sigismond était donc roi de Hongrie et de Bohême par son grand-père, comme il était duc d’Autriche par son père ; mais l’empereur, trouvant un prétexte tout naturel dans les troubles qui désolaient ces deux pays, s’obstinait à garder auprès de lui le royal enfant, jusqu’à l’heure, disait-il, où il deviendrait homme. Il s’était emparé de cette tutelle et la prolongeait à son gré. L’héroïque Jean Hunyade, tant de fois vainqueur des Turcs, gouvernait sagement la Hongrie, et l’empereur, comptant sur les péripéties de l’avenir, aimait mieux voir un simple seigneur qu’un prince souverain à la tête d’un royaume que des événemens inattendus pouvaient lui attribuer par la suite. La situation de la Bohème, moins satisfaisante jusque-là, ne venait-elle pas de s’éclaircir ? Podiebrad ne pouvait-il pas rendre aux Tchèques les mêmes services que Hunyade rendait aux Magyars ? C’est ainsi que l’idée de conférer la lieutenance du royaume de Bohême à George de Podiebrad s’éveilla peu à peu dans l’esprit circonspect et temporisateur de Frédéric III. Il avait jusqu’alors soutenu le parti catholique de Bohême, parce que le chef de ce parti, Ulrich de Rosenberg, avant tout dévoué à l’empereur, se prêtait à ses desseins et lui abandonnait volontiers la tutelle de Ladislas ; il passa du côté de Podiebrad, quand il vit que Podiebrad était le plus fort et se trouvait en mesure de le servir bien plus énergiquement que le baron de Rosenberg. Il pensait que le chef des hussites, une fois lieutenant du royaume, ne demanderait pas mieux que de faire durer cette situation, et que le couronnement de Ladislas comme roi de Bohême était pour longtemps ajourné.

Assurés de la protection de l’empereur, les amis de George convoquent un parlement à Prague, et c’est là que, le 23 avril 1452, jour de son saint patron, les députés du royaume défèrent la lieutenance au jeune chef, en lui donnant pour mandat de pacifier le royaume et d’y rétablir la tranquillité publique sur des bases assez solides pour que la Bohême pût enfin obtenir son roi et son archevêque, c’est-à-dire un chef temporel et un chef spirituel. Ces conditions étaient remarquables ; l’homme qui les acceptait, et qui sans doute les avait provoquées lui-même, n’était pas le personnage ambitieux sur lequel comptait Frédéric III. Un roi, un archevêque, Ladislas et Rokycana, voilà ce que demandaient les hussites ; c’était aussi ce que le jeune chef, dans l’ardeur de son patriotisme, avait juré de donner a la Bohême.

On le vit bien des les premiers actes de son gouvernement. Le pape avait envoyé en Allemagne deux nouveaux légats, le cardinal Nicolas de Cuse et l’évêque Jean Capistran, avec mission spéciale de surveiller de près les affaires de Bohême. Nicolas de Cuse, l’un des plus savans hommes de l’époque, unissait la sagesse d’un politique au dévouement d’un apôtre. Avant de mettre le pied chez les hussites, il avait voulu gagner leur confiance ; il parcourait l’Allemagne en réformateur des abus de l’église, et peut-être fût-ii parvenu à s’entendre avec Rokycana, si les violences de son collègue n’avaient réveillé les vieilles colères. Jean Capistran, né à Capistrano, dans le pays de Naples, était un fanatique de la plus grossière espèce, mais dont l’énergie égalait la grossièreté ; éloquent, infatigable, toujours à l’œuvre, toujours l’insulte à la bouche, secouant les torches de l’enfer devant les populations terrifiées, il avait ramené bien des dissidens à l’église et se faisait fort de conquérir la Bohême. Comme l’assiégeant qui creuse ses tranchées, il enveloppait la place avant de commencer l’assaut. En Autriche, en Moravie, en Silésie, dans le duché de Saxe, sur toutes les frontières du royaume, Jean Capistran allait vociférant contre les hussites, traitant de mensonge les compactats du concile de Bâle, appelant la communion sous les deux espèces une hérésie infernale et accablant l’archevêque Rokycana des plus outrageantes invectives. Pendant que cette prédication excitait contre les Tchèques la haine des populations allemandes, et, répétée de proche en proche, venait jusqu’au sein de la Bohême bouleverser les âmes simples, un personnage tout différent, un homme de l’esprit le plus fin, AEneas Sylvius Piccolomini, alors évêque de Sienne, avait une sorte de conférence théologique avec George de Podiebrad. AEneas Sylvius en cette circonstance n’était point légat du pape : Frédéric III l’avait chargé d’une mission auprès des états de Bohême rassemblés à Beneschau ; mais quand on voit un évêque italien accepter de l’empereur d’Allemagne une mission diplomatique et s’intéresser si virement à la pacification du pays de Jean Huss, on peut bien croire qu’il n’était pas seulement l’homme d’affaires de Frédéric III, mais le représentant du saint-siège. L’église hussite, dès le lendemain de la victoire de Podiebrad, se trouvait donc harcelée de trois côtés à la fois et par des armes très diverses : Nicolas de Cuse avec son zèle d’apôtre, Jean Capistran avec ses violences de terroriste, AEneas Sylvius avec les ressources d’un diplomate consommé, s’attaquaient à tous les sentimens du pays et à toutes les classes de l’état. AEneas Sylvius s’adressait au lieutenant du royaume, Jean Capistran à la multitude ignorante, Nicolas de Cuse au clergé hussite et à toutes les âmes religieuses. On ne sait pas si George de Podiebrad eut quelques rapports avec Nicolas de Cuse, qui en était encore aux préliminaires de sa mission ; mais on sait, et de la façon la plus certaine, puisque AEneas Sylvius a pris soin de rédiger lui-même son entretien avec le jeune chef du peuple hussite, on sait que George de Podiebrad fut modéré, respectueux, sans aucun orgueil de sectaire, pleinement et naïvement chrétien, au point de réjouir le doux évêque de Sienne ; on sait aussi que sa fermeté fut égale à sa modération, et que dès qu’il apprit les violences de Capistran, il lui écrivit une lettre foudroyante (mai 1452). En attaquant l’archevêque de Prague, Capistran avait réveillé toute l’impétuosité du jeune chef, car l’archevêque, c’était l’église nationale, et si George était quelque chose en Bohême, c’était pour défendre l’église et l’archevêque.

Cette fière attitude du lieutenant du royaume amena un incident fort extraordinaire, un incident qui peut jeter quelque jour sur le caractère de l’église de Bohême, et dont nous devrons nous souvenir quand nous aurons à juger par la suite les luttes de Podiebrad avec le saint-siège. L’église grecque, s’il faut en croire certains symptômes, suivait avec un vif intérêt les événemens religieux de la Bohême. L’année même où George de Podiebrad faisait honte au légat du pape de ses violences anti-chrétiennes, les théologiens de Constantinople invitèrent les hussites à se réunir à l’église d’Orient. Nous avons ce document en grec et en latin. On y félicite les Bohémiens d’avoir résisté aux innovations romaines, on leur promet un accueil sympathique, une existence paisible, un refuge contre l’oppression ; il y est parlé, bien entendu, de la suprême autorité de l’église grecque, mère et maîtresse de tous les orthodoxes, source de vie, fontaine de vin et de lait, mais il est dit en même temps que les dissidences, s’il y en a, seront conciliées par l’intermédiaire du Saint-Esprit, le plus vrai de tous les juges. Cette missive, en l’absence du patriarche, était écrite au nom de toute l’église orthodoxe et signée de ses représentans les plus considérables, trois évêques et trois docteurs. Parmi ces derniers était ce savant Gennadius, qui avait joué un rôle important au concile de Florence, et qui, élu patriarche pendant le siège de Constantinople, rendit de si grands services à l’église au milieu de l’horrible désastre, que son souvenir est vénéré aujourd’hui encore chez tous les chrétiens d’Orient. La lettre fut remise au consistoire hussite par un prêtre grec nommé Constantinus Angelicus. Le consistoire répondit avec un singulier mélange de reconnaissance et de fierté ; avant de remercier l’église de Constantinople, les hussites rappellent qu’ils doivent tout à Dieu, que la grâce de Dieu les a éclairés, les a ramenés au christianisme primitif, et que dans les jours néfastes où l’Antéchrist, après avoir brûlé leurs frères, envoya contre les disciples de l’Évangile des armées innombrables pour les anéantir, ce fut encore Dieu qui combattit à leur tête et chassa l’ennemi du territoire national. Ces nobles paroles ne semblent-elles pas indiquer la prétention de former une église à part, une église ayant son existence distincte, quoique attachée à la communauté universelle, une église chrétienne communiquant d’une façon directe avec celui qui est la voie, la vérité et la vie ? Les hussites ne refusaient pas cependant de former alliance avec l’église de Constantinople ; on voit par leur réponse qu’ils avaient ouvert le fond de leur cœur à Constantinus Angelicus et l’avaient chargé d’être l’interprète de leurs vœux auprès de l’église d’Orient. Quels étaient ces vœux, et sur quelle base pouvait se conclure l’alliance ? Qu’y avait-il de commun entre l’église byzantine et l’église de Bohême, l’une si subtile et si superficielle en même temps, l’autre si naïve et si ardente en sa naïveté ? Ces rapports, s’ils se fussent établis, auraient éclairé sans doute d’un jour nouveau toutes les questions encore bien confuses que soulève la réforme de Jean Huss ; malheureusement les négociations, à peine ouvertes, furent arrêtées à jamais. C’est le 29 septembre 1452 que le consistoire hussite rédigeait sa réponse à l’église grecque ; huit mois après, le 23 mai 1453, les Turcs étaient maîtres de Constantinople. Sous le joug d’un conquérant sauvage et fanatique, le patriarche Gennadius avait d’autres problèmes à résoudre, d’autres intérêts à poursuivre que la réunion des hussites à l’église orthodoxe.

George de Podiebrad, on le voit par sa rupture avec le légat et par l’épisode que nous venons de raconter, n’avait donc point réussi à faire avancer d’un seul pas l’insoluble question de l’archevêque de Prague ; n’était-ce rien pourtant que d’avoir maintenu le droit de l’église nationale et d’avoir déployé autant de vigueur en face de l’outrage que de modération et de finesse en face de la diplomatie romaine ? Quant à la question du roi, George put la mener à bonne fin, grâce à des auxiliaires tout à fait inattendus. L’adversaire des hussites, Ulrich de Rosenberg, occupé jusqu’alors à prolonger, l’interrègne pour complaire à l’empereur et mériter son appui, venait de changer de politique, en haine de Podiebrad. Le vieux seigneur, décidément battu par son jeune rival, n’avait plus qu’un moyen de le renverser du pouvoir, de ce pouvoir qui ressemblait à une royauté : c’était d’asseoir sur le trône le vrai roi, le royal enfant, le royal orphelin Ladislas, élevé auprès de l’empereur Frédéric III, et pour ainsi dire captif sous sa jalouse tutelle. Poussé par son intérêt dans un camp hostile à l’empereur, délié d’ailleurs de tout engagement envers le souverain qui avait aidé Podiebrad à prendre la lieutenance du royaune de Bohême, Ulrich de Rosenberg fit alliance avec deux partis puissans qui, à ce moment-là même, pour des motifs très différens, voulaient arracher Ladislas à la tutelle de l’empereur. Ladislas n’était pas seulement roi de Bohême, il était roi de Hongrie et duc d’Autriche. Or les Hongrois, Hunyade en tête, voulaient soustraire Ladislas aux conseils de son tuteur, les Autrichiens le réclamaient aussi, et quand Ulrich de Rosenberg vint se joindre aux deux partis en leur promettant l’appui de la Bohême, ce fut le signal d’une insurrection formidable. Frédéric III, assiégé dans son palais de Wienerisch-Neustadt, est forcé de remettre Ladislas aux mains du comte de Cilly, son parent (4 septembre 1452).

Le jeune roi est conduit à Vienne par les vainqueurs ; Autrichiens, Hongrois, Bohémiens, l’accompagnent triomphalement, et là, tandis que chacun des chefs de parti lui impose certaines conditions pour prix de sa liberté qu’on assure et des couronnes qu’on lui rend, Ulrich de Rosenberg n’a pas de peine à obtenir les conditions les plus défavorables à Podiebrad, à Rokycana, et à tout le parti des hussites. Ainsi, vaincu à Prague, l’adversaire de la révolution prenait sa revanche à Vienne. Il le croyait du moins ; singulière illusion et de courte durée ! Pendant que ces Choses se passaient en Autriche, le lieutenant du royaume de Bohême, ramenant à lui les taborites modérés, écrasant dans leur foyer même les fanatiques opiniâtres, puis frappant un dernier coup sur les restes du parti de Rosenberg, demeurait le maître du terrain. La ruine des deux factions extrêmes avait consolidé pour longtemps l’unité de la patrie et de la révolution. Soutenu par tout un peuple, entouré d’une armée victorieuse, la main sur cette couronne dont il était le gardien loyal, George de Podiebrad n’avait qu’à se montrer pour déjouer les intrigues du baron de Rosenberg, A son tour, il fit ses conditions : il les fit pour lui-même sans doute, car il avait le droit d’être ambitieux ; il les fit surtout pour les grands intérêts religieux qu’il représentait dans son pays et qui déjà l’avaient porté si haut. En face de cette loyauté qu’appuyait une telle force, les conseillers de Ladislas virent bien qu’il fallait céder. George continuait à remplir la charge de lieutenant du royaume jusqu’à la majorité du roi ; le roi reconnaissait les compactats du concile de Bâle, il reconnaissait aussi Rokycana comme archevêque de Prague et s’engageait à ne négliger aucune démarche pour le faire instituer par le saint-siège ; il se proclamait roi de Bohême, non pas à titre héréditaire, mais par la libre élection du pays ; il renonçait à tous les revenus de la couronne échus pendant l’interrègne, et approuvait l’emploi qui en avait été fait soit par les états, soit par le lieutenant du royaume. Ces points une fois réglés, George se rendit en Autriche pour y saluer son souverain. La première entrevue du glorieux chef avec l’enfant eut lieu le 29 avril 1453. Il passa trois jours à Vienne, et pendant ces trois jours ce ne fut plus le lieutenant du royaume, le chef armé de la Bohême, ce fut simplement le premier et le plus loyal des sujets ; il ne quitta pas le jeune prince un seul instant : chacun était touché de cet empressement à la fois si respectueux et si digne, de ces hommages si complets et qui ne cessaient pas d’être nobles. On dit que l’enfant, un peu réservé d’abord, l’appela bientôt du nom de père.

Quelques mois après (octobre 1453), Ladislas, avec une brillante escorte de princes allemands, était reçu à la frontière de Bohême par George de Podiebrad et l’assemblée des états. On ouvrit devant lui les Évangiles. La main sur le saint livre, il jura fidélité aux lois, aux franchises et libertés du royaume ; puis tout le cortège, en grande pompe, se dirigea vers Prague. C’est là que le couronnement eut lieu, selon l’usage national, sur les hauteurs du Hradschin, dans cette merveilleuse cathédrale de Saint-Vite où dorment les Prémysl et les Ottocar.


V

Ladislas venait d’atteindre sa quatorzième année. On devinait déjà chez l’enfant le brillant jeune homme qui allait devenir un type d’élégance et de noblesse. Il était grand, svelte, et toute sa personne respirait une grâce aristocratique. Des cheveux blonds et bouclés encadraient son visage, où s’épanouissait la fleur de l’adolescence. Ses yeux étincelans attestaient la vivacité de son esprit. Privé bien jeune encore de l’amour de sa mère, l’impératrice Elisabeth, soumis à la tutelle de son oncle, l’empereur Frédéric III ; il n’avait pas tardé à soupçonner vaguement les dangers qui l’entouraient. De là un tact, une réserve, une pénétration vraiment extraordinaires à cet âge, de là aussi une application constante à dissimuler ses sentimens, et trop souvent, il faut le dire, une fausseté insigne. Cette défiance précoce, qui semblait avoir tari chez lui la source des affections vives, ne disparut que dans les rapports du jeune souverain avec George de Podiebrad. Certes nulle ressemblance entre eux : petit, trapu, robuste, le lieutenant du royaume, qui n’avait que dix-neuf ans de plus que le roi, mais dont la physionomie guerrière était assombrie par tant d’épreuves, offrait un étrange contraste avec la juvénile beauté de Ladislas. Qu’importe ? une si loyale franchise illuminait son visage, que l’âme fermée de l’enfant s’ouvrit d’elle-même à ce rayon. Pendant les trois jours que George avait passés à Vienne, Ladislas n’avait cessé de l’appeler son père ; ce fut bien mieux encore à Prague : Podiebrad ne quittait pas le jeune roi, et achevait son éducation tout en gouvernant le royaume. Il était son père, son maître, son ami. Pour l’honneur du souverain comme pour le bien de l’état, il voulait que Ladislas se rendît populaire. La première condition, c’était de parler la langue nationale, et le pupille de Frédéric III ne connaissait que l’allemand. Podiebrad l’entoura de Bohèmes : ses serviteurs, ses maîtres, les officiers et seigneurs de sa cour étaient choisis parmi les Tchèques. Intelligent, avide de savoir, l’esprit ouvert aux lettres et aux arts, Ladislas se prêtait de bonne grâce aux désirs du lieutenant, et c’est ainsi que son éducation, commencée à Vienne sous AEneas Sylvius Piccolomini, se terminait à Prague sous le chef des hussites.

Une seule chose séparait encore le père et le fils : c’était la question religieuse. Ladislas était pieux et très attaché aux formes du culte catholique ; il avait bien des préventions à vaincre pour voir des chrétiens dans les partisans de Jean Huss ; les avertissemens d’AEneas Sylvius, sans parler des vociférations de Jean Capistran, résonnaient toujours à ses oreilles. Podiebrad comptait sur le temps, sur l’étude et l’expérience personnelle du jeune roi pour dissiper ses scrupules. Il évitait de heurter ses opinions, même il ajournait l’affaire toujours pendante de l’archevêché de Prague, afin de ne pas engager le souverain dans des complications auxquelles sa foi n’était pas préparée. Les amis de Podiebrad, dans leur impatience, ne comprenaient guère ces délicatesses, et l’un d’eux, en plein parlement, ne craignit pas de lui adresser une espèce de sommation avec une extrême violence de langage. AEneas Sylvius, trompé par sa modération, croyait aussi que son cœur était changé, et ne lui ménageait pas les flatteries pour le ramener complètement à l’obédience de Rome ; Les argumens les mieux choisis se mêlaient aux félicitations caressantes dans les lettres du spirituel évêque. « Podiebrad avait fait de grandes choses, disait AEneas Sylvius, il avait dépassé tout ce qu’on espérait de lui ; un royaume, naguère frappé au cœur, se relevait sous sa main ; la chrétienté, déchirée elle-même par des divisions meurtrières, réclamait un bienfait semblable. Était-ce en face de l’invasion ottomane qu’un héros comme George de Podiebrad pouvait s’opposer à l’unité de l’église ? » En même temps que l’évêque de Sienne lui tenait si habilement ce noble langage, Capistran, persuadé de son côté que l’heure décisive avait sonné, demandait au roi Ladislas la permission de venir prêcher à Prague. Podiebrad sut maintenir sa ligne avec une modération inflexible ; il ne se laissa troubler ni par les clameurs des impatiens, ni par les flatteries des hommes qui mettaient si bien à profit les calamités publiques. Résolu à marcher contre les Turcs avec l’armée hussite, il ne croyait pas que ses devoirs envers l’Europe le déliassent de ses devoirs envers la patrie. Aux factieux du parlement il disait de sa voix retentissante : « Qui ose douter de ma parole ? L’église nationale m’a confié sa cause, c’est à moi de choisir le jour et l’heure pour agir utilement. » Il promettait son épée, mais non pas sa conscience, à AEneas Sylvius. Quant à Jean Capistran, il lui refusait sans hésiter l’entrée de la ville de Prague. Montrer tant de mesure et de fermeté tout ensemble, déployer l’art d’un politique moderne sur un théâtre où s’agitait la mêlée du moyen âge, n’était-ce pas travailler encore à l’éducation du jeune roi ?

Maintes questions de détail qui intéressaient l’intégrité du territoire, maintes querelles avec les états de Silésie, avec le duc de Saxe, le duc de Luxembourg, le margrave de Brandebourg, furent aussi pour Podiebrad une occasion d’initier Ladislas aux affaires de la Bohême, et de le faire apparaître en roi au peuple tchèque. Le grand intérêt cependant qui domine tous les autres, c’est la lutte contre l’invasion ottomane. L’année même où Ladislas avait été couronné à Prague, le jeune sultan Mahomet II s’était emparé de Constantinople. L’Europe était consternée. Les deux pouvoirs qui représentaient l’unité européenne au moyen âge, l’empereur et le pape, n’étaient guère en mesure de répondre aux exigences de leur tâche. Le pape, Nicolas V, était un vieillard infirme qui sentait déjà les approches de l’heure suprême ; Frédéric III, en apprenant la ruine de l’empire grec, s’enferma dans son palais, pleura, pria, fit pénitence, mais ce fut tout ce qu’il put faire pour secourir la chrétienté. L’empire entre ses mains n’était qu’un pouvoir nominal, et il n’avait pas l’énergie nécessaire pour tirer de cette situation amoindrie les ressources qu’elle renfermait encore. Toujours en querelle avec ses vassaux et occupé sans cesse à les tromper, il profitait trop bien des divisions de l’Allemagne pour souhaiter ardemment la vigoureuse union de toutes ses forces. L’idée seule d’une croisade effrayait sa politique de petites ruses et de misérables calculs. À vrai dire, tous les souverains de l’Allemagne pensaient de même ; jamais les rivalités des princes dans une féodalité abâtardie ne produisirent un égoïsme plus lâche. Un seul état dans ce désarroi général était décidé à une lutte à mort contre les conquérans de la Grèce : c’était l’empire de Ladislas, avec ses Bohèmes et ses Hongrois. Dès le mois de janvier 1454, pendant que Rome, par la voix de Nicolas V, pousse quelques clameurs inutiles, pendant que l’Allemagne délibère dans ses diètes souveraines, avec l’intention de ne rien faire, la diète hongroise d’Ofen ordonne à tout ce qui possède un pouce de terre de se ranger sous la bannière de la croix. Le clergé même, prêtres et prélats, est appelé aux armes et répond à l’appel. Aussi, quelques mois après, Mahomet ayant pénétré en Serbie, Hunyade s’élance à la tête d’une armée enthousiaste, passe deux fois le Danube, atteint l’ennemi à Krusewac, l’enfonce, l’écrase, et du premier coup le met hors d’état de tenir la campagne pour toute l’année.

À côté des sujets de Ladislas, il y a deux hommes d’un autre pays qui ont joué un grand rôle dans cette lutte : ce sont ces deux personnages que nous avons rencontrés déjà sur le théâtre des affaires de Bohême et dans des circonstances bien différentes, AEneas Sylvius et Jean Capistran. Si Nicolas V se décida à convoquer la chrétienté au secours de l’Europe orientale, c’est Sylvius qui par ses exhortations et ses reproches a réveillé le vieux pontife ; c’est lui encore qui secoue la torpeur de Frédéric III et qui harcèle princes et peuples d’Allemagne. Il prend la place des pouvoirs qui abdiquent ; on dirait qu’il est le pape et l’empereur. Jean Capistran est près de lui à la diète de Francfort, à l’assemblée de Neustadt. Les passions qui l’animent cette fois sont de généreuses passions. N’est-ce pas un noble spectacle de voir le fougueux ennemi de Podiebrad applaudir avec transport aux paroles du chef des hussites, quand celui-se se déclare prêt à marcher contre les Turcs avec toutes les forces de la Bohême, si les princes allemands ses voisins promettent de ne pas inquiéter ses frontières ? Ainsi, devant le danger qui menace la civilisation chrétienne, les dissidences religieuses disparaissent, et les légats de la cour de Rome marchent sous la même bannière que les soldats de Jean Huss. Malheureusement l’Allemagne catholique n’est guère disposée à les suivre. Les parlemens se succèdent et ne concluent rien. « Ces diètes allemandes ne sont jamais stériles, disait AEneas Sylvius avec son fin sourire ; chacune d’elles en enfante une autre. » Cela dura ainsi plus de deux années. Podiebrad veut se porter sur le Danube ; mais, engagé dans des querelles sans fin avec les princes qui disputent à Ladislas tel ou tel morceau de ses frontières, avec les seigneurs féodaux qui essaient de lui enlever la confiance du roi, avec l’empereur lui-même, qui ourdit contre son neveu de misérables intrigues, il est forcé d’ajourner ses projets. C’est encore Hunyade, plus libre dans sa Hongrie, où ne bat qu’un seul cœur, c’est l’héroïque Hunyade qui va supporter le poids de l’invasion et sauver le monde chrétien. Il s’était jeté dans Belgrade pour en faire le boulevard de l’Europe ; Capistran, avec des bandes de Polonais, d’Allemands, de Bohèmes, de Serbes, vraie croisade populaire qu’enflammait son exemple, était venu l’y retrouver. Mahomet ne tarda pas à envelopper la ville ; sa flotte commençait déjà l’attaque du côté du Danube et de la Save, tandis qu’une immense multitude, maîtresse des abords, se préparait à monter à l’assaut. L’armée d’Hunyade et les bandes de Capistran rivalisèrent d’audace et d’énergie. Chefs et soldats, bourgeois et moines, chacun fit des miracles. Ce furent les bourgeois de Belgrade qui détruisirent la flotte dans le combat naval du 14 juillet 1454, et lorsque toute l’armée turque, s’ébranlant à la fois dans la nuit du 21 au 22, attaqua les remparts de la ville, qui sait si les chrétiens n’eussent pas succombé sous ce formidable choc sans l’enthousiasme de Capistran, qui se portait de tous côtés, soutenant les uns, ramenant les autres, enfin, comme dit un chroniqueur, forçant les morts eux-mêmes à recommencer le combat ? Belgrade fut sauvée et l’armée de Mahomet anéantie. Qui avait remporté la victoire, Hunyade ou Capistran ? Tous deux ensemble, tous deux aussi eurent ce même destin de ne pas survivre à leur triomphe. Quelques semaines après, le 11 août, Hunyade était emporté par la peste, et Capistran ne tardait pas à le suivre ; le fougueux évêque napolitain mourut le 23 octobre dans la petite ville d’Ilok, où Ladislas alla deux fois le visiter sur son lit d’agonie.

L’année de cette héroïque victoire, trois mois après la mort de Hunyade et dans la ville même qu’il avait à jamais illustrée, eut lieu une tragédie qui ne montre pas seulement l’attitude si différente de la Hongrie et de la Bohême en face du roi Ladislas, mais qui peut expliquer aussi le rôle qu’elles ont joué l’une et l’autre dans les révolutions de nos jours. Tandis que George de Podiebrad gouvernait la Bohême sans séparer les intérêts du roi de ceux de la nation hussite, Hunyade avait toujours gardé soit envers le jeune héritier du trône, soit envers son tuteur Frédéric III, cette défiance altière qui est propre à l’aristocratie magyare. Ladislas ne régnait que de nom dans son royaume de Hongrie ; le pouvoir était aux mains du glorieux vainqueur des Turcs. Livrer à Ladislas les châteaux et les villes qu’il réclamait sans cesse, c’eût été les livrer aux conseillers du jeune roi, et le conseiller de Ladislas pour les affaires de Hongrie était le comte de Cilly, prince de la maison d’Autriche, l’un des plus violens ennemis de Hunyade. Ladislas avait bien essayé de réconcilier Hunyade et Cilly, il avait même obtenu que Cilly promît sa fille en mariage au fils aîné d’Hunyade ; mais en dépit des efforts du roi, et malgré ces solennelles fiançailles, les haines persistaient toujours entre les deux maisons : le vainqueur de Belgrade, jusqu’à la dernière heure, avait refusé de livrer les places qui assuraient sa puissance, attendant que le roi fût majeur et capable d’agir avec une liberté entière. Hunyade mort, son fils aîné voulut prendre le commandement et suivre la même politique. Il s’engagea pourtant, sur les instances plus pressantes du roi Ladislas, à lui rendre tous ses châteaux, y compris la forteresse de Belgrade, dans un délai fixé. Le comte de Cilly espérait-il hâter la reddition de Belgrade ? le roi voulait-il, sans arrière-pensée, exécuter enfin un projet formé depuis si longtemps et paraître avec son armée sur la frontière ottomane ? On ne saurait le dire ; ce qui est certain, c’est qu’il descendit le Danube avec une flotte de cent trois navires, qu’il arriva le 8 novembre à Belgrade, et y fut salué sur le rivage par les acclamations des Hongrois. Son armée, forte de quarante-quatre mille hommes, tant soldats que croisés, resta sur les navires ; pour lui, confiant dans la soumission de Hunyade, il se dirigea vers la forteresse avec un petit nombre de seigneurs tchèques et allemands.

Il entre, mais aussitôt la porte est refermée derrière lui ; en même temps on ordonne aux seigneurs de déposer leurs armes, et quiconque s’y refuse est renvoyé. C’est une ancienne coutume, une coutume inflexible, disait-on au jeune roi ; nul homme étranger à la garnison ne peut entrer armé dans la forteresse. Le lendemain matin, le comte de Cilly, qui venait d’entendre la messe, est invité à une conférence dans le château-fort avec le comte Hunyade. Il hésite quelque temps, puis finit par s’y rendre, une cotte de mailles cachée sous son pourpoint. On n’admet avec lui que deux seigneurs de sa suite, un jeune Tchèque de seize ans et le comté Frangipan, à qui par mégarde on avait laissé son épée. Dès les premiers mots que lui adresse Hunyade, à l’accent de sa voix, à l’attitude des gens qui l’entourent, Cilly comprend qu’il est attiré dans un guet-apens. Il ne lui reste qu’une chance, c’est d’attaquer le premier. Il saisit l’épée de son compagnon, blesse Hunyade et trois de ses chevaliers ; mais, accablé par le nombre, il tombe percé de coups : il était mort déjà quand un des Hongrois lui trancha la tête d’un coup de hache. Le roi, enfermé dans des appartenons particuliers, entendit le bruit des armes et les cris des combattans ; on lui dit qu’une dispute avait éclaté entre le comte de Cilly et le comte Hunyade, : et que Cilly, ayant frappé le premier, venait d’expier son crime. Le roi n’avait rien à craindre, ajoutaient les Magyars ; délivré de l’homme qui prétendait le dominer, délivré de cet ambitieux et de ce traître, il allait régner enfin, et tous les Hongrois s’empresseraient de lui obéir. Ladislas, à dix-sept ans, était aussi dissimulé qu’un vieux cardinal italien ; il feignit d’approuver ce qui s’était passé, il affecta du moins la plus complète indifférence ; apprenant même que ses troupes voulaient attaquer la forteresse pour le délivrer, il leur fit dire par ses barons qu’il n’avait besoin d’aucun secours ; d’ailleurs la croisade était différée jusqu’à l’année suivante, l’approche de l’hiver et l’absence des renforts attendus d’Allemagne rendaient l’entreprise impossible, tous les croisés étaient libres de regagner leurs foyers. Est-il nécessaire d’ajouter que Ladislas n’avait pas amené tant de braves gens à Belgrade pour les congédier dès le lendemain ? Cette décision lui avait été dictée par les Hongrois ; mais le jeune prince s’y prêta de si bonne grâce, que tous y furent pris, amis et adversaires.

Quelques mois après, Ladislas était à Ofen, dans, la forteresse, entouré de ses amis, assuré de l’appui des principaux chefs magyars, et il y proclamait sa majorité. Un jour, le 14 mars 1455, après un tournoi auquel assistaient les deux fils de Jean Hunyade, il prend l’aîné par le bras, cause familièrement avec lui, et le conduit jusqu’en ses appartemens, où, changeant tout à coup de ton, il le fait arrêter. Jugé et condamné comme meurtrier du comte de Cilly, le fils du héros de Belgrade fut décapité le surlendemain. « C’était, dit AEneas Sylvius, un jeune homme de vingt-quatre ans, beau, noble, avec de longs cheveux blonds qui tombaient sur ses épaules à la manière hongroise. Les mains liées derrière le dos, couvert d’un manteau de brocart d’or, il fut conduit sur la place du supplice. Il marchait gaiment à la mort, sans peur, sans angoisses, la tête haute, les regards librement dirigés sur la foule. » Arrivé à l’endroit fatale il prononça quelques paroles, prit Dieu à témoin de son innocence, et s’agenouilla sous la hache. Le bourreau était si troublé, qu’il fut obligé de frapper quatre fois avant que la tête roulât sur l’échafaud.

Bien que ces scènes horribles ne fussent pas rares dans la tragique mêlée du moyen âge, bien que le théâtre de la politique y ait été trop souvent ensanglanté par le meurtre et déshonoré par la ruse, l’exécution du fils aîné de Jean Hunyade produisit la plus sinistre impression dans tous les états de Ladislas. On oublia le guet-apens tendu au comte de Cilly, et l’on ne vit plus que le coupable devenu victime à son tour. George de Podiebrad, séparé de Hunyade par tant de haines de face et d’intérêts contraires, n’en ressentit pas moins vivement la douleur publique en pensant à son maître. Quoi ! une dissimulation si profonde chez un prince à peine sorti de l’enfance ! Podiebrad était trop franc pour cacher ce qu’il pensait, et comme il en résulta une froideur marquée entre le roi et le lieutenant du royaume, les ennemis du chef des hussites voulurent profiter de l’occasion pour le perdre. Le bruit se répandit qu’une correspondance de Podiebrad trouvée parmi les papiers des Hunyade révélait chez lui des projets de rébellion contre le roi. Podiebrad évoqua lui-même l’affaire, non-seulement devant les états réunis à Prague au mois de juin 1455 ; mais dans le conseil de Ladislas. Les états répondirent en promettant de châtier les calomniateurs, et Ladislas, qui se trouvait alors à Vienne, où il avait emmené captif le plus jeune fils du héros de Belgrade, Mathias Corvin, écrivit au lieutenant du royaume de Bohême pour lui dire qu’il avait toute confiance dans la loyauté de ses services. Attribuer la même politique à George de Podiebrad et aux Hunyade, c’était méconnaître en effet et le caractère particulier du chef des hussites et l’esprit général de la Bohême. Nulle ressemblance entre les Tchèques et les Magyars : la Hongrie est fière, aristocratique, impatiente du joug étranger, et alors même qu’elle fait ses conditions à celui qui porte chez elle la couronne de saint Etienne, elle est toujours défiante envers le souverain, quand le souverain n’est pas sorti de ses rangs. la Bohême a ses traditions très hardies, son esprit national très fidèle au passé, ses croyances religieuses naïvement et obstinément téméraires ; mais elle tient à ses rois, à ceux que lui ont donnés les complications de l’histoire comme à ceux qui représentent les plus antiques souvenirs de la patrie ; elle y tient au point d’en être jalouse, et si son roi, comme Ladislas le Posthume, règne à la fois sur trois peuples différens, le souci qui la tourmente est que ce foi ne lui appartienne pas tout entier, qu’il subisse d’autres influences que les siennes, qu’il réside trop souvent dans une capitale étrangère. La Hongrie, soys Jean Hunyade et ses fils, tenait fort peu à la présence de Ladislas ; la Bohême, sous George de Podiebrad ; se plaignait de ne pas voir le roi dans son château de Prague, car elle ne demandait à la royauté que le bienfait général de l’ordre, l’unité du pays, le couronnement de l’état, et elle se sentait assez forte pour imposer à cette royauté, quelle qu’elle fût, le respect des franchises nationales. La Bohême, à l’heure de son plus audacieux développement, était donc fidèle à son esprit distinct en même temps qu’elle était dévouée au monarque. N’est-ce pas ainsi que nous avons vu récemment le pays des hussites, en 1848, défendre la monarchie des Habsbourg ? N’est-ce pas ainsi que les descendans de Podiebrad, sous le commandement de Jellachich, combattaient les descendans des Hunyade ? L’Autriche était pour eux le lien d’une grande fédération, comme le roi était pour leurs ancêtres le lien de la société bohémienne : voilà pourquoi ils protégeaient l’empire sans cesser de réclamer leur vieille autonomie. Dans ces douloureuses et funestes complications, l’esprit des Tchèques du XVe siècle animait encore instinctivement les Tchèques du XIXe.

Les circonstances toutefois sont bien changées. Entre Bohémiens et Magyars, grâce à Dieu, les vieilles haines ont disparu. Qui sait si les Tchèques de nos jours, après tant d’espérances trompées, persisteraient dans leur ancienne conduite ? Au XVe siècle, la grande préoccupation de George de Podiebrad est de consolider en Bohême la royauté de Ladislas. À la suite de ces tragédies hongroises que nous racontions tout à l’heure, Ladislas est allé s’installer à Vienne et ne paraît pas disposé à en sortir. On dirait qu’il craint la Bohême comme il craignait la Hongrie. Il est probable que les adversaires des hussites entretenaient, chez lui ces sentimens. Podiebrad est obligé de négocier pour arracher le jeune roi à ses conseillers autrichiens aussi activement qu’on négociait naguère pour le soustraire à la tutelle de Frédéric III. Enfin, le 19 septembre 1457, Ladislas quitte Vienne, et dix jours après il arrive dans sa capitale de Prague, où il est reçu avec tous les témoignages d’une joie enthousiaste.


VI

Ladislas était majeur et songeait à se marier, Est-ce un des seigneurs de sa cour de Vienne, est-ce George de Podiebrad qui lui suggéra la pensée de demander la fille du roi de France ? On ne sait ; mais un des premiers soins du jeune prince, dès son retour à Prague, fut d’envoyer à Charles VII une brillante ambassade de seigneurs, de dames et de demoiselles chargée de lui ramener sa fiancée, madame Madeleine, âgée de quinze ans. S’il faut en croire nos vieux chroniqueurs, ce serait Charles VII lui-même qui aurait souhaité cette alliance pour organiser plus sûrement une expédition contre les Turcs[5]. Quoi qu’il en soit, l’ambassade, composée des plus grands seigneurs de la Bohême, arriva dans la ville de Tours, où le roi résidait alors, le jour de Noël 1457. Le cortège se composait de sept cents hommes à cheval et de vingt-six voitures magnifiquement dorées, sans compter les chariots. La foule émerveillée se pressait sur le passage des envoyés de la Bohême. Ces cavaliers si fièrement en selle, ces archevêques, ces évêques, ces dignitaires d’un royaume lointain, ces nobles dames aux parures orientales, c’était comme une apparition d’un monde inconnu. Toute la noblesse de France était allée à leur rencontre à quelques lieues de Tours, et le double cortège avait fait son entrée dans la ville au bruit joyeux des cloches sonnant à pleine volée. Admis le jour même auprès de la reine et de sa fille, les seigneurs et les dames avaient déjà déployé aux yeux de la jeune fiancée les présens de Ladislas, tissus d’Orient, étoffes brodées d’argent et d’or, pierreries des mines de Bohême ; enfin tout était joie, espérance, ivresse naïve, lorsque le lendemain 26 décembre une nouvelle inattendue changea en un deuil subit l’allégresse des deux peuples : le roi Ladislas, dans la fleur de la première jeunesse, venait de mourir à Prague. Charles VII fit célébrer un service funèbre pour l’âme du roi de Bohême dans l’église métropolitaine de Tours, un service vraiment royal, dit Jean Chartier, « tant en sonnerie, luminaire de torches et de cierges qu’autres choses, comme à un tel prince convenait et appartenait. » L’ambassade resta encore plusieurs jours à la cour de France, et quand elle prit congé, le 30 décembre, on ne vit pas seulement pleurer la reine et la jeune fiancée devenue veuve avant l’âge ; il n’était personne qui pût retenir ses larmes. Le roi fit escorter ses hôtes par une troupe de seigneurs pendant leur voyage à travers la France. Toutes les villes avaient reçu l’ordre de leur préparer un accueil magnifique. Ils voulurent connaître Paris, qu’ils n’avaient pas encore vu, s’étant dirigés en droite ligne vers la Touraine. Ils y furent traités selon le vœu du roi, et prirent le plaisir le plus vif à examiner longuement les richesses de la ville, à visiter les monumens, les églises, le trésor de Notre-Dame, les reliques de la Sainte-Chapelle, les écoles et les bibliothèques. L’université, si fameuse dans toute l’Europe chrétienne, était un des principaux objets de leur curiosité. On les conduisit ensuite à Saint-Denis pour leur montrer l’antique abbaye et les sépultures royales. Tandis qu’ils admiraient tant de choses si nouvelles pour eux, ils étaient eux-mêmes un spectacle pour la ville. Ils étaient logés, les uns dans la Cité, les autres sur la rive gauche de la Seine, rue Saint-Jacques, aux alentours de la montagne Sainte Geneviève ; Jean Chartier raconte que leurs chariots, barricadés et défendus comme des forteresses, campaient nuit et jour dans les rues. On était surpris, dit le vieux chroniqueur, de voir » aucuns de leurs chariots demeurant tout chargés de leurs biens, emmy les rues par chaque nuit, en plusieurs lieux, tant qu’ils demeurèrent à Paris ; et y avoit des gens établis à coucher dessous, tous enchaînés de grosses chaînes, quelque froidure qu’il fît, qui étoit lors bien excessive ; et étaient ces chaînes fermées à serrures et à clés que l’un des gouverneurs emportoit le soir, quand il s’en alloit coucher. » C’est ainsi que les seigneurs voyageaient en Bohême pendant les guerres civiles, et il paraît que ces habitudes n’avaient pas encore disparu sous Podiebrad et Ladislas. Le » campement de l’ambassade bohémienne au milieu des rues de Paris n’est-il pas une vive et pittoresque image de la longue anarchie que nous avons décrite ?

Que s’était-il passé à Prague depuis que l’ambassade avait pris la route de la France ? De grands préparatifs se faisaient pour la célébration des noces royales. L’empereur et l’impératrice, avaient promis d’y assister ; les ducs de Saxe, de Bavière, de Silésie, le margrave de Brandebourg et bien d’autres princes de l’empire devaient aussi prendre part à la fête. Ils ne venaient pas seulement honorer de leur présence le mariage du roi de Bohême et de Madeleine de France, ils voulaient arrêter une convention définitive pour la défense de l’Europe contre les Turcs. L’alliance de Ladislas et de Charles VII était le signal d’une période nouvelle : de grandes choses, disait-on, allaient sortir de cette réunion de Prague ; mais bientôt des signes funestes commencèrent à troubler les imaginations : deux comètes, une grande et une petite, avaient paru dans le ciel, et quand Ladislas les vit, disent les vieux annalistes, effrayé de ce mauvais présage, il pria Dieu de lui pardonner ses fautes. Ce n’est pas tout : les lions enfermés dans le jardin du château de Prague se mirent à pousser des rugissemens extraordinaires, des rugissemens effroyables et plaintifs, qui ne cessèrent pas durant plusieurs jours, et frappèrent la ville de terreur. Le 20 novembre, le roi, qui venait de tenir sur les fonts baptismaux l’enfant du burgrave de la ville, se plaignit de vives douleurs de tête en rentrant au château. Le lendemain, une éruption se produisit sur son corps, et, bien qu’il voulût cacher ce symptôme par une fausse honte, il fit appeler ses médecins. L’un d’eux, lui ayant tâté le pouls, s’empressa de le rassurer : « Ce n’est rien, sire roi, il n’y a ici aucun péril ; » mais l’autre, après un examen plus attentif, lui dit : « Sire roi, tu es très malade, » et lui fit prendre une boisson destinée à provoquer la sueur. Voyant ses médecins si peu d’accord, Ladislas ne s’effraya point et voulut assister ce jour-là même à une séance de son conseil. « Hélas ! le gentil seigneur, on ne le vit pas une seule fois sourire comme il avait coutume, » dit le vieil annaliste ; son attitude était silencieuse et morne. Le soir encore, soupant avec ses conseillers, il était sombre et ne dit pas un seul mot. Le mal augmenta pendant la nuit, et le 22 au matin toute la ville apprit subitement que le roi était en danger de mort. Ce fut une impression de stupeur. Podiebrad accourut, et comme il exhortait le roi à ne pas s’abandonner, à rassembler ses forces et son courage : « Mon cher George, lui dit le mourant, voilà bien des années que je connais ton cœur loyal et magnanime. C’est toi qui as fait que le peuple de Bohême m’a donné la couronne. J’espérais exercer longtemps dans de pays ce souverain pouvoir que tu m’y as préparé ; mais Dieu en a décidé autrement. Je sens que je meurs. Le royaume va être dans tes mains. J’ai deux demandes à te faire, mon chef George : je te prie d’abord de chercher à maintenir la paix parmi les peuples que j’abandonne a eux-mêmes, d’être un gouverneur loyal pour ce royaume, un juge équitable pour les veuves, les orphelins, les pauvres, et d’étendre sur eux ta main protectrice. Voici maintenant ma seconde demande : fais en sorte, je t’en prie, que tous ceux qui m’ont accompagné en Bohême, venant d’Autriche ou d’autres pays, puissent retourner chez eux sans éprouver aucun dommage, sans être exposés à aucun péril. C’est le dernier bienfait que je réclame de toi. Ne me le refuse pas. » George répondit que c’étaient là des pensées bien prématurées ; le roi, disait-il, sera bientôt guéri et gouvernera son royaume à sa guise. Il le conjurait enfin de ne plus parler de choses si douloureuses pour ses amis, et qui devaient lui faire grand mal à lui-même. Le roi lui prit la main et dit : « Promets-moi de faire, ce que je t’ai demandé ; oh ! je sens bien que je vais mourir. Si tu accomplis mes ordres, j’invoquerai pourvoi la grâce de Dieu, car ma vie n’a pas été tellement mauvaise que l’entrée du royaume du ciel me soit refusée. Je quitte les biens de la terre pour ceux du paradis. Ainsi que mes prières et mes vœux te soient sacrés ! » Podiebrad, éclatant en sanglots, promît au roi que tous ses ordres seraient religieusement accomplis. On amena les prêtres au lit du mourant, qui reçut avec grande dévotion les sacremens de l’église. L’agonie se prolongea doucement jusqu’au lendemain. Vers le soir, se sentant plus faible, Ladislas se fit présenter un crucifix avec des cierges allumas, et, les regards attachés sur l’image du Christ, il récita d’une voix mourante la prière que le Sauveur a enseignée aux hommes. Au moment où il disait : Délivrez-nous du mal ! son souffle s’éteignit avec le dernier mot. C’était le mercredi 23 novembre 1457, quelques minutes ayant le coucher du soleil.

Comment dire la stupeur, dont la Bohême fut frappée ? Après tant d’efforts pour mettre fin à une effroyable anarchie, tout était remis en cause. L’Europe orientale fut comme atteinte au cœur. Excepté Charles VII, enfin délivré des Anglais, il n’y avait pas dans la chrétien un monarque plus puissant que Ladislas. Avec les états dont il était le roi et ceux qui le reconnaissaient pour suzerain, son empire allait bientôt s’étendre de la mer Baltique à la Méditerranée. Il y avait au sein de la féodalité allemande deux pouvoirs qui dominaient tous les autres, l’empereur et le roi. Or l’empereur s’effaçait de jour en jour, le roi grandissait au contraire, il tenait trois royaumes rassemblés sous sa main, et la Bohême, fière de l’avoir pour chef, voyait déjà un nouvel empire se substituer à l’empire germanique, un empire dont les Slaves formeraient le centre, comme sous le roi de Bohême Charles IV. Ceux-là mêmes qui n’aimaient pas le roi ne pouvaient s’empêcher de compatir à un si grand malheur. Ce nouvel exemple du néant de l’homme et de la fragilité des grandeurs d’ici-bas parlait aux imaginations avec une terrible éloquence. Que de péripéties tragiques on avait traversées avant que cet orphelin recouvrât son triple héritage ! Il le possédait enfin ; il tenait avec son triple sceptre l’épée de la Bohême, de la Hongrie et de l’Autriche ; il avait dix-huit ans, et devant lui le long espoir ; il allait épouser la fille du roi de France ; tous les princes d’Allemagne, l’empereur et l’impératrice à leur tête, se réunissaient déjà pour lui rendre hommage. Quel début d’un grand règne ! quelle révolution peut-être dans les destinées d’une partie du monde chrétien ! Un vent empesté, venu d’Asie, souffle tout à coup sur l’Europe orientale ; l’ange noir dont parlent les chroniqueurs, l’ange noir des grandes épidémies du moyen âge touche du bout de son aile cette jeune tête à chevelure d’or, et tout s’écroule aussitôt : présent, avenir, tout s’est évanoui comme un songe.

C’était la peste en effet qui venait de frapper Ladislas, la peste, qui avait ravagé la Bohême quelques années auparavant et qui sévissait encore en Pologne, en Hongrie, la peste qui l’année précédente avait emporté le grand Hunyade : le jeune roi fut une de ses dernières victimes. Au milieu de la désolation publique, des bruits sinistres se répandirent. C’étaient les Bohémiens, disaient les Allemands, c’étaient les Tchèques, les partisans de Jean Huss, qui avaient empoisonné le roi, et ces accusations remontaient jusqu’à George de Podiebrad, le premier en Bohême après Ladislas, le seul homme qui pût lui succéder dans le pays des hussites. Ces calomnies, si absurdes qu’elles soient, ont un intérêt historique ; elles montrent combien les haines de races étaient alors violentes et aveugles. Quant aux écrivains routiniers qui les répètent aujourd’hui encore, ils prouvent qu’ils connaissent bien peu l’état de l’Europe orientale au XVe siècle. Si Ladislas fut pleuré en Autriche, il ne le fut pas moins des peuples de la Bohême. La ville de Prague lui fit de splendides et touchantes funérailles. « Au premier rang, dit un témoin, marchaient toutes les confréries d’ouvriers, chacun d’eux portant une torche enflammée, puis les clercs, puis les moines, puis l’université tout entière ; on voyait ensuite douze chevaux, les chevaux du roi, tout caparaçonnés de noir, et conduits par des écuyers ; puis venaient le clergé en grand costume, l’archevêque hussite Rokycana avec ses ornemens de deuil, tous les chevaliers du roi vêtus de noir, et, comme les moines, tenant chacun un cierge. Après eux s’avançait le cercueil, sous un baldaquin. Les seigneurs du conseil le portèrent du palais jusqu’au pont de la Moldau, et les chevaliers depuis le pont de la Moldau jusqu’à la forteresse. Le cercueil était ouvert ; chacun pouvait voir une dernière fois ce beau visage dont la grâce était rehaussée par la majesté du trépas. À droite, à gauche, à la suite du cercueil marchaient les seigneurs de Bohême et d’Autriche. Derrière eux enfin se pressait le peuple, une foule immense, confuse, hommes, femmes, enfans, vieillards, toute la population de Prague, et c’est là surtout qu’on entendait éclater les sanglots. Il n’y avait pas eu plus de lamentations dans la ville le jour où le grand Bohême, l’empereur d’Allemagne Charles IV, était descendu aux caveaux de Saint-Vite. À l’entrée de la forteresse, le chapitre de la cathédrale, assisté du clergé, reçut le corps des mains des chevaliers et le porta, au milieu des chants de deuil, dans l’antique sépulture des rois de Bohême. Alors l’archevêque hussite, Rokycana, s’avançant au bord de la fosse, voulut prononcer une sorte d’oraison funèbre ; mais le chapitre, composé de catholiques, lui contesta le droit de parler. C’était la grande querelle qui reparaissait toujours. Était-ce donc sur la tombe de ce jeune homme qu’il convenait de poursuivre la lutte ? L’archevêque garda le silence ; il savait bien que la meilleure harangue en ce moment, c’était l’attitude modérée des hussites et la douleur de tout un peuple. La cérémonie terminée, quand George de Podiedrad, selon la vieille coutume, brisa devant le cercueil le sceau, les insignes et la bannière de Ladislas, il sembla que la mort venait de le frapper une seconde fois. Tous les yeux se mouillèrent de larmes, et les sanglots redoublèrent.

Le roi est mort, vive le roi ! disait-on dans l’ancienne France. Les difficultés ne pouvaient se dénouer si vite dans cette Bohême, accoutumée de tout temps aux tumultueux interrègnes. dès qu’on apprit la mort de Ladislas, des prétendans au trône se levèrent de tous côtés. C’étaient d’abord les princes de la maison d’Autriche, l’empereur Frédéric III, son frère le duc Albert, Sigismond, duc de Tyrol ; puis les deux beaux-frères de Ladislas, Guillaume, duc de Saxe, et Casimir, roi de Pologne ; puis des princes de l’empire, Frédéric, électeur de Brandebourg, son frère le margrave Achille, et Albert, duc de Bavière ; enfin deux compétiteurs tout à fait inattendus, le second fils du grand Hunyade, Mathias Corvin, et le roi de France Charles VII. Ceux-ci invoquaient des droits de parenté, ceux-là des conventions secrètes, des arrangemens de territoire, comme il s’en faisait si souvent dans les obscurs conflits de la féodalité germanique ; les autres, sans droits, sans titres, intervenaient en vue de l’intérêt commun, se mettant au service de l’Europe orientale, et, par elle, de la chrétienté tout entière. « Il y avait aussi un prétendant, qui n’avait pas à révéler ses titres ; les échos répétaient son nom d’un bout de la Bohême à l’autre. Est-il besoin de faire apparaître au milieu du tumulte sa calme et grande figure ? Elle domine déjà tout ce tableau… C’était l’homme à qui Ladislas mourant avait dit : « Mon cher George, ce royaume est dans tes mains. » George de Podiebrad continuait de gouverner l’état avec la douceur, et l’impartialité qui conviennent à la force. Il laissait toutes les compétitions se produire. Le choix des états devant donner un roi à la Bohême, il avait confiance dans les représentans de la nation, et tenait plus, que personne à la liberté du vote. Il ne fallait pas que cette consécration, son meilleur titre, pût lui être contestée dans l’avenir. L’assemblée des états ouvrit ses séances dans l’hôtel de ville de Prague le 27 février 1458. Trois jours furent employés à écouter les orateurs des princes qui aspiraient, au trône des Ottocar. On remarqua surtout le discours de l’ambassadeur de Charles VII. Le roi de France demandait la couronne de Bohême pour son second fils et s’engageait à payer toutes les dettes contractées par l’état sous le coup de la guerre civile ; le jeune prince n’ayant encore que douze ans, la lieutenance du royaume continuerait d’appartenir pendant quatre années à George de Podiebrad, après quoi, le fils de Charles VII partirait pour la Bohême avec un trésor digne d’un roi. Ces offres d’argent, faites à un peuple épuisé, le prestige toujours si grand du nom de la France, émurent beaucoup d’esprits dans le parlement ; mais le lendemain, quand on sut la nouvelle, l’agitation fut si vive qu’on craignit une émeute. La patrie, elle aussi, ne devait-elle pas avoir ses orateurs ? Le cri du peuple fut entendu. Le 2 mars, tous les envoyés des princes ayant terminé leur mission, l’assemblée dut accomplir la sienne. Une foule immense, pressée devant l’Hôtel de Ville et dans les rues environnantes attendait impatiemment le résultat du vote. La séance ouverte, on fit d’abord la prière, selon l’usage national, pour invoquer l’assistance du saint des saints. Le plus haut personnage du parlement, le burgrave de Prague, Zdènek de Sternberg, avait à opiner le premier. Au lieu de prononcer simplement un nom, il s’approcha du lieutenant du royaume, mit un genou en terre, et dit d’une voix émue : « Vive George, notre gracieux roi et seigneur ! » On eût dit alors que l’assemblée n’avait qu’une seule âme ; tous plièrent le genou et ce même cri, répété aussitôt dans les escaliers, dans les cours, sur la place, de rue en rue, éclata, comme la voix de la patrie, par toute la ville de Prague : « Vive George de Podiebrad, roi de Bohême ! »


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Ces noms désignent diverses sectes de hussites : les calixtins réclamaient pour les laïques l’usage du calice dans la communion ; les orphelins ne jugeaient personne digne de succéder à Jean Ziska ; les taborites s’appelaient ainsi du nom de la ville de Tabor, ils rejetaient divers sacremens et niaient le purgatoire.
  2. Voyez dans la Revue du 15 avril 1855 l’étude intitulée l’Histoire et l’Historien de la Bohême, M. Franz Palacky.
  3. Geschichte von Bôhmen, von Franz Palacky, 3, et 4e volumes. Prague 1857-1861.
  4. Das Koenigthum Georg’s von Podiebrad. Ein Boitrag zur Geschichte der Entwickelung des Staates gegenüber der Katholischen Kirche, von Max Jordan ; 1 vol. Leipzig,
  5. Voir l’Histoire de Charles VII, roi de France, par Jean Chartier, sous-chantre de Saint-Denys, Jacques le Bouvier, Mathieu de Coucy et autres auteurs du temps ; Paris 1661, in-folio.