Traduction par Anatole Bordot.
Morizot (p. 214-226).

CHAPITRE XXIII

Construction d’un colombier. — Singulier moyen que j’emploie pour fixer les pigeons sauvages dans le colombier. — Iji boule merveilleuse et l’huile d’anis. — La tillandsie ou barbe espagnole. — Triste aventure de Jack. — Travaux et récoltes avant le retour de la mauvaise saison. — Second hiver. — La baleine. — La nouvelle île. — Le corail. — Fantaisie d’Ernest — de devenir un nouveau Robinson.


On nous fit à Falkenhorst un accueil très-affectueux, comme toujours ; mais ma femme ne put s’empêcher de nous adresser quelques tendres reproches sur notre longue absence ; puis elle nous pardonna en voyant nos trois beaux pigeons et notre provision de riz. Le jour même, après avoir mis dans la charrette nos outils et des vivres pour une semaine, nous nous rendîmes à Zeltheim. Fritz nous fit remarquer, en chemin que les arbres de notre avenue avaient besoin d’être émondés, la sève étant absorbée tout entière par le tronc et ne se portant presque point aux branches, restées faibles et minces.

Arrivés à la grotte vers trois heures de l’après-midi, nous cherchâmes, sans différer, l’emplacement convenable pour notre colombier. Après mûr examen, je me déterminai à rétablir au-dessus de la cuisine, et voici ce qui fixa mon choix pour cet endroit. Ma femme s’était plainte plusieurs fois qu’il se détachait sans cesse de la voûte de sa cuisine des parcelles d’un sable fin ; ce sable tombait dans ses aliments, dans ses vases, dans ses assiettes, et sur tous ses ustensiles de ménage. Je crus donc remédier à cet inconvénient en faisant un plafond qui, garantissant la cuisine, formait en même temps le plancher du colombier ; je plaçai ensuite les juchoirs et les nids séparés ; je perçai trois fenêtres, dont deux furent garnies de carreaux de colle de poisson, la troisième servait d’entrée et se fermait et s’ouvrait d’en bas, à l’extérieur, au moyen d’une corde.

Après quelques jours de travail, nous eûmes un colombier assez bien fait ; il s’agit alors de décider les pigeons à accepter leur demeure. « Mon cher ouvrier, dis-je à Fritz, cherchons par quel charme nous fixerons ici nos colons, tant les anciens que les nouveaux.

fritz. — Est-ce sérieusement, papa, que vous parlez d’employer un charme ?

moi. — Non, mon ami. Je me souviens d’avoir entendu conter à un fermier de mon pays un certain moyen qu’il disait infaillible pour retenir les pigeons au colombier. Il me faut des graines d’anis, de l’argile et du sel, pour faire une boule merveilleuse qui doit non-seulement retenir ici nos pigeons, mais même en attirer d’autres. »

Fritz me procura les choses dont j’avais besoin ; et, grâce à ma boule merveilleuse, non-seulement nos prisonniers s’habituèrent au colombier, mais ils amenèrent avec eux d’autres individus de leur espèce.

Ils commencèrent à construire leurs nids trois ou quatre jours après leur arrivée ; parmi les matériaux qu’ils apportaient, je remarquai une sorte de mousse grise et fort longue que je reconnus pour être la tillandsie musciforme ou barbe espagnole, que les créoles des Antilles emploient comme du crin pour rembourrer les matelas. Je me rappelai que les Espagnols en font une sorte de ficelle d’une si grande finesse et si légère qu’un bout de vingt pieds attaché à l’extrémité d’une perche flotte au gré du vent. Ma femme accueillit cette découverte avec un extrême plaisir. Je lui appris à séparer la pellicule dure et cassante qui recouvre la tillandsie comme une partie ligneuse recouvre les filaments du lin.

Nous trouvions de temps en temps dans le fumier de nos pigeons des noix de muscade que je lavais et serrais avec soin pour en faire commerce à l’occasion. Ma femme en planta quelques-unes sans espérer beaucoup de les voir réussir.

Un matin Jack sortit seul pour se procurer, disait-il, une chose qui lui était nécessaire. Nous le vîmes revenir une heure après, mais dans quel état ! Imaginez-vous un malheureux couvert de boue et d’herbes aquatiques depuis les pieds jusqu’à la tête, pleurant, boitant. Il portait sur son épaule un paquet de joncs d’Espagne.

À sa vue, nous partîmes tous d’un fou rire ; Fritz se tenait les côtes ; Ernest se roulait à terre ; ma femme seule reprit assez de sang-froid et de sérieux pour dire à Jack. « Où donc t’es-tu vautré ? t’imagines-tu que nous ayons beaucoup de vêtements et de linge de rechange à te donner ? Vraiment il est impossible de voir un enfant plus sale que toi !

fritz. — Vous ne voyez pas, maman, qu’il a voulu nager tout habillé et plonger même jusqu’au fond de l’eau et de la vase.

ernest. — On dirait Neptune sortant du sein des ondes.

moi. — Allons, mes amis, un peu plus de charité ; ne vous moquez point de votre frère ; je vous pardonne votre rire involontaire, mais pas de méchantes paroles. Et toi, mon pauvre Jack, dis-moi ton aventure.

jack. — Je suis allé au marais situé derrière le magasin à poudre : je voulais faire une provision de joncs pour nos travaux du colombier, pour les portes de l’étable, et encore pour autre chose. »

Sa mère lui apporta des vêtements, qu’il prit après s’être lavé dans la rivière voisine.

Ensuite il continua le récit de son excursion. « Comme je voulais avoir des roseaux très-minces, je m’avançai dans le marais ; tout à coup je suis arrivé sur un terrain mouvant où j’ai enfoncé jusqu’aux genoux ; les efforts que je fis pour en sortir agrandirent encore le trou, et je me sentis peu à peu descendre dans cette vase à moitié liquide. La peur s’empara de moi ; je poussai des cris de désespoir, puis je priai Dieu, et sans doute il a daigné m’inspirer l’idée à laquelle je dois de m’être sauvé. J’avais déjà de la bourbe jusqu’à la poitrine, quand la pensée me vint de me former un point d’appui avec les joncs dont j’étais entouré ; les attirer à moi, les couper, les réunir en paquets sur lesquels je me redressais avec mes bras, tout ceci, je vous assure, ne fut pas long. Quand je fus hors du bourbier, au lieu de reprendre une position perpendiculaire, je me roulai horizontalement comme on roule un tonneau, et après des peines infinies je gagnai enfin la terre ferme.

moi. — Que Dieu soit béni pour l’avoir inspiré cette pensée !

jack. — Maintenant, papa, voudrez-vous me dire comment on tresse les corbeilles.

moi. — Les roseaux sont beaucoup trop gros pour pouvoir être tressés.

jack. — Aussi ai-je l’intention, pendant qu’ils sont encore verts et flexibles, de les diviser en bandes bien fines et bien minces. Si, mes frères voulaient seulement m’aider !

fritz, ernest, françois. — Oui, nous le voulons bien. »

Mes fils se mirent à l’œuvre, et bientôt nous eûmes une quantité de petits morceaux de roseaux suffisante pour tresser trois ou quatre corbeilles assez grossières.

Malgré nos autres occupations, nous donnâmes pendant quelques semaines tous nos soins aux pigeons. Nous en avions trois paires indigènes à peu près apprivoisées et habituées à leur nouvelle existence ; mais nos pigeons européens s’étaient tellement multipliés, surtout par les désertions nombreuses de Falkenhorst au château de Sel, que nous devions craindre de leur part une usurpation complète du colombier, et il nous eût coûté de voir les premiers habitants chasser les nouveaux venus. Je fis construire alors quelques pièges destinés aux émigrants au moyen de gluaux disposés aux environs. Grâce à cet expédient, notre table fut abondamment pourvue d’excellents rôtis et l’aigle de Fritz put se reposer. Cinq paires restèrent seulement dans le colombier et toutes cinq furent employées à construire des nids et à couver les œufs.

Ma femme désirait depuis longtemps un métier de tisserand qui l’eût aidée beaucoup dans la fabrication de nos vêtements et de notre linge. Je résolus d’employer à ce travail les débris de roseaux de Jack. J’en partageai deux par la moitié, ce qui me donna les quatre barreaux nécessaires pour les peignes ; un certain nombre de petits morceaux de bois que je fis polir par les enfants devaient me servir à confectionner les dents. Quand tous ces matériaux furent prêts, je les serrai dans un endroit sûr, ne voulant dire à personne l’usage auquel ils étaient destinés, afin que ma chère femme eût toute la joie et toute la surprise de mon œuvre.

Pendant ce temps, notre ménagerie s’était encore accrue d’une nouvelle bête : l’onagre avait mis bas un joli petit ânon dont la vivacité et la gentillesse promettaient pour l’avenir une agréable monture. Tout le monde fut d’accord que moi seul pouvais faire son éducation et que, par conséquent, moi seul devais en être le maître. Je promis de m’occuper sérieusement de dresser le gracieux animal ; je commençai par lui donner le nom de Léger nom qu’il mérita, du reste, plus tard par sa rapidité et sa souplesse. Il y avait encore à terminer bien des arrangements qui nous prirent plusieurs journées. Nous habituâmes aussi nos bêtes domestiques à reconnaître le son d’une espèce de cor fait avec une écorce d’arbre roulée. Ce signal devait les ramener à l’habitation, et, pour nous faire comprendre plus vite, nous eûmes soin, les premières fois, de faire une distribution supplémentaire de sel ou de riz à tous ceux qui avaient obéi à l’appel. Nous obtînmes ainsi de très-bons résultats, excepté avec nos porcs ; mais ces animaux voraces savaient bien trouver eux-mêmes une pâture plus à leur goût que nos graines, et, d’ailleurs, nous n’avions pas beaucoup à nous en tourmenter, puisque, grâce à nos chiens, nous avions la certitude de toujours les retrouver.

Pour avoir de l’eau douce, nous étions obligés d’aller la chercher à la rivière du Chacal. Pendant toute la durée des pluies, cette distance semblait bien longue. Je résolus de construire un bassin avec une fontaine d’eau coulante. Nous avions des bambous en quantité suffisante pour faire un canal ; un tonneau fut défoncé et servit de réservoir. Nos travaux n’étaient que provisoires, nous comptions bien les perfectionner plus tard ; mais ma femme trouvait la fontaine si commode, qu’elle nous en dissuada. « Vous m’auriez donné, nous disait-elle, un bassin tout en marbre, avec des jets d’eau et des cascades, qu’il ne m’eût pas fait plus de plaisir que votre fontaine. »

Toutes ces occupations ne nous firent pas cependant négliger les précautions nécessaires pour que la saison des pluies ne nous prît pas au dépourvu. Aussi consacrâmes-nous les dernières journées de beau temps que nous pouvions encore espérer à la récolte des pommes de terre, du riz, des pommes de pin, des glands doux, de l’anis et des ananas ; nous fîmes quelques semailles de grains d’Europe, dans l’espoir de les voir bientôt féconder par l’humidité. Le froment était serré dans des sacs de toile tissée par notre ménagère ; les fruits secs, les légumes, étaient déposés dans des cuves.

Nous avions ensemencé plusieurs sortes de blé à diverses époques : ces différentes espèces ne venaient pas à maturité en même temps. L’éloignement de nos champs nous empêchait de les surveiller autant que nous l’aurions voulu, et, le plus souvent, nous arrivions ou trop tôt ou trop tard pour la récolte. Je compris alors la nécessité de changer notre système de culture, en faisant l’année suivante une seule semaille générale dans un champ exclusivement réservé à cela. Grâce au fer trouvé dans le navire, nous avions des instruments aratoires, tels que herses, pioches, charrues, ce qui nous permettait l’emploi des méthodes connues dans les pays civilisés : il suffisait donc de construire pendant l’hiver un double joug pour le taureau et le buffle, et d’habituer ensuite ces animaux au labour de la terre.

La mauvaise saison approchait rapidement ; bientôt le ciel se couvrit de nuages épais ; de fréquentes ondées, auxquelles se mêlaient des éclairs et de violents coups de tonnerre, nous firent hâter nos travaux. La mer était agitée, et de grandes vagues qui bondissaient jusque par-dessus le rivage semblaient sur le point d’engloutir nos domaines. Les pluies continues commencèrent même plus tôt que je n’aurais cru, et, pendant près de trois mois, nous restâmes enfermés dans la grotte.

Les premiers jours nous parurent très-tristes et très-pénibles. Nous avions conservé la vache à cause de son lait, le jeune ânon et l’onagre pour servir de monture ; nos moutons, nos chèvres, tout le reste de notre bétail enfin était demeuré à Falkenhorst, où ils trouvaient du fourrage et un abri sûr. D’ailleurs, tous les jours on allait les surveiller. Les chiens, le singe, l’aigle et le chacal de Jack étaient aussi avec nous.

Notre grotte avait quatre ouvertures en comptant la porte ; ce nombre était insuffisant, car la partie du fond, habitée par nos enfants, restait dans une obscurité complète. Les cloisons intermédiaires, fermées au moyen de tissus légers ou de châssis à jour, laissaient pénétrer de si faibles rayons de lumière, qu’à peine le milieu de la grotte était éclairé.

Pour obvier à cet inconvénient, j’employai un gros bambou qui se trouva par hasard être justement de la hauteur de la grotte : au moyen d’une poulie et d’une corde, j’y suspendis la lanterne que nous avions retirée des débris du navire ; ma femme et François furent chargés du soin de l’entretenir.

Je construisis aussi près de la fenêtre une sorte d’armoire destinée à placer tous nos instruments de travail. Ensuite nous employâmes le temps à établir une petite forge : j’étais bien aise d’occuper mes enfants et d’empêcher l’ennui de pénétrer au milieu de nous avec l’oisiveté et le repos. Tout fut donc rangé avec le plus grand soin ; chaque outil eut sa place déterminée, afin qu’on pût le retrouver dès que le besoin s’en ferait sentir.

Ernest était plus particulièrement chargé de notre bibliothèque et des instruments sauvés du naufrage. Nous avions pu recueillir un assez grand nombre d’ouvrages en différents idiomes, traitant de voyages, de questions d’histoire naturelle ou de géographie. Nous résolûmes d’en profiter pour nous livrer sérieusement à l’étude des langues. Ernest et Fritz savaient déjà un peu d’anglais ; ma femme comprenait le hollandais. Jack, séduit par l’harmonie de l’italien et de l’espagnol, s’en occupa plus spécialement, et moi enfin, pensant, d’après mes calculs, qu’un jour ou l’autre nous pouvions nous trouver en rapport avec les Malais, je tâchai de me familiariser le plus possible avec les locutions les plus usuelles de cette langue. Quant au petit François, il était encore trop jeune pour que son caractère eût pris assez de développement ; aussi était-il moins souvent avec nous qu’avec sa mère, qu’il aidait dans tous les soins du ménage.

Notre habitation s’était singulièrement transformée, grâce à de nombreuses améliorations successives : nous pensâmes que le nom de Zeltheim (maison de la Tente) ne lui convenait plus guère, et, après une longue discussion, on résolut de la baptiser de nouveau et de l’appeler désormais Felsheim (maison du Rocher). Du reste, nous eûmes bientôt à nous louer d’avoir construit cette solide demeure, car, au milieu du mois d’août, au moment où j’espérais voir la fin de l’hiver, arrivèrent des ouragans affreux : le vent soufflait avec une telle fureur, que nous n’eussions certainement pas été en sûreté à Falkenhorst. La mer était continuellement agitée, des éclairs effrayants et des coups de tonnerre que les échos répétaient au loin accompagnaient les sifflements aigus du vent et le mugissement des vagues. C’était comme le dernier effort de l’hiver avant de nous quitter, car bientôt après, et comme par enchantement, nous vîmes un matin le soleil se lever beau et radieux dans un ciel sans nuages, et une chaude température succéda immédiatement à l’humidité.

Nous pûmes enfin sortir de notre grotte : les enfants se répandirent avec joie dans la campagne, Fritz à leur tête. Le courageux jeune homme, dont les yeux perçants étaient toujours aux aguets, vint bientôt me dire que du sommet d’un rocher il avait découvert dans le marais, au fond d’une anse éloignée, un point noir qui semblait être une barque échouée. Je me rendis à son poste d’observation avec ma longue-vue, mais je ne pus apercevoir l’objet d’une manière assez distincte pour le reconnaître.

« Demain, dis-je aux enfants, il faudra aller visiter cette barque dont parle Fritz : pour cela, préparons aujourd’hui même la chaloupe en vidant l’eau qui la remplit, et munissons-la des agrès nécessaires. »

Mes ordres furent promptement exécutés, et, le lendemain matin, j’emmenai avec moi les trois aînés, laissant François à sa mère. À mesure que nous approchions, chacun augurait diversement de ce qu’il voyait : Fritz tenait à son idée de chaloupe, Ernest pensait trouver un lion marin dont son imagination lui montrait déjà les défenses. Quant à moi, j’opinai pour une baleine ; je reconnus bientôt la justesse de mes conjectures.

Nous ne pûmes pas cependant arriver jusqu’à l’animal en question : un banc de sable s’élevait alentour, et la mer était encore trop grosse pour nous hasarder sur cette plage. Nous tournâmes donc la difficulté en allant aborder dans une petite crique un peu plus loin.

Je fis remarquer à mes compagnons de voyage que l’îlot que nous côtoyions semblait d’une bonne terre végétale qu’un peu de culture devait facilement améliorer. Il pouvait avoir un petit quart de lieue dans sa longueur ; mais le banc de sable qui y adhérait le faisait paraître le double plus étendu. Toute la plage était couverte d’oiseaux de mer de toute sorte ; nous en prîmes plusieurs avec leurs nids, afin de ne pas revenir les mains vides à Felsheim.

Une fois débarqués, je dis à mes enfants de suivre le rivage, chemin plus long, mais plus facile, tandis que j’irais directement à la baleine par les rochers, ce qui abrégeait la route, mais la rendait plus pénible ; je voulais juger par moi-même des ressources que l’on pouvait tirer de l’île. Arrivé au sommet le plus élevé, je jetai les yeux autour de moi, et je vis un magnifique spectacle : à deux cents pas environ, j’avais la mer, dont les vagues bouillonnaient âmes pieds ; d’un autre côté, j’apercevais Falkenhorst, Felsheim et toutes nos richesses. Je sentis les larmes me venir aux yeux en pensant à ce que la Providence m’avait permis de faire sur cette côte inhabitée, et je remerciai Dieu de nous avoir, jusqu’à ce jour, soutenus dans tous les dangers et secourus dans toutes les peines. Puis, après cet élan du cœur, je m’approchai des enfants, qui, eux aussi, ne faisaient que d’arriver.

Ils s’étaient arrêtés à moitié chemin pour ramasser des coquillages et des branches de corail ; chacun d’eux en avait sa charge.

« Ah ! papa, s’écrièrent-ils en me voyant, regardez donc ce que nous avons trouvé. D’où peuvent provenir toutes ces choses ?

— C’est la mer, répondis-je, qui, agitée jusque dans ses profondeurs, les a rejetées sur le rivage. Et comment pourriez-vous en être étonnés, puisque vous avez devant les yeux l’exemple de la puissance des flots, qui ont roulé jusqu’ici cet énorme cadavre ?

— En effet, répondit Fritz, il est énorme. Je n’aurais pas cru qu’une baleine fût si grosse. Au lieu de rester, comme des enfants, à regarder des coquillages, nous ferions mieux d’essayer de tirer parti de cette capture bien autrement importante.

— Bah ! dit Ernest, que prétends-tu faire d’une masse aussi informe ? Pour mon compte, j’aime bien mieux ce corail et ces huîtres brillantes. »

Fritz défendit sa cause, Ernest également, mais avec plus d’avantage ; car on voyait déjà paraître en lui cet amour du savant pour les merveilles de la nature. Voulant mettre fin à la discussion, j’intervins en disant que nous devions également admirer l’œuvre de Dieu dans ses plus grandes comme dans ses plus petites manifestations. « Tout est beau, ajoutai-je, dans la nature, depuis l’insecte invisible à l’œil de l’homme jusqu’à ces colosses majestueux de la terre ou des eaux, comme l’éléphant ou la baleine. Oui, tout est beau, parce que tout est dans l’ordre que le Créateur a assigné à ses créatures : il faut se défier de cette admiration de convention qui s’attache le plus souvent à la rareté et néglige cette qualité bien plus précieuse, l’utilité. »

Ayant mis ainsi tout le monde d’accord, je m’assurai, avant le départ, que la baleine était complètement morte et que nous n’aurions aucun danger à courir en venant le lendemain avec les outils nécessaires pour tirer tout le parti possible de notre trouvaille ; puis, chacun ayant pris sa part des coquillages, nous retournâmes vers notre embarcation.

Tout en marchant, je remarquai qu’Ernest nous suivait à contre-cœur ; on eût dit qu’il regrettait l’îlot ; et, en effet, le pauvre enfant, séduit par la perspective d’une vie tranquille donnée tout entière à l’étude de la nature, me confia son désir, qui était de rester toujours, comme un autre Robinson, dans cette solitude. Je ramenai sans peine mon jeune rêveur à des idées plus pratiques ; je lui montrai que l’homme n’avait pas été créé pour l’isolement, et que la vie de Robinson n’était qu’une utopie, fort belle peut-être dans un livre, mais impossible à réaliser. « Vois, dis-je en terminant, les peines que nous sommes obligés de prendre pour nous procurer ce dont nous avons un besoin absolu, et nous sommes six réunis ! Que pourrais-tu donc faire abandonné à toi-même ? Tu ne tarderais pas à mourir, comme la baleine que nous avons trouvée. Rends grâces au ciel, au contraire, de t’avoir conservé ta famille, car te l’enlever, c’eût été en même temps t’ôter la vie. »

Ernest se rendit à mes raisons, et, quelques minutes après, nous nous rembarquâmes. Les flots étaient encore assez agités, ce qui augmentait la fatigue de nos rameurs ; aussi se plaignaient-ils à moi d’avoir tant de peine, en me demandant d’y remédier.

« Vous êtes trop exigeants, répondis-je, et cependant, si j’avais une roue de fer du diamètre d’un pied environ, j’essayerais de vous satisfaire.

— Une roue de fer ? reprit Fritz ; mais, parmi nos ferrailles, il y en a deux à peu près de la dimension que vous demandez : elles proviennent, je crois, d’un tournebroche, et, si ma mère ne s’en sert pas, je vous les trouverai aisément. »

Je ne voulus m’engager à rien, et, pour abréger la route, je dis quelques mots aux enfants sur le corail ; je leur appris d’où il provenait, et comment les polypes le déposaient en arbres très-forts, en agglomérant leur bave visqueuse, qui se sèche et se durcit ensuite avec les années.

Cette petite leçon d’histoire naturelle fit passer le temps, et nous arrivâmes bientôt à Felsheim, où nous trouvâmes notre ménagère qui avait tout préparé pour nous recevoir. Je lui parlai de notre projet de retourner près de la baleine, afin d’utiliser l’huile que nous retirerions de sa graisse. La chère mère voulut absolument faire partie de l’expédition. Il fut donc décidé que nous partirions tous ensemble, et que nous emporterions des livres et de l’eau pour plusieurs jours ; car la mer pouvait nous retenir longtemps prisonniers.