Lettre vingtième-unième
Légende du beau Pécopin et de la belle Bauldour.
I
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I. Légende.

II. L'oiseau Phénix et la planète Vénus.

III. Où est expliquée la différence qu’il y a entre l'oreille d’un jeune homme et l’oreille d’un vieillard.

IV. Où il est traité des diverses qualités propres aux diverses ambassades.

V. Bon effet d’une bonne pensée.

VI. Où l’on voit que le diable lui-même a tort d’être gourmand.

VII. Propositions amiables d’un vieux savant retiré dans une cabane de feuillage.

VIII. Le chrétien errant.

IX. Où l’on voit à quoi peut s’amuser un nain dans une forêt.

X. Equis canibusque.

XI. A quoi l’on s’expose en montant un cheval que l'on ne connaît pas.

XII. Description d’un mauvais gîte.

XIII. Telle auberge, telle table d’hôte.

XIV. Nouvelle manière de tomber de cheval.

XV. Où l’on voit quelle est la figure de rhétorique dont le bon Dieu use le plus volontiers.

XVI. Où est traitée la question de savoir si l’on peut reconnaître quelqu’un qu’on ne connaît pas.

XVII. Les bagatelles de la porte. XVIII. Où les esprits graves apprendront quelle est la plus impertinente des métaphores.

XIX. Belles et sages paroles de quatre philosophes à deux pieds ornés de plumes.


Bingen, août.

Je vous avais promis quelqu’une des légendes fameuses du Falkenburg, peut-être même la plus belle, la sombre aventure de Guntram et de Liba. Mais j’ai réfléchi. À quoi bon vous conter des contes que le premier recueil venu vous contera, et vous contera mieux que moi ? Puisque vous voulez absolument des histoires pour vos petits enfants, en voici une, mon ami. C’est une légende que du moins vous ne trouverez dans aucun légendaire. Je vous l’envoie telle que je l’ai écrite sous les murailles même du manoir écroulé, avec la fantastique forêt de Sonn sous les yeux, et, à ce qu’il me semblait, sous la dictée même des arbres, des oiseaux et du vent des ruines. Je venais de causer avec ce vieux soldat français qui s’est fait chevrier dans ces montagnes, et qui y est devenu presque sauvage et presque sorcier ; singulière fin pour un tambour-maître du trente-septième léger. Ce brave homme, ancien enfant de troupe dans les armées voltairiennes de la république, m’a paru croire aujourd’hui aux fées et aux gnomes comme il a cru jadis à l’empereur. La solitude agit toujours ainsi sur l’intelligence ; elle développe la poésie qui est toujours dans l’homme ; tout pâtre est rêveur.

J’ai donc écrit ce conte-bleu dans le lieu même, caché dans le ravin-fossé, assis sur un bloc qui a été un rocher jadis, qui a été une tour au douzième siècle et qui est redevenu un rocher, cueillant de temps en temps, pour en aspirer l’âme, une fleur sauvage, un de ces liserons qui sentent si bon et qui meurent si vite, et regardant tour à tour l’herbe verte et le ciel radieux pendant que de grandes nuées d’or se déchiraient aux sombres ruines du Falkenburg.

Cela dit, voici l’histoire :

1


LÉGENDE

Le beau Pécopin aimait la belle Bauldour, et la belle Bauldour aimait le beau Pécopin. Pécopin était fils du burgrave de Sonneck, et Bauldour était fille du sire de Falkenburg. L’un avait la forêt, l’autre avait la montagne. Or, quoi de plus simple que de marier la montagne à la forêt ? Les deux pères s’entendirent, et l’on fiança Bauldour à Pécopin.

Ce jour là, c’était un jour d’avril, les sureaux et les aubépines en fleur s’ouvraient au soleil dans la forêt, mille petites cascades charmantes, neiges et pluies changées en ruisseaux, horreurs de l’hiver devenues les grâces du printemps, sautaient harmonieusement dans la montagne, et l’amour, cet avril de l’homme, chantait, rayonnait et s’épanouissait dans le cœur des deux fiancés.

Le père de Pécopin, vieux et vaillant chevalier, l’honneur du Nahegau, mourut quelque temps après les accordailles, en bénissant son fils et en lui recommandant Bauldour. Pécopin pleura, puis peu à peu, de la tombe où son père avait disparu, ses yeux se reportèrent au doux et radieux visage de sa fiancée, et il se consola. Quand la lune se lève, songe-t-on au soleil couché ?

Pécopin avait toutes les qualités d’un gentilhomme, d’un jeune homme et d’un homme. Bauldour était une reine dans le manoir, une sainte-vierge à l’église, une nymphe dans les bois, une fée à l’ouvrage.

Pécopin était grand chasseur et Bauldour était belle fileuse. Or, il n’y a pas de haine entre le fuseau et la carnassière. La fileuse file pendant que le chasseur chasse. Il est absent, la quenouille console et désennuie. La meute aboie, le rouet chante. La meute qui est au loin et qu’on, entend à peine, mêlée au cor et perdue profondément dans les halliers, dit tout bas avec un vague bruit de fanfare : Songe à ton amant. Le rouet, qui force la belle rêveuse à baisser les yeux, dit tout haut et sans cesse avec sa petite voix douce et sévère : Songe à ton mari. Et quand le mari et l’amant ne font qu’un, tout va bien.

Mariez donc la fileuse au chasseur, et ne craignez rien.

Cependant, je dois le dire, Pécopin aimait trop la chasse. Quand il était sur son cheval, quand il avait le faucon au poing ou quand il suivait le tartaret du regard, quand il entendait le jappement féroce de ses limiers aux jambes torses, il partait, il volait, il oubliait tout. Or en aucune chose il ne faut excéder. Le bonheur est fait de modération. Tenez en équilibre vos goûts et en bride vos appétits. Qui aime trop les chevaux et les chiens fâche les femmes ; qui aime trop les femmes fâche Dieu.

Lorsque Bauldour, et cela arrivait souvent, lorsque Bauldour voyait Pécopin prêt à partir sur son cheval hennissant de joie et plus fier que s’il eût porté AJexandre-le-Grand en habits impériaux, lorsqu’elle voyait Pécopin le flatter, lui passer la main sur le cou, et, éloignant l’éperon du flanc, présenter au palefroi un bouquet d’herbe pour le rafraîchir, Bauldour était jalouse du cheval. Quand Bauldour, cette noble et fïère demoiselle, cet astre d’amour, de jeunesse et de beauté, voyait Pécopin caresser son dogue et approcher amicalement de son charmant et mâle visage cette tête camuse, ces gros naseaux, ces larges oreilles et cette gueule noire, Bauldour était jalouse du chien.

Elle rentrait dans sa chambre secrète, courroucée et triste, et elle pleurait. Puis elle grondait ses servantes, et après ses servantes elle grondait son nain. Car la colère chez les femmes est comme la pluie dans la forêt ; elle tombe deux fois. Bis pluit.

Le soir Pécopin arrivait poudreux et fatigué. Bauldour boudait et murmurait un peu avec une larme dans le coin de son œil bleu. Mais Pécopin baisait sa petite main, et elle se taisait ; Pécopin baisait son beau front, et elle souriait.

Le front de Bauldour était blanc, pur et admirable comme la trompe d’ivoire du roi Charlemagne.

Puis elle se retirait dans sa tourelle et Pécopin dans la sienne. Elle ne souffrait jamais que ce chevalier lui prît la ceinture. Un soir il lui pressa légèrement le coude, et elle rougit très fort. Elle était fiancée et non mariée. Pudeur est à la femme ce que chevalerie est à l’homme.


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