Hetzel (Tome Ip. 105-124).
LETTRE X


COLOGNE


Tout ce que l’auteur n’a pas vu à Cologne. — Droits régaliens des uniformes bleus avec collet orange sur les valises et sacs de nuit. — Qu’à Cologne il ne faut pas se loger à Cologne. — Le voyageur va au hasard. — Rencontre d’un poëte et d’une tour. — Le brin d’herbe ronge les cathédrales. — Apparition du Dôme de Cologne au crépuscule. — Un paysage rétrospectif. — Le voyageur regarde en arrière et ne pousse aucun cri d’admiration. — Effets de jupons courts. — Description d’un musicien. — Description d’un chasseur. — Les quatre dieux G. — Pourquoi on paie si cher à l’hôtel de l’Empereur d’Aix-la-Chapelle. — L’auteur se voit aux vitres d’un libraire et donne sa malédiction à toutes les caricatures qu’on vend comme étant ses portraits. — L’auteur dit un mal affreux des éditeurs qui publient ce livre. — Grandeur des serviettes en Allemagne. — Immensité des draps. — Quelques détails touchant les hôtelleries. — Grattez le français, vous trouvez l’allemand. — Seconde visite à la cathédrale. — Cruelle extrémité où sont réduits aujourd’hui les va-nu-pieds. — Intérieur de l’église. — Impression désagréable et singulière. — Mariage mal assorti du tapage et du recueillement. — Les verrières. — À quoi sert un rayon de soleil. — Comes Emundus. — L’auteur fait le pédant. — L’auteur se livre à sa manie et examine chaque pierre de l’église. — Ce qui empêche l’archevêque de Cologne de cacher son âge. — Importance et beauté du chœur. — Détail. — L’auteur ne laisse pas échapper l’occasion de se faire des ennemis de tous les bedeaux, custodes, marguilliers et sacristains de Cologne. — Le tombeau des trois mages. — Néant des choses à propos d’un clou dans un pavé. — Il ne reste de l’épitaphe et du blason de Marie de Médicis que de quoi déchirer la botte de l’auteur. — Le Logis d’Ibach, Sterngasse, n° 10. — L’auteur saisit avec empressement l’occasion de se faire un ennemi irréconciliable de l’architecte actuel de la cathédrale de Cologne. — L’hôtel de ville. — Mode particulier de croissance et de végétation des hôtels de ville. — Comment est construite la maison de ville de Cologne. — Vérités. — L’auteur, pouvant se faire un ennemi mortel de l’architecte actuel de l’Hôtel de Ville de Paris, n’a garde d’en négliger l’occasion. — Qu’avait donc fait Corneille à ce monsieur qui a vécu, à ce qu’il paraît, dans ces derniers temps, et qu’on appelait M. Andrieux ? — Le voyageur au haut du beffroi. — Cologne à vol d’oiseau. — Vingt-sept églises. — L’auteur considère un porche avec amour, comme il sied de considérer les porches. — Après un porche, un porc. — Un porc-épique. — La grande harangue du petit vieillard. — ... nous aime, j’ai presque dit nous attend. — L’auteur prend la liberté de refaire la vignette que M. Jean-Marie Farina colle sur ses boîtes d’eau admirable de Cologne.


Bords du Rhin, Andernach, 11 août.


Cher ami, je suis indigné contre moi-même. J’ai traversé Cologne comme un barbare. À peine y ai-je passé quarante-huit heures. Je comptais y rester quinze jours ; mais, après une semaine presque entière de brume et de pluie, un si beau rayon de soleil est venu luire sur le Rhin, que j’ai voulu en profiter pour voir le paysage du fleuve dans toute sa richesse et dans toute sa joie. J’ai donc quitté ce matin Cologne par le bateau à vapeur le Cockerill. J’ai laissé la ville d’Agrippa derrière moi, et je n’ai vu ni les vieux tableaux de Sainte-Marie au Capitole, ni la crypte pavée de mosaïques de Saint-Géréon ; ni la Crucifixion de saint Pierre, peinte par Rubens pour la vieille église demi-romaine de Saint-Pierre où il fut baptisé ; ni les ossements des onze mille vierges dans le cloître des ursulines ; ni le cadavre imputréfiable du martyr Albinus ; ni le sarcophage d’argent de saint Cunibert ; ni le tombeau de Duus Scotus dans l’église des minorités ; ni le sépulcre de l’impératrice Théophanie, femme d’Othon II, dans l’église de Saint-Pantaléon ; ni le Maternus-Gruft dans l’église de Lisolphe ; ni les deux chambres d’or du couvent de Sainte-Ursule et du Dôme ; ni la salle des diètes de l’empire, aujourd’hui entrepôt de commerce ; ni le vieux arsenal, aujourd’hui magasin de blé. Je n’ai rien vu de tout cela. C’est absurde, mais c’est ainsi.

Qu’ai-je donc visité à Cologne ? La cathédrale et l’hôtel de ville ; rien de plus, il faut être dans une admirable ville comme Cologne pour que ce soit peu de chose. Car ce sont deux rares et merveilleux édifices.

Je suis arrivé à Cologne après le soleil couché. Je me suis dirigé sur-le-champ vers la cathédrale, après avoir chargé de mon sac de nuit un de ces dignes commissionnaires en uniforme bleu avec collet orange, qui travaillent dans ce pays pour le roi de Prusse (excellent et lucratif travail, je vous assure ; le voyageur est rudement taxé, et le commissionnaire partage avec le roi). Ici, un détail utile : avant de quitter ce brave homme (le commissionnaire), je lui ai donné l’ordre, à sa grande surprise, de porter mon bagage, non dans un hôtel de Cologne, mais dans un hôtel de Deuz, qui est une petite ville de l’autre côté du Rhin jointe à Cologne par un pont de bateaux. Voici ma raison : je choisis autant que possible l’horizon et le paysage que j’aurai dans ma croisée quand je dois garder plusieurs jours la même auberge. Or les fenêtres de Cologne regardent Deuz, et les fenêtres de Deuz regardent Cologne ; ce qui m’a fait prendre auberge à Deuz, car je me suis posé à moi-même ce principe incontestable : Mieux vaut habiter Deuz et voir Cologne qu’habiter Cologne et voir Deuz.

Une fois seul, je me suis mis à marcher devant moi, cherchant le Dôme et l’attendant à chaque coin de rue. Mais je ne connaissais pas cette ville inextricable ; l’ombre du soir s’était épaissie dans ces rues étroites ; je n’aime pas à demander ma route, et j’ai erré assez longtemps au hasard.

Enfin, après m’être aventuré sous une espèce de porte cochère dans une espèce de cour terminée vers la gauche par une espèce de corridor, j’ai débouché tout à coup sur une assez grande place parfaitement obscure et déserte. Là, j’ai eu un magnifique spectacle. Devant moi, sous la lueur fantastique d’un ciel crépusculaire, s’élevait et s’élargissait, au milieu d’une foule de maisons basses à pignons capricieux, une énorme masse noire, chargée d’aiguilles et de clochetons ; un peu plus loin, à une portée d’arbalète, se dressait isolée une autre masse noire, moins large et plus haute, une espèce de grosse forteresse carrée, flanquée à ses quatre angles de quatre longues tours engagées, au sommet de laquelle se profilait je ne sais quelle charpente étrangement inclinée qui avait la figure d’une plume gigantesque posée comme sur un casque au front du vieux donjon. Cette croupe, c’était une abside ; ce donjon, c’était un commencement de clocher ; cette abside et ce commencement de clocher, c’était la cathédrale de Cologne.

Ce qui me semblait une plume noire penchée sur le cimier du sombre monument, c’était l’immense grue symbolique que j’ai revue le lendemain bardée et cuirassée de lames de plomb, et qui, du haut de sa tour, dit à quiconque passe que cette basilique inachevée sera continuée, que ce tronçon de clocher et ce tronçon d’église, séparés à cette heure par un si vaste espace, se rejoindront un jour et vivront d’une vie commune ; que le rêve d’Engelbert de Berg, devenu édifice sous Conrad de Hochstetten, sera dans un siècle ou deux la plus grande cathédrale du monde ; et que cette Iliade incomplète espère encore des Homères.

L’église était fermée. Je me suis approché du clocher ; les dimensions en sont énormes. Ce que j’avais pris pour des tours aux quatre angles, c’était tout simplement le renflement des contre-forts. Il n’y a encore d’édifiés que le rez-de-chaussée et le premier étage, composé d’une colossale ogive, et déjà la masse bâtie atteint presque à la hauteur des tours de Notre-Dame de Paris.

Si jamais la flèche projetée se dresse sur ce monstrueux billot de pierre, Strasbourg ne sera rien à côté. Je doute que le clocher de Malines lui-même, inachevé aussi, soit assis sur le sol avec cette carrure et cette ampleur.

Je l’ai dit ailleurs, rien ne ressemble à une ruine comme une ébauche. Déjà les ronces, les saxifrages et les pariétaires, toutes les herbes qui aiment à ronger le ciment et à enfoncer leurs ongles dans les jointures des pierres, ont escaladé le vénérable portail. L’homme n’a pas fini de construire que la nature détruit déjà.

La place était toujours silencieuse. Personne n’y passait. Je m’étais approché du portail aussi près que me le permettait une riche grille de fer du quinzième siècle qui le protège, et j’entendais murmurer paisiblement au vent de nuit ces innombrables petites forêts qui s’installent et prospèrent sur toutes les saillies des vieilles masures. Une lumière qui a paru à une fenêtre voisine a éclairé un moment sous les voussures une foule d’exquises statuettes assises, anges et saints qui lisent dans un grand livre ouvert sur leurs genoux, ou qui parlent et prêchent, le doigt levé. Ainsi les uns étudient, les autres enseignent. Admirable prologue pour une église, qui n’est autre chose que le Verbe fait marbre, bronze et pierre ! La douce maçonnerie des nids d’hirondelles se mêle de toutes parts comme un correctif charmant à cette sévère architecture.

Puis la lumière s’est éteinte, et je n’ai plus rien vu que la vaste ogive de quatre-vingts pieds toute grande ouverte, sans châssis et sans abat-vent, éventrant la tour du haut en bas et laissant pénétrer mon regard dans les ténébreuses entrailles du clocher. Dans cette fenêtre s’inscrivait, amoindrie par la perspective, la fenêtre opposée, toute grande ouverte également, et dont la rosace et les meneaux, comme tracés à l’encre, se découpaient avec une pureté inexprimable sur le ciel clair et métallique du crépuscule. Rien de plus mélancolique et de plus singulier que cette élégante petite ogive blanche dans cette grande ogive noire.

Voilà quelle a été ma première visite à la cathédrale de Cologne.

Je ne vous ai rien dit de la route d’Aix-la-Chapelle à Cologne. Il n’y a pas grand’chose à en dire. C’est un pur et simple paysage picard ou tourangeau, une plaine verte ou blonde avec un orme tortu de temps en temps et quelque pâle rideau de peupliers au fond. Je ne hais pas ce genre paisible, mais j’en jouis sans cris d’enthousiasme. Dans les villages, les vieilles paysannes passent comme des spectres, enveloppées dans de longues mantes d’indienne grise ou rose tendre dont le capuchon se rabat sur les yeux ; les jeunes, en jupons courts, coiffées d’un petit serre-tête couvert de paillons et de verroteries qui cache à peine leurs magnifiques cheveux rattachés au-dessus de la nuque par une large flèche d’argent, lavent allègrement le devant des maisons, et, en se baissant, montrent leurs jarrets aux passants comme dans les vieux maîtres hollandais. Pour ce qui est des hommes, ils sont ornés d’un sarrau bleu et d’un chapeau tromblon, comme s’ils étaient les paysans d’un pays constitutionnel.

Quant à la route, il avait plu, elle était fort détrempée. Je n’y ai rencontré personne, si ce n’est, par instants, quelque jeune musicien blond, maigre et pâle, allant aux redoutes d’Aix-la-Chapelle ou de Spa, son havre-sac sur le flanc, sa contre-basse couverte d’une loque verte sur le dos, son bâton d’une main, son cornet à piston de l’autre ; vêtu d’un habit bleu, d’un gilet fleuri, d’une cravate blanche et d’un pantalon demi-collant retroussé au-dessus des bottes à cause de la boue ; pauvre diable arrangé par le haut pour le bal et par le bas pour le voyage. J’ai vu aussi, dans un champ voisin du chemin, un chasseur local ainsi costumé : un chapeau rond vert pomme avec grosse cocarde lilas en satin fané, blouse grise, grand nez, fusil.

Dans une jolie petite ville carrée, flanquée de murailles de briques et de tours en ruine, qui est à moitié chemin et dont j’ignore le nom, j’ai fort admiré quatre magnifiques voyageurs assis, croisées ouvertes, au rez-de-chaussée d’une auberge, devant une table pantagruélique encombrée de viandes, de poissons, de vins, de pâtés et de fruits : buvant, coupant, mordant, tordant, dépeçant, dévorant ; l’un rouge, l’autre cramoisi, le troisième pourpre, le quatrième violet, comme quatre personnifications vivantes de la voracité et de la gourmandise. Il m’a semblé voir le dieu Goulu, le dieu Glouton, le dieu Goinfre et le dieu Gouliaf attablés autour d’une montagne de mangeaille.

Du reste, les auberges sont excellentes dans ce pays, en exceptant toutefois celle où je logeais à Aix-la-Chapelle, laquelle n’est que passable (l’hôtel de l’Empereur), et où j’avais dans ma chambre, pour me tenir les pieds chauds, un superbe tapis peint sur le plancher, magnificence qui motive probablement l’exorbitante cherté dudit gasthof.

Pour en finir avec Aix-la-Chapelle, je vous dirai que la contrefaçon y fleurit comme en Belgique. Dans une grande rue qui aboutit à la place de l’Hôtel-de-Ville, je me suis vu exposé aux vitres d’une boutique côte à côte avec Lamartine, illustre et chère compagnie. Le portrait contrefait de cette réimpression prussienne était un peu moins laid que toutes ces horribles caricatures que les marchands d’images et les libraires, y compris mes éditeurs de Paris, vendent au public crédule et épouvanté comme étant ma ressemblance exacte ; abominable calomnie contre laquelle je proteste ici solennellement. Cœlum hoc et conscia sidera testor.

Je vis d’ailleurs comme un parfait allemand. Je dîne avec des serviettes grandes comme des mouchoirs, je couche dans des draps grands comme des serviettes. Je mange du gigot aux cerises et du lièvre aux pruneaux, et je bois d’excellent vin du Rhin et d’excellent vin de Moselle, qu’un français ingénieux, dînant hier à quelques pas de moi, appelait du vin de demoiselle. Ce même français, après avoir dégusté sa carafe, formulait cet axiome : L’eau du Rhin ne vaut pas le vin du Rhin.

Dans les auberges, hôte, hôtesse, valets et servantes, ne parlent qu’allemand ; mais il y a toujours un garçon qui parle français, français, à la vérité, quelque peu coloré par le milieu tudesque dans lequel il est plongé ; mais cette variété n’est pas sans charme. Hier, j’entendais ce même voyageur, mon compagnon, demander au garçon, en lui montrant le plat qu’on venait de lui servir : Qu’est-ce que cela ? Le garçon a répondu avec dignité : C’est des bichons. C’étaient des pigeons.

Du reste, un français qui, comme moi, ne sait pas l’allemand, perd sa peine s’il adresse à « ce premier garçon », comme on l’appelle ici, des questions autres que les questions prévues et imprimées dans le Guide des Voyageurs. Ce garçon est tout simplement verni de français ; pour peu qu’on veuille creuser, on trouve l’allemand, l’allemand pur, l’allemand sourd.

J’arrive maintenant à ma seconde visite au Dôme de Cologne.

J’y suis retourné dès le matin. — On aborde cette église-chef-d’œuvre par une cour de masure. Là, les pauvresses vous assiègent. Tout en leur distribuant quelque monnaie locale, je me rappelais qu’avant l’occupation française il y avait à Cologne douze mille mendiants, lesquels avaient le privilège de transmettre à leurs enfants les places fixes et spéciales où chacun d’eux se tenait. Cette institution a disparu. Les aristocraties s’écroulent. Notre siècle n’a pas plus respecté la gueuserie héréditaire que la pairie héréditaire. Maintenant les va-nu-pieds ne savent plus que léguer à leur famille.

Les pauvresses franchies, on pénètre dans l’église.

Une forêt de piliers, de colonnes et de colonnettes embarrassées à leur base de palissades en planches et se perdant à leur sommet dans un enchevêtrement de voûtes surbaissées, faites en voliges, et de courbes différentes et de hauteurs inégales ; peu de jour dans l’église ; toutes ces voûtes basses et ne laissant pas monter le regard au delà d’une quarantaine de pieds ; à gauche quatre ou cinq verrières éclatantes descendant du plafond de bois au pavé de pierre comme de larges nappes de topazes, d’émeraudes et de rubis ; à droite un fouillis d’échelles, de poulies, de cordages, de bigues, de treuils et de palans ; au fond le plain-chant, la voix grave des chantres et des prébendiers, le beau latin des psaumes traversant la voûte par lambeaux mêlé à des bouffées d’encens, un orgue admirable pleurant avec une ineffable suavité ; au premier plan le grincement des scies, le gémissement des chèvres et des grues, le tapage assourdissant des marteaux sur les planches ; voilà comment m’est apparu l’intérieur du Dôme de Cologne.

Cette cathédrale gothique mariée à un atelier de charpentier, cette noble chanoinesse brutalement épousée par un maçon, cette grande dame obligée d’associer patiemment ses habitudes tranquilles, sa vie auguste et discrète, ses chants, sa prière, son recueillement, à ces outils, à ce vacarme, à ces dialogues grossiers, à ce travail de mauvaise compagnie, toute cette mésalliance produit d’abord une impression bizarre, qui tient à ce que nous ne voyons plus bâtir d’églises gothiques, et qui se dissipe au bout d’un instant quand on songe qu’après tout rien n’est plus simple. La grue du clocher a un sens. On a repris l’œuvre interrompue en 1499. Tout ce tumulte de charpentiers et de tailleurs de pierre est nécessaire. On continue la cathédrale de Cologne, et, s’il plaît à Dieu, on l’achèvera. Rien de mieux, si l’on sait l’achever.

Ces piliers portant ces voûtes de bois, c’est la nef ébauchée qui réunira un jour l’abside au clocher.

J’ai examiné les verrières, qui sont du temps de Maximilien et peintes avec la robuste et magnifique exagération de la renaissance allemande. Là abondent ces rois et ces chevaliers aux visages sévères, aux tournures superbes, aux panaches monstrueux, aux lambrequins farouches, aux morions exorbitants, aux épées énormes, armés comme des bourreaux, cambrés comme des archers, coiffés comme des chevaux de bataille. Ils ont près d’eux leurs femmes ou, pour mieux dire, leurs femelles formidables, agenouillées dans les coins des vitraux avec des profils de lionnes et de louves. Le soleil passe à travers ces figures, leur met de la flamme dans les prunelles et les fait vivre. Une de ces verrières reproduit ce beau motif que j’ai déjà rencontré tant de fois, la généalogie de la Vierge. Au bas du tableau, le géant Adam, en costume d’empereur, est couché sur le dos. De son ventre sort un grand arbre qui remplit le vitrail entier et sur les branches duquel apparaissent tous les ancêtres couronnés de Marie, David jouant de la harpe, Salomon pensif ; au haut de l’arbre, dans un compartiment gros bleu, la dernière fleur entr’ouvre et laisse voir la Vierge portant l’enfant.

Quelques pas plus loin, j’ai lu sur un gros pilier cette épitaphe triste et résignée :


INCLITVS ANTE FVI, COMES EMVNDVS
VOCITATVS, HIC NECE PROSTATVS, SVB
TEGOR VT VOLVI. FRISHEIM, SANCTE,
MEVM FERO, PETRE, TIBI COMITATVM,
ET MIHI REDDE STATVM, TE PRECOR,
ETHEREM. HÆC LAPIDVM MASSA
COMITIS COMPLECTITVR OSSA

Je transcris cette épitaphe, ainsi qu’elle est disposée sur une table verticale de pierre, comme de la prose, sans indication des hexamètres et des pentamètres un peu barbares qui forment les distiques. Le vers à césure rimante qui clôt l’inscription renferme une faute de quantité, massa, qui m’a étonné, car le moyen âge savait faire des vers latins.

Le bras gauche du transept n’est encore qu’indiqué et se termine par un grand oratoire, froid, laid, ennuyeux et mal meublé, à quelques confessionnaux près. Je me suis hâté de rentrer dans l’église, et, en sortant de l’oratoire, trois choses m’ont frappé presque à la fois ; à ma gauche, une charmante petite chaire du seizième siècle très spirituellement inventée et très délicatement coupée dans le chêne noir ; un peu plus loin, la grille du chœur, modèle rare et complet de l’exquise serrurerie du quinzième siècle ; vis-à-vis de moi, une fort belle tribune à pilastres trapus et à arcades basses, dans le style de notre arrière-renaissance, que je suppose avoir été pratiquée là pour la triste reine réfugiée Marie de Médicis.

À l’entrée du chœur, dans une élégante armoire rococo, étincelle et reluit une vraie madone italienne chargée de paillettes et de clinquants, ainsi que de son bambino. Au-dessous de cette opulente madone aux bracelets et aux colliers de perles on a mis, comme antithèse apparemment, un massif-tronc pour les pauvres, façonné au douzième siècle, enguirlandé de chaînes et de cadenas de fer et à demi enfoncé dans un bloc de granit grossièrement sculpté. On dirait un billot scellé dans un pavé.

Comme je levais les yeux, j’ai vu pendre à l’ogive au-dessus de ma tête des bâtons dorés attachés par un bout à cette tringle transversale. À côté de ces bâtons il y a une inscription : — Quot pendere vides baculos, tot episcopus annos huic Agrippinœ prœfuit ecclesiœ. — J’aime cette façon sévère de compter les années, et de rendre perpétuellement visible aux yeux de l’archevêque le temps qu’il a déjà employé ou perdu. Trois bâtons pendent à la voûte en ce moment.

Le chœur, c’est l’intérieur de cette abside célèbre qui est encore à cette heure, pour ainsi dire, toute la cathédrale de Cologne, puisque la flèche manque au clocher, la nef et le transept à l’église.

Dans ce chœur les richesses abondent. Ce sont des sacristies pleines de boiseries délicates ; des chapelles pleines de sculptures sévères ; des tableaux de toutes les époques, des tombeaux de toutes les formes ; des évêques (le granit couchés dans une forteresse, des évêques de pierre de touche couchés sur un lit porté par une procession de figurines éplorées, des évêques de marbre couchés sous un treillis de fer, des évêques de bronze couchés à terre, des évêques de bois agenouillés devant des autels ; des lieutenants généraux du temps de Louis XVI accoudés sur leurs sépulcres ; des chevaliers du temps des croisades gisant avec leur chien qui se frotte amoureusement contre leurs pieds d’acier ; des statues d’apôtres vêtues de robes d’or ; des confessionnaux de chêne à colonnes torses ; de nobles stalles canonicales ; des fonts baptismaux gothiques qui ont la forme d’un cercueil ; des retables d’autel chargés de statuettes ; de beaux fragments de vitraux ; des annonciations du quinzième siècle sur un fond d’or avec les riches ailes multicolores en dessus, blanches en dessous, de leur ange qui regarde et convoite presque la Vierge ; des tapisseries peintes sur des dessins de Rubens ; des grilles de fer qu’on croirait de Metzis-Quentin, des armoires à volets peintes et dorées qu’on croirait de Franc-Floris.

Tout cela, il faut le dire, est honteusement délabré. Si quelqu’un construit la cathédrale de Cologne au dehors, je ne sais qui la démolit à l’intérieur. Pas un tombeau dont les figurines ne soient arrachées ou tronquées ; pas une grille qui ne soit rouillée où elle a été dorée. La poussière, la cendre et l’ordure sont partout. Les mouches déshonorent la face vénérable de l’archevêque Philippe de Heinsberg.- L’homme d’airain qui est couché sur la dalle, qui s’appelle Conrad de Hochstetten et qui a pu bâtir cette cathédrale, ne peut aujourd’hui écraser les araignées qui le tiennent lié à terre comme Gulliver sous leurs innombrables fils. Hélas ! les bras de bronze ne valent pas les bras de chair.

Je crois bien qu’une statue barbue de vieillard couché que j’ai aperçue dans un coin obscur, brisée et mutilée, est de Michel-Ange. Ceci me rappelle que j’ai vu à Aix-la-Chapelle, gisantes dans un angle du vieux cloître-cimetière, comme des troncs d’arbres qui attendent l’équarrisseur, ces fameuses colonnes de marbre antique prises par Napoléon et reprises par Blücher. Napoléon les avait prises pour le Louvre, Blücher les a reprises pour le charnier.

Une des choses que je dis le plus souvent dans ce monde, c’est : À quoi bon ?

Je n’ai vu dans toute cette dégradation que deux tombes un peu respectées et parfois époussetées, les cénotaphes des comtes de Schauenbourg. Les deux comtes de Schauenbourg sont un de ces couples qui semblent avoir été prévus par Virgile. Tous deux ont été frères, tous deux ont été archevêques de Cologne, tous deux ont été enterrés dans le même chœur, tous deux ont de fort belles tombes du dix-septième siècle dressées vis-à-vis l’un de l’autre. Adolphe regarde Antoine.

J’ai omis jusqu’ici à dessein, pour vous en parler avec quelque détail, la construction la plus vénérée que contienne la cathédrale de Cologne, le fameux tombeau des trois mages. C’est une assez grosse chambre de marbre de toutes couleurs, fermée d’épais grillages de cuivre ; architecture hybride et bizarre où les deux styles de Louis XIII et de Louis XV confondent leur coquetterie et leur lourdeur. Cela est situé derrière le maître-autel dans la chapelle culminante de l’abside. Trois turbans mêlés au dessin du grillage principal frappent d’abord le regard. On lève les yeux, et l’on voit un bas-relief représentant l’adoration des mages ; on les abaisse, et on lit ce médiocre distique :


Corpora sanctorum recubant hic terna magorum.
Ex his sublatum nihil est alibive locatum.


Ici une idée à la fois riante et grave s’éveille dans l’esprit. C’est donc là que gisent ces trois poétiques rois de l’orient qui vinrent, conduits par l’étoile, ab oriente venerunt, et qui adorèrent un enfant dans une étable, et procidentes adoraverunt. J’ai adoré à mon tour. J’avoue que rien au monde ne me charme plus que cette légende des Mille et une Nuits enchâssée dans l’évangile. Je me suis approché de ce tombeau, et à travers le grillage jalousement serré, derrière une vitre obscure, j’ai aperçu dans l’ombre un grand et merveilleux reliquaire byzantin en or massif, étincelant d’arabesques, de perles et de diamants, absolument comme on entrevoit, à travers les ténèbres de vingt siècles, derrière le sombre et austère réseau des traditions de l’église, l’orientale et éblouissante histoire des trois rois.

Des deux côtés du grillage vénéré deux mains de cuivre doré sortent du marbre et entr’ouvrent chacune une aumônière au-dessous de laquelle le chapitre a fait graver cette provocation indirecte : — Et apertis thesauris suis obtulerunt ei munera.

Vis-à-vis du tombeau brillent trois lampes de cuivre dont l’une porte ce nom : Gaspard, l’autre Melchior, la troisième Balthazar. C’est une idée ingénieuse d’avoir en quelque sorte allumé, devant ce sépulcre, les trois noms des trois mages.

Comme j’allais me retirer, je ne sais quelle pointe a percé la semelle de ma botte ; j’ai baissé les yeux ; c’était la tête d’un clou de cuivre enfoncé dans une large dalle de marbre noir sur laquelle je marchais. Je me suis souvenu, en examinant cette pierre, que Marie de Médicis avait voulu que son cœur fût déposé sous le pavé de la cathédrale de Cologne devant la chapelle des trois rois. Cette dalle que je foulais aux pieds recouvre sans doute ce cœur. Il y avait autrefois sur cette dalle, où l’on en distingue encore l’empreinte, une lame de cuivre ou de bronze doré portant, selon la mode allemande, le blason et l’épitaphe de la morte et au scellement de laquelle servait le clou qui a déchiré ma botte. Quand les français ont occupé Cologne, les idées révolutionnaires, et probablement aussi quelque chaudronnier spéculateur, ont déraciné cette lame fleurdelysée, comme d’autres d’ailleurs qui l’entouraient, car une foule de clous de cuivre sortant des dalles voisines attestent et dénoncent beaucoup d’arrachements du même genre. Ainsi, pauvre reine ! elle s’est vue d’abord effacée du cœur de Louis XIII, son fils, puis du souvenir de Richelieu, sa créature ; la voilà maintenant effacée de la terre !

Et que la destinée a d’étranges fantaisies ! Cette reine Marie de Médicis, cette veuve de Henri IV, exilée, abandonnée, indigente comme l’a été, quelques années plus tard, sa fille Henriette, veuve de Charles Ier, est venue mourir à Cologne en 1642, dans le logis d’Ibach, Sterngasse, n° 10, dans la maison même où soixante-cinq ans auparavant, en 1577, Rubens, son peintre, était né.

Le Dôme de Cologne, revu au grand jour, dépouillé de ce grossissement fantastique que le soir prête aux objets et que j’appelle la grandeur crépusculaire, m’a paru, je dois le dire, perdre un peu de sa sublimité. La ligne en est toujours belle, mais elle se profile avec quelque sécheresse. Cela tient peut-être à l’acharnement avec lequel l’architecte actuel rebouche et mastique cette vénérable abside. Il ne faut pas trop remettre à neuf les vieilles églises. Dans cette opération qui amoindrit les lignes en voulant les fixer, le vague mystérieux du contour s’évanouit. À l’heure qu’il est, comme masse, j’aime mieux le clocher ébauché que l’abside parfaite. Dans tous les cas, n’en déplaise à quelques raffinés qui voudraient faire du Dôme de Cologne le Parthénon de l’architecture chrétienne, je ne vois, pour ma part, aucune raison de préférer ce chevet de cathédrale à nos vieilles Notre-Dame complètes d’Amiens, de Reims, de Chartres et de Paris.

J’avoue même que la cathédrale de Beauvais, demeurée, elle aussi, à l’état d’abside, à peine connue, fort peu vantée, ne me paraît inférieure, ni pour la masse, ni pour les détails, à la cathédrale de Cologne.

L’hôtel de ville de Cologne, situé assez près du Dôme, est un de ces ravissants édifices-arlequins faits de pièces de tous les temps et de morceaux de tous les styles qu’on rencontre dans les anciennes communes qui se sont elles-mêmes construites, lois, mœurs et coutumes, de la même manière. Le mode de formation de ces édifices et de ces communes est curieux à étudier. Il y a eu agglomération plutôt que construction, croissance successive, agrandissement capricieux, empiétement sur les voisinages ; rien n’a été fait d’après un plan régulier et tracé d’avance ; tout s’est produit au fur et à mesure, selon les besoins surgissants.

Ainsi l’hôtel de ville de Cologne, qui a probablement quelque cave romaine dans ses fondations, n’était vers 1250 qu’un grave et sévère logis à ogives comme notre Maison-aux-Piliers ; puis on a compris qu’il fallait un beffroi pour les tocsins, pour les prises d’armes, pour les veilleurs de nuit, et le quatorzième siècle a édifié une belle tour, bourgeoise et féodale tout à la fois ; puis, sous Maximilien, le souffle joyeux de la renaissance commençant à agiter les sombres feuillages de pierre des cathédrales, un goût d’élégance et d’ornement se répandant partout, les échevins de Cologne ont senti le besoin de faire la toilette de leur maison de ville ; ils ont appelé l’Italie quelque architecte élève du vieux Michel-Ange, ou de France quelque sculpteur ami du jeune Jean Goujon, et ils ont ajusté sur leur noire façade du treizième siècle un porche triomphant et magnifique. Quelques années plus tard, il leur a fallu un promenoir à côté de leur greffe, et ils se sont bâti une charmante arrière-cour à galeries sous arcades, somptueusement égayée de blasons et de bas-reliefs, que j’ai vue, et que dans deux ou trois ans personne ne verra, car on la laisse tomber en ruine. Enfin, sous Charles-Quint, ils ont reconnu qu’une grande salle leur était nécessaire pour les encans, pour les criées, pour les assemblées de bourgeois, et ils ont érigé vis-à-vis de leur beffroi et de leur porche un riche corps de logis en brique et en pierre du plus beau goût et de la plus noble ordonnance. — Aujourd’hui, nef du treizième siècle, beffroi du quatorzième, porche et arrière-cour de Maximilien, halle de Charles-Quint, vieillis ensemble par le temps, chargés de traditions et de souvenirs par les événements, soudés et groupés par le hasard de la façon la plus originale et la plus pittoresque, forment l’hôtel de ville de Cologne.

Soit dit en passant, mon ami, et comme produit de l’art, et comme expression de l’histoire, ceci vaut un peu mieux que cette froide et blafarde bâtisse, bâtarde par sa triple devanture encombrée d’archivoltes, bâtarde par l’économique et mesquine monotonie de son ornementation où tout se répète et où rien n’étincelle, bâtarde par ses toits tronqués sans crêtes et sans cheminées, dans laquelle des maçons quelconques noient aujourd’hui, à la face même de notre bonne ville de Paris, le ravissant chef-d’œuvre du Bocador. Nous sommes d’étranges gens, nous laissons démolir l’hôtel de la Trémouille et nous bâtissons cette chose ! Nous souffrons que des messieurs qui se croient et se disent architectes baissent sournoisement de deux ou trois pieds, c’est-à-dire défigurent complètement le charmant toit aigu de Dominique Bocador pour l’appareiller, hélas ! avec les affreux combles aplatis qu’ils ont inventés. Serons-nous donc toujours le même peuple qui admire Corneille et qui le fait retoucher, émonder et corriger par M. Andrieux ? — Tenez, revenons à Cologne.

Je suis monté sur le beffroi, et de là, sous un ciel gris et morne qui n’était pas sans harmonie avec ces édifices et avec mes pensées, j’ai vu à mes pieds toute cette admirable ville.

Cologne sur le Rhin, comme Rouen sur la Seine, comme Anvers sur l’Escaut, comme toutes les villes appuyées à un cours d’eau trop large pour être aisément franchi, a la forme d’un arc tendu dont le fleuve fait la corde.

Les toits sont d’ardoise, serrés les uns contre les autres, pointus comme des cartes pliées en deux ; les rues sont étroites, les pignons sont taillés. Une courbe rougeâtre de murailles et de douves en briques, qui reparaît partout au-dessus des toits, presse la ville comme un ceinturon bouclé au fleuve même, en aval par la tourelle Thurmchen, en amont par cette superbe tour Bayenthurme, dans les créneaux de laquelle se dresse un évêque de marbre qui bénit le Rhin. De la Thurmchen à la Bayenthurme la ville développe sur le bord du fleuve une lieue de fenêtres et de façades. Vers le milieu de cette longue ligne un grand pont de bateaux, gracieusement courbé contre le courant, traverse le fleuve, fort large en cet endroit, et va, sur l’autre rive, rattacher à ce vaste monceau d’édifices noirs qui est Cologne, Deuz, petit bloc de maisons blanches.

Dans le massif même de Cologne, au milieu des toits, des tourelles et des mansardes pleines de fleurs, montent et se détachent les faîtes variés de vingt-sept églises, parmi lesquelles, sans compter la cathédrale, quatre majestueuses églises romanes, toutes d’un dessin différent, dignes par leur grandeur et leur beauté d’être cathédrales elles-mêmes, Saint-Martin au nord, Saint-Géréon à l’ouest, les Saints-Apôtres au sud, Sainte-Marie du Capitole au levant, s’arrondissent comme d’énormes nœuds d’absides, de tours et de clochers.

Si l’on examine le détail de la ville, tout vit et palpite ; le pont est chargé de passants et de voitures, le fleuve est couvert de voiles, la grève est bordée de mâts. Toutes les rues fourmillent, toutes les croisées parlent, tous les toits chantent. Çà et là de vertes touffes d’arbres caressent doucement ces noires maisons, et les vieux hôtels de pierre du quinzième siècle mêlent à la monotonie des toits d’ardoise et des devantures de briques leur longue frise de fleurs, de fruits et de feuillages sculptés, sur laquelle les colombes viennent se poser avec joie.

Autour de cette grande commune, marchande par son industrie, militaire par sa position, marinière par son fleuve, s’étale et s’élargit dans tous les sens une vaste et riche plaine qui s’affaisse et plie du côté de la Hollande, que le Rhin traverse de part en part, et que couronne au nord-est de ses sept croupes historiques ce nid merveilleux de traditions et de légendes qu’on appelle les Sept-Montagnes.

Ainsi la Hollande et son commerce, l’Allemagne et sa poésie, se dressent comme les deux grands aspects de l’esprit humain, le positif et l’idéal, sur l’horizon de Cologne, ville elle-même de négoce et de rêverie.

En redescendant du beffroi, je me suis arrêté dans la cour devant le charmant porche de la renaissance. Je l’appelais tout à l’heure porche triomphant, j’aurais dû dire porche triomphal ; car le second étage de cette exquise composition est formé d’une série de petits arcs de triomphe accostés comme des arcades et dédiés, par des inscriptions du temps, le premier à César, le deuxième à Auguste, le troisième à Agrippa, le fondateur de Cologne (Colonia Agrippina) ; le quatrième à Constantin, l’empereur chrétien ; le cinquième à Justinien, l’empereur législateur ; le dixième à Maximilien, l’empereur vivant. Sur la façade le sculpteur-poëte a ciselé trois bas-reliefs représentant les trois dompteurs de lions, Milon de Crotone, Pépin le Bref et Daniel. Aux doux extrémités il a mis Milon de Crotone, qui terrassait les lions par la puissance du corps, et Daniel, qui les soumettait par la puissance de l’esprit ; entre Daniel et Milon, comme un lien naturel tenant à la fois de l’un et de l’autre, il a placé Pépin le Bref, qui attaquait les bêtes féroces avec ce mélange de vigueur physique et de vigueur morale qui fait le soldat. Entre la force pure et la pensée pure, le courage. Entre l’athlète et le prophète, le héros.

Pépin a l’épée à la main ; son bras gauche enveloppé de son manteau est plongé dans la gueule du lion ; le lion, griffes et mâchoires ouvertes, est dressé sur ses pieds de derrière, dans l’attitude formidable de ce que le blason appelle le lion rampant ; Pépin lui fait face vaillamment, il combat. Daniel est debout, immobile, les bras pendants, les yeux levés au ciel pendant que les lions amoureux se roulent à ses pieds ; l’esprit ne lutte pas, il triomphe. Quant à Milon de Crotone, les bras pris dans l’arbre, il se débat, le lion le dévore ; c’est l’agonie de la présomption inintelligente et aveugle qui a cru dans ses muscles et dans ses poings ; la force pure est vaincue. — Ces trois bas-reliefs sont d’un grand sens. Le dernier est d’un effet terrible. Je ne sais quelle idée effrayante et fatale se dégage, à l’insu peut-être du sculpteur lui-même de ce sombre poëme. C’est la nature qui se venge de l’homme, la végétation et l’animal qui font cause commune, le chêne qui vient en aide au lion.

Malheureusement, archivoltes, bas-reliefs, entablements, impostes, corniches et colonnes, tout ce beau porche est restauré, raclé, rejointoyé et badigeonné avec la propreté la plus déplorable.

Comme j’allais sortir de l’hôtel de ville, un homme, vieilli plutôt que vieux, dégradé plutôt que courbé, d’aspect misérable et d’allure orgueilleuse, traversait la cour. Le concierge, qui m’avait conduit sur le beffroi, me l’a fait remarquer. Cet homme est un poëte, qui vit de ses rentes dans les cabarets et qui fait des épopées. Nom d’ailleurs parfaitement inconnu. Il a fait, m’a dit mon guide, qui l’admirait fort, des épopées contre Napoléon, contre la révolution de 1830, contrôles romantiques, contre les français, et une autre belle épopée pour inviter l’architecte actuel de Cologne à continuer l’église dans le genre du Panthéon de Paris. Épopées, soit. Mais cet homme est d’une saleté rare. Je n’ai vu de ma vie un drôle moins brossé. Je ne crois pas que nous ayons en France rien de comparable à ce poëte-épic.

En revanche, quelques instants plus tard, au moment où je traversais je ne sais quelle rue étroite et obscure, un petit vieillard à l’œil vif est sorti brusquement d’une boutique de barbier et est venu à moi en criant : Monsieur ! monsieur ! fous français ! Oh ! les français ! ran ! plan ! plan ! ran ! tan ! plan ! la guerre à tout le monde ! Prafes ! prafes ! Napolion, n’est-ce pas ? La guerre à toute l’Europe ! Oh ! les français ! pien praves ! monsieur ! La païonnette au qui à tous ces priciens ! einne ponne quilpite gomme à Iëna ! Prafo les français ! ran ! plan ! plan !

J’avoue que la harangue m’a plu. La France est grande dans les souvenirs et dans les espérances de ces nobles nations. Toute cette rive du Rhin nous aime, — j’ai presque dit nous attend.

Le soir, comme les étoiles s’allumaient, je me suis promené de l’autre côté du fleuve, sur la grève opposée à Cologne. J’avais devant moi toute la ville, dont les pignons sans nombre et les clochers noirs se découpaient avec tous leurs détails sur le ciel blafard du couchant. À ma gauche se levait, comme la géante de Cologne, la haute flèche de Saint-Martin avec ses deux tourelles percées à jour. Presque en face de moi, la sombre abside-cathédrale, dressant ses mille clochetons aigus, figurait un hérisson monstrueux, accroupi au bord de l’eau, dont la grue du clocher semblait former la queue et auquel deux réverbères allumés vers le bas de cette masse ténébreuse faisaient des yeux flamboyants. Je n’entendais dans cette ombre que le frissonnement caressant et discret du flot à mes pieds, les pas sourds d’un cheval sur les planches du pont de bateaux, et au loin, dans une forge que j’entrevoyais, la sonnerie éclatante d’un marteau sur une enclume. Aucun autre bruit de la ville ne traversait le Rhin. Quelques vitres scintillaient vaguement, et au-dessous de la forge, fournaise embrasée, point étincelant, pendait et se dispersait dans le fleuve une longue traînée lumineuse, comme si cette poche pleine de feu se vidait dans l’eau.

De ce beau et sombre ensemble se dégageait dans ma pensée une mélancolique rêverie. Je me disais : La cité germaine a disparu, la cité d’Agrippa a disparu, la ville de saint Engelbert est encore debout. Mais combien de temps durera-t-elle ? Le temple bâti là-bas par sainte Hélène est tombé il y a mille ans ; l’église construite par l’archevêque Anno tombera. Cette ville est usée par son fleuve. Tous les jours quelque vieille pierre, quelque vieux souvenir, quelque vieille coutume, s’en détache au frottement de vingt bateaux à vapeur. Une ville n’est pas impunément posée sur la grosse artère de l’Europe. Cologne, quoique moins ancienne que Trêves et Soleure, les deux plus vieilles communes du continent, s’est déjà déformée et transformée trois fois au rapide et violent courant d’idées qui la traverse, remontant et descendant sans cesse des villes de Guillaume le Taciturne aux montagnes de Guillaume Tell, et apportant à Cologne de Mayence les affluents de l’Allemagne, et de Strasbourg les affluents de la France. Voici qu’une quatrième époque climatérique semble se déclarer pour Cologne. L’esprit du positivisme et de l’utilitarisme, comme parlent les barbares d’à présent, la pénètre et l’envahit ; les nouveautés s’engagent de toutes parts dans le labyrinthe de son antique architecture ; les rues neuves font de larges trouées à travers cet entassement gothique ; le « bon goût moderne » s’y installe, y bâtit des façades-Rivoli et y jouit bêtement de l’admiration des boutiquiers ; il y a des rimeurs ivres qui conseillent à la cité de Conrad le Panthéon de Soufflet. Les tombeaux des archevêques tombent en ruine dans cette cathédrale continuée aujourd’hui par la vanité, non par la foi. Les splendides paysannes vêtues d’écarlate et coiffées d’or et d’argent ont disparu ; des grisettes parisiennes se promènent sur le quai ; j’ai vu aujourd’hui tomber les dernières briques sèches du cloître roman de Saint-Martin, on va y construire un café Tortoni ; de longues rangées de maisons blanches donnent au féodal et catholique faubourg des Martyrs-de-Thèbes je ne sais quel faux air des Batignolles. Un omnibus passe l’immémorial pont de bateaux et chemine pour six sous d’Agripina à Tuitium. — Hélas ! les vieilles villes s’en vont !