Hetzel (Tome Ip. 85-103).
LETTRE IX


AIX-LA-CHAPELLE. — LE TOMBEAU DE CHARLEMAGNE


Tout ce qu’est Aix-la-Chapelle. — Charlemagne y est né et y est mort. — La Chapelle. — Architecture du portail, à laquelle l’auteur mêle une parenthèse. — Légende du diable qui est moins bête que les bourgeois et du moine qui a plus d’esprit que le diable. — La parenthèse se ferme et la Chapelle se rouvre. — Aspect de l’église. — Ensemble. — Détail. — Le tombeau de Charlemagne. — L’auteur invective le système décimal. — Tout ce qu’il y a dans l’armoire. — Éblouissement et admiration. — Où sont les trois couronnes de Charlemagne. — Autres armoires. — Autres trésors. — La chaire. — Le chœur. — L’orgue. — L’aigle d’Othon III. — Le cœur de M. Antoine Berdolet. — Destinée des sarcophages. — Les empereurs ne gardent rien, pas même un tombeau. Charlemagne prend son sarcophage à Auguste. — Barberousse prend sa chaise à Charlemagne. — Le Hochmunster. — Le fauteuil de marbre. — Comment était Charlemagne dans le sépulcre. — Proclamation de Barberousse. — Mort de Barberousse. — Bruits qui courent sur son compte depuis six cents ans. — Visite de l’empereur en 1801. — Napoléon devant le fauteuil de Charlemagne. — Visite des empereurs et des rois alliés en 1814. — Rapprochements. — De qui l’auteur tient tous ces détails. — Le sapeur du 36e régiment. — Les chats-moines. — Ne riez pas des noms populaires avant d’avoir examiné les noms aristocratiques. — L’hôtel de ville. — La tour de Granus. — Rêverie crépusculaire.


Aix-la-Chapelle, 6 août.


Aix-la-Chapelle, pour le malade, c’est une fontaine minérale, chaude, froide, ferrugineuse, sulfureuse ; pour le touriste, c’est un pays de redoutes et de concerts ; pour le pèlerin, c’est la châsse des grandes reliques qu’on ne voit que tous les sept ans, robe de la Vierge, sang de l’enfant Jésus, nappe sur laquelle fut décapité saint Jean-Baptiste ; pour l’antiquaire-chroniqueur, c’est une abbaye de nobles filles à abbesse immédiate, héritière du couvent d’hommes bâti par saint Grégoire, fils de Nicéphore, empereur d’orient ; pour l’amateur de chasses, c’est l’ancienne vallée des Sangliers, Porcetum, dont on a fait Borcette ; pour le manufacturier, c’est une source d’eau lessiveuse propre au lavage des laines ; pour le marchand, c’est une fabrique de drap et de casimirs, d’aiguilles et d’épingles ; pour celui qui n’est ni marchand, ni manufacturier, ni chasseur, ni antiquaire, ni pèlerin, ni touriste, ni malade, c’est la ville de Charlemagne.

Charlemagne, en effet, est né à Aix-la-Chapelle, et il y est mort. Il est né dans le vieux palais demi-romain des rois francs, dont il ne reste que la tour de Granus, enclavée aujourd’hui dans l’hôtel de ville. Il y est enterré dans l’église qu’il avait fondée deux ans après la mort de sa femme Fastrada, en 796, que le pape Léon III bénit en 804, et pour la dédicace de laquelle, dit la tradition, deux évêques de Tongres, morts et ensevelis à Maëstricht, sortirent de leurs sépulcres afin de compléter dans cette cérémonie les trois cent soixante-cinq archevêques et évêques représentant les jours de l’année.

Cette historique et fabuleuse église, qui a donné son nom à la ville, a subi, depuis mille ans, bien des transformations.

À peine arrivé à Aix, je suis allé à la Chapelle.

Si l’on aborde l’église par la façade, voici comment elle se présente :

Un portail du temps de Louis XV en granit gris bleu avec des portes de bronze du huitième siècle, adossé à une muraille carlovingienne que surmonte un étage de pleins cintres romans. Au-dessus de ces archivoltes un bel étage gothique richement ciselé, où l’on reconnaît l’ogive sévère du quatorzième siècle ; et pour couronnement une ignoble maçonnerie en brique à toit d’ardoise qui date d’une vingtaine d’années. À la droite du portail une grosse pomme de pin, en bronze romain, est posée sur un pilier de granit, et de l’autre côté, sur un autre pilier, il y a une louve d’airain, également antique et romaine, qui se tourne à demi vers les passants, la gueule entr’ouverte et les dents serrées.

(Pardon, mon ami, mais permettez-moi d’ouvrir ici une parenthèse. Cette pomme de pin a un sens, et cette louve aussi, ou ce loup, car je n’ai pu reconnaître bien clairement le sexe de cette bête de bronze. Voici à ce sujet ce que racontent encore les vieilles fileuses du pays :

Il y a longtemps, bien longtemps, ceux d’Aix-la-Chapelle voulurent bâtir une église. Ils se cotisèrent, et l’on commença. On creusa les fondements, on éleva les murailles, on ébaucha la charpente, et pendant six mois ce fut un tapage assourdissant de scies, de marteaux et de cognées. Au bout de six mois, l’argent manqua. On fit appel aux pèlerins, on mit un bassin d’étain à la porte de l’église ; mais à peine s’il y tomba quelques targes et quelques liards à la croix. Que faire ? Le sénat s’assembla, chercha, parla, avisa, consulta. Les ouvriers refusaient le travail, et l’herbe et la ronce, et le lierre et toutes les insolentes plantes des ruines, s’emparaient déjà des pierres neuves de l’édifice abandonné. Fallait-il laisser là l’église ? Le magnifique sénat des bourgmestres était consterné.

Comme il délibérait, entre un quidam, un étranger, un inconnu, de haute taille et de belle mine.

— Bonjour, bourgeois. De quoi est-il question ? Vous êtes tout effarés. Votre église vous tient au cœur ? Vous ne savez comment la finir ? On dit que c’est l’argent qui vous manque ?

— Passant, dit le sénat, allez-vous-en au diable. Il nous faudrait un million d’or.

— Le voici, dit le gentilhomme. Et, ouvrant une fenêtre, il montre aux bourgmestres un grand chariot arrêté sur la place à la porte de la maison de ville. Ce chariot était attelé de dix jougs de bœufs et gardé par vingt nègres d’Afrique armés jusqu’aux dents.

Un des bourgmestres descend avec le gentilhomme, prend au hasard un des sacs dont le chariot était chargé, puis tous deux remontent, l’étranger et le bourgeois. On vide la sacoche devant le sénat ; elle était en effet pleine d’or.

Le sénat ouvre de grands yeux bêtes et dit à l’étranger :

— Qui êtes-vous, monseigneur ?

— Mes chers manants, je suis celui qui a de l’argent. Que voulez-vous de plus ? J’habite dans la forêt Noire, près du lac de Wildsée, non loin des ruines de Heidenstadt, la ville des païens. Je possède des mines d’or et d’argent, et, la nuit, je remue avec mes mains des fouillis d’escarboucles. Mais j’ai des goûts simples, je m’ennuie, je suis un être mélancolique, je passe mes journées à voir jouer sous la transparence du lac le tourniquet et le triton d’eau, et à regarder pousser parmi les roches le polygonum amphibium. Sur ce, trêve aux questions et aux billevesées. J’ai débouclé ma ceinture, profitez-en. Voilà votre million d’or. En voulez-vous ?

— Pardieu oui, dit le sénat. Nous finirons notre église.

— Eh bien, prenez ; mais à une condition.

— Laquelle, monseigneur ?

— Finissez votre église, bourgeois ; prenez toute cette mitraille ; mais promettez-moi en échange la première âme quelconque qui entrera dans votre église et qui en franchira la porte le jour où les cloches et les carillons en sonneront la dédicace.

— Vous êtes le diable ! s’écria le sénat.

— Vous êtes des imbéciles ! répondit Urian.

Les bourgmestres commencèrent par des soubresauts, des frayeurs et des signes de croix. Mais, comme Urian était bon diable, et riait à se tordre les côtes en faisant sonner son or tout neuf, ils se rassurèrent et l’on négocia. Le diable a de l’esprit. C’est à cause de cela qu’il est le diable.

— Après tout, disait-il, c’est moi qui perd au marché. Vous aurez votre million et votre église. Moi, je n’aurai qu’une âme. Et quelle âme, s’il vous plaît ? La première venue. Une âme de hasard. Quelque mauvais drôle d’hypocrite qui jouera la dévotion et qui voudra, par faux zèle, entrer le premier. Bourgeois, mes amis, votre église s’annonce bien. L’épure me plaît. L’édifice sera beau, je crois. Je vois avec plaisir que votre architecte préfère à la trompe-sous-le-coin la trompe de Montpellier. Je ne hais pas cette voûte en pendentif, à plan berlong et à coupes rondes ; mais j’aurais préféré pourtant une voûte d’arête, biaise et également berlongue. J’approuve qu’il ait fait là une porte en tour ronde, mais je ne sais s’il a bien ménagé l’épaisseur du parpaing. — Comment se nomme votre architecte, manants ? — Dites-lui de ma part que, pour bien faire la tête d’une porte en tour creuse, il est nécessaire qu’il y ait quatre panneaux, deux de lit et un de doyle par-dessus ; le quatrième se met sur l’extrados. C’est égal ! voilà une descente de cave à trompe en canonnière qui est d’un fort bon style et parfaitement ajustée. Ce serait dommage d’en rester là. -— Il faut mettre à fin cette église. Allons, mes compères, le million pour vous, l’âme pour moi. Est-ce dit ?

Ainsi parlait le gentilhomme Urian. — Après tout, pensèrent les bourgeois, nous sommes bien heureux qu’il se contente d’une âme. Il pourrait bien, s’il regardait d’un peu près, les prendre toutes dans cette ville.

Le marché fut conclu, le million encaissé, Urian disparut dans une trappe d’où sortit une petite flamme bleue, comme il convient, et, deux ans après, l’église était bâtie. Il va sans dire que tous les sénateurs avaient juré de ne conter la chose à personne, et il va sans dire que chacun d’eux, le soir même, avait conté la chose à sa femme. Ceci est une loi. Une loi que les sénateurs n’ont pas faite, mais qu’ils observent. Si bien que, lorsque l’église fut terminée, comme toute la ville, grâce aux femmes des sénateurs, savait le secret du sénat, personne ne voulut entrer dans l’église.

Nouvel embarras, non moins grand que le premier. L’église est bâtie, mais nul n’y veut mettre le pied ; l’église est achevée, mais elle est vide. Or à quoi bon une église vide ? — Le sénat s’assemble, il n’invente rien. — On appelle l’évêque de Tongres. Il ne trouve rien. — On appelle les chanoines du chapitre. Ils n’imaginent rien. — On appelle les moines du couvent.

— Pardieu, dit un moine, il faut convenir, messeigneurs, que vous vous empêchez de peu de chose. Vous devez à Urian la première âme qui passera par la porte de l’église. Mais il n’a pas stipulé de quelle espèce serait cette âme. Urian n’est qu’un sot, je vous le dis. Messeigneurs, après une longue battue, on a pris vivant ce matin dans la vallée de Borcette un loup. Faites entrer ce loup dans l’église. Il faudra bien qu’Urian s’en contente. Ce n’est qu’une âme de loup, mais c’est une âme quelconque.

— Bravo ! dit le sénat. Voilà un moine d’esprit.

Le lendemain, dès l’aube, les cloches sonnèrent.

— Quoi ! dirent les bourgeois, c’est aujourd’hui la dédicace de l’église ! mais qui donc osera y entrer le premier ? Ce ne sera pas moi.

— Ni moi.

— Ni moi.

— Ni moi.

Ils accoururent en foule. Le sénat et le chapitre étaient devant le portail. Tout à coup on amène le loup dans une cage, et à un signal donné on ouvre à la fois les portes de la cage, et les portes de l’église. Le loup, effrayé par la foule, voit l’église déserte et s’y enfonce. Urian attendait, la gueule ouverte et les yeux voluptueusement fermés. Jugez de sa rage quand il sentit qu’il avalait un loup. Il poussa un rugissement effrayant et vola quelque temps sous les hautes arches de l’église avec le bruit d’une tempête. Puis il sortit enfin, éperdu de colère, et en sortant il donna dans la grande porte d’airain un si furieux coup de pied, qu’elle se fendit du haut en bas. — On montre encore cette fente aujourd’hui.

— C’est pour cela, ajoutent les bonnes vieilles, qu’à gauche de la porte de l’église on a placé la statue du loup en bronze, et, à droite, une pomme de pin, qui figure sa pauvre âme si stupidement mâchée par Urian.

Je quitte la légende et je reviens à l’église. Je dois pourtant vous dire que j’ai cherché sur la porte la fameuse crevasse faite par le talon du diable, et que je ne l’ai pas trouvée. Maintenant je ferme la parenthèse.)

Ainsi, quand on aborde la Chapelle par le grand portail, le romain, le roman, le gothique, le rococo et le moderne se mêlent et se superposent sur cette façade, mais sans affinité, sans nécessité, sans ordre, et, par conséquent, sans grandeur.

Si l’on arrive à la Chapelle par le chevet, l’effet est tout autre. La haute abside du quatorzième siècle vous apparaît dans toute son audace et dans toute sa beauté avec l’angle savant de son toit, le riche travail de ses balustrades, la variété de ses gargouilles, la sombre couleur de sa pierre et la transparence vitreuse de ses immenses lancettes au pied desquelles semblent imperceptibles des maisons à deux étages réfugiées entre les contre-forts.

Cependant de là encore l’aspect de l’église, si imposant qu’il soit, est hybride et discordant. Entre l’abside et le portail, dans une espèce de trou où toutes les lignes de l’édifice s’écroulent, se cache, à peine relié à la façade par un joli pont sculpté du quatorzième siècle, le dôme byzantin à frontons triangulaires qu’Othon III fit bâtir au dixième siècle au-dessus du tombeau même de Charlemagne.

Cette façade plaquée, ce dôme enfoui, cette abside rompue, voilà la Chapelle d’Aix. L’architecte de 1353 voulait aborder dans sa prodigieuse Chapelle l’église de Charlemagne, dévastée en 882 par les normands, et le dôme d’Othon III, incendié en 1236. Un système de chapelles basses, rattachées à la base de la grande chapelle centrale, devait, au portail près, envelopper tout l’édifice dans ses articulations. Déjà deux de ces chapelles, qui subsistent encore et qui sont admirables, étaient bâties, quand survint l’incendie de 1306. Cette puissante végétation architecturale s’est arrêtée là. Chose étrange, le quinzième et le seizième siècle n’ont rien fait pour cette église. Le dix-huitième et le dix-neuvième l’ont gâtée.

Cependant, il faut le dire, prise dans l’ensemble et telle qu’elle est, la Chapelle d’Aix a de la masse et de la grandeur. Après quelques instants de contemplation, une majesté singulière se dégage de cet édifice extraordinaire, resté inachevé comme l’œuvre de Charlemagne lui-même, et composé d’architectures qui parlent tous les styles, comme son empire était composé de nations qui parlaient toutes les langues.

À tout prendre, pour le penseur qui la considère du dehors, il y a une harmonie étrange et profonde entre ce grand homme et cette grande tombe.

J’étais impatient d’entrer.

Après avoir franchi la voûte du portique et laissé derrière moi les antiques portes de bronze ornées à leur milieu d’une tête de lion et coupées carrément pour s’adapter à des architraves, ce qui a d’abord frappé mon regard, c’est une rotonde blanche à deux étages, éclairée par le haut, dans laquelle s’épanouissent de tous côtés toutes les fantaisies coquettes de l’architecture rocaille et chicorée. Puis, en abaissant mes yeux vers la terre, j’ai aperçu au milieu du pavé de cette rotonde, sous le jour blafard que laissent tomber les vitres blanches, une grande lame de marbre noir, usée par les pieds des passants, avec cette inscription en lettres de cuivre :


carolo magno.


Rien de plus choquant et de plus effronté que cette chapelle rococo, étalant ses grâces de courtisane autour de ce grand nom carlovingien. Des anges qui ressemblent à des amours, des palmes qui ressemblent à des panaches, des guirlandes de fleurs et des nœuds de rubans, voilà ce que le goût Pompadour a mis sous le dôme d’Othon III et sur la tombe de Charlemagne.

La seule chose qui soit digne de l’homme et du lieu dans cette indécente chapelle, c’est une immense lampe circulaire à quarante-huit becs, d’environ douze pieds de diamètre, donnée au douzième siècle par Barberousse à Charlemagne. Cette lampe, qui est en cuivre et en argent doré, a la forme d’une couronne impériale ; elle est suspendue à la voûte, au-dessus de la lame de marbre noir, par une grosse chaîne de fer de quatre-vingt-dix pieds de long.

La lame noire a environ neuf pieds de longueur sur sept de largeur.

Il est évident du reste que Charlemagne avait à cette même place un autre monument. Rien n’annonce que la dalle noire, encadrée d’un maigre filet de cuivre et entourée d’une bordure de marbre blanc, soit ancienne. Quant aux lettres carolo magno, elles n’ont pas plus de cent ans.

Charlemagne n’est plus sous cette pierre. En 1166, Frédéric Barberousse, dont cette lampe-couronne, si magnifique qu’elle soit, ne rachète pas le sacrilège, fit déterrer le grand empereur. L’église a pris le squelette impérial et l’a dépecé comme saint, pour faire de chaque ossement une relique. Dans la sacristie voisine, un vicaire montre aux passants, et j’ai vu pour trois francs soixante-quinze centimes, prix fixe, le bras de Charlemagne, ce bras qui a tenu la boule du monde, vénérable ossement qui porte sur ses téguments desséchés cette inscription écrite pour quelques liards par un scribe du douzième siècle : Brachium sancti Caroli magni. Après le bras, j’ai vu le crâne, ce crâne qui a été le moule de toute une Europe nouvelle, et sur lequel un bedeau frappe avec l’ongle.

Ces choses sont dans une armoire.

Une armoire de bois peinte en gris avec filets d’or, ornée à son sommet de quelques-uns de ces anges pareils à des amours dont je parlais tout à l’heure, voilà aujourd’hui le tombeau de ce Charles qui rayonne jusqu’à nous à travers dix siècles, et qui n’est sorti de ce monde qu’après avoir enveloppé son nom, pour une double immortalité, de ces deux mots, sanctus, magnus, saint et grand, les deux plus augustes épithètes dont le ciel et la terre puissent couronner une tête humaine !

Une chose qui étonne, c’est la grandeur matérielle de ce crâne et de ce bras ; grandia ossa. Charlemagne, en effet, était un de ces très rares grands hommes qui sont aussi des hommes grands. Le fils de Pépin le Bref était colosse par le corps comme par l’intelligence. Il avait en hauteur sept fois la longueur de son pied, lequel est devenu mesure. C’est ce pied de roi, ce pied de Charlemagne, que nous venons de remplacer platement par le mètre, sacrifiant ainsi d’un seul coup l’histoire, la poésie et la langue à je ne sais quelle invention dont le genre humain s’était passé six mille ans et qu’on appelle système décimal.

L’ouverture de cette armoire cause du reste une sorte d’éblouissement, tant elle est resplendissante d’orfèvreries. Les battants en sont couverts à l’intérieur de peintures sur fond d’or, parmi lesquelles j’ai remarqué huit admirables panneaux qui sont évidemment d’Albert Durer. Outre le crâne et le bras, l’armoire contient : le cor de Charlemagne, énorme dent d’éléphant évidée et sculptée curieusement vers le gros bout ; la croix de Charlemagne, bijou où est enchâssé un morceau de la vraie croix et que l’empereur avait à son cou dans son tombeau ; un charmant ostensoir de la renaissance donné par Charles-Quint, et gâté au siècle dernier par un surcroît d’ornements sans goût ; les quatorze plaques d’or couvertes de sculptures byzantines qui ornaient le fauteuil de marbre du grand empereur ; un ostensoir donné par Philippe II, qui reproduit le profil du dôme de Milan ; la corde dont fut lié Jésus-Christ pendant la flagellation ; un morceau de l’éponge imbibée de fiel dont on l’abreuva sur la croix ; enfin la ceinture de la sainte vierge, en tricot, et la ceinture de Jésus-Christ, en cuir. Cette petite lanière, tordue et roulée sur elle-même comme un fouet d’écolier, a occupé trois empereurs ; de Constantin, lequel apposa dessus son sigillum, qui y est encore et que j’y ai vu, elle est tombée à Haroun-al-Raschid, qui l’a donnée à Charlemagne.

Tous ces objets vénérables sont enfermés dans d’étincelants reliquaires gothiques et byzantins, qui sont autant de chapelles, de flèches et de cathédrales microscopiques en or massif, auxquelles les saphirs, les émeraudes et les diamants tiennent lieu de vitraux.

Au milieu de ces innombrables joyaux entassés sur les deux étages de l’armoire s’élèvent, comme deux montagnes d’or et de pierreries, deux grosses châsses d’une valeur immense et d’une beauté miraculeuse. La première, la plus ancienne, qui est byzantine, entourée de niches où sont assis, la couronne en tête, seize empereurs, contient le reste des os de Charlemagne et ne s’ouvre jamais. La seconde, qui est du douzième siècle, et que Frédéric Barberousse a donnée à l’église, renferme les fameuses grandes reliques dont je vous ai parlé au commencement de cette lettre, et ne s’ouvre que tous les sept ans. Une seule ouverture de cette châsse, en 1496, attira cent quarante-deux mille pèlerins, et rapporta en quinze jours quatorze mille florins d’or.

Cette châsse n’a qu’une clef. Cette clef est cassée en deux morceaux dont l’un est gardé par le chapitre, l’autre par le magistrat de la ville. On l’ouvre quelquefois par extraordinaire, mais seulement pour les têtes couronnées. Le roi actuel de Prusse, n’étant encore que prince royal, en demanda l’ouverture. Elle lui fut refusée.

Dans une petite armoire voisine de la grande, j’ai vu la copie exacte en argent doré de la couronne germanique de Charlemagne. La couronne germanique carlovingienne, surmontée d’une croix, chargée de pierreries et de camées, est formée seulement d’un cercle fleuronné qui entoure la tête, et d’un demi-cercle soudé du front à la nuque avec une légère inflexion qui imite le profil de la corne ducale de Venise. Aujourd’hui, des trois couronnes qu’a portées Charlemagne, il y a dix siècles, comme empereur d’Allemagne, comme roi de France, et comme roi des Lombards, la première, la couronne impériale, est à Venise ; la seconde, la couronne de France, est à Reims ; la troisième, la couronne de fer, est à Milan[1].

Au sortir de la sacristie, le bedeau m’a confié au suisse, qui s’est mis à parcourir l’église devant moi, m’ouvrant de temps en temps de mornes armoires derrière lesquelles éclataient tout à coup des magnificences.

Ainsi la chaire, qui a tout l’aspect d’une chaire de village, se débarrasse de sa hideuse chrysalide de bois roussâtre et vous apparaît subitement comme une splendide tour de vermeil. C’est une chaire, prodige de la ciselure et de l’orfèvrerie du onzième siècle, donnée par l’empereur Henri II à la Chapelle. Des ivoires byzantins profondément fouillés, une coupe de cristal de roche avec sa soucoupe, un onyx monstrueux de neuf pouces de long, sont incrustés dans cette cuirasse d’or qui entoure le prêtre parlant au nom de Dieu, et dont la lame antérieure représente Charlemagne portant la Chapelle d’Aix sur son bras.

Cette chaire est placée à l’angle du chœur, lequel occupe la merveilleuse abside de 1353. Toutes les verrières de couleur ont disparu. Les lancettes sont blanches du haut en bas. La riche tombe d’Othon III, fondateur du dôme, détruite en 1794, est remplacée par une pierre plate qui en marque l’emplacement à l’entrée du chœur. Un orgue donné par l’impératrice Joséphine affiche près de l’admirable voûte du quatorzième siècle le mauvais style de 1804. Voûte, piliers, chapiteaux, colonnettes, statues, tout le chœur est badigeonné.

Au milieu de cette abside déshonorée, le bec ouvert, l’œil irrité, les ailes à demi déployées, s’effare et frissonne l’aigle de bronze d’Othon III, transformé en lutrin, et tout indigné de porter le livre du plain-chant, lui qui a le globe du monde sous ses pieds.

On aurait dû pourtant respecter cet aigle. Quand Napoléon visita la Chapelle, au monde que portait dans ses serres l’aigle d’Othon on ajouta la foudre que j’ai vue encore aujourd’hui fixée aux deux côtés du globe impérial.

Le suisse dévisse ce tonnerre à la demande des curieux.

Sur le dos de cet aigle, comme par un triste et ironique pressentiment, le sculpteur du dixième siècle avait étendu une chauve-souris d’airain à face humaine, qui est là comme clouée et sur laquelle s’appuie maintenant le livre du lutrin.

À droite de l’autel est scellé le cœur de M. Antoine Berdolet, premier et dernier évêque d’Aix-la-Chapelle. Car cette église n’a jamais eu qu’un seul évêque, celui que Bonaparte avait nommé, et que son épitaphe qualifie primus Aquisgranensis episcopus. À présent, comme jadis, la Chapelle est administrée par un chapitre que préside un doyen avec le titre de prévôt.

Dans une salle sombre de la Chapelle, le suisse m’a encore ouvert une armoire. Là est le sarcophage de Charlemagne. C’est un magnifique cercueil romain en marbre blanc, sur la face antérieure duquel est sculpté du ciseau le plus magistral l’enlèvement de Proserpine. J’ai longtemps contemplé ce bas-relief, qui a deux mille ans. À l’extrémité de la composition, quatre chevaux frénétiques, à la fois infernaux et divins, conduits par Mercure, entraînent vers un gouffre entr’ouvert dans la plinthe un char sur lequel crie, lutte et se tord avec désespoir Proserpine saisie par Pluton. La main robuste du dieu presse la gorge demi-nue de la jeune fille, qui se renverse en arrière et dont la tête échevelée rencontre la figure droite et impassible de Minerve casquée. Pluton emporte Proserpine, à laquelle Minerve, la conseillère, parle bas à l’oreille. L’Amour souriant est assis sur le char entre les jambes colossales de Pluton. Derrière Proserpine se débat selon les lignes les plus fières et les plus sculpturales le groupe des nymphes et des furies. Les compagnes de Proserpine s’efforcent d’arrêter un char attelé de deux dragons ailés et ignivomes qui est là comme une voiture de suite. Une des jeunes déesses qui a saisi hardiment un dragon par les ailes lui fait pousser des cris de douleur. Ce bas-relief est un poème. C’est de la sculpture violente, vigoureuse, exorbitante, superbe, un peu emphatique comme en faisait la Rome païenne, comme en eût fait Rubens.

Ce cercueil, avant d’être le sarcophage de Charlemagne, avait été, dit-on, le sarcophage d’Auguste.

Enfin, par un autre escalier étroit et sombre qu’ont monté depuis six siècles bien des rois, bien des empereurs, bien des passants illustres, mon guide m’a conduit jusqu’à la galerie qui forme le premier étage de la rotonde et qu’on appelle le Hochmunster.

Là, sous une armure de bois qu’il a enlevée à demi et qui ne tombe jamais entièrement que pour les visiteurs couronnés, j’ai vu le fauteuil de pierre de Charlemagne. — Ce fauteuil, bas, large, à dossier arrondi formé de quatre lames de marbre blanc nues et sans sculptures, assemblées par des chevrons de fer, ayant pour siège une planche de chêne recouverte d’un coussin de velours rouge, est exhaussé sur six degrés, dont deux sont de granit et quatre de marbre blanc.

Sur ce fauteuil, revêtu des quatorze plaques byzantines dont je vous parlais tout à l’heure, au haut d’une estrade de pierre à laquelle conduisaient ces quatre marches de marbre blanc, la couronne en tête, le globe dans une main et le sceptre dans l’autre, l’épée germanique au côte, le manteau de l’empire sur les épaules, la croix de Jésus-Christ au cou, les pieds plongeant au sarcophage d’Auguste, l’empereur Charlemagne était assis dans son tombeau. Il est resté dans cette ombre, sur ce trône et dans cette attitude pendant trois cent cinquante-deux ans, de 814 à 1166.

Ce fut donc en 1166 que Frédéric Barberousse, voulant avoir un fauteuil pour son couronnement, entra dans ce tombeau, dont aucune tradition n’a conservé la forme monumentale, et auquel appartenaient les deux saintes portes de bronze adaptées aujourd’hui au portail. Barberousse était lui-même un prince illustre et un vaillant chevalier. Ce dut être un moment étrange et redoutable que celui où cet homme couronné se trouva face à face avec ce cadavre également couronné ; l’un, dans toute la majesté de l’empire ; l’autre, dans toute la majesté de la mort. Le soldat vainquit l’ombre, le vivant déposséda le trépassé. La chapelle garda le squelette, Barberousse prit le fauteuil de marbre ; et de cette chaise où avait siégé le néant de Charlemagne il fit le trône où est venue s’asseoir pendant quatre siècles la grandeur des empereurs.

Trente-six empereurs, en effet, y compris Barberousse, ont été sacrés et couronnés sur ce fauteuil dans le Hochmunster d’Aix-la-Chapelle. Ferdinand Ier fut le dernier ; Charles-Quint, l’avant-dernier. — Depuis, le couronnement des empereurs d’Allemagne s’est fait à Francfort.

Je ne pouvais m’arracher d’auprès de ce fauteuil si simple et si grand. Je considérais les quatre marches de marbre blanc rayées par le talon de ces trente-six césars qui avaient vu s’allumer là leur illustre rayonnement et qui s’étaient éteints à leur tour. Des idées et des souvenirs sans nombre me venaient à l’esprit. Je me rappelais que le violateur de ce sépulcre, Frédéric Barberousse, devenu vieux, voulut se croiser pour la seconde ou la troisième fois, et alla en orient. Là, un jour, il rencontra un beau fleuve. Ce fleuve était le Cydnus. Il avait chaud, et il eut la fantaisie de s’y baigner. L’homme qui avait profané Charlemagne pouvait oublier Alexandre. Il entra dans le fleuve, dont l’eau glaciale le saisit. Alexandre, jeune homme, avait failli y mourir ; Barberousse, vieillard, y mourut [2].

Un jour, je n’en doute pas, une pensée pieuse et sainte viendra à quelque roi ou à quelque empereur. On ôtera Charlemagne de l’armoire où des sacristains l’ont mis, et on le replacera dans sa tombe. On réunira religieusement tout ce qui reste de ce grand squelette. On lui rendra son caveau byzantin, ses portes de bronze, son sarcophage romain, son fauteuil de marbre exhaussé sur l’estrade de pierre et orné de quatorze plaques d’or. On reposera le diadème carlovingien sur ce crâne, la boule de l’empire sur ce bras, le manteau de drap d’or sur ces ossements. L’aigle d’airain reprendra fièrement sa place aux pieds de ce maître du monde. On disposera autour de l’estrade toutes les châsses d’orfèvrerie et de diamants comme les meubles et les coffres de cette dernière chambre royale ; et alors, — puisque l’église veut qu’on puisse contempler ses saints sous la forme que leur a donnée la mort, — par quelque lucarne étroite taillée dans l’épaisseur du mur et croisée de barreaux de fer, à la lueur d’une lampe suspendue à la voûte du sépulcre, le passant agenouillé pourra voir au haut de ces quatre marches blanches qu’aucun pied humain ne touchera plus, sur un fauteuil de marbre écaillé d’or, la couronne au front, le globe à la main, resplendir vaguement dans les ténèbres ce fantôme impérial qui aura été Charlemagne.

Ce sera une grande apparition pour quiconque osera hasarder son regard dans ce caveau, et chacun emportera de cette tombe une grande pensée. On y viendra des extrémités de la terre, et toutes les espèces de penseurs y viendront. Charles, fils de Pépin, est en effet un de ces êtres complets qui regardent l’humanité par quatre faces. Pour l’histoire, c’est un grand homme comme Auguste et Sésostris ; pour la fable, c’est un paladin comme Roland, un magicien comme Merlin ; pour l’église, c’est un saint comme Jérôme et Pierre ; pour la philosophie, c’est la civilisation même qui se personnifie, qui se fait géant tous les mille ans pour traverser quelque profond abîme, les guerres civiles, la barbarie, les révolutions, et qui s’appelle alors tantôt César, tantôt Charlemagne, tantôt Napoléon.

En 1804, au moment où Bonaparte devenait Napoléon, il visita Aix-la-Chapelle. Joséphine, qui l’accompagnait, eut le caprice de s’asseoir sur le fauteuil de marbre. L’empereur, qui par respect avait revêtu son grand uniforme, laissa faire cette créole. Lui resta immobile, debout, silencieux et découvert devant la chaise de Charlemagne.

Chose remarquable, et qui me vient ici en passant, en 814 Charlemagne mourut. Mille ans après, en quelque sorte heure pour heure, en 1814, Napoléon tomba.

Dans cette même année fatale, 1814, les souverains alliés firent leur visite à l’ombre du grand Charles. Alexandre de Russie, comme Napoléon, avait revêtu son grand uniforme ; Frédéric-Guillaume de Prusse portait la capote et la casquette de petite tenue ; François d’Autriche était en redingote et en chapeau rond. Le roi de Prusse monta deux des marches de marbre et se fit expliquer par le prévôt du chapitre les détails du couronnement des empereurs d’Allemagne. Les deux empereurs gardèrent le silence.

Aujourd’hui, Napoléon, Joséphine, Alexandre, Frédéric-Guillaume et François sont morts.

Mon guide, qui me donnait tous ces détails, est un ancien soldat français d’Austerlitz et d’Iéna, fixé depuis à Aix-la-Chapelle et devenu prussien par la grâce du congrès de 1815. Maintenant il porte le baudrier et la hallebarde devant le chapitre dans les cérémonies. J’admirais la providence qui éclate dans les plus petites choses. Cet homme qui parle aux passants de Charlemagne est plein de Napoléon. De là, à son insu même, je ne sais quelle grandeur dans ses paroles. Il lui venait des larmes aux yeux quand il me racontait ses anciennes batailles, ses anciens camarades, son ancien colonel. C’est avec cet accent qu’il m’a entretenu du maréchal Soult, du colonel Graindorge, et, sans savoir combien ce nom m’intéressait, du général Hugo. Il avait reconnu en moi un français, et je n’oublierai jamais avec quelle solennité simple et profonde il me dit en me quittant : — Vous pourrez dire, monsieur, que vous avez vu à Aix-la-Chapelle un sapeur du trente-sixième régiment, suisse de la cathédrale.

Dans un autre moment, il m’avait dit : — Tel que vous me voyez, monsieur, j’appartiens à trois nations ; je suis prussien de hasard, suisse de métier, français de cœur.

Du reste, je dois convenir que son ignorance militaire des choses ecclésiastiques m’avait fait sourire plus d’une fois pendant le cours de cette visite, notamment dans le chœur, lorsqu’il me montrait les stalles en me disant avec gravité : — Voici les places des chamoines. — Ne pensez-vous pas que cela doive s’écrire chats-moines ?

En quittant la Chapelle, j’étais tellement absorbé par une pensée unique, que c’est à peine si j’ai regardé à quelques pas de l’église une façade, pourtant fort belle, du quatorzième siècle, ornée de sept fières statues d’empereurs, qui donne passage aujourd’hui dans je ne sais quel cloaque. Et puis en ce moment-là il m’est survenu une distraction. Deux visiteurs comme moi sortaient de la Chapelle où mon vieux soldat venait probablement de les piloter pendant quelques minutes. Comme ils riaient aux éclats, je me suis retourné. J’ai reconnu deux voyageurs dont le plus âgé avait écrit le matin même devant moi son nom sur le registre de l’hôtel de l’Empereur, M. le comte d’A —, un des plus vieux et des plus nobles noms de l’Artois. Ils parlaient haut.

— Voilà des noms ! disaient-ils. Il a fallu la révolution pour produire ces noms-là. Le capitaine Lasoupe ! le colonel Graindorge ! Mais d’où cela sort-il ? C’étaient les noms du capitaine et du colonel de mon pauvre suisse, qui leur en avait apparemment parlé comme à moi. Je n’ai pu m’empêcher de leur répondre : — D’où cela sort ? je vais vous le dire, messieurs. Le colonel Graindorge était arrière-petit-cousin du maréchal de Lorge, beau-père du duc de Saint-Simon ; et, quant au capitaine Lasoupe, je lui suppose quelque parenté avec le duc de Bouillon, oncle de l’électeur palatin.

Quelques instants après j’étais sur la place de l’hôtel-de-Ville, où j’avais hâte d’arriver.

L’hôtel de ville d’Aix est, comme la Chapelle, un édifice fait de cinq ou six autres édifices. Des deux côtés d’une sombre façade à fenêtres longues, étroites et rapprochées, qui date de Charles-Quint, s’élèvent deux beffrois, l’un bas, rond, large et écrasé ; l’autre haut, svelte et quadrangulaire. Le second beffroi est une belle construction du quatorzième siècle. Le premier est tout simplement la fameuse tour de Granus, qu’on a peine à reconnaître sous l’étrange clocher contourné dont elle est coiffée. Ce clocher, qui se répète plus petit sur l’autre tour, semble une pyramide de turbans gigantesques de toutes les formes et de toutes les dimensions, mis les uns sur les autres et décroissant selon un angle assez aigu. Au bas de la façade se développe un vaste escalier composé comme l’escalier de la cour du Cheval-Blanc à Fontainebleau. Vis-à-vis, au centre de la place, une fontaine de marbre de la renaissance, quelque peu retouché et refaite par le dix-huitième siècle, supporte au-dessus d’une large coupe d’airain la statue de Charlemagne armé et couronné. À droite et à gauche, deux autres fontaines plus petites portent à leur sommet deux aigles noirs effarouchés et terribles, à demi tournés vers le grave et tranquille empereur.

C’est là, sur cet emplacement, dans cette tour romaine peut-être, qu’est né Charlemagne.

Cette fontaine, cette façade, ces beffrois, tout cet ensemble est royal, mélancolique et sévère. Charlemagne est encore là tout entier. Il résume dans sa puissante unité les disparates de cet édifice. La tour de Granus rappelle Rome sa devancière ; la façade et les fontaines rappellent Charles-Quint, le plus grand de ses successeurs. Il n’y a pas jusqu’à la figure orientale du beffroi qui ne vous fasse vaguement songer à ce magnifique calife Haroun-al-Raschid, son ami.

Le soir approchait, j’avais passé toute ma journée en présence de ces grands et austères souvenirs, il me semblait que j’avais sur moi la poussière de dix siècles ; j’éprouvais le besoin de sortir de la ville, de respirer, de voir les champs, les arbres, les oiseaux. Cela m’a conduit hors d’Aix-la Chapelle, dans de fraîches allées vertes où je suis resté jusqu’à la nuit, errant le long des vieilles murailles. Aix-la-Chapelle a encore sa ceinture de tours. Vauban n’a point passé par là. Seulement les souterrains, qui allaient des chambres basses de l’hôtel de ville et des caveaux de la Chapelle jusqu’à l’abbaye de Borcette et même jusqu’à Limbourg, sont aujourd’hui comblés et perdus.

Comme la nuit tombait, je me suis assis sur une pente de gazon. Aix-la-Chapelle s’étalait tout entière devant moi, posée dans sa vallée comme dans une vasque gracieuse. Peu à peu la brume du soir, gagnant les toits dentelés des vieilles rues, a effacé le contour des deux beffrois, qui, mêlés par la perspective aux clochers de la ville, rappellent confusément le profil moscovite et asiatique du Kremlin. Il ne s’est plus détaché de toute cette cité que deux masses distinctes, l’hôtel de ville et la Chapelle. Alors toutes mes émotions, toutes mes pensées, toutes mes visions de la journée, me sont revenues en foule. La ville elle-même, cette illustre et symbolique ville, s’est comme transfigurée dans mon esprit et sous mon regard. La première des deux masses noires que je distinguais encore, et que je distinguais seules, n’a plus été pour moi que la crèche d’un enfant ; la seconde, que l’enveloppe d’un mort, et par moments, dans la contemplation profonde où j’étais comme enseveli, il me semblait voir l’ombre de ce géant que nous nommons Charlemagne se lever lentement sur ce pâle horizon de nuit, entre ce grand berceau et ce grand tombeau.


  1. À Monza, près Milan.
  2. La chose est diversement racontée par les historiens. Selon d’autres chroniqueurs, c’est en voulant traverser le Cydnus ou le Cyrocadaus de vive force que l’illustre empereur Frédéric II, atteint d’une flèche sarrasine au milieu du fleuve, s’y noya. Selon les légendes, il ne s’y noya pas, il y disparut, fut sauvé par des pâtres, au dire des uns, par des génies, au dire des autres, et fut miraculeusement transporté de Syrie en Allemagne, où il fit pénitence dans la fameuse grotte de Kaiserslautern, si l’on en croit les contes des bords du Rhin, ou dans la caverne de Kiflhæuser, si l’on en croit les traditions du Wurtemberg.