Imprimerie Bénard (p. 35-48).


III.

Où de bons bourgeois rêvent jouir
de toutes les commodités de la civilisation…



Au Café du Chemin de fer, place des Guillemins. Trois étudiants, de ces bons jeunes gens qui portent de longues casquettes innommables et culottent des pipes d’écume de Vienne au lieu de bloquer leurs cours, attendent leur camarade Hector Ramelin, de retour de Bruxelles. La veille, celui-ci leur a écrit une lettre mystérieuse leur donnant rendez-vous en cet endroit.

Bientôt, ils aperçoivent, sortant de la gare, celui qu’ils attendent impatiemment. Le fils Ramelin est en tenue de voyage, les jumelles en bandoulière dans leur gaine de cuir.

Le voyageur est salué par une explosion de cris de joie.

Tous. — Hector ! Vive notre Hector ! Hourra pour notre Hector !

Vive Hector !
La digue digue daine,
Victor Hector,
Vive notre petit Totor…

Hector. — Tous au rendez-vous. Bravo ! J’aime à constater votre exactitude.

René. — Tu comprends bien qu’après le poulet que nous avons reçu, nous ne pouvions mal de rater le rendez-vous.

Henri. — De quoi s’agit-il ? Dis vite.

Marcel. — D’une partie de plaisir, évidemment.

Hector. — Je vous emmène tous à Paris.

Éclats de rire. On se pousse du coude, tant on la trouve bonne. Hector ne sourcille pas.

Marcel (goguenard). — Et nous partons ?

Hector. — Ce soir, par le train de plaisir. Je pars et vous m’accompagnez.

René (retournant ses poches). — La dêche.

Hector. — Hommes de peu de foi. Depuis quand ne savez-vous plus que celui qui invite règle les factures des invités ?

Henri. — Alors, c’est vrai ? Tu payes ? Tu as donc assassiné un radjah ?

Hector. — Cela ne vous regarde pas. Je vous offre le moyen d’aller lier connaissance avec la tour Eiffel et à l’œil encore. Que cela vous suffise. Qui est-ce qui refuse ?… (Silence). Personne ne dit mot. Je poursuis. Je vous mène tous à Paris, vous dis-je, et pendant cinq jours encore, tous frais payés, et cependant je suis aussi pané que vous.

René (désillusionné). — Tu canes ?

Hector. — Moi, jamais, mais j’ai découvert le moyen infaillible d’y aller sur la bourse des imbéciles. C’est un truc épatant.

Marcel. — Conte-le-nous.

Hector. — Secret d’État, mon cher Marcel. Laisse-toi faire, t’auras bon. Puisque je réponds de tout, que diable ! n’avez-vous plus confiance dans votre petit Totor ?

Henri (levant son verre). — Vive notre bienfaiteur !

Marcel. — Et que devons-nous faire pour mériter tes bienfaits, Crésus ?

Hector. — Accepter sans murmurer le rôle que je vais te donner à toi. Vous vous présenterez séparément à la gare d’abord. Toi, René, et toi, Henri, vous n’êtes encore que deux étudiants en bombe. Je verrai ensuite si j’ai besoin de vous pour un autre emploi. Toi, Marcel, l’homme à la grosse moustache, avec ton air d’ex-sous-off à la manque, tu es dès ce moment commissaire de police. Est-ce bien convenu ?

Marcel. — Ah çà, Beulemans, c’est tout à fait nécessaire que j’usurpe les fonctions ?…

Hector. — Dame, puisqu’un commissaire m’est indispensable pour ma mise en scène. D’ailleurs, je vais t’expliquer ce que tu auras à faire…

et il baisse la voix à ce point que l’auteur qui consigne le dialogue ne parvient plus à entendre ce qui se dit. Nous devons d’ailleurs nous hâter de nous rendre en gare de Longdoz pour assister au départ sensationnel du train de plaisir. Fumées noires et puantes sous le hall malpropre. Le train spécial est garé sur la dernière voie. Tout autour, la pluie ne cesse de tomber fine et presque froide. Les gouttières ont le hoquet. Le temps est affreux. Cependant, les excursionnistes bruyants commencent à s’entasser dans les wagons. Les vêtements sont détrempés, lamentables, et les parapluies dégoulinent toujours.

Monsieur Brayant. — Et maintenant que nous voici bien chez nous, je remplace ma buse solennelle par un jockey anglais. Il faut toujours se donner le genre anglais lorsqu’on voyage, parce que ça force au respect les employés des stations et les garçons d’hôtel qui s’attendent à voler les voyageurs.

Madame Brayant. — Si nous pouvions voyager ainsi seuls, comme ce serait agréable, n’est-ce pas, Madame Ramelin ?

Madame Ramelin (toujours bilieuse). — Comptez là-dessus, chère Madame Maria. Les juifs qui exploitent la compagnie sont encore bien assez piscrosses pour nous imposer la présence d’étrangers…

Madame Brayant. — Mon mari a cependant glissé un demi-franc au chef de train, malgré la promesse faite par l’employé de l’agence.

Madame Ramelin. — D’abord, moi, je trouve que tout cela est fort mal organisé. Il devrait y avoir deux sortes de deuxième classe, l’une pour les gens bien, comme nous, et l’autre pour les petites gens.

Monsieur Brayant. — C’est le socialisme, voyez-vous, Madame Ramelin, qui nous vaut ces promiscuités.

Madame Ramelin. — Voyez-vous une dame comme il faut qui devrait voyager avec l’un de ses anciens sujets qui aurait fait fortune ? Non, mais, la voyez-vous ! C’est tout simplement indécent. Sous le prétexte que tout le monde a payé la même chose, est-ce que tout le monde se vaut à présent ?

Madame Brayant. — Tout cela est fait pour nous vexer, j’en suis sûre…

Monsieur Brayant (qui regardait à la portière). — Madame Ramelin, voici votre fils.

Madame Ramelin (se dressant toute pâle). — Hector ?… Vous blaguez, Monsieur le pharmacien.

Madame Brayant (regardant aussi). — Mais non, chère Madame Maria, il n’y a pas à s’y tromper. C’est bien lui. (Criant.) Hector… Hector…

Hector (arrivant en face du wagon). — Salut, la compagnie. Les voyageurs pour Paris ? Présent. Salut, beau-papa.

Madame Ramelin. — Vous ici, mon fils ?

Hector. — J’arrive de Bruxelles… (Il entre dans la voiture.) Bonjour, maman… bonjour, belle-maman.

Madame Ramelin. — Vous partez pour Paris. Est-ce que, par hasard ?…

Hector. — Si je vous accompagne ? Un peu, sans doute. Il y a trop longtemps que je désirais revoir la petite bourgeoise. Un cœur d’époux, quoi ! Aussi je me suis dit, ce matin, au dernier moment…

Monsieur Brayant. — Ah ! c’est donc au dernier moment ?…

Hector (poursuivant). — … Tantôt, maman part à la recherche de ma femme, et mon devoir est de l’accompagner. Faisons la surprise à maman.

Madame Ramelin (vaguement inquiète). — En effet, pour une surprise… (Changeant de ton.) Ton patron a bien voulu t’accorder cinq jours de congé ?

Hector. — Mon patron ?… Quel patron ?

Monsieur Brayant. — Le propriétaire de la Grande Fabrique d’Encaustiques, sans doute.

Hector. — : Ah ! vous savez déjà cela, beau-papa ? Une belle blague, allez, que la grande fabrique… Sur les réclames, dans les tramways, partout, on voyait des cheminées qui fumaient, des autos qui roulaient, des voitures de livraison qui filaient dans toutes les directions sortant des usines. Tout cela, c’était seulement sur le papier, vous comprenez. Il n’y a pas de grande fabrique au boulevard du Nord. Il n’y a même pas de fabrique du tout, savez-vous, mais un troisième étage avec quelques boîtes de fer-blanc sur la tablette de la cheminée, entre deux pèlettes de terre, dans lesquelles le patron et sa ménagère, tout le personnel, quoi, font leurs cirages puants. Une farce, quoi. Des swanzeurs, comme nous disons à Bruxelles. Je suis sans place…

Tous. — Encore !

Monsieur Brayant. — Enfin, nous serons quatre pour voyager. Le temps passera d’autant plus vite quand on cause.

Au moment même où le joyeux pharmacien se console ainsi de l’arrivée du voyageur supplémentaire, la figure réjouie de Monsieur Dumortier s’encadre de la portière du wagon. Derrière le bonhomme, Mademoiselle Pauline se cache, timide

Monsieur Dumortier. — Je vois que nous arrivons encore à temps. Bonjour, Brayant.

Madame Brayant (à part). — Pourvu que ce vieux radoteur…

Madame Ramelin (à part). — Est-ce qu’il voudrait, lui aussi…

Monsieur Brayant. — Où allez-vous donc, Dumortier, avec votre sac ? Vous conduisez Mademoiselle Pauline à la campagne ?

Monsieur Dumortier. — Où nous allons ? Dame, nous vous accompagnons à Paris, Pauline et moi.

Madame Brayant (retombant assise). — Patatras ! Je m’y attendais. Moi qui espérais voyager seule.

Madame Ramelin (à Madame Brayant). — Il n’y a vraiment plus aucun mérite à voyager si tout Liège prend le train de plaisir, maintenant, même ce Dumortier qui a dû jadis mille francs à feu Monsieur Ramelin.

Monsieur Dumortier (parvenant enfin à entrer dans le wagon). — Mais oui, mes bons amis, j’ai décidé ça au dernier instant…

Monsieur Brayant. — Au dernier moment… Toujours alors ?…

Monsieur Dumortier. — En rentrant de chez Madame Ramelin, j’ai trouvé Pauline à la maison. La chère enfant avait reçu de sa mère une lettre qui lui annonçait que celle-ci était de passage à Paris pour le carnaval et qu’elle désirait embrasser sa fille. Elle me priait donc de conduire l’enfant dans le train de plaisir, et, comme je ne voulais pas vous imposer la charge d’une fillette et que, d’autre part, il y avait bien longtemps que je n’avais plus vu mon Jean, je me suis dit : « Papa Dumortier, tu iras, toi aussi, avec les Brayant et la veuve Ramelin » — j’ignorais encore que Monsieur Hector vous accompagnait — « et tu feras la surprise à ton grand. » — J’ai alors dit à Pauline : « C’est moi, fillette, qui te conduirai à ta mère. »

Pauline. — Alors, j’ai sauté au cou de bon papa Dumortier que j’ai embrassé à pissettes.

Monsieur Dumortier. — Cela ne vous gênera guère, mesdames, de nous avoir pour compagnons de voyage. Il y aura sans doute encore bien une petite place dans votre compartiment, car tout est déjà rempli là-bas.

Monsieur Brayant (sans enthousiasme). — Nous serons six, Dumortier. Nous serons six et voilà tout. Mieux vaut encore vous avoir que des étrangers qu’on ne connaît pas.

Hector. — Nous serons sept, voulez-vous dire, bon-papa, car j’ai donné rendez-vous à mon ami Marcel, le commissaire de police…

Madame Ramelin (suffoquée par tant d’audace). — Vous avez osé, Hector… et sans nous prévenir encore ?…

Hector. — Chut ! Le voici. Ne dites rien de désagréable devant lui… un commissaire…

Marcel. — On peut entrer ?

Hector. — J’ai parlé de toi à ma famille, commissaire. Elle t’attend avec impatience…

Madame Ramelin (bas à Brayant). — Vous connaissez cet individu, Monsieur Brayant ?

Monsieur Brayant. — Pas tout à fait… mais il me semble tout de même… Ça doit être une fine mouche…

Madame Ramelin. — Madame Brayant n’a pas l’air fort satisfaite, mais au fond elle a tort… Quand on voyage la nuit en chemin de fer, il faut toujours craindre les voleurs, et quand on est sous la protection de la police…

Marcel. — Alors, vrai, je ne vous dérange pas mesdames ?

Madame Ramelin (lui faisant place près d’elle). — Au contraire, Monsieur Marcel. Un commissaire ne gêne jamais.

Monsieur Brayant (à la portière). — Abie, tous à la fenêtre. Voici encore deux étudiants qui cherchent à se caser. Faisons semblant que nous sommes au complet.

Toute la nichée se précipite à la portière et s’écrase derrière les glaces malpropres. Chacun emprunte aussitôt un air béat d’indifférence trop affectée. Les étudiants circulent, sans se presser, le long du quai d’embarquement.

René. — Trouves-tu ?

Henri. — Les places sont rares. Mais on en trouvera deux ensemble, parce qu’on a l’œil américain.

Il tombe en arrêt devant le wagon occupé par les Brayant et consorts. Il se met à considérer, souriant, les faces béates, puis, parlant assez haut pour que tous l’entendent :

Henri. — René ?

René. — Tu dis ?

Henri. — Tu vois bien ce compartiment, hein ? Celui où l’on fait la figuration…

René lève les yeux. Il est salué par une pistoletade de regards courroucés.

René. — Dis toujours, Henri.

Henri. — T’es-tu déjà demandé pourquoi des voyageurs, qui seraient bien mieux assis sur les banquettes, aussi dures soient-elles, que debout, encaqués, se bousculent ainsi à la portière ?

René pouffe de rire et ne peut répondre, tant deviennent amusantes les faces furibondes.

Henri (indémontable). — C’est évidemment qu’à l’intérieur il y a encore un assez grand nombre de places inoccupées par eux, les égoïstes…

René. — Alors, en avant pour la visite domiciliaire.

Et sans plus se préoccuper des voyageurs blêmes de colère et n’osant protester cependant, les jeunes gens sautent sur le marchepied et ouvrent la portière.

Madame Ramelin (suffoquant de rage). — En voilà des jeunes gens mal éduqués !…

Madame Brayant (s’épongeant le visage). — Trois de plus. Nous serons neuf…

Monsieur Brayant (à l’oreille du pseudo-commissaire). — Qu’est-ce que vous pensez d’un pareil sans-gêne, Monsieur le commissaire ? Est-ce que vous ne pourriez pas intervenir ?

Marcel (bon enfant). — Rien à faire. Et puis, je l’admire, moi, ce jeune homme qui nous a tous roulés. Il a l’œil américain. Il arrivera…

Pendant que les nouveaux venus vont prendre place au fond du wagon :

Madame Ramelin (à mi-voix). — Enfin, il nous reste encore une place où nous pourrons mettre nos bagages de trop…

Hector. — Celle-ci a des chances au moins de ne pas être occupée, car voici que l’on crie le départ.

Un commis de la gare. — Les voyageurs pour Paris, en voiture !

Monsieur Brayant. — Le garde-salle tourne la clef de la salle d’attente. C’est fini… Allons, bon ! un retardataire, à présent… Non, mais est-ce juste ? Le garde qui lui ouvre, maintenant…

Hector. — L’homme se précipite sur notre compartiment…

Madame Ramelin (avec un cri). — Ça y est !

Monsieur Brayant (se retournant). — Qu’est-ce que c’est ?

Madame Brayant. — Ce que c’est ? C’est que vous avez mis l’eau à la bouche du charcutier et… que nous allons voyager avec un Spielweg ! C’est un comble !

Monsieur Spielweg (tombant comme un bolide). — Ouf !… Spielweg présent, Spielweg qui n’a pas voulu vous laisser voyager seuls… Au dernier moment…

Tous. — Encore…

Monsieur Spielweg. — Au dernier moment, je me suis dit comme cela, dans mon comptoir : « Ils vont tous voir la rive étrangère… Tu n’es pas plus bâtard qu’un autre. Tu la verras aussi, la rive étrangère ! »

Monsieur Brayant (interrompant, solennel). — Écoutez. Voici l’instant historique… Écoutez tous en silence et que cet instant ne s’efface jamais de votre mémoire… Écoutez.

On écoute, mais l’on n’entend qu’un coup de sifflet banal, puis le ronflement de la locomotive qui s’ébranle lentement.