Le Retour (Renard)
Débuts littéraires (1883-1890)François Bernouard1 (p. 116-127).



Le Retour


La soirée s’annonçait bien : un temps frais et clair. Toute la chaleur était tombée. Madame prit sa petite lanterne grillée : elle ne rentrerait que tard aujourd’hui, à la nuit, bien sûr.

C’était une mode, chez ces paisibles gens, de ne se désigner entre eux que par mots courts et simples qui disaient tout, dus à la plaisanterie, au respect, le plus souvent au hasard.

Les vrais noms, devenus inutiles, restaient oubliés. Ceux qui les portaient n’y pensaient plus. On ne s’en servait guère que dans les grandes occasions, et les sons de ces mots réapparus les étonnaient alors comme s’ils leur semblaient étrangers.

Elle, on l’appelait Madame. Elle ne portait ni chapeau, ni robe excentrique. Mais elle avait, dans son langage moelleux et légèrement fleuri, quelque chose qui sentait la ville et les voyages.

On ignorait à peu près sa vie. Elle était tombée au village comme une nouvelle inattendue. Aux premiers jours, elle avait gêné, comme si chacun eût dû rétrécir sa vie pour qu’elle se fît la sienne et retrancher à ses habitudes pour qu’elle en prît sa part.

Puis, comme elle était cousine du fermier, on se fit vite à elle. Et, d’ailleurs, elle ne montrait dans sa bonté ou dans sa malice rien qui pût la faire remarquer, et elle n’avait vraiment que deux manies.

Celle de dire à tout propos : Ah ! attendez donc, ma fine ! Qu’est-ce que je voulais donc dire pour ne pas mentir ? Et la douce manie des piles de linge blanc, méticuleusement rangées, comme des gâteaux à la neige.

Grosse, lourde, essoufflée, elle marchait en cane, le bas de sa robe bordé d’une bande de poussière grise dont chacun de ses pas soulevait un flocon, sans lunettes, sa petite lanterne grillée lui battant les flancs d’un mouvement rythmé. Elle allait, pressée, et devait avoir bien peur de ne pas arriver assez tôt pour modifier d’autant son allure de tous les jours.

Elle passa, sans s’y arrêter comme d’habitude, devant la vieille église tranquille et penchée dont le haut portail représentait vaguement, en relief, un homme sans tête sur un cheval à trois pattes, l’une d’elles pesant lourdement sur le corps d’un enfant tombé ; une des deux ou trois antiques légendes qui planaient sur le pays comme des gardiennes de son histoire.

Le cheval d’un grand seigneur avait écrasé un enfant, et le seigneur, impie jusqu’à ce jour, avait fait tuer son cheval et bâtir l’église par mortification.

À voir cette pierre à peine dégrossie, crevassée, moussue, bourgeonnée comme une lèpre, il y avait bien longtemps de cela. Mais la vieille légende jetait toujours Madame dans une rêverie sans fond et versait en son âme tendre, chaque fois qu’elle passait par là, sa petite dose d’émotion.

Les paysans qui rentraient des champs, les mains pleines de terre, les yeux mornes dans leurs visages brûlés, courbés sous les faux minces et les cognées, la saluaient, sans lever leur casquette ou leur chapeau gras, avec un hochement de tête et des clins d’yeux.

— Eh ! ben ! c’est pour ce soir ?

Elle répondait :

— Oui, c’est pour ce soir.

Les femmes, assises sur le seuil des portes, lui souriaient sans rien dire.

Elle arrivait à la ferme, une ferme immense, entre une belle rivière et un monticule, composée de deux grands bâtiments. D’un côté les bêtes, de l’autre les gens.

Les couvertures en tuiles rouges semblaient, au soleil couchant qui les incendiait, d’énormes plaques de tôle sortant du four. Un ruisseau large, qui baignait le pied de la ferme, avait l’air de charrier des flots d’oies et de canards.

À l’approche de Madame, une volée de pigeons passa d’un toit à l’autre, et, comme elle les suivait des yeux, elle vit de l’autre côté, au haut du monticule, quelqu’un qui en descendait la pente avec précaution.

— Tiens ? Le vieux, dit Madame ; et elle le regarda.

Il avait une peau de chèvre, un bâton noueux. Il était nu-tête, tout blanc, chevelu et barbu comme un Homère, et descendait sans se presser les marches naturelles de la pente, incliné du côté droit, le bâton en avant ; la jambe gauche suivait, puis, lentement, la droite.

Quand il fut en bas, près de Madame, ils dirent ensemble :

— Hein ? comme on se rencontre !

Ils allèrent vers la porte de la ferme.

On avait mis une petite barrière contre les poules qui volaient par-dessus.

Elles pénétraient tout autant, mais pas absolument comme chez elles, et cela suffisait.

Ils entrèrent dans la salle commune.

Les domestiques venaient de souper. Ils virent encore sur la table en bois aux pieds gros comme des colonnes, énorme, trapue, crevassée, une terrine au milieu de laquelle se dressait en pointe un reste de soupe épaisse et tassée. Les cuillers d’étain s’étaient creusé, tout autour, chacune leur part, également, sans aller plus loin. Au fond, sur une planche accrochée aux solives, des pains ronds montraient leurs dos poudrés de farine et rayés de taches jaunes.

La servante disparaissait, penchée sur une marmite, dans une monumentale cheminée qui mangeait les deux tiers d’un mur. C’était sur le rehaussement en briques où posaient les chenets à têtes de sphinx, que Madame s’asseyait, dédaigneuse de la chaise, les soirs qu’elle venait veiller, le dos au feu flambant, sa lanterne à côté d’elle,

La servante se retourna, les bras retroussés, toute rouge ; deux petites gouttes coulaient sur ses tempes.

— Ah ! c’est vous ! dit-elle. Il n’est point arrivé, j’fais mon fricot ; ils sont là.

Et elle rentra dans la cheminée. Madame et le vieux poussèrent la porte de la salle voisine.

— Bonjour, vous ; je vous attendais pour mettre le couvert, dit la mère à Madame.

La mère courait, verbeuse, affairée, du buffet au placard, heureuse de parler tout à son aise, à mots rapides, coupés, suspendus, un langage fait pour elle-même, plein de demandes vagues et de réponses inachevées, qui la réjouissait, comme la musique amuse un enfant.

— Se taire ! Ah ouiche ! Est-ce qu’elle pouvait ! Elle en serait morte.

Le père se promenait de long en large, les mains derrière le dos, court et silencieux, semblable à un marin avec ses lèvres et son menton rasés, et un large collier de barbe jaune qui lui faisait le tour du cou.

De temps en temps, il s’arrêtait à l’une des fenêtres, regardait un moment au loin ou suivait attentivement le vol d’une mouche qui s’obstinait à un carreau.

— Il ne vient pas vite.

Sa barbe touchait presque au nœud de velours qui serrait les cheveux de sa sœur.

La sœur tricotait, assise près d’une table à ouvrage. Elle avait une figure blême sous des bandeaux noirs et lisses à paraître humides. Elle était toute maigre et desséchée, bien qu’elle n’eût eu d’autre fatigue dans son existence sans désirs que celle de tricoter des bas, tous les jours que le Bon Dieu faisait, et de toutes les couleurs.

Où pouvaient-ils bien aller, tous ces bas ?

Que de mollets avaient passé entre ses doigts chastes ! Elle parlait rarement, comme si elle eût éprouvé une insurmontable peine à séparer ses lèvres, point dépensière, même de gestes, bonne fille au fond, au jugement de tous, mais qu’on trouvait un peu inutile.

— Tirez donc, cousine.

— Voilà, m’amie.

Et les deux femmes étalaient sur la table une belle nappe neuve, pas très fine, mais à fleurs.

— Ce pauvre grand ! Nous allons donc le revoir.

— Savez-vous bien qu’il y a deux ans qu’il est parti !

Le pauvre grand, c’était le garçon unique, le fils choyé, le Dieu de la maison et le petit prodige du village. Il avait eu la jeunesse de tous les enfants que les éloges gratuits d’un maître d’école, la vanité des parents, une belle écriture, un teint pâle, une douceur de langage, une santé frêle, et beaucoup de penchant pour les paresses de la rêverie, rendent un peu miraculeux. On l’avait mis au lycée avec une bourse. Il en était revenu, sujet distingué, rentrant dans son heureuse vie d’enfance comme dans un rêve. Après s’être bien grisé d’air vif, de soleil et de fruits mûrs, il avait dit un jour à son père ce que les petits prodiges disent tous à leur père :

— Je veux aller à Paris.

Le père l’avait entendu avec stupeur.

Le lendemain il lui avait dit :

— Si c’est ton idée !

Et le grand était parti au milieu des larmes, généralement béni.

— L’inquiétude nous gagnait, dit la mère en nouant les cornes de la nappe pour les empêcher de traîner.

En effet, tout de suite les lettres étaient devenues rares, puis elles furent courtes ; puis on ne reçut plus, à de longs intervalles, qu’un mot comme celui-ci :

— Ne vous tourmentez pas : tout va bien.

Hautement, ils supposaient, cachée derrière ce silence, toute une vie pleine de luttes, que chacun lui découpait selon la mesure de son intelligence bornée, en se créant un Paris à sa portée.

Mais, au fond, tous étaient navrés ; le cœur gonflé de regrets comme pour un mort, on commençait à ne plus en parler qu’avec gêne, quand les domestiques rangés en rond s’occupaient à des ouvrages divers. On réservait les tristes réflexions pour les entretiens intimes.

Et voilà qu’il revenait tout à coup, comme ça, sans crier gare, s’annonçant par une dépêche que la servante avait apportée de la ville en affirmant qu’elle reconnaissait bien son écriture.

Madame n’en pouvait plus. Courbée, elle appuyait sur la table ses deux poings fermes :

— Mettons-nous la salière d’argent ?

— Pour une fois !

En ce moment, la sœur, qui promenait constamment les yeux de son bas à la grand’route, posa le bas commencé près d’elle, soigneusement, se leva droite, enfonça une aiguille à tricoter dans ses cheveux, un peu au-dessus de l’oreille, passa les doigts sur le poli de ses bandeaux, donna deux coups secs sur les bouts de laine qui collaient à sa jupe et dit d’une voix un peu tremblante :

— Le voilà !

On entendit le roulement d’une carriole.

Tous se précipitèrent dehors.

Le vieux qui se hâtait leur cria :

— Surtout, faut pas le brusquer.

Ils étaient là sur le pas de la porte, le père et la mère devant, à droite et à gauche la cousine et le vieux dont la tête avait le branle des ruines qui croulent et des vieillards qui hésitent à mourir, la servante un peu en arrière, rangés comme dans une pose pour photographe, tous immobiles et muets de joie.

La carriole accourait, lourde et cahotée sur ses deux roues, secouant les deux voyageurs. Le cocher avait l’air d’une outre ou d’un ballon prêt à partir à cause du vent qui gonflait sa blouse.

Dans le trou noir des écuries, des domestiques avec des fourches se montraient, tendaient la tête. Des coqs se dressaient sur leurs ergots ; un bœuf attaché dans la grande cour regardait avec ses yeux ronds, et le berger, petit idiot trouvé et recueilli par la ferme, se mit à jouer sur son flûteau, sans savoir pourquoi, un air doux et mélancolique qu’il jouait sans cesse.

La carriole arrivait. Le cheval s’arrêta d’un coup, soufflant, les pattes velues.

Des mains se tendirent. Un jeune homme pâle, mince et long dans sa redingote boutonnée, descendit.

Il embrassa tout le monde à pleine joue, d’une façon sonore, mais sans s’y reprendre à deux fois ; chacun s’essuya la bouche.

Le père se tourna vers le cocher et dit :

— Mets-y de la paille sur le dos ; il a trop chaud.

Puis il passa son bras sous celui de son fils et ils entrèrent.

Il lui dit :

— Te voilà donc, not’grand !

Et tous, les yeux mouillés, ne pouvaient que répéter :

— Te voilà donc, not’grand !

Le vieux, pleurant, ajouta :

— Comme t’es forci !

Madame approuva :

— C’est vrai qu’il est amendé !

Le vieux reprit :

— Des bougies, hein ! Ça mérite bien ça.

Et il coupa deux grandes bougies en morceaux, qu’il alluma sur le bord de la fenêtre. On découvrit, enfoui au grenier, pour l’accrocher aux volets, un drapeau tricolore, vieux déjà de trois fêtes nationales.

Tout le monde riait. Le fils seul avait un sourire forcé et restait sans enthousiasme.

Comme la mère lui criait cent paroles, à tort et à travers, les autres tremblaient qu’elle n’en vînt à lui parler trop tôt de là-bas.

Ils lui murmuraient :

— Chut ! Chut ! en agitant les mains.

Elle se tut, mais ses lèvres frémissaient pour une série de questions.

On se mit à table.

Avec les plats, défilèrent aussitôt les histoires du pays. Chacun s’était réservé son petit événement dont il avait maintes fois repassé le récit dans sa tête, et ils contaient cela minutieusement, comme des choses du plus grand intérêt.

Lui, écoutait en mangeant et faisait du regard le tour de la salle ; ses yeux retournaient obstinément à des détails qu’il n’avait jamais oubliés ; une assiette à fleurs fixée au mur avec trois clous, un vieux dessin encadré dans des baguettes de bois blanc. Il les y avait vus de tout temps. Les maîtres pouvaient changer : ils resteraient éternellement à la même place.

Au milieu du repas, le père dit brusquement :

— Eh, ben ! grand, ça a-t-il marché là-bas ?

Ce fut un coup. Tous restèrent interdits, dans les poses où la question les avait surpris, un verre en main, la bouche pleine, une fourchette droite, la respiration arrêtée.

Il ne répondit pas. Un silence pesait.

Le père attendit et reprit d’une voix basse :

— Alors, ça n’a pas marché ?

Le fils se décida à répondre, des phrases vagues, des mots sourds, honteux de l’aveu. D’abord il se déroba, puis il dit tout.

Ils l’écoutaient, le visage tendu, cherchant à comprendre, devenant tristes, à mesure que les illusions tombaient, et qu’il était plus clair qu’on avait trop espéré, trop rêvé pour lui, n’interrompant les paroles confuses du fils que par des oh ! des ah ! des exclamations brèves aussi vite rentrées qu’échappées.

Il termina :

— Non, ça n’a pas marché ; je suis las, je ne sais plus que faire.

Le père dit sourdement :

— N’y retourne pas ; il est peut-être encore temps de changer de route.

Le fils eut un soubresaut.

— C’était ainsi qu’on saisissait une occasion pour le retenir !

Il s’indigna :

— Après tout, il n’était pas forcé d’expliquer doucement les choses.

Une rage le prit.

Il déclara :

— Je ne regrette rien.

Il ajouta sèchement :

— je suis étonné qu’on n’ait pas attendu pour me parler de tout cela.

Il jeta sa serviette sur sa chaise et sortit.

Le père, navré, cherchait une phrase pour corriger sa remarque fâcheuse.

Il se trouvait maladroit, se grattait les dents du bout des doigts et réfléchissait profondément sans trouver d’issue.

Tous restèrent longtemps silencieux, n’osant se regarder, comme s’ils avaient commis une faute. Ils froissaient leurs serviettes de linge neuf entre leurs mains, désolés.

Un désastre ne les eût pas consternés davantage.

Le vieux pensa tout haut :

— C’est peut-être bien vrai qu’on aurait pu attendre encore.

On voulut le rappeler.

La mère courut à la croisée où les bougies achevaient de s’éteindre agitées, par le vent comme de petites feuilles rouges, et cria dans la nuit :

— Eh ! Eh ! Grand ! Grand !

Le fils sentait tourbillonner dans sa tête des idées mauvaises. La volonté bien malade, il marchait dans la nuit fraîche, nullement assailli de souvenirs champêtres comme un héros du repentir.

— Le cœur, bah ! Quelle sottise !

— La campagne, une chose fade et usée, bonne de loin ; on n’y retrempe que son ennui.

Tout cela lui était bien indifférent. Il n’avait pas une émotion pour toute cette nature qui l’environnait, acre et saine. Il marcha longtemps, absorbé. Il murmurait :

— Quel pauvre je suis !

Comme il se retournait, un point lumineux brilla devant lui, tout près du sol où il semblait courir par petits bonds.

Madame rentrait chez elle, dépitée. Elle avait espéré mieux. “ Le dîner était soigné, c’est vrai ”. Il s’enfonça dans un coin d’ombre pour n’avoir pas à lui parler. Elle levait de temps en temps sa lanterne à la hauteur de sa tête, pour mieux voir, quand une ombre glissait près d’elle ou qu’elle entendait un bruit.

Elle marchait plus lentement qu’à l’ordinaire, comme chargée du poids d’une déception.

Il la laissa s’éloigner à petits pas, et revint à la ferme, à peine distrait par la lune, autrefois sa confidente amie, qu’il regardait cette nuit sans la voir, comme une pauvre lune à demi cachée derrière un nuage, une triste lune blanche, toute pareille à la moitié d’une grosse pastille de menthe, la dernière de la boîte.