Le Retour (RDDM)
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 7 (p. 354-376).
LE RETOUR


POESIES DE JEUNESSE.





On a déjà lu ici plusieurs des poésies qui ont rendu populaire en Allemagne le nom de M. Henri Heine[1]. Le cycle de Lieder que nous publions aujourd’hui, et que M. Heine a intitulé le Retour (Heimkehr), est un de ceux où se dessine le plus nettement l’originalité du poète. Si une traduction pouvait rendre tout ce que l’auteur a mis de grâce et de finesse, de passion et d’ironie sous une forme admirablement simple, les strophes de ce poème seraient un curieux spécimen de l’espèce de révolution accomplie par M. Henri Heine dans la littérature lyrique de son pays. On sait avec quelle persistance souvent heureuse l’école appelée romantique s’est longtemps efforcée en Allemagne d’opposer les naïves inspirations du moyen âge aux procédés de la poésie savante. Malheureusement les romantiques ne faisaient que reproduire sans art la rusticité de ces vieilles chansons, ou bien, par une réaction en sens contraire, ils allaient se perdre dans des subtilités prétentieuses. L’auteur du Retour a emprunté aux poésies du peuple ce qu’il fallait y chercher en effet, la simplicité, il clarté candide, l’expression fraîche et sincère. Il a fait disparaître l’appareil lyrique déployé par les maîtres, et l’émotion a parlé toute seule. Point d’exclamations, point d’apostrophes, point de ces procédés un peu solennels, comme il y en a chez Klopstock, chez Schiller et jusque dans les strophes harmonieuses d’Uhland. M. Henri Heine voulait que le sentiment sortit du cœur comme la source sort du rocher. Cette simplicité toutefois n’excluait pas le mouvement varié de la passion. La joie et la douleur, les tendresses les plus suaves et l’ironie la plus sanglante, toute la gamme des sentimens qui peuvent inspirer le poète lyrique se déroule à l’aise dans cette langue si ingénieusement familière, et les strophes allemandes du Heimkehr sont un exemple de ce mélange habile qui a fait la fortune du Livre des Chants.

Indépendamment de l’intérêt littéraire qui s’attache en Allemagne à l’ensemble de pièces intitulé le Retour, ce groupe de chansons tendres ou railleuses a encore pour la France un intérêt particulier. Le même cycle lyrique qui a été pour le public allemand une hardie protestation contre les subtilités du romantisme devient pour nous un chapitre curieux de l’histoire intime du poète. Au moment où l’auteur de l’Allemagne se retourne vers son passé pour l’expliquer et le raconter, au moment où il termine ces Confessions qui nous initieront aux premières phases de sa vie littéraire, — il y a quelques aspects de cette vie que l’on connaîtrait mal, si on ne pouvait, à côté des troubles de l’esprit, interroger les émotions du cœur, si on ne parvenait à lire dans l’âme de l’homme comme dans celle de l’écrivain. Que de pages de l’humoriste dont il faut chercher le secret dans les chants du poète ! C’est quelques-unes de ces révélations que nous donnent les strophes du Retour. L’influence de la nature du Nord sur l’âme de celui qui analysera plus tard avec une si rare finesse les origines de l’art germanique est accusée très vivement dans la plupart de ces charmans Lieder. Le lien qui unit le doute dans l’amour au doute intellectuel, la plainte du cœur aux révoltes de l’esprit, n’est-il pas aussi singulièrement visible pour quiconque les lit avec attention ? — Le Retour, qui est pour l’Allemagne une tentative lyrique des plus curieuses, prend ainsi un intérêt plus général et peut être interrogé comme un recueil d’aveux sincères sur le mystérieux rôle que jouent parfois les souffrances intimes dans une destinée poétique.

Le premier amour, les souvenirs gracieux et amers qu’il a laissés, — tel est le seul lien de ces chants, tel est le vrai sujet du poème. Il n’y a ici que deux personnages, l’amant qui se souvient et la femme qui a oublié. Évoqués par le Lied, les tableaux du passé reparaissent dans un étrange désordre ; les paysages aimés dessinent de nouveau leurs perspectives charmantes. Tout ce monde où les suprêmes joies et les suprêmes douleurs se sont révélées renaît à la lumière et déroule devant nos yeux ses splendeurs matinales. Suivons un moment le rêveur dans son voyage au pays où il a vécu, où il a passé de douces heures et des heures empoisonnées. Obéissant à son caprice, M. Heine intitule un de ses plus ravissans poèmes  : Songe d’une Nuit d’été. C’est encore d’un songe qu’il s’agit ici, ou, si l’on veut, d’un pendant printanier à ce bizarre tableau de l’Allemagne intitulé Conte d’hiver, où M. Heine a raconté aussi les impressions d’un voyage au pays natal, mais en railleur inexorable cette fois, décidé à n’écouter que son ironie. Dans le Conte d’hiver, la satire domine ; la réalité se dessine en traits d’une netteté saisissante. Dans le Retour, c’est la passion qui règne, et les larmes sont toujours près du rire ; la réalité se confond avec le songe, ou plutôt s’efface devant lui. Mais d’abord quels sont ces fantômes ? que signifie cette suite de visions ? quel en est l’enchaînement ? — Ce sont là des questions que le lecteur français pourra se faire, et auxquelles il faut peut-être essayer de répondre.

Les premières pièces du cycle intitulé le Retour traduisent les impressions de tristesse poignante dont ne peut se défendre le poète ramené dans le pays où s’est passée une partie de sa jeunesse. Il y va le cœur gonflé de larmes et tachant bien qu’il n’y trouvera pas du baume pour sa plaie ; mais Il semble qu’une force mystérieuse le pousse à savourer sa souffrance. Pour chasser son angoisse, il chante, il évoque certains aspects préférés, et chacune de ces visions, éclairée d’abord par le plus doux soleil, s’achève dans la tempête ou dans les ténèbres. Le souvenir du passé vient jeter son voile funèbre sur les plus frais tableaux. Aux bords du Rhin, il a beau saluer d’un regard ami le beau fleuve éclairé par le soleil couchant ; ce qui l’attire, ce qui l’absorbe bientôt, c’est la pensée de Loreley, de la vierge perfide dont les chants magiques égarent et perdent les mariniers. Sur l’esplanade d’une petite ville allemande, au milieu du calme d’une radieuse matinée de printemps, son attention ne s’arrête ni sur la foule joyeuse, ni sur les filleuls reverdis, ni sur la campagne souriante. Il voit un soldat jouer avec son fusil, et un vœu sinistre éclate au milieu des parfums et des clartés de mai. La forêt n’a pour lui que des voix plaintives ; la cabane du forestier ne lui offre que des scènes lugubres.

Peu à peu cependant à ces premières impressions du Retour succèdent des images plus nettes du passé. Les premiers Lieder, si mornes et si désolés, sont suivis de quelques chants qu’anime l’extase amoureuse des anciens jours. Le poète nous transporte sur les grèves de la Mer du Nord. Nous allons parcourir avec lui tous les lieux consacrés par le souvenir de la femme aimée. Il la voit tantôt au milieu des brouillards et de la tempête, tantôt dans les dernières splendeurs du crépuscule devant la maison du pêcheur, que fouettent les vagues furieuses, moins agitées que son cœur. Le poétique voyage se continue, et nous pénétrons dans la vieille cité que la bien-aimée n’habite plus. On suit les chemins d’autrefois ; on s’arrête devant la maison bien connue. Une nouvelle suite de visions se déroule, qui a pour cadre cette fois, — au lieu des bords du Rhin et des grèves de la mer, — l’enceinte de la petite ville avec ses rues paisibles et ses intérieurs bourgeois. Sous l’impression de ces calmes aspects, le poète est ramené jusqu’aux rêves de son enfance ; mais tout à coup les premières émotions de l’amour se réveillent, et avec elles ses premières douleurs. Toute la crise du désespoir et de la séparation est racontée avec une sauvage colère, au milieu de laquelle intervient parfois l’ironie, mêlant aux amères paroles des éclats de rire et des accens bouffons. C’est un curieux spectacle que celui de l’horizon du poète s’élargissent en quelque sorte peu à peu sous l’action d’une puissante fantaisie qui prend insensiblement la place de la passion. Ici c’est le rêveur allemand qui se transforme en étudiant espagnol, raillant et chantant tour à tour les belles dames de Salamanque ; là c’est l’étudiant allemand qui reparaît, et qui étale en pleine université de Halle son pétulant scepticisme. À ce moment, le rêve touche à sa fin. on sent que le poète a pris la place de l’amant. Les flammes magiques qui embrasaient son cœur se sont éteintes, comme il le dit lui-même, et ses strophes sont l’urne où vont reposer les cendres de sa passion.

On connaît maintenant le lien de ces chansons réunies sous le titre commun de Retour. Les bords du Rhin, les grèves de la Mer du Nord, les rues solitaires d’une petite ville, tel est en quelque sorte le cadre matériel du poème. C’est un voyage qui se commence dans les larmes et te termine avec le sourire, après nous avoir fait passer par les plus poignantes émotions d’un amour de jeunesse. Nous avons indiqué la pensée de l’œuvre ; laissons parler le poète.

I.

Dans ma vie, hélas ! si ténébreuse a brillé jadis une douce image ; maintenant la douce image s’est évanouie, et je suis enveloppé de ténèbres.

Lorsque les enfans sont dans l’obscurité, ils sont inquiets, ils ont peur, et, pour chasser leur angoisse, ils se mettent à chanter à haute voix.

Moi aussi, fol enfant, je chante aujourd’hui dans les ténèbres ; si mon chant ne résonne pas d’une façon harmonieuse, il m’a délivré cependant des angoisses de mon cœur.

II.

Je ne sais ce que veut dire cette tristesse qui m’accable ; il y a un conte des anciens temps dont le souvenir m’obsède sans cesse.

L’air est frais, la nuit tombe, et le Rhin coule en silence ; le sommet de la montagne brille des dernières clartés du couchant.

La plus belle vierge est assise là-haut comme une apparition merveilleuse ; sa parure d’or étincelle ; elle peigne ses cheveux d’or.

Elle peigne ses cheveux d’or avec un peigne d’or, et elle chante une chanson, une chanson dont la mélodie est prestigieuse et terrible !

Le marinier, dans sa petite barque, se sent tout pénétré d’une folle douleur ; il ne voit pas les gouffres et les rochers ; il ne voit que la belle vierge assise sur la montagne.

Je crois que les vagues à la fin engloutissent et le marinier et la barque ; c’est Loreley qui a fait cela avec son chant.

III.

Mon cœur, mon cœur est triste ; le mois de mai cependant brille de son joyeux éclat. Appuyé contre un filleul, je suis là sur la vieille esplanade.

En bas coule, bleue, paisible et silencieuse, la rivière de la ville ; un enfant y glisse sur sa barque et sifflote une chanson.

Au-delà du courant s’élèvent et se mêlent, dans une confusion pittoresque, villas, jardins, et les hommes et les bœufs, et les prairies et la forêt.

De jeunes servantes étendent du linge et courent sur le gazon. Le moulin à eau fait danser dans un rayon de soleil sa poussière de diamans ; son lointain murmure vient jusqu’à moi.

Sur une vieille tour grise est une guérite ; un jeune gars en habit rouge va et vient sur le rempart.

Il joue avec son fusil, qui étincelle au soleil ; il présente l’arme, il couche en joue… Je voudrais que d’un coup de feu il m’étendit raide mort

IV.

Je vais dans la forêt et je pleure. La grive est perchée sur les hautes branches ; elle sautille et chante doucement  : pourquoi es-tu si triste ?

« Les hirondelles, tes sœurs, te le diront, ma mie ; elles ont habité de gracieux petits nids, là où sont les fenêtres de ma bien-aimée. »

V.

La nuit est humide et orageuse, le ciel est sans étoiles. Au fond de la forêt, sous les arbres dont le feuillage retentit, je vais errant en silence.

De loin, une petite lumière brille à la solitaire maison du forestier ; mais la lumière ne m’attirera pas de ce côté  : il fait trop triste là-bas.

La grand’mère aveugle est assise dans son fauteuil de cuir, sinistre, immobile, comme une image de pierre, et ne dit pas un seul mot

Le fils du forestier, garçon aux cheveux roux, va et vient par la maison ; il accroche son fusil à la muraille, et jette avec colère un insolent éclat de rire.

La belle fileuse pleure et mouille le chanvre avec ses lai-mes ; à ses pieds, en gémissant, se blottit le chien de son père.

VI.

Lorsqu’en voyage je rencontrais par hasard la famille de ma bien-aimée, sa petite sœur, son père, sa mère, — ils me reconnaissaient avec joie.

Ils me demandaient de mes nouvelles, et me disaient eux-mêmes aussitôt que je n’avais pas du tout changé, que mon visage seulement était pâle.

Je m’informais des tantes, des cousines, et de maint ennuyeux compagnon, et du petit chien qui aboyait d’une manière ni douce.

Je m’informais aussi de ma bien-aimée, mariée depuis, et l’on me répondait amicalement qu’elle était en couches.

Et amicalement je leur adressais mes félicitations, et j’ajoutais, avec un sourire aimable, qu’on voulût bien la saluer cordialement mille et mille fois de ma part.

la petite sœur s’écriait tout à coup  : Le petit chien si doux si gentil, il a grandi et il est devenu enragé ; on l’a noyé dans le Rhin.

La petite ressemble à ma bien-aimée, surtout quand elle rit ; elle a les mêmes yeux qui m’ont rendu si misérable.

VII.

Nous étions assis dans la maison du pêcheur et nous regardions la mer. Les brouillards du soir s’élevaient et montaient vers les deux.

Peu à peu on alluma les lumières du phare ; dans le lointain on découvrit encore un navire.

Nous parlions de tempêtes, de naufrages ; nous parlions des marins et de leur vie ballottée entre le ciel et l’eau, de leur vie que se partagent l’inquiétude et la joie.

Nous parlions des côtes lointaines, du sud et du nord, et des hommes bizarres qui habitent ces contrées, et des bizarres mœurs qui y règnent.

Aux bords du Gange, ce ne sont que parfums et clartés ; des arbres gigantesques y fleurissent, et de beaux hommes s’y agenouillent en silence devant la fleur du lotus.

En Laponie, ce sont des gens sales, petits, avec des têtes écrasées et des bouches énormes. Ils se chauffent autour du feu, ils font cuire du poisson, ils se battent et crient.

Les jeunes filles nous écoutaient gravement, et à la fin personne ne parla plus. On ne voyait plus le navire. La nuit était profondément noire.

VIII.

Belle fille du pêcheur, amène ta barque à terre. Viens près de moi, assieds-toi ici, et causons la main dans la main.

Place ta tête chérie sur mon cœur, et ne crains rien, toi qui chaque jour te confies sans inquiétude à la mer sauvage.

Mon cœur est tout semblable à la mer. Il a des vagues, et des récifs, et des tempêtes, et mainte perle précieuse dort dans ses profondeurs.

IX.

La lune s’est levée, et elle illumine les flots. Je tiens ma bien-aimée dans mes bras, et nos cœurs battent ensemble.

Dans les bras de l’aimable enfant, je repose seul sur le rivage. «Que crois-tu entendre dans le mugissement du vent  ? Pourquoi tremble ta blanche main ?

— Ce que j’entends, ce n’est pas le mugissement du vent, c’est le chant des vierges de la mer, le chant des vierges, mes sœurs, que l’Océan naguère a englouties. »

X.

Le vent souffle dans sa trompe ; la trombe d’eau fouette les vagues à coups redoublés, et les vagues burlent, les vagues mugissent et tonnent.

Du haut des nuées sombres coulent des torrens, des torrens de pluie ; on dirait que la vieille Nuit veut engloutir le vieil Océan.

La mouette vient se blottir sur le mât et pousse de petits cris, des gémissemens plaintifs. Elle ressent de profondes angoisses et s’apprête à prophétiser un malheur.

XI.

La tempête se met à jouer le branle ; elle siffle, elle hurle, elle gronde. Heisa ! comme le petit navire danse ! La nuit est joyeuse et terrible.

La mer furieuse forme une vivante montagne d’eau. Ici bâille un ténébreux abîme ; là, les flots se dressent comme une tour blanche.

Du fond de la cajute, on entend des cris, des malédictions et des prières. Je me tiens solidement attaché au mât et je me dis  : Je serais pourtant mieux chez moi.

XII.

La nuit vient ; le brouillard couvre la mer. Les flots bruissent mystérieusement. Alors, au loin, une forme se dresse du sein des ondes.

C’est la fée de la mer qui sort des flots ; elle s’assied près de moi sur la plage. Ses blanches épaules sortent de ses voiles entr’ouverts.

Elle m’enlace de ses bras, elle me presse, au point de me faire mal  : — Tu me presses trop fort, ô belle fée de la mer !

« Oui, je t’enlace de mes bras, je te presse avec ardeur ; je veux me réchauffer auprès de toi ; la soirée est si froide ! »

La lune apparaît pâlissante au sommet des nuées orageuses. — Ton regard devient plus trouble et plus humide, à belle fée de la mer !

« Il ne devient pas plus trouble et plus humide ; il est humide et trouble parce qu’en sortant des eaux, une goutte m’est restée dans les yeux ! »

Les mouettes poussent des cris plaintifs ; la mer se brise en grondant sur les falaises. — Ton cœur est agité de battemens sauvages, ô belle fée de la mer !

« Mon cœur est agité de battemens sauvages, de battemens sauvages mon cœur est agité, parce que Je t’aime plus que je ne puis le dire, toi mon bel amoureux de la race d’Adam. »

XIII.

Lorsque je passe le matin devant ta maison, je suis joyeux, chère petite, quand je te vois à ta fenêtre.

Avec tes yeux d’un brun noir, tu me regardes comme pour sonder mon cœur  : Qui es-tu, et que te manque-t-il, étranger au visage souffrant  ?

« Je suis un poète allemand connu dans les contrées allemandes. Quand on cite les noms les plus glorieux, on cite aussi mon nom.

« Et ce qui me manque, chère petite, manque à plus d’un dans les contrées allemandes. Quand on parle des plus dures souffrances, c’est aussi de ma souffrance qu’on parle. »

XIV.

La mer brillait au loin dans le dernier rayon du couchant ; nous étions assis devant la solitaire maison du pêcheur, nous étions assis muets et seuls.

Le brouillard s’élevait, la vague enflait son sein, la mouette volait de côté et d’autre, et de tes yeux coulaient des larmes, des larmes d’amour.

Je les vis couler sur ta main, et je me jetai à genoux ; sur ta blanche main je pressais mes lèvres et je buvais tes larmes.

Depuis cette heure, mon corps est consumé et mon âme meurt de désir ; — la malheureuse femme m’a empoisonné avec ses larmes.

XV.

Là haut, sur la montagne, s’élève un élégant château. Trois belles demoiselles y demeurent, dont j’ai goûté l’amour.

Jetta m’a embrassé le samedi ; dimanche, ce fut le tour de Julia ; et Cunégonde, le lundi, m’a presque étouffé sous ses caresses.

Cependant le mardi il y a eu fête au château chez mes trois demoiselles ; les messieurs et les dames du voisinage y sont venus à cheval et en calèche.

Quant à moi, je n’ai pas été invité, — et en vérité vous avez agi sottement ! Tantes et cousines, chuchotant entre elles, l’ont remarqué et en ont ri.

XVI.

Au fond de l’horizon, comme ces formes vagues que dessine le brouillard, apparaît la ville avec ses tours, enveloppée dans le crépuscule du soir.

Un vent frais et léger ride la grise surface du fleuve ; le marin assis dans ma barque agite ses rames d’un mouvement monotone.

Le soleil dégage encore une fois ses rayons du sein de l’ombre et me montre la place où jadis j’ai perdu ce que j’aimais le mieux.

XVII.

Je te salue, grande et mystérieuse cité qui enfermais naguère ma bien-aimée dans ton sein.

Parlez, tours et portes ; ma bien-aimée, où est-elle ? je vous l’ai confiée ; vous dévier me répondre d’elle.

Les tours ne sont pas coupables ; elles ne pouvaient pas bouger, quand ma bien-année, avec ses coffres et ses cartons, a subitement quitté la ville.

Ce sont les portes de la ville qui l’ont laissée partir sans dire mot ; elles restèrent béantes d’étonnement en voyant sortir la belle folle.

XVIII.

Je vais, de nouveau par mon chemin d’autrefois, par les rues que je connais si bien ; je viens de la maison de ma bien-aimée, si triste et si abandonnée aujourd’hui.

Ah ! que les rues sont étroites ! que le pavé est dur ! il semble que ces maisons vont m’écraser. Je me hâte et m’enfuis au plus vite.

XIX.

Je suis entré dans la salle où elle avait juré de m’être fidèle. À l’endroit où coulèrent jadis ses larmes, j’ai vu ramper des serpens.

XX.

La nuit est silencieuse, les rues sont calmes ; c’est dans cette maison que demeurait ma bien-aimée ; il y a longtemps qu’elle a quitté la ville, mais la maison est toujours à la même place.

C’est étrange ! il y a là un homme debout, les regards fixés au ciel, et qui se tord les mains dans les transports de sa douleur. Je frémis en le voyant… À la clarté de la lune, j’ai reconnu que c’était moi.

Ô toi, pâle et somnambule compagnon ! pourquoi imites-tu ainsi ces souffrances d’amour qui, à cette même place, m’ont torturé jadis pendant tant de nuits ?

XXI.

Comment peux-tu reposer tranquille, sachant que je vis encore ? Ma vieille colère me réveille, et je vais briser mon joug.

Connais-tu la vieille chanson ? Il y avait un jour un jeune mort ; il vint à minuit chercher sa bien-aimée et l’entraîna dans le tombeau

Crois-moi, ô belle enfant, belle enfant merveilleusement belle, je vis et je suis plus fort que tous les trépassés ensemble..

XXII.

La jeune fille dort dans sa chambre ; la lune y regarde en tremblant. Au dehors, des voix et des instrumens chantent des airs de valse.

Je veux voir par la fenêtre qui peut ainsi troubler mon repos. — Un squelette est là, qui joue du violon et qui danse.

— Tu m’as promis naguère de danser avec moi et tu as manqué à ta parole. Aujourd’hui il y a bal au cimetière ; viens, nous y danserons ensemble.

Un désir effroyable saisit la jeune fille et l’entraîne hors de la maison. Elle suit le squelette qui marche devant elle, chantant et jouant du violon.

Il joue du violon, le squelette, il danse, et sautille, et fait cliqueter ses os, et de çà, de là, avec son crâne, fait maintes révérences sinistres au clair de lune.

XXIII.

J’étais plongé dans de sombres rêveries et je contemplais fixement son portrait, et l’image bien-aimée commença de se mouvoir et de vivre.

Sur ses lèvres se déploya un merveilleux sourire, et des larmes de douleur brillèrent dans ses yeux.

Moi aussi, mes larmes coulèrent le long de mes joues. — mon Dieu ! je ne puis croire que je t’aie perdue.

XXIV.

Ô malheureux Atlas que je suis ! il faut que je porte un monde, tout un monde de douleurs. Je porte ce qui ne peut se porter, et mon cœur est toujours près de se briser dans ma poitrine.

Ô cœur rempli d’orgueil, c’est toi qui l’as voulu ! Tu voulais être heureux, tu voulais être infiniment heureux ou infiniment malheureux, ô cœur rempli d’orgueil ! et maintenant tu es la misère même.

XXV.

Je rêvais, la lune jetait sur la terre un triste regard, et tristes semblaient les étoiles. Mon rêve me porta vers la ville où demeure ma bien-aimée, à bien des centaines de milles.

Il me porta vers sa maison ; je baisai les pierres de l’escalier, ces pierres qu’a touchées souvent son petit pied et le bord de sa robe.

La nuit était longue, la nuit était froide, les pierres étaient bien froides aussi ; à la fenêtre je vis luire le pâle visage de ma bien-aimée éclairé par les rayons de la lune.

XXVI.

Que me veut cette larme solitaire ? elle me trouble la vue. C’est une larme des anciens jours demeurée là dans mes yeux.

Elle avait bien des sœurs brillantes qui toutes se sont évanouies, évanouies dans la nuit et le vent avec mes souffrances et mes joies.

Hélas ! mon amour lui-même, il s’est dissipé depuis comme un vain souffle. Vieille larme solitaire, évanouis>toi donc aussi à ton tour.

XXVII.

La pâle lune d’automne sort du milieu des nuages ; solitaire et paisible, à côté du cimetière, s’élève la maison du pasteur.

La mère lit la Bible ; le fils a les yeux fixés sur la lampe ; à moitié engourdie de sommeil, la sœur aînée s’étend sur sa chaise ; la plus jeune dit :

— Dieu ! comme on s’ennuie ici ! il faut qu’on enterre quelqu’un pour que nous ayons quelque chose à voir.

La mère répond tout en lisant : — Tu te trompes, il n’est mort que quatre personnes depuis qu’on a enterré ton père, là, près de la porte du cimetière.

La fille aînée bâille. — Je ne veux pas, dit-elle, mourir de faim chez vous ; j’irai demain chez le comte, il est amoureux et riche.

Le fils pousse un éclat de rire. — Il y a trois chasseurs qui vont souvent boire à l’auberge ; ils savent faire de l’or, et ils m’apprendront leur secret.

La mère lui jette sa Bible à la tête, et le livre va frapper son maigre visage. — Tu veux donc, damné, devenir un voleur de grand chemin ?

Ils entendent frapper à la fenêtre et voient une main blanche qui leur fait des signes : c’est le père trépassé qui se tient là dehors dans sa noire robe de prédicateur.

XXVIII.

Il fait un temps affreux ; il pleut, il vente, il neige ; je suis assis à la fenêtre et je regarde dans l’obscurité.

Je vois briller une petite lumière solitaire qui marche lentement ; C’est une vieille femme avec sa petite lanterne qui traverse la rue.

Elle vient, je le soupçonne, d’acheter de la farine, des œufs et du beurre ; elle veut pétrir un gâteau pour sa jeune fille chérie.

La jeune fille chérie est à la maison, bien à son aise, dans un grand fauteuil ; à moitié endormie, elle regarde d’un œil clignotant la lueur de la lampe, et les boucles d’or de sa chevelure flottent sur son doux et beau visage.

XXIX.

On croit que je m’afflige beaucoup et que je meurs d’amour ; moi-même, à la fin, je commence à le croire comme les autres.

Ô toi, chère petite aux grands yeux, je te l’ai toujours dit que je t’aime plus que je ne puis l’exprimer, que l’amour me consume le cœur.

Mais ce n’est que dans ma chambre solitaire que j’ai parlé de la sorte ; en ta présence, hélas ! je me suis toujours tu.

Il y avait là de mauvais anges qui me fermaient la bouche. C’est par la faute des beaux et mauvais anges, hélas ! que je suis si malheureux aujourd’hui.

XXX.

Tes blancs doigts de lis, je voudrais les baiser encore une fois et les presser sur mon cœur, et mourir en versant des larmes silencieuses.

Tes grands yeux de violette, je les vois briller devant moi jour et nuit ; c’est là ce qui fait mon tourment. Que signifient ces énigmes douces et bleues ?

XXXI.

Ils s’aimaient tous les deux, mais aucun ne voulut l’avouer à l’autre. Ils se regardaient comme feraient deux ennemis et ils étaient près de mourir d’amour.

Ils se séparèrent enfin et ne se virent plus qu’en songe de loin en loin ; ils étaient morts depuis longtemps, et c’est à peine s’ils le savaient eux-mêmes.

XXXII.

Mes amis, lorsque je me suis plaint à vous des souffrances que mon cœur endure, vous avez bâillé et vous ne m’avez rien dit ; mais quand avec mes douleurs j’ai fait des vers gracieusement tournés, vous m’avez prodigué de grands éloges.

XXXIII.

J’appelai le diable, et le diable vint ; à sa vue, je fus saisi d’étonnement. Il n’est pas laid, il ne boite pas : c’est un aimable et charmant homme, un homme à la fleur de l’âge, obligeant, poli, et qui sait son monde ; c’est un diplomate consommé, il parle fort bien sur l’église et l’état. Il est un peu pâle, mais ce n’est pas chose surprenante. Il s’est mis à étudier Hegel et le sanscrit. Son poète favori est toujours Klopstock. Il ne veut plus se mêler de critique, il a laissé pour toujours cette besogne à sa chère grand’mère Hécate. Il m’a loué des efforts que je consacre à l’étude du droit ; lui-même s’en est occupé dans sa jeunesse. Il m’assura que mon amitié n’aurait jamais trop de prix pour lui, et, me disant cela, il s’inclina poliment ; puis il me demanda si nous ne nous étions pas déjà rencontrés chez l’ambassadeur d’Espagne ? En effet, quand je vis de plus près son visage, je reconnus en lui une ancienne connaissance.

XXXIV.

Homme, ne te moque pas du diable. La vie est courte, et la damnation éternelle n’est pas une vaine imagination populaire.

Homme, compte tes dettes ; la vie est longue, et plus d’une fois encore tu prendras à crédit comme tu l’as déjà fait si souvent.

XXXV.

Les trois rois mages de l’Orient demandaient à chaque bourgade : « Eh ! garçons et jeunes filles, où est le chemin de Bethléem ? »

Jeunes ou vieux, personne ne le savait. Les rois continuaient leur route ; ils suivaient une étoile d’or à la lueur douce et sereine.

L’étoile s’arrêta sur la maison de Joseph. Ils y entrèrent. Le veau bêlait, l’enfant criait, les rois mages chantaient.

XXXVI.

Mon enfant, nous étions enfans, deux enfans petits et joyeux ; nous nous glissions dans le poulailler et nous nous cachions sous la paille.

Nous chantions — Kikereküh, — et lorsque des gens venaient à passer, ils croyaient que c’était le cri du coq.

Il y avait des caisses dans la cour, nous les couvrions de tapisseries, et nous nous installions là-dedans, nous y faisions une grande maison, et nous recevions.

La vieille chatte du voisin venait souvent nous faire visite ; nous lui faisions toute sorte de courbettes et de complimens.

Nous lui demandions de ses nouvelles avec une sollicitude affectueuse ; depuis, dans le monde, nous avons fait de même avec plus d’une vieille chatte.

Puis nous nous asseyions, nous parlions raisonnablement comme des gens graves, nous nous plaignions : combien tout allait mieux de notre temps !

L’amour, la loyauté, la foi, comme tout cela a disparu de la terre ! et que le café est cher ! et que l’argent est rare !

Les jeux de l’enfance sont passés, et tout route et s’en va, l’argent, le monde, le temps, et la foi, et la loyauté, et l’amour.

XXXVII.

Mon cœur est oppressé, et je songe aux jours d’autrefois avec des regrets ardens. Le monde alors était une demeure si commode ! la vie était si paisible !

Aujourd’hui quel désordre ! quelle cohue ! quelle misère ! Le Seigneur Dieu est trépassé là-haut ; là-bas aussi, le diable est mort.

Et tout a un air triste et morose ; tout est embrouillé, tout est flasque et froid. Sans le brin d’amour qui nous reste, il n’y aurait rien où le cœur pourrait se reposer.

XXXVIII.

Comme la lune sort brillante de son noir crêpe de nuages ! Ainsi du fond ténébreux de mes souvenirs s’élève à mes yeux une image lumineuse.

Nous étions assis sur le pont du navire, nous descendions fièrement le Rhin, et les rives du fleuve parées de la verdure de l’été étincelaient des feux du couchant.

J’étais assis pensif aux pieds d’une dame belle et charmante ; sur son doux et pâle visage se jouait un rouge rayon, un rayon rouge du soleil.

Des luths résonnaient, des jeunes gens chantaient. merveilleuse allégresse ! Et le ciel devint plus bleu, et mon âme s’agrandit.

Devant nous, comme des apparitions fabuleuses, passaient les montagnes et les châteaux, les forêts et les prairies, et comme dans un miroir je voyais briller et se refléter tout cela dans les yeux de ma belle compagne.

XXXIX.

Je vis en songe ma bien-aimée : c’était une pauvre femme accablée de tristesse, et son beau corps, si richement épanoui naguère, s’inclinait tout flétri.

Elle portait un enfant sur son bras, elle en conduisait un autre par la main ; sa démarche, son regard, ses vêtemens, tout trahissait la misère et l’angoisse.

Elle allait chancelant par la place du marché ; là, elle me rencontre, elle me regarde, et moi, d’une voix calme et attristée, je lui dis ;

Viens dans mon logis ; tu es pâle et malade ; par mon zèle, par mon travaille le procurerai de quoi manger et te vêtir.

Je veux aussi soigner et veiller les enfans qui t’accompagnent, mais toi d’abord, toi la première, ô pauvre et malheureuse enfant !

Je ne te raconterai jamais que je t’ai aimée, et quand tu seras morte, j’irai pleurer sur ton tombeau.

XL.

Cher ami, à quoi bon chanter toujours la même chanson ? Veux-tu donc éternellement demeurer là accroupi, couvant les vieux œufs de ton amour ?

Ah ! c’est une besogne qui ne finira jamais. Les petits poussins brisent leurs coques, ils piaulent, ils sautillent, et toi tu les mets en cage dans ton petit livre.

XLI.

Ne soyez pas trop impatient, si parfois les accens de mes douleurs d’autrefois résonnent dans mes nouvelles chansons.

Attendez ! il se dissipera, cet écho de mes douleurs, et un nouveau printemps de poésie jaillira de mon cœur convalescent.

XLII.

L’heure est venue enfin de renoncer sagement à ma folie ; il y a si longtemps que, pareil à un histrion, je joue la comédie avec moi-même !

Les décorations magnifiques étaient peintes dans le haut style du romantisme ; j’avais un manteau de chevalier étincelant d’or, et j’étais parfumé des sentimens les plus délicats.

Hélas ! à présent que je suis redevenu sage et que j’ai renoncé à cette folle sentimentalité, je me sens toujours malheureux comme si je jouais encore la comédie.

Ô mon Dieu ! c’est qu’en plaisantant et sans en avoir conscience, j’ai exprimé ce que j’éprouvais réellement, et j’avais la mort dans la poitrine quand je jouais le rôle du gladiateur mourant.

XLIII.

Le roi Wiswamitra supporte toutes les tortures sans relâche ; à force de luttes et de pénitences, il veut gagner la vache du prêtre Wasischta.

O roi Wiswamitra, quel animal es-tu donc ? Quoi ! tant de luttes, tant de pénitences ! et, tout cela pour une vache !

XLIV.

Mon cœur, ô mon cœur, ne sois plus triste ! Supporte ta destinée ; un nouveau printemps te rendra ce que t’a enlevé l’hiver.

Et que de biens te sont restés encore ! Le monde est si beau ! Et puis, mon cœur, tout, tout ce qui te plaira, tu peux l’aimer.

XLV.

Tu es comme une fleur, si gracieuse, si belle, si pure ! je te contemple, et une douce tristesse se glisse dans mon cœur.

Il me semble que je devrais poser mes mains sur ta tête et prier Dieu de te conserver toujours si gracieuse, si belle, si pure.

XLVI.

Enfant, ce serait ta perte, et moi-même je fais tous mes efforts pour que ton cœur bien-aimé ne brûle jamais d’amour pour moi.

Cependant je suis presque désolé d’avoir un jeu si facile, et je me dis maintes fois : Ah ! malgré tout, puisses-tu m’aimer !

LXVII.

Lorsque la nuit je suis couché sur mon lit, enveloppé de ténèbres, je vois flotter devant mes yeux une douce, une gracieuse et chère image.

À peine un paisible sommeil a-t-il clos mes paupières, que la chère image se glisse légèrement dans mon rêve.

Mais elle ne s’évanouit pas avec mes rêves le matin ; tout le jour, je l’emporte avec moi dans mon cœur.

XLVIII.

Que la neige au dehors s’amoncelé comme une tour, qu’il grêle, qu’il vente, et que l’ouragan fouette mes vitres, je ne me plaindrai pas, car je porte dans ma poitrine l’image de ma bien-aimée et la joie du printemps.

XLIX.

Mon pâle visage ne t’a-t-il pas révélé assez mes souffrances d’amour ? Veux-tu que ma bouche orgueilleuse en fasse l’aveu avec l’humilité d’un mendiant ?

Oh ! elle est trop fière, cette bouche ; elle ne sait que baiser et railler. Elle lancerait peut-être quelque sarcasme au moment où mon cœur se briserait de douleur.

L.

Je voulais rester près de toi, je voulais me reposer à tes côtés ; mais toi, tu étais pressée de partir, tu avais maintes choses à faire.

Je te dis alors que mon âme t’était toute dévouée ; tu te mis à éclater de rire, en faisant un signe moqueur.

Tu t’es appliquée encore à aigrir mon dépit, et même, au dernier instant, tu m’as refusé le baiser d’adieu.

Ne crois pas que j’aille me brûler la cervelle, si triste que puisse être mon destin ! Tout cela, ma douce belle, m’est arrivé déjà une fois.

LI.

Tes yeux sont des saphirs, tes doux yeux, tes yeux chéris. O trois fois heureux l’homme qu’ils saluent avec amour !

Ton cœur est un diamant d’où jaillissent de nobles éclairs. O trois fois heureux l’homme pour qui il brûlera d’amour !

Tes lèvres sont des rubis ; on n’en peut voir de plus belles. O trois fois heureux l’homme à qui elles feront l’aveu d’amour !

Oh ! si je le connaissais, cet heureux homme ; — oh ! si je le trouvais seul, là, bien seul au fond de la verte forêt, son bonheur ne durerait pas longtemps.

LII.

Avec mes discours amoureux, j’ai voulu surprendre ton cœur, et pris dans mes propres filets, je sens que la plaisanterie devient pour moi chose sérieuse.

Si maintenant, comme c’est ton droit, tu t’éloignes en te moquant, toutes les puissances de l’enfer s’approcheront de moi, et, sérieusement cette fois, je pourrais me faire sauter la cervelle.

LIII.

Le monde et la vie ne sont que des fragmens décousus ; je veux aller trouver un professeur allemand qui coordonnera tout cela, et en fera un système raisonnable. Avec sa robe de chambre et son bonnet de nuit, il bouchera les fentes de l’édifice.

LIV.

Vous avez ce soir une réunion brillante ; la maison est pleine de lumières. Là-haut, à cette fenêtre éclairée, je vois se mouvoir une ombre.

Tu ne me vois pas : je suis seul ici dans l’ombre au-dessous de toi. Encore moins pourrais-tu plonger tes regards au fond de mon sombre cœur.

Mon sombre cœur t’aime, il t’aime et il se brise ; il se brise et palpite et saigne… Mais tu ne le vois pas.


LV.

Je voudrais que toutes mes douleurs pussent se répandre dans un seul mot ; je le livrerais aux vents joyeux qui joyeusement l’emporteraient.

Ils le portent vers toi, ma bien-aimée, ce mot chargé de douleurs ; tu l’entends retentir à toute heure, tu l’entends retentir en tout lieu ;

Et à peine le sommeil de la nuit aura-t-il fermé tes yeux, que ce mot douloureux ira te poursuivre jusque dans le plus profond de tes rêves.

LVI.

Tu as des diamans et des perles, tu as tout ce qui excite les désirs des femmes ; tu as aussi les plus beaux yeux du monde. — Ma bien-aimée, que veux-tu de plus ?

Sur tes beaux yeux, j’ai rimé des milliers de chansons qui ne périront pas. Ma bien-aimée, que veux-tu de plus ?

Avec tes beaux yeux, tu m’as torturé, torturé ! et tu me fais mourir… Ma bien-aimée, que veux-tu de plus ?

LVII.

Celui qui aime pour la première fois, lors même qu’on ne l’aime pas, celui-là est un dieu ! Mais celui qui aime pour la seconde fois sans être payé de retour, ce n’est qu’un sot.

Moi, je suis un sot de cette espèce, et j’aime encore sans être aimer Le soleil, la lune et les étoiles en éclatent de rire ; moi, je ris avec eux, et je meurs.

LVIII.

Ils m’ont donné de bons conseils, de bons avis, et m’ont comblé de marques d’estime ; je n’avais qu’à prendre patience, disaient-ils ; ils voulaient me protéger.

Mais avec toute leur protection, j’aurais très bien pu mourir de faim, s’il n’était pas venu un brave homme qui vaillamment se chargea de moi.

Brave homme ! c’est à lui que je dois de n’avoir pas succombé. Jamais je n’oublierai les services qu’il m’a rendus. C’est dommage que je ne puisse pas l’embrasser, car ce brave homme, c’est moi-même.

LIX.

Je rêve ; je suis le bon Dieu, je trône là-haut dans le ciel, et autour de moi sont assis des anges qui chantent mes vers.

Je mange des gâteaux et des sucreries pour plus d’un florin ; je bois du malaga, et je n’ai pas de dettes.

Cependant l’ennui me tourmente singulièrement. Je voudrais être sur la terre ; si je n’étais pas le bon Dieu, je me donnerais au diable.

Toi, Gabriel, ange aux longues jambes, va, mets-toi en route, va me chercher mon digne ami.

Ne le cherche pas aux cours de l’université, cherche-le dans une taverne de buveurs ; ne le cherche pas à l’église Sainte-Edwige, cherche-le chez mademoiselle Meyer.

L’ange ouvre ses deux ailes et s’envole ; il le prend et l’amène, mon digne ami, mon cher Bengel !

Oui, jeune homme, je suis le bon Dieu et je gouverne la terre ! Je te l’avais bien dit que je saurais faire mon chemin.

Chaque jour, je fais des miracles dont tu vas être ravi. Pour te divertir aujourd’hui, je m’occuperai du bonheur de la ville de Berlin.

Je veux que les pavés de la rue s’entr’ouvrent, et que chaque pierre contienne une huître claire et fraîche.

Je veux qu’il pleuve une rosée de jus de citron, et que le meilleur vin du Rhin coule des fontaines de la ville.

Comme les Berlinois vont se réjouir ! Les voilà déjà qui sortent pour se régaler. Ces messieurs du tribunal aulique vont avaler tous les ruisseaux.

Que les poètes aussi vont être heureux de cette farce divine ! Les lieutenans et les enseignes lécheront le pavé de la rue.

Les lieutenans et les enseignes sont les plus avisés des hommes ; ils savent qu’on ne voit pas tous les jours de miracle comme celui-ci.

LX.

Je vous ai quittée aux plus beaux jours de juillet et je vous retrouve en janvier. Vous aviez bien chaud alors ; aujourd’hui vous avez frais, et vous me montrez même de la froideur.

Bientôt je vous quitterai encore, puis je reviendrai de nouveau ; alors vous n’aurez ni chaud ni froid. Je foulerai la pierre de votre tombe, et moi, mon cœur sera vieux et appauvri.

LXI.

Me voici arraché aux belles lèvres, me voici arraché aux beaux bras qui me tenaient amoureusement enlacé. J’y serais bien resté un jour encore, mais le postillon arrivait avec ses chevaux.

Voilà la vie, enfant, une continuelle plainte, un continuel adieu, une séparation continuelle. Ton cœur ne pouvait-il donc s’attacher au mien avec plus de force ? Tes yeux mêmes ne pouvaient-ils pas me retenir ?

LXII.

Toute la nuit nous sommes restés en voiture, seuls et dans l’ombre. Nous avons reposé sur le cœur l’un de l’autre ; nous avons ri et plaisanté.

Puis, quand l’aube matinale parut, enfant, quelle ne fut pas notre surprise ! Entre nous était assis Amour, le voyageur aveugle.

XLIII.

Dieu sait où la folle fille s’est logée. À travers la pluie battante, et la malédiction à la bouche, me voilà courant toute la ville.

Je suis allé pourtant d’hôtel en hôtel, et je me suis informé auprès de tous ces rustres de garçons.

Tout à coup je l’aperçois à une fenêtre ; elle me fait des signes en éclatant de rire. Pouvais-je deviner, ma belle, que tu habitais dans ce splendide palais ?

LXIV.

Comme des rêves ténébreux, les maisons s’étendent en longues files : Enfoncé dans mon manteau, je passe devant elles en silence.

La tour de la cathédrale sonne minuit ; c’est l’heure où ma bien-aimée m’attend avec ses charmes et ses baisers.

La lune est mon guide ; elle luit amicalement sur mon chemin. Me voici devant le seuil de ma maîtresse, et je m’écrie avec joie :

Je te remercie, ô lune, ma vieille amie, d’avoir si bien éclairé ma route. Maintenant je te donne congé ; luis maintenant pour le reste du monde.

Et si tu trouves un amoureux qui se plaint en silence des tourmens de son cœur, console-le comme tu m’as consolé moi-même aux tristes heures d’autrefois.

LXV.

Et aussitôt que tu seras ma femme, ton sort fera vraiment envie : rien que des passe-temps, rien que plaisirs et joies.

Gronde si tu veux, gronde et tempête, je le supporterai avec patience ; mais si tu ne loues pas mes vers, je te quitte.

LXVI.

Sur ton sein blanc comme neige j’ai incliné ma tête, et je puis surprendre secrètement ce qui fait battre ton cœur.

Les hussards bleus jouent de la trompette et font leur joyeuse entrée par la porte de la ville. Ma bien-aimée, la bien-aimée de mon âme veut m’abandonner demain.

Tu veux m’abandonner demain ; mais aujourd’hui encore tu es à moi, et dans tes beaux bras je veux être doublement heureux.

LXVII.

Les hussards bleus jouent de la trompette et chevauchent joyeux vers la porte de la ville. J’arrive, ma bien-aimée, et je t’apporte un bouquet de roses.

C’était un terrible vacarme. Quelle foule ! quel cliquetis d’armes ! Dans ton petit cœur aussi il y avait plus d’un logement militaire.

LXVIII.

Mes-tu réellement si hostile ? Réellement es-tu donc toute changée ? Je vais me plaindre à l’univers entier de ce que tu me traites si mal.

O lèvres ingrates, dites, comment pouvez-vous dire du mal de l’homme qui, dans les beaux jours, si amoureusement vous baisa ?

LXIX.

Ah ! voici encore les yeux qui naguère me saluaient si amicalement, et voici encore les lèvres qui remplissaient ma vie de douceur.

C’est aussi la voix que j’entendais si volontiers jadis. Moi seulement, je ne suis plus le même ; je suis revenu tout transformé.

Enlacé dans ses beaux bras blancs qui s’attachent à moi avec amour, je suis là sur son cœur, je suis là morne et ennuyé.

LXX.

Rarement, mes amis, vous m’avez compris ; rarement aussi l’ai pu vous comprendre. Le jour seulement où nous nous sommes rencontrés dans la boue, ce jour-là nous nous sommes compris sans peine.

LXXI.

Les castrats se sont plaints quand j’ai élevé la voix ; ils se sont plaints, disant que mon chant était trop grossier.

Et gracieusement ils firent entendre tous à la fois leurs petites voix flûtées et leurs petites roulades cristallines. Leur chaut était si fin et si pur !

Ils chantaient les désirs d’amour, ils chantaient l’amour et ses jouissances, et les dames fondaient en larmes, toutes pâmées devant ces merveilles de l’art.

LXXII.

Sur les boulevards de Salamanque, les airs sont doux et caressans ; c’est là que je me promène les soirs d’été avec ma gracieuse donna.

J’ai arrondi mon bras autour du souple corps de la belle, et mes doigts bienheureux sentent le fier mouvement de son sein.

Mais un murmure inquiétant se glisse à travers le feuillage des tilleuls, et un sombre moulin à eau grommelle méchamment de tristes présages.

Ah ! señora, voici ce que me dit ce pressentiment : Un jour je serai chassé par arrêt académique, et sur les boulevards de Salamanque nous n’irons plus nous promener ensemble.

LXXIII.

Auprès de moi demeure don Henriquez, qu’on nomme aussi le beau cavalier. Nos chambres sont voisines, une simple muraille nous sépare.

Les dames de Salamanque ont le feu dans le cœur quand il s’en va par les rues, faisant sonner ses éperons, retroussant sa moustache et conduisant sa meute de chiens.

Pourtant, aux heures silencieuses du soir, il est assis solitaire, sa guitare dans sa main et de doux rêves dans l’âme.

Il pince les cordes en tremblant et s’abandonne à sa fantaisie…. Ah ! les ronflemens de ses accords me donnent la nausée.

LXXIV.

À peine nous nous étions vus, et déjà à tes yeux, à ta voix, je comprenais que tu m’étais dévouée. Si ta mère ne s’était trouvée là, ta maudite mère, je crois que nous nous serions embrassés à l’instant.

Et demain, voilà que je quitte encore la ville et que je reprends ma course. Ma blonde jeune fille sera là, me guettant à la fenêtre, et moi je lui enverrai des saluts affectueux.

LXXV.

Le soleil monte déjà au-dessus des montagnes ; on entend résonner au loin les clochettes du troupeau de moutons. O ma bien-aimée, mon agneau, mon soleil, mon amour, que j’aimerais à te voir une fois encore !

Je lève les yeux, je regarde, dans une attente inquiète… — Adieu, mon enfant, je m’en vais de ce pays ! — Vain espoir ! je ne vois se soulever aucun rideau. Elle repose encore, elle dort… Elle rêve de moi probablement.

LXXVI.

À Halle, sur la place du marché, se dressent deux grands lions. Hélas ! fiers lions de Halle, comme on vous a muselés !

À Halle, sur la place du marché, se dresse un grand géant. Il porte une épée, mais il ne sait se mouvoir, la peur l’a pétrifié.

À Halle, sur la place du marché, s’élève une grande église. La Burschenschaft et la Landmannschaft y ont de la place pour faire leurs dévotions.

LXXVII.

Le crépuscule des soirs d’été s’étend sur la forêt et les vertes prairies. La lune d’or, du haut du ciel bleu, inonde de sa clarté une atmosphère embaumée de parfums.

Le grillon chante au bord de la source ; quelque chose frémit au sein de l’eau ; le voyageur entend un murmure et comme une respiration dans le silence de la nuit.

Là-bas, seule, dans les eaux de la fontaine se baigne la belle ondine ; ses bras, ses épaules blanches et gracieuses, étincellent aux rayons de la lune.

LXXVIII.

La nuit s’étend sur ces chemins inconnus ; mon cœur est malade, mes membres sont las. Ah ! du moins, comme une bénédiction silencieuse, ô douce lune, tu répands sur moi ta lumière.

Douce lune, avec tes rayons tu chasses l’horreur de la nuit. Je sens toutes mes douleurs qui se dissipent et mes joues qui se couvrent de rosée.

LXIX.

La mort, c’est la froide nuit ; la vie, c’est le jour accablant. L’ombre descend, j’ai sommeil ; le jour m’a épuisé de fatigue.

Sur mon lit s’élève un arbre, le jeune rossignol y chante ; il ne chante que l’amour, et je l’entends jusque dans mes rêves.

LXXX.

Dis, où est cette belle bien-aimée que tu chantais si bien naguère, lorsque les flammes magiques embrasaient ton cœur ?

— Ces flammes sont éteintes ; mon cœur est froid et triste, et ce petit livre est l’urne où reposent les cendres de mon amour.


HENRI HEINE.

  1. Voyez les livraisons du 15 juillet et du 15 septembre 1848.